29 Retour au pays

Le trajet jusqu’au Bois de l’Ouest qui lui avait demandé peut-être une demi-douzaine d’enjambées environ dans le rêve de loup, pour sortir des montagnes et traverser les Collines de Sable, dura trois longues journées à cheval. Les Aiels n’avaient aucun mal à les accompagner à pied, mais en fait les bêtes elles-mêmes ne pouvaient pas aller vite sur ce terrain tout en montées et en descentes comme il était. Les blessures de Perrin en train de guérir le démangeaient terriblement ; le baume de Faile paraissait efficace.

Dans l’ensemble, le voyage se passa en silence, rompu plus souvent par le glapissement d’un renard qui chassait ou le cri retentissant d’un faucon que par les paroles des uns ou des autres. Du moins ne virent-ils plus de corbeaux. Il eut plus d’une fois l’impression que Faile était sur le point d’approcher de lui sa jument, sur le point de dire quelque chose, mais chaque fois elle se retint. Il en fut content ; il mourait d’envie de lui parler, mais alors s’il se retrouvait en train de se réconcilier avec elle ? Il se morigéna d’en avoir envie. Elle avait dupé Loial, elle l’avait dupé lui-même. Elle allait rendre tout pire, rendre tout plus pénible. Il aurait voulu pouvoir l’embrasser de nouveau. Il aurait voulu qu’elle décide qu’elle en avait assez de lui et s’en aille. Pourquoi fallait-il qu’elle soit si entêtée ?

Elle et les deux Aielles restaient entre elles, Baine et Khiad marchaient chacune d’un côté d’Hirondelle quand l’une ou l’autre n’avançait pas en éclaireur. Parfois elles échangeaient des murmures, après quoi elles évitaient de le regarder d’une façon si marquée qu’elles auraient aussi bien pu lui jeter des cailloux. Loial chevauchait en leur compagnie à la requête de Perrin, malgré le fait que de toute évidence cela le bouleversait jusqu’au tréfonds. Les oreilles de Loial frémissaient comme s’il souhaitait n’avoir jamais entendu parler des humains. Gaul paraissait trouver la situation follement amusante ; chaque fois que Perrin le regardait, il avait un petit sourire en coin.

Quant à lui, Perrin, il voyageait le cœur étreint par l’inquiétude et gardait son arc bandé en travers du grand arçon de sa selle. Cet homme appelé Sanguinaire rôdait-il dans les Deux Rivières seulement dans le rêve de loup, ou hantait-il aussi le monde éveillé ? Perrin se doutait que cette dernière hypothèse était la bonne et que Sanguinaire était celui qui avait tué le faucon sans raison. C’était une complication supplémentaire dont il se serait bien passé, en plus des Enfants de la Lumière.

Sa famille habitait une vaste ferme à plus d’une demi-journée du champ d’Emond, presque aux abords du Bois Humide. Son père et sa mère, ses sœurs et son frère le petit dernier. Paetram devait avoir maintenant neuf ans et s’opposer avec plus de vigueur que jamais à s’entendre traiter de bébé. Deselle, aux douze ans rondelets et Adora, seize ans, probablement prête à natter ses cheveux. L’oncle Edward, le frère de son papa, et la tante Madge, corpulents et se ressemblant presque comme deux gouttes d’eau, et leurs enfants. Tante Neain, qui se rendait immanquablement le matin sur la tombe de l’oncle Carlin, et la grand-tante Ealsin, qui ne s’était jamais mariée, avec son nez en pointe aiguë et son regard plus aigu encore pour découvrir ce que fricotait tout un chacun à des lieues à la ronde. Une fois devenu l’apprenti de Maître Luhhan, il ne les avait vus que les jours de fête ; la distance était trop grande pour des visites impromptues et il y avait toujours des travaux à exécuter. Si les Blancs Manteaux étaient à la recherche de membres de la famille Aybara, ils étaient faciles à trouver. C’étaient eux dont la responsabilité lui incombait, non pas ce Sanguinaire. Ses possibilités d’action avaient leurs limites. Protéger les siens et Faile. Voilà son premier devoir. Puis venaient le village, les loups et en dernier ce Sanguinaire. Un seul homme n’était pas en mesure de se charger de tout.

Le Bois de l’Ouest croissait sur un sol pierreux hérissé d’affleurements de roc couverts de ronces, une terre rude très boisée avec peu de fermes ou de sentiers. Il avait parcouru ces forêts denses dans sa prime jeunesse, seul ou avec Rand et Mat, chassant à l’arc ou à la fronde, posant des collets pour les lapins ou simplement allant de-ci de-là pour le plaisir de se promener. Les écureuils à la queue touffue babillant dans les arbres, les grives tachetées qui chantaient sur une branche, imitées par des moqueurs aux ailes noires, les cailles au dos bleu qui jaillissaient des buissons devant les voyageurs – tout évoquait son pays pour Perrin. L’odeur même de la terre que soulevaient les sabots des chevaux évoquait un souvenir familier.

Il aurait pu se diriger tout droit vers le Champ d’Emond mais, à la place, il obliqua plus au nord à travers la forêt, traversant finalement la large voie malaisée appelée la Route de la Carrière au moment où le soleil baissait vers la cime des arbres. Pourquoi « carrière », personne ne le savait dans les Deux Rivières, et elle ne ressemblait guère à une route, seulement à une trouée coupe-feu envahie par les herbes dont on ne remarquait même pas qu’elle était sans arbres jusqu’à ce que l’on voie les ornières envahies d’herbes créées par des générations de chariots et de charrettes. Quelquefois, des fragments de vieux pavés remontaient en surface. Peut-être avait-elle conduit à une carrière pour Manetheren.

