42 Une Feuille manquante

Perrin était debout à côté des roulottes des Tuatha’ans sous un soleil éclatant, seul, et il n y avait pas de flèche dans son côté, pas de douleur. Entre les roulottes, du bois à brûler était entassé prêt à être allumé sous des marmites de fer suspendues à des trépieds, et des vêtements étaient accrochés à des cordes à linge ; il n’y avait ni gens ni chevaux. Il ne portait ni surcot ni chemise, seulement un long gilet de cuir de forgeron qui laissait ses bras nus. Ç’aurait pu être n’importe quel rêve, peut-être, si ce n’est qu’il était conscient que c’était un rêve. Et il reconnaissait la sensation du rêve de loup, sa réalité et sa solidité, depuis l’herbe haute autour de ses bottes jusqu’à la brise soufflant de l’ouest qui hérissait ses cheveux bouclés, jusqu’aux frênes et aux sapins-ciguës. Les chariots aux couleurs criardes des Rétameurs, eux, ne paraissaient pas réels ; ils avaient l’air de manquer de substance, ils donnaient l’impression qu’ils pourraient miroiter et disparaître à l’instant. Ils ne restaient jamais longtemps au même endroit, les Rétameurs. Aucune terre ne les retenait.

Se demandant quelle prise cette terre avait sur lui, il posa la main sur sa hache – et baissa les yeux avec surprise. C’est le lourd marteau de forgeron qui était passé dans la boucle de sa ceinture, pas la hache. Il fronça les sourcils ; naguère il aurait opté pour ce choix-là, il avait même cru qu’il l’avait fait, mais sûrement plus maintenant. La hache. Il avait choisi la hache. La tête de marteau devint subitement une lame en demi-lune et une pointe robuste, reprit en un éclair la forme d’un solide cylindre d’acier froid, oscilla de l’une à l’autre forme. Finalement, elle s’immobilisa sous la forme de sa hache, et il laissa son souffle s’exhaler lentement. Voilà qui ne s’était encore jamais produit. Ici, il pouvait modifier des choses à son gré avec facilité, des choses le concernant du moins. « Et je veux la hache, dit-il d’un ton ferme. La hache. »

Il jeta un coup d’œil à la ronde, apercevant juste une ferme au sud, et des cerfs broutant dans le champ d’orge, entouré d’un mur en pierres sèches. Rien n’évoquait des loups, et il n’appela pas Sauteur. Le loup viendrait ou ne viendrait pas, ou même ne l’entendrait pas, mais le Sanguinaire pouvait fort bien être quelque part par là-bas. Un carquois hérissé de flèches pesa brusquement sur sa ceinture à l’opposé de la hache et il avait en main un solide arc de guerre avec une flèche à large pointe encochée. Une longue manicle de cuir recouvrait son avant-bras gauche. Rien ne bougeait excepté ces cerfs.

« Peu de chances que je me réveille bientôt », murmura-t-il entre ses dents pour lui-même. Quelle qu’ait été cette concoction que Faile l’avait forcé à ingurgiter, il en avait été littéralement assommé ; il s’en souvenait aussi nettement que s’il avait regardé par-dessus son épaule. « Me l’a entonné comme si j’étais un nourrisson », grommela-t-il. Les femmes !

Il s’élança dans une de ces longues enjambées – le paysage devint flou autour de lui – et atterrit dans la cour de la ferme. Deux ou trois poulets s’égaillèrent, courant comme s’ils étaient déjà retournés à l’état sauvage. Le parc à moutons aux murs en cailloutis était vide, et les deux granges au toit de chaume étaient fermées par un épar. En dépit des fenêtres toujours garnies de rideaux, la maison d’habitation à deux étages avait l’air déserte. Si c’était un vrai reflet du monde éveillé – et le rêve de loup l’était généralement – les gens d’ici étaient partis depuis des jours. Faile avait raison ; son avertissement s’était propagé au-delà des endroits où il était passé.

« Faile », murmura-t-il, perplexe. Fille d’un seigneur. Non, pas seulement un seigneur. Trois fois seigneur, général et oncle d’une reine. « ô Lumière, cela fait d’elle la cousine d’une reine ! » Et elle aimait un simple forgeron. Les femmes étaient d’une incroyable bizarrerie.

Cherchant à savoir jusqu’où le mot s’était répandu, il décrivit des zigzags plus loin qu’à mi-chemin de la Tranchée-de-Deven, franchissant un quart de lieue ou davantage à chaque enjambée, revenant sur ses pas et entrecroisant sa piste. La plupart des fermes qu’il vit offraient le même aspect désert ; moins d’une sur cinq donnait des signes d’habitation, portes ouvertes et fenêtres à guillotine relevées, lessive accrochée à une corde à linge, des poupées, ou des cerceaux ou encore des chevaux en bois sculpté gisant autour d’un pas de porte. Les jouets surtout lui serraient l’estomac. Même si les gens n’avaient pas cru à son avertissement, il y avait sûrement alentour suffisamment de fermes brûlées pour leur transmettre le même message, entassements de poutres carbonisées, cheminées noires de suie dressées comme des doigts morts rigides.

Comme il se penchait pour redresser une poupée au visage de verre souriant et à la robe brodée de fleurs – une femme avait aimé sa fille pour s’être astreinte à tout ce minuscule travail à l’aiguille – il cligna des paupières. La même poupée était toujours assise sur les marches de pierre brute où il l’avait ramassée. Il tendit la main pour la prendre et, alors, celle qu’il tenait s’estompa et disparut.

Des éclairs noirs dans le ciel l’arrachèrent à sa stupeur. Des corbeaux, vingt ou trente ensemble, volant à tire-d’aile vers le Bois de l’Ouest. Vers les Montagnes de la Brume, où il avait aperçu pour la première fois le Sanguinaire. Il observa froidement les corbeaux qui devinrent des points noirs et disparurent. Puis il se mit en route à leur suite.

De longues enjambées rapides l’emportèrent au rythme de plus d’une lieue chacune, le paysage une masse confuse sauf dans l’instant entre un pas et l’amorce du suivant, jusqu’au Bois de l’Ouest rocheux et touffu, à travers les Collines de Sable couvertes de broussailles, dans les montagnes coiffées de nuages, où les sapins, les pins et les lauréoles étendaient leurs forêts sur les pentes et dans les vallées, pour aboutir à la vallée même où il avait vu pour la première fois l’homme que Sauteur appelait le Sanguinaire, sur le flanc de montagne où il était revenu de Tear.

La Porte des Voies se dressait là, fermée, la feuille de l’Avendesora apparemment juste une parmi une myriade d’enchevêtrements sculptés de feuilles et de lianes. Des arbres épars, ratatinés et modelés par le vent, poussaient çà et là dans les rares poches de terre végétale au milieu de la pierre vitrifiée où Manetheren avait été brûlée de fond en comble. Le soleil étincelait sur les eaux de la Manetherendrelle au-dessous. Un léger vent remontant la vallée apporta à Perrin l’odeur de cerfs, de lapins, de renards. Rien ne bougeait à ce qu’il pouvait voir.

Sur le point de partir, il s’arrêta. La feuille l’Avendesora, Une feuille : Loial avait verrouillé la Porte des Voies en plaçant les deux feuilles de ce côté-ci. Il se retourna et ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. La Porte des Voies était ouverte, les masses jumelles de ses battants en verdure vivante voletant au gré de la brise, exposant cette surface d’argent mat ; son reflet y miroitait. Comment ? se demanda-t-il. Loial avait verrouillé cette maudite porte.

Sans se rendre compte qu’il avait franchi la distance, il se trouva soudain juste à la Porte des Voies. Il n’y avait pas de feuille trilobée parmi le fouillis verdoyant sur la face intérieure des deux vantaux. Étrange de penser qu’en ce moment même dans le monde éveillé quelqu’un – ou quelque chose – franchissait le seuil où il se trouvait. Touchant la surface mate, il émit un grognement. Ç’aurait pu aussi bien être un miroir ; sa main glissa dessus comme sur le verre le plus lisse.

Du coin de l’œil, il aperçut subitement la feuille l’Avendesora en place à l’intérieur, et il recula d’un bond juste à l’instant où la Porte des Voies commençait à se refermer. Quelqu’un – ou quelque chose – était sorti ou entré. Sorti. Ce doit être sorti. Il voulait douter qu’arrivaient encore des Trollocs et des Évanescents dans les Deux Rivières. Les vantaux se réunirent, redevinrent des pans de pierre sculptée.

La sensation d’être surveillé fut le seul avertissement qu’il eut. Il sauta – une image entrevue d’un trait noir filant à l’endroit où s’était trouvée sa poitrine : une flèche – il sauta dans un de ces élans où la vision du monde se brouillait, atterrit sur une pente éloignée et sauta de nouveau, sortant de la vallée de Manetheren pour aboutir dans un peuplement de sapins majestueux, puis repartit. Tout en courant, il réfléchissait à toute allure, se représentait la vallée dans son esprit et cette flèche brièvement entrevue. Elle était venue de cette direction – , à cet angle quand elle était arrivée à sa hauteur, donc elle avait dû être décochée de…

Un dernier bond le ramena sur une pente au-dessus de la tombe de Manetheren, où il s’accroupit, arc bandé en main, au milieu de maigres pins drossés par le vent. Au-dessous de lui, parmi les rochers et les arbres rabougris, c’est de là que la flèche avait été tirée. Le Sanguinaire devait se trouver quelque part là en bas. Il devait être là en bas…

Instinctivement, Perrin s’éloigna d’un saut, les montagnes n’étant plus qu’une tache indistincte de gris, de brun et de vert.