La ferme que cherchait Perrin était située non loin de la route, derrière des rangées de pommiers et de poiriers où les fruits étaient formés. Il sentit la ferme avant de la voir. Une odeur de brûlé ; pas récente, cependant une année entière n’aurait pas atténué cette puanteur.

Il arrêta son cheval à la lisière des arbres et resta assis à regarder avant de se forcer à pénétrer dans ce qui avait été la ferme al’Thor, le cheval de somme traînant derrière son louvet. Seule demeurait debout la bergerie aux murs de pierre, sa porte à claire-voie ouverte et pendant par un seul gond. La cheminée noire de suie jetait une ombre oblique sur le tas carbonisé des poutres de la maison d’habitation. L’écurie et l’abri où séchait le tabac n’étaient plus que cendres. Les mauvaises herbes avaient envahi le champ de tabac et le potager, et le jardin avait l’air d’avoir été piétiné ; la plupart de ce qui n’était pas laîche ou chiendent gisait brisé et jauni.

Il ne songea même pas à encocher une flèche. L’incendie datait de bien des semaines, le bois brûlé lissé et terni par les pluies tombées depuis. Près d’un mois était nécessaire pour que les liserons et autres plantes grimpantes et rampantes atteignent cette taille. Ils avaient même recouvert la charrue et la herse restées au bord du champ ; de la rouille se voyait sous les étroites feuilles pâles.

Néanmoins, les Aiels cherchèrent avec soin, lances en arrêt et œil aux aguets, examinant le terrain et fouillant les cendres. Quand Baine sortit des ruines de la maison en les escaladant, elle regarda Perrin et secoua la tête. Du moins Tam al’Thor n’était-il pas mort là.

Ils savent. Ils savent, Rand. Tu aurais dû venir. Il eut bien du mal à se retenir de lancer Steppeur au galop, le maintenant tout le long du chemin à cette allure jusqu’à la ferme des siens. Ou du moins essayant de l’y maintenir ; même Steppeur serait tombé mort avant d’aller à cette distance aussi vite. Peut-être ceci était-il l’œuvre des Trollocs. Si c’était le cas, peut-être que les siens exploitaient toujours leur ferme, toujours sains et saufs. Il aspira longuement, mais l’odeur de brûlé supplantait toutes les autres.

Gaul s’arrêta à côté de lui. « Les responsables de ça sont partis depuis longtemps. Ils ont tué quelques moutons et ont dispersé les autres. Quelqu’un est venu plus tard rassembler le troupeau et l’emmener en direction du nord. Deux hommes, je crois, cependant les empreintes sont trop anciennes pour en être sûr.

— Est-ce que quelque chose indique qui a fait ça ? » Gaul secoua la tête. Ç’aurait pu être l’œuvre des Trollocs. Bizarre, d’avoir envie d’aboutir à pareille conclusion. Et ridicule. Les Blancs Manteaux connaissaient son nom et connaissaient aussi celui de Rand, apparemment. Ils connaissent mon nom. Il contempla les cendres de la ferme al’Thor et Steppeur bougea sous l’impulsion des rênes qui frémissaient dans ses mains tremblantes.

Loial avait mis pied à terre à la lisière du verger, mais sa tête était encore dans les branches des arbres fruitiers. Faile se dirigea vers Perrin, scrutant son visage, sa jument avançant à pas délicats. « Est-ce… ? Connais-tu les gens qui habitaient ici ?

— Rand et son père.

— Oh. Je pensais que cela pouvait être… » Le soulagement et la sympathie dans sa voix suffisaient à compléter la phrase. « Ta famille vit-elle près d’ici ?

— Non », répliqua-t-il d’un ton sec et elle eut un mouvement de recul comme si elle avait reçu une gifle. Pourtant elle ne le quittait pas des yeux, attendant. Quelle attitude serait-il contraint d’adopter pour l’éloigner ? Pire que ce dont il se sentait capable, puisqu’il n’y avait pas déjà réussi.

Les ombres s’allongeaient, le soleil était descendu jusqu’au sommet des arbres. Il fit pivoter Steppeur, tournant grossièrement le dos à la jeune femme. « Gaul, nous allons devoir camper près d’ici ce soir. Je veux partir de bonne heure demain matin. » Il glissa un coup d’œil par-dessus son épaule. Faile rejoignait Loial, se tenant avec raideur sur sa selle. « Au Champ d’Emond, on saura… » Où se trouvaient les Blancs Manteaux, de sorte qu’il pourrait se livrer avant qu’ils causent du mal à sa famille. Si tout allait bien pour les siens. Si la ferme où il était né n’était pas déjà comme celle-ci. Non. Il devait arriver à temps pour l’empêcher. « On saura où en est la situation.

— De bonne heure, donc. » Gaul hésita. « Vous ne l’écarterez pas. Celle-ci est presque une Far Dareis Mai et, quand une Vierge de la Lance vous aime, si vite que vous couriez vous ne lui échappez pas.