« Presque », gronda-t-il. Il avait presque répété son erreur du Bois Humide, pensant de nouveau qu’un ennemi se déplacerait d’une façon qui lui conviendrait, l’attendrait où il le voulait.

Cette fois-ci, il courut de toutes ses forces, en seulement trois enjambées rapides comme l’éclair, jusqu’à la lisière des Collines de Sable, espérant n’avoir pas été vu. Cette fois-ci, il décrivit un large cercle, revenant plus haut sur ce même flanc de montagne, là-haut où l’air était raréfié et froid, où les quelques arbres étaient des buissons au tronc épais distants de cinquante pas ou davantage, là-haut où un homme pourrait s’installer pour en guetter un autre qui avait l’intention de se faufiler jusqu’à l’endroit d’où cette flèche avait été tirée.

Et son gibier était là, cent pas plus bas, chevelure brune et tunique sombre, un homme de haute taille tapi à côté d’un affleurement de granité de la dimension d’une table, son arc à lui à moitié bandé, surveillant avec une patience ardente la pente en contrebas. C’était la première fois que Perrin avait de lui un bon coup d’œil ; cent pas était une petite distance pour ses yeux. La tunique à col montant de ce Sanguinaire avait une coupe usuelle dans les Marches, et son visage ressemblait assez à celui de Lan pour être le frère du Lige. Seulement Lan n’avait pas de frères – aucun membre de sa famille en vie, cela Perrin le savait – et s’il en avait eu ils n’auraient pas été ici. Un homme des Marches, toutefois. Peut-être du Shienar, bien que sa chevelure fût longue, pas rasée jusqu’à un chignon en haut du crâne, et elle était retenue en arrière par une tresse de cuir exactement comme celle de Lan. Il ne pouvait pas être un Malkieri ; Lan était le dernier Malkieri vivant.

D’où qu’il vînt, Perrin n’éprouva aucun scrupule à bander son arc, la large pointe tranchante de sa flèche dirigée vers le dos du Sanguinaire. L’homme s’était mis en embuscade pour essayer de le tuer. Un coup tiré vers le bas pouvait être peu commode.

Peut-être avait-il mis trop de temps ou peut-être l’autre avait-il senti son regard froid mais, soudain, le Sanguinaire devint flou, filant comme un trait vers l’est.

Poussant un juron, Perrin se lança à sa poursuite, trois enjambées jusqu’aux Collines de Sable, une autre dans le Bois de l’Ouest. Au milieu des chênes, des lauréoles et des broussailles, le Sanguinaire semblait avoir disparu.

Perrin s’arrêta, écouta. Silence. Les écureuils et les oiseaux s’étaient tus. Il aspira profondément. Une petite harde de cerfs était passé par-là depuis peu. Et un faible soupçon de quelque chose, humain mais trop froid pour un homme, trop dépourvu de sentiments, une odeur qui évoqua pour son esprit quelque chose de connu. Le Sanguinaire était quelque part à proximité. L’air était aussi immobile que la forêt ; pas un souffle de brise pour lui dire de quel côté venait cette odeur.

« Un tour astucieux, Les-Yeux-d’Or, d’avoir verrouillé la Porte des Voies. » Perrin se raidit, tendant l’oreille. Impossible de dire de quel coin de cette végétation dense venait cette voix. Pas même une feuille ne bruissait.

« Si vous saviez quel nombre d’Engeances de l’Ombre sont morts en essayant de sortir des Voies par là-bas, cela vous réjouirait le cœur. Le Machin Shin s’est régalé à cette Porte, Les-Yeux-d’Or. Mais un tour pas assez astucieux. Vous avez vu : la Porte est ouverte maintenant. »

Là-bas, sur la droite. Perrin se faufila au milieu des arbres aussi silencieusement que lorsqu’il avait chassé ici.

« Ce n’étaient que quelques centaines pour commencer, Les-Yeux-d’Or. Juste assez pour déstabiliser ces imbéciles de Blancs Manteaux et assurer que le renégat meure. » La voix du Sanguinaire vibra de colère. « Que l’Ombre me consume si cet homme n’a pas plus de chance que la Tour Blanche. » Brusquement, il gloussa de rire. « Mais vous, Les-Yeux-d’Or, votre présence était une surprise. Il y a ceux qui veulent votre tête au bout d’une pique. Vos précieuses Deux Rivières seront dévastées d’un bout à l’autre pour vous dénicher. Qu’est-ce que vous dites de ça, Les-Yeux-d’Or ? »

Perrin se figea près du tronc noueux d’un grand chêne. Pourquoi cet homme parlait-il autant ? Pourquoi même parlait-il ? Il m’attire droit vers lui.