— Laissez-moi m’inquiéter de Faile. » Il adoucit le ton de sa voix ; ce n’était pas Gaul dont il tenait à se débarrasser. « De très bonne heure. Pendant que Faile sera encore en train de dormir. »

Les deux campements, sous les pommiers, furent silencieux cette nuit-là. À plusieurs reprises, l’une ou l’autre des Aielles était restée à regarder le petit feu auprès duquel lui et Gaul étaient assis, mais un ululement de hibou et le piétinement des chevaux étaient tout ce qu’on entendait. Perrin fut incapable de dormir et il y avait encore une heure avant que l’aube se lève, la pleine lune étant en train de se coucher, quand lui et Gaul s’éloignèrent discrètement, l’Aiel ne faisant aucun bruit avec ses bottes souples et les sabots des chevaux n’étant guère plus bruyants. Baine, ou peut-être Khiad, les regarda partir. Il n’aurait pas su dire laquelle c’était, mais elle ne réveilla pas Faile, et il en fut reconnaissant.

Le soleil était déjà bien haut quand ils sortirent du Bois de l’Ouest un peu au-dessous du village, au milieu d’empreintes de charrettes et de sentiers, la plupart bordés par des haies ou des murettes de pierre brute. De la fumée montait en panaches gris légers comme des plumes au-dessus des cheminées des fermes, les maîtresses de la maison s’affairant, d’après l’odeur, à cuire la fournée de pain matinale. Des hommes étaient disséminés dans les champs de tabac ou d’orge, et des jeunes garçons gardaient dans les pâturages des troupeaux de moutons à la figure noire. Quelques personnes remarquèrent leur passage, mais Perrin maintint Steppeur à un trot rapide avec l’espoir qu’aucune n’était assez près pour le reconnaître ou s’étonner de la bizarrerie des vêtements de Gaul, ou de ses lances.

Des gens devaient être aussi sur pied au Champ d’Emond et il contourna donc de loin le village en direction de l’est pour l’éviter, pour éviter les rues en terre battue et les toits de chaume agglutinés autour du Pré Communal où la Source du Vin jaillissait d’un affleurement de roche avec assez de force pour renverser un homme et donnait naissance à la Rivière de la Source du Vin. Des dégâts dont il se souvenait, survenus lors de la Nuit de l’Hiver l’an passé, les maisons brûlées et les toits carbonisés, tout avait été rebâti et réparé.

C’était comme si les Trollocs n’étaient jamais revenus. Il pria intérieurement que nul n’ait à revivre cette épreuve-là. U Auberge de la Source du Vin se trouvait pratiquement à l’extrémité est du Champ d’Emond, entre le Pont-aux-Charrettes dont les solides madriers enjambaient les eaux bondissantes de la Rivière de la Source du Vin et d’énormes antiques fondations de pierre au milieu desquelles avait poussé un chêne majestueux. Sous ses branches épaisses étaient installées des tables où les gens s’asseyaient par les après-midi de beau temps et regardaient les jeux de boules. Si tôt dans la matinée, les tables étaient vides, naturellement. Il n’y avait que quelques maisons plus loin à l’est. L’auberge elle-même était en rocs de la rivière pour le rez-de-chaussée, avec un premier étage blanchi à la chaux formant saillie tout autour du bâtiment et une douzaine de cheminées se dressant au-dessus d’un toit de tuiles rouges brillantes, l’unique toit de tuiles à des lieues à la ronde.

Attachant Steppeur et le cheval de bât à un poteau près de la cuisine, Perrin jeta un coup d’œil à l’écurie coiffée de chaume. Il entendait des hommes s’affairer à l’intérieur, probablement Hu et Tad enlevant la paille souillée des stalles où Maître al’Vere hébergeait l’attelage de grands et puissants dhurrans qu’il louait pour tirer les lourdes charges. Des sons montaient également de l’autre côté de l’auberge, le murmure de voix sur le Pré, le cacardage d’oies, un roulement de charrette. Ce qu’il y avait sur les chevaux, il le laissa ; ce serait une halte brève. Il indiqua du geste à Gaul de le suivre et se précipita à l’intérieur, son arc à la main, avant qu’un des palefreniers sorte.

La cuisine était déserte, les deux fourneaux de fonte et tout sauf une cheminée froids, bien que flottât encore dans l’air l’odeur de cuisson. Du pain et des gâteaux au miel. L’auberge avait rarement des hôtes sauf quand des négociants arrivaient de Baerlon pour acheter de la laine ou du tabac ou, une fois par mois, un colporteur quand la neige ne rendait pas la route impraticable, et les habitants du village qui viendraient vider une chope ou prendre un repas plus tard dans la journée étaient au travail chez eux à cette heure-ci. Il pouvait y avoir quelqu’un, pourtant, aussi Perrin longea-t-il sur la pointe des pieds le petit couloir conduisant de la cuisine à la salle commune et il entrouvrit légèrement la porte pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Il avait vu cette salle carrée un millier de fois, avec sa cheminée en galets de rivière occupant la moitié d’une paroi, dont le manteau arrivait à la hauteur d’une épaule d’homme, la boîte à tabac en fer-blanc luisant de Maître al’Vere et sa précieuse pendule posée sur le linteau. Elle semblait en quelque sorte plus petite que naguère. C’est sur les chaises à haut dossier groupées devant Pâtre que se réunissait le Conseil du Village. Les livres de Brandelwyn al’Vere étaient installés sur une tablette en face de la cheminée – il fut un temps où Perrin avait été incapable d’imaginer rassemblés en un seul endroit plus de livres que ces quelques douzaines de volumes, pour la plupart défraîchis – et des tonneaux d’ale et de vin s’alignaient le long d’un autre mur. Scratch, le chat jaune de l’auberge, dormait comme d’habitude étalé sur l’un d’eux.

À l’exception de Bran al’Vere et de son épouse Marine, en longs tabliers blancs, qui astiquaient l’argenterie et les étains de l’auberge à l’une des tables, la salle commune était vide. Maître al’Vere était un homme corpulent à la large carrure, avec une peu abondante couronne de cheveux gris ; Maîtresse al’Vere était mince, l’air maternel, avec une épaisse tresse grisonnante passée par-dessus une épaule. D’elle émanait une bonne odeur de pain sous laquelle perçait un parfum de roses. Perrin se les rappelait comme des gens souriants, mais à présent les deux avaient un air préoccupé et le froncement de sourcils du Maire n’avait sûrement aucun rapport avec la coupe d’argent qu’il tenait dans ses mains.

« Maître al’Vere ? » Il ouvrit d’une poussée le battant et entra. « Maîtresse al’Vere. C’est Perrin. »

Ils se dressèrent d’un bond, renversant leurs chaises et faisant sursauter Scratch. Maîtresse al’Vere plaqua ses mains sur sa bouche ; elle et son mari étaient rendus béants de surprise autant par sa vue que par celle de Gaul. Cela suffit pour que Perrin passe avec embarras son arc d’une main dans l’autre. Surtout quand Bran se précipita vers une des fenêtres de devant – il se déplaçait avec une surprenante légèreté pour un homme de sa masse – et retroussa vivement de côté les rideaux fins que l’on accroche en été aux fenêtres pour regarder dehors, comme avec l’intention de vérifier s’il y avait d’autres Aiels au-dehors.

« Perrin ? murmura Maîtresse al’Vere d’un ton incrédule. Oui, c’est toi. J’ai failli ne pas te reconnaître à cause de cette barbe et… Ta joue. As-tu été… ? Egwene est-elle avec toi ? »

Perrin tâta avec embarras l’estafilade à demi cicatrisée en travers de sa joue, regrettant de ne pas avoir fait sa toilette ou du moins de ne pas avoir laissé dans la cuisine l’arc et la hache. Il n’avait pas réfléchi que son aspect risquait de les effrayer. « Non, ceci n’a aucun rapport avec elle. Elle ne court aucun danger. » Moins de danger, peut-être sur la route du retour à Tar Valon qu’encore à Tear avec Rand, mais saine et sauve dans les deux cas. Il se dit qu’il devait donner à la mère d’Egwene un peu plus que cette maigre réponse. « Maîtresse al’Vere, Egwene étudie pour devenir Aes Sedai. Nynaeve aussi.

— Je sais, répliqua-t-elle à mi-voix en touchant la poche de son tablier. J’ai trois lettres d’elle venant de Tar Valon. D’après ce qu’elle écrit, elle en a envoyé d’autres, et Nynaeve au moins une, mais trois seulement d’Egwene nous sont arrivées. Elle parle un peu de son instruction qui, je dois l’avouer, donne l’impression d’être très pénible.

— C’est ce qu’elle souhaite. » Trois lettres ? Un sentiment de culpabilité l’incita à esquisser un haussement d’épaules gêné. Il n’avait écrit à personne, pas depuis les petits mots qu’il avait laissés pour prévenir ses parents et Maître Luhhari le soir où Moiraine l’avait emmené du Champ d’Emond. Pas une seule lettre.

« Il faut croire, mais pas ce que j’avais envisagé pour elle. Il ne s’agit pas de quelque chose dont je me risquerai à parler à grand monde, voyons, n’est-ce pas ? Elle annonce qu’elle s’est fait des amies, du moins, de gentilles jeunes filles à ce qu’il paraît. Élayne et Min. Les connaissez-vous ?

— Nous nous sommes rencontrés. Je pense qu’on pourrait les dire gentilles, en effet. » Qu’avait raconté Egwene dans ces lettres ? Rien de bien détaillé, évidemment. Que Maîtresse al’Vere imagine ce qu’elle voudra ; il n’avait pas l’intention de lui donner sujet de se mettre en souci pour ce qu’elle n’était pas en mesure de changer. Ce qui était passé était passé. Egwene se trouvait maintenant relativement en sécurité.

S’avisant soudain que Gaul restait là sans broncher, il se dépêcha de le présenter. Bran cilla quand Gaul fut déclaré Aiel et fronça les sourcils devant ses lances et le voile noir tombant de sa shoufa sur sa poitrine, mais sa femme se contenta de déclarer : « Soyez le bienvenu au Champ d’Emond, Maître Gaul, et à Y Auberge de la Source du Vin.

— Puissiez-vous avoir toujours de l’eau et de l’ombre, Maîtresse-du-toit, répliqua cérémonieusement Gaul en s’inclinant devant elle. Je sollicite la permission de défendre votre toit et votre enclos. »

Elle hésita à peine avant de répliquer comme si c’était exactement ce qu’elle avait l’habitude d’entendre. « Demande gracieuse. Toutefois, vous devez me laisser décider quand ce sera nécessaire.

— Comme vous voudrez, Maîtresse-du-toit. Votre honneur est le mien. » De dessous sa cape, Gaul sortit une salière de table en or, une coupelle en équilibre sur le dos d’une figurine de lion exécutée avec talent, et la lui tendit. « J’offre à votre toit ce petit cadeau de la part d’un hôte. »

Marine al’Vere se comporta comme pour n’importe quel cadeau, dissimulant au mieux sa stupeur. Perrin doutait que l’on trouve dans les Deux Rivières l’égal de cet objet, en tout cas pas en or. La monnaie d’or était plutôt rare dans la région et plus encore les ornements en or. Il espéra qu’elle ne découvrirait jamais que celui-ci avait été dérobé dans la Pierre de Tear ; du moins aurait-il parié que c’était le cas.