S’adossant au fût épais du chêne, il examina la forêt. Le Sanguinaire voulait qu’il approche. Sans doute pour qu’il tombe dans une embuscade. Et lui voulait trouver l’homme et l’égorger. Toutefois, ce pouvait fort bien être lui-même qui mourrait et, dans ce cas, personne ne saurait que la Porte des Voies était ouverte et que des Trollocs arriveraient par centaines, peut-être par milliers. Il se refusait à jouer le jeu du Sanguinaire.

Avec un sourire sans gaieté, il sortit du rêve de loup en s’ordonnant de s’éveiller et…

… Faile passa ses bras autour de son cou et mordilla sa barbe avec de petites dents blanches et pointues, tandis que les violons des Rétameurs jouaient un air vif et passionné autour des feux de camp. La poudre d’Ila. Je ne peux pas me réveiller ! La conscience qu’il s’agissait d’un rêve s’estompa. En riant, il souleva Faile dans ses bras et l’emporta dans l’ombre, où l’herbe était douce.

S’éveiller fut un lent processus lié à la douleur sourde qui lui tenaillait le côté. La lumière du jour entrait à flots par les petites fenêtres. Une lumière éclatante. Le matin. Il tenta de se redresser sur son séant et retomba avec un gémissement.

Faile quitta d’un bond un tabouret bas ; ses yeux noirs donnaient l’impression qu’elle n’avait pas dormi. « Reste tranquille, dit-elle. Tu t’es assez débattu dans ton sommeil. Je ne t’ai pas empêché de te rouler sur le ventre et de t’enfoncer ce machin jusqu’au bout dans le corps simplement pour te regarder le faire maintenant que tu es réveillé. » Ihvon était debout appuyé contre le chambranle de la porte comme une épée sombre.

« Aide-moi à me lever », dit Perrin. Parler était une souffrance, mais respirer aussi, et il avait à parler. « Je dois aller dans les montagnes. À la Porte des Voies. »

Elle posa la main sur son front, plissant le sien. « Pas de fièvre », murmurat-elle. Puis, plus énergiquement : « Tu vas au Champ d’Emond, où une des Aes Sedai pourra te Guérir. Pas question que tu ailles te tuer en essayant de galoper jusqu’aux montagnes avec une flèche dans le côté. Tu m’as comprise ? Si j’entends encore un mot au sujet des montagnes ou des Portes des Voies, je demanderai à lia de préparer quelque chose qui te rendormira et tu voyageras sur une civière. Je ne suis pas sûre que ce ne serait pas indiqué de toute façon.

— Les Trollocs, Faile ! La Porte des Voies est rouverte ! Il faut que je les arrête ! »

Faile n’hésita même pas avant de secouer négativement la tête. « Tu n’y peux rien dans l’état où tu es. C’est le Champ d’Emond pour toi.

— Mais… !

— Pas de mais, Perrin Aybara. Plus un mot là-dessus. »

Il grinça des dents. Le pire est qu’elle avait raison. S’il ne pouvait pas se lever seul d’un lit, comment resterait-il en selle jusqu’à Manetheren ? « Le Champ d’Emond, d’accord », dit-il gracieusement, mais elle n’en renifla pas moins et marmotta quelque chose à propos de « têtu comme une bourrique ». Que voulait-elle ? Je me suis montré fichtrement aimable, qu’elle brûle pour son entêtement !

« Ainsi donc il y aura encore des Trollocs », commenta Ihvon d’un air songeur. Il ne demanda pas comment Perrin était au courant. Puis il secoua la tête comme s’il écartait les Trollocs de son esprit. « Je vais dire aux autres que vous êtes réveillé. » Il se glissa dehors, refermant la porte derrière lui.

« Suis-je seul à voir le danger ? marmotta Perrin.

— Je vois une flèche dans toi », répliqua Faile d’un ton ferme.

Ladite lui causa un élancement ; il se retint tout juste de gémir. Et Faile eut un hochement de tête satisfait. Satisfait !

Il voulait se mettre en route immédiatement ; plus tôt il serait Guéri, plus tôt il pourrait veiller à fermer la Porte des Voies, de façon définitive cette fois. Faile insista pour lui donner à manger son petit déjeuner, un potage épais de légumes réduits en purée convenant à un nourrisson dépourvu de dents, une cuillerée à la fois, avec des pauses pour lui essuyer le menton. Elle ne voulut pas lui permettre de s’alimenter lui-même et quand il protestait ou lui demandait d’aller plus vite, elle lui renfonçait les mots dans la bouche avec une cuillerée