« Mon garçon, déclara Bran, peut-être devrais-je dire “Bienvenue au pays”, mais pourquoi ce retour ?

— J’ai entendu parler des Blancs Manteaux, messire », répondit simplement Perrin.

Le Maire et son épouse échangèrent des regards graves et Bran reprit : « Une fois encore, pourquoi ce retour ? Tu ne peux rien empêcher, mon garçon, ni changer quoi que ce soit. Mieux vaut que tu partes. Si tu n’as pas de cheval, je t’en donnerai un. Si tu en as, remonte en selle et va-t’en vers le nord. Je pensais que les Blancs Manteaux gardaient Taren-au-Bac… T’ont-ils donné cette décoration sur ta figure ?

— Non. C’est…

— Alors peu importe. Si tu as franchi leurs lignes sans anicroche en venant, tu n’en auras pas en t’en allant. Leur camp est là-haut sur la Colline-au-Guet, mais leurs patrouilles peuvent être n’importe où. Fais cela, mon garçon.

— N’attends pas, Perrin, ajouta Maîtresse al’Vere avec douceur mais fermeté, de ce ton qui aboutissait habituellement à ce que les gens se conforment à ce qu’elle ordonnait. Pas même une heure. Je vais te préparer un en-cas. Du pain frais et du fromage, du jambon et du rôti de bœuf, des cornichons. Il faut que tu partes, Perrin.

— Je ne peux pas. Vous savez qu’ils me recherchent, sinon vous ne voudriez pas que je m’en aille. » Et ils n’avaient émis aucune réflexion à propos de ses yeux, même pas pour demander s’il était malade. Maîtresse al’Vere avait été à peine surprise. Ils étaient au courant. « Si je me livre, je peux donner un coup d’arrêt à une partie de ce qui arrive. Je peux mettre ma famille… » Il sursauta comme la porte se rabattait en claquant pour laisser entrer Faile, suivie par Baine et Khiad.

Maître al’Vere passa la main sur sa calvitie ; même en remarquant l’habillement des Aielles et en les identifiant avec Gaul, il semblait seulement un peu surpris qu’elles soient des femmes. Il avait surtout l’air irrité par cette intrusion. Scratch se dressa sur son séant pour observer avec méfiance tous ces étrangers. Perrin se demanda si le chat le considérait également comme tel. Il se demanda aussi comment elles l’avaient trouvé et où était Loial. N’importe quoi pour éviter de se demander comment s’y prendre maintenant avec Faile.

Elle lui accorda peu de temps pour réfléchir, elle se planta devant lui, les poings sur les hanches. Elle réussit ce tour particulier aux femmes de produire l’impression d’être plus grande qu’elle n’était en vibrant de pure indignation. « Te livrer ? Te livrer ! Avais-tu projeté cela depuis le début ? Oui, n’est-ce pas ? Triple idiot ! Ton cerveau s’est congelé, Perrin Aybara. Ce n’était déjà que des muscles et des poils, mais à présent ce n’est même plus ça. Si les Blancs Manteaux sont à ta recherche, ils te pendront si tu te livres. Pourquoi te recherchent-ils ?

— Parce que j’ai tué des Blancs Manteaux. » Les yeux baissés sur elle, il ne tint pas compte de l’exclamation étouffée de Maîtresse al’Vere. « Ceux le soir où je t’ai rencontrée et deux avant cela. Ils sont au courant pour ces deux-là, Faile, et ils estiment que je suis un Ami du Ténébreux. » Elle apprendrait cela assez tôt. Obligé d’en fournir la raison, il aurait pu lui expliquer pourquoi, s’ils avaient été seuls. Au moins deux Blancs Manteaux, Geofram Bornhald et Jaret Byar, subodoraient en partie ses liens avec les loups. Ils étaient loin de tout savoir mais, pour eux, ce peu suffisait. Un homme qui fréquentait des loups devait être un Ami du Ténébreux. Peut-être que l’un d’eux, sinon les deux, était ici avec les Blancs Manteaux. « Ils croient que c’est vrai.

— Tu n’es pas plus que moi un Ami du Ténébreux, murmura-t-elle âpre-ment. Le soleil serait d’abord un Ami du Ténébreux.

— Cela ne change rien, Faile. Il faut que je fasse ce que je dois faire.

— Espèce de grand dadais à la tête vide ! Tu n’as pas à faire une stupidité pareille ! Cervelle d’oison ! Essaie de le faire et je te pendrai de mes propres mains !

— Perrin, dit Maîtresse al’Vere paisiblement, voudrais-tu me présenter à cette jeune femme qui a une si haute opinion de toi ? »

Faile devint rouge comme un coquelicot en se rendant compte qu’elle n’avait pas prêté attention à Maître et Maîtresse al’Vere. Elle commença à exécuter des révérences élégantes et présenta des excuses gracieuses. Baine et Khiad agirent comme Gaul, demandant la permission de défendre le toit de Maîtresse al’Vere et lui donnant une petite coupe d’or ornée de feuillages ainsi qu’un moulin à poivre en argent très travaillé plus gros que les deux poings réunis de Perrin et surmonté par une créature imaginaire moitié cheval moitié poisson.

Bran al’Vere écarquillait les yeux et fronçait les sourcils, se frottait la tête et parlait entre ses dents. Perrin capta plus d’une fois le mot « Aiel » prononcé sur un ton incrédule. Le Maire ne cessait aussi de jeter des coups d’œil vers les fenêtres. Ne se demandant pas s’il y avait encore d’autres Aiels ; il avait été surpris d’apprendre que Gaul était un Aiel. Peut-être craignait-il de voir arriver des Blancs Manteaux.

Par contre, Marine al’Vere prit la situation comme allant de soi ; elle traita Faile, Baine et Khiad comme n’importe quelles autres voyageuses qui venaient à l’auberge, compatit avec elles sur les fatigues qu’on endure en voyage, complimenta Faile sur sa tenue de cheval – une robe en soie bleu foncé, cette fois-ci – et confia aux Aielles combien elle admirait la couleur et l’éclat de leurs cheveux. Perrin soupçonnait fort Baine et Khiad, au moins de ne pas trop savoir que penser d’elle, mais en un temps record, avec une sorte de calme fermeté maternelle, elle avait installé les trois jeunes femmes à une table avec des serviettes humides pour débarrasser mains et visages de la poussière du voyage et boire à petites gorgées le thé contenu dans une grosse théière à raies rouges dont il se souvenait bien.

Ç’aurait pu être amusant de voir ces jeunes femmes intraitables – il incluait sans réserve Faile – soudain empressées à assurer Maîtresse al’Vere qu’elles avaient tout ce qu’il leur fallait et même davantage, à demander s’il n’y avait rien dont elles puissent se charger pour l’aider, elle se donnait trop de mal, les unes et les autres avec de grands yeux d’enfant et autant de chances qu’un enfant de lui résister. Ç’aurait été amusant si elle ne les avait pas rameutés aussi, lui et Gaul, les poussant avec autant de fermeté vers la table, insistant pour que les mains et les figures soient propres avant qu’ils obtiennent une tasse de thé. Pendant ce temps-là, Gaul arborait un petit sourire ; les Aiels avaient un curieux sens de l’humour.

À sa surprise, elle n’accorda pas le moindre bref regard à son arc ou à sa hache, ni aux armes des Aiels. Les gens des Deux Rivières s’armaient rarement même d’un arc et elle insistait toujours pour que cet arc soit mis de côté avant que quiconque prenne place à une de ses tables. Toujours. Par contre, aujourd’hui, elle n’en tint aucun compte.

Une autre surprise lui échut quand Bran plaça près du coude de Perrin une coupe d’argent avec de l’eau-de-vie de cidre, pas la petite rasade que les hommes buvaient en général à l’auberge, juste assez pour recouvrir la dernière phalange du pouce, mais à moitié pleine. Quand il était parti, il se serait vu offrir du cidre sinon du lait, ou peut-être du vin largement allongé d’eau, une demi-coupe avec un repas ou une coupe pleine un jour de fête. C’était un plaisir d’être considéré comme un adulte, toutefois il se contenta de la garder en main. Il était habitué au vin, à présent, mais il buvait rarement quelque chose de plus fort.

« Perrin, déclara le Maire en prenant un siège à côté de sa femme, personne ne te croit un Ami du Ténébreux. Personne doté de bon sens. Il n’y a pas de raison pour que tu te laisses pendre. »

Faile acquiesça d’un vigoureux signe de tête, mais Perrin ne lui prêta pas attention. « Je ne changerai pas d’avis, Maître al’Vere. Les Blancs Manteaux me veulent et, s’ils ne m’obtiennent pas, ils se tourneraient vers le premier Aybara qu’ils peuvent trouver. Les Blancs Manteaux n’ont pas besoin de grand-chose pour décider que quelqu’un est coupable. Ce ne sont pas des gens commodes.

— Nous le savons », murmura Maîtresse al’Vere.

Son mari contempla ses mains qu’il avait posées sur la table. « Perrin, ta famille n’est plus là.

— Plus là ? Vous voulez dire que la ferme est déjà brûlée ? » Le poing de Perrin se resserra autour de la coupe en argent. « J’espérais arriver à temps. J’aurais dû m’en douter, je suppose. Trop de temps a passé avant que je sois au courant. Peut-être puis-je aider mon père et l’oncle Edward à reconstruire. Chez qui habitent-ils ? Je veux les voir d’abord, au moins. »

Le visage de Bran se crispa et sa femme lui caressa l’épaule dans un geste de réconfort.

« Ils sont morts, mon garçon, annonça Bran d’une seule haleine.

— Morts ? Non. Ils ne peuvent pas… » Perrin fronça les sourcils car quelque chose d’humide se répandait sur sa main, il contempla la coupe écrasée avec l’air de s’inquiéter de savoir d’où elle venait. « Je suis désolé. Je n’avais pas l’intention de… » Il tira sur la paroi d’argent aplatie, essayant de la forcer avec ses doigts à reprendre sa forme. Cela ne marcha pas. Évidemment non. Très précautionneusement, il posa la coupe abîmée au milieu de la table. « Je la remplacerai. Je peux… » Il s’essuya la main sur sa cotte et s’aperçut soudain qu’il caressait la hache suspendue à sa ceinture. Pourquoi tout le monde le dévisageait-il de cette façon bizarre ? « Vous êtes sûr ? » Sa voix paraissait lointaine. « Adora et Deselle ? Paet ? Ma mère ?

— Tous, lui dit Bran. Tes tantes et tes oncles aussi, et tes cousins. Tout ceux qui habitaient la ferme. J’ai aidé à les enterrer, mon garçon. Sur cette colline basse, celle avec les pommiers. »

Perrin porta son pouce à sa bouche. Quelle idiotie de se couper avec sa propre hache. « Ma mère aime les fleurs de pommier. Les Blancs Manteaux. Pourquoi voulaient-ils… ? Que je me réduise en braises, Paet n’avait que neuf ans. Les filles… » Son ton était neutre. Il songea qu’il aurait dû mettre de l’émotion dans ces mots. Un peu d’émotion.

« C’étaient les Trollocs, dit vivement Maîtresse al’Vere. Ils sont revenus, Perrin. Pas comme quand tu es parti, ils n’ont pas attaqué le village mais ils ont sévi dans la campagne. La plupart des fermes sans voisins proches ont été abandonnées. Personne ne se risque dehors la nuit, même près du village. C’est la même chose en bas à la Tranchée-de-Deven et là-haut à la Colline-au-Guet, peut-être à Taren-au-Bac. Les Blancs Manteaux, si mauvais soient-ils, représentent notre seule protection réelle. Ils ont sauvé deux familles que je connais quand les Trollocs ont attaqué leurs fermes.

— Je désirais… j’espérais… » Il ne parvenait pas à se rappeler ce qu’il avait désiré. Quelque chose à propos des Trollocs. Il n’avait pas envie de se souvenir. Les Blancs Manteaux protégeant les Deux Rivières ? Cela suffisait presque à lui donner envie de rire. « Le père de Rand. La ferme de Tam. C’étaient les Trollocs, ça encore ? »

Maîtresse al’Vere ouvrit la bouche, mais Bran la devança. « Il a le droit de savoir la vérité, Marine. C’étaient les Blancs Manteaux, Perrin. Là et chez les Cauthon.

— Les parents de Mat également. Ceux de Rand, de Mat et les miens. » Bizarre. Il parlait du ton dont il se demanderait si la pluie allait tomber. « Sont-ils morts, eux comme les autres ?

— Non, mon garçon. Non, Abell et Tam se cachent quelque part dans le Bois de l’Ouest. Et la mère et les sœurs de Mat… Elles sont vivantes aussi.

— Elles se cachent ?

— Inutile d’entrer dans les détails, dit rondement Maîtresse al’Vere. Bran, apporte-lui une autre coupe d’eau-de-vie. Et tu la boiras, celle-là, Perrin. » Son mari resta assis, mais elle se contenta de lui jeter un coup d’œil irrité et poursuivit : « Je t’offrirais bien un lit, mais ce n’est pas sans risque. Il y en a qui sont tout prêts à courir à la recherche du Seigneur Bornhald s’ils découvrent que tu es ici. Eward Congar et Hari Coplin rampent devant les Blancs Manteaux comme des chiens couchants, avides de plaire et de dénoncer des gens, et Cenn Buie ne vaut guère mieux. Et Wit Congar colportera des ragots, lui aussi, si Daise n’y met pas bon ordre. C’est elle la Sagesse, à présent. Perrin, mieux vaut partir. Crois-moi. »

Perrin secoua lentement la tête ; cela faisait trop à assimiler. Daise Congar la Sagesse ? Cette femme était un vrai bouledogue. Les Blancs Manteaux protégeaient le Champ d’Emond. Hari, Eward et Wit collaboraient. On ne pouvait pas attendre grand-chose d’autre des Congar ou des Coplin, mais Cenn Buie siégeait au Conseil du Village. Le Seigneur Bornhald. Donc Geofram Bornhald était là. Faile le regardait, les yeux dilatés et humides. Pourquoi serait-elle au bord des larmes ?

« Cela ne se borne pas là, Brandelwyn al’Vere, intervint Gaul Votre visage le dit.

— C’est exact, acquiesça Bran. Non, Marine, ajouta-t-il d’une voix ferme quand elle secoua brièvement la tête. Il a le droit de savoir la vérité. Toute la vérité. » Elle se croisa les mains avec un soupir ; Marine al’Vere obtenait pratiquement toujours que prévale sa volonté – sauf quand la figure de Bran était rigide, comme maintenant, avec les sourcils profondément froncés en forme de soc de charrue.

« Quelle vérité ? » questionna Perrin. Sa mère aimait les fleurs de pommier.

« Pour commencer, Padan Fain est avec les Blancs Manteaux, répliqua Bran. Il se fait appeler Ordeith à présent et il ne répond pas quand on l’interpelle par son nom, mais c’est lui, qu’il prenne tant qu’il veut ses grands airs.

— C’est un Ami du Ténébreux », commenta Perrin distraitement. Adora et Deselle se mettaient toujours des fleurs de pommier dans les cheveux au printemps. « De son propre aveu. Il avait amené les Trollocs, la Nuit de l’Hiver. » Paet aimait grimper dans les pommiers ; il vous bombardait avec des pommes du haut des branches quand vous ne le regardiez pas.

« Tiens donc, dit le Maire d’un ton âpre. Voilà qui est intéressant. Il a une certaine situation d’autorité chez les Blancs Manteaux. Nous avons appris pour la première fois leur présence ici après qu’ils avaient brûlé la ferme de Tam. C’était l’œuvre de Fain ; il dirigeait les Blancs Manteaux qui s’en étaient chargés. Tam en a criblé de flèches quatre ou cinq avant de filer dans les bois et il est arrivé à la ferme des Cauthon juste à temps pour les empêcher de prendre Abell, mais ils ont arrêté Natti et les jeunes filles. Et Haral Luhhan et Alsbet aussi. Je pense que Fain les aurait fait pendre, si ce n’est que le Seigneur Bornhald ne l’a pas autorisé. Non pas, d’ailleurs, qu’il les ait relâchés. Ils n’ont pas été molestés, pour autant que j’aie pu le découvrir, mais ils sont prisonniers dans le camp des Blancs Manteaux là-haut, sur la Colline-au-Guet. On ne sait trop pourquoi, Fain nourrit de la haine contre toi, Rand et Mat. Il a offert cent pièces d’or pour n’importe quel parent de vous trois ; deux cents pour Tam et Abell. Et le Seigneur Bornhald paraît s’intéresser particulièrement à toi. Quand une patrouille de Blancs Manteaux vient ici, il l’accompagne en général et pose des questions sur toi.

— Oui, dit Perrin. Naturellement. C’est bien de lui. » Perrin des Deux Rivières qui frayait avec des loups. Un Ami du Ténébreux. Fain aurait pu leur raconter le reste. Fain, avec les Enfants de la Lumière ? C’était une pensée lointaine. Mieux que de réfléchir aux Trollocs, toutefois. Il esquissa une grimace en regardant ses mains, les força à rester immobiles sur la table. « Ils vous protègent des Trollocs. »

Marine al’Vere se pencha vers lui, l’air désapprobateur. « Perrin, nous avons besoin des Blancs Manteaux. Oui, ils ont incendié la ferme de Tam et celle d’Abell, ils ont arrêté des gens et ils parcourent le pays en paradant comme s’ils possédaient tout ce qu’ils voient, mais Alsbet, Natti et les autres sont indemnes, seulement emprisonnés, et on doit réussir à arranger ça. Le Croc du Dragon a été dessiné sur quelques portes, mais personne à part les Congar et les Coplin n’y prête attention et ce sont probablement eux les auteurs de ces graffitis. Tam et Abell peuvent rester cachés jusqu’à ce que les Blancs Manteaux s’en aillent. Ils devront partir tôt ou tard. Par contre, aussi longtemps qu’il y a des Trollocs ici, nous avons besoin d’eux. Comprends-le, je t’en prie. Ce n’est pas que nous préférerions les avoir plutôt que toi, mais ils nous sont nécessaires et nous ne voulons pas qu’ils te pendent.

— Vous appelez cela être protégés, Maîtresse-du-toit ? dit Baine. Si vous demandez au lion de vous protéger contre les loups, vous avez seulement choisi de finir dans un ventre au lieu d’un autre.

— Ne pouvez-vous assurer vous-mêmes votre protection ? ajouta Khiad. J’ai vu Perrin se battre, et Mat Cauthon et Rand al’Thor. Ils sont du même sang que vous. »

Bran poussa un profond soupir. « Nous sommes des paysans, des gens simples. Le Seigneur Luc parle d’organiser les hommes pour lutter contre les Trollocs, mais cela implique de laisser sa famille sans protection pendant que l’on s’en va avec lui et personne n’aime beaucoup cette idée. »

Perrin se sentait la tête brouillée. Qui était le Seigneur Luc ? Il posa la question et Maîtresse al’Vere y répondit.

« Il est arrivé à peu près en même temps que les Blancs Manteaux. C’est un Chasseur en Quête du Cor de Valère. Tu connais l’histoire, La Grande Quête du Cor. Le Seigneur Luc pense que le Cor de Valère est quelque part dans les Montagnes de la Brume au-dessus des Deux Rivières. Seulement il a renoncé à ses recherches à cause de nos problèmes. Le Seigneur Luc est un parfait gentilhomme, avec les manières les plus raffinées. » Lissant ses cheveux, elle arbora un sourire approbateur ; Bran la regarda du coin de l’œil et émit un grognement morose.

Des Chasseurs en Quête du Cor. Des Trollocs. Des Blancs Manteaux. Le pays des Deux Rivières ne semblait plus guère être le même qu’il avait quitté. « Faile aussi est un Chasseur en Quête du Cor. Connais-tu ce Seigneur Luc, Faile ?

— J’en ai assez », annonça-t-elle. Perrin se rembrunit comme elle se levait et contournait la table dans sa direction. Lui saisissant la tête, elle pressa son visage contre son estomac. « Ta mère est morte, dit-elle à mi-voix. Ton père est mort. Tes sœurs sont mortes, et ton frère. Ta famille est morte et tu n’y peux rien changer. Assurément pas en mourant toi-même. Laisse-toi aller à ton chagrin. Ne le retiens pas à l’intérieur où il risque de s’envenimer. »

Il la prit par les bras dans l’intention de l’écarter et voilà que, sans qu’il se rende bien compte pourquoi, ses doigts se crispèrent jusqu’à ce que cette étreinte fût la seule chose l’empêchant de s’effondrer. C’est alors seulement qu’il s’aperçut qu’il pleurait, qu’il sanglotait contre sa robe à la façon d’un bébé. Que devait-elle penser de lui ? Il ouvrit la bouche pour dire que ce n’était rien, pour s’excuser de cet instant de faiblesse, mais ce qui en sortit fut : « Je n’ai pas pu venir ici plus vite. Je n’ai pas pu… je… » Il serra les dents pour se forcer à se taire.

« Je sais, murmura-t-elle en lui caressant les cheveux exactement de même qu’elle l’aurait fait à un enfant. Je sais. »

Il voulait s’arrêter de pleurer mais plus elle disait tout bas des mots compatissants plus il pleurait comme si en passant doucement sur sa tête les mains de Faile obligeaient ses larmes à sortir.

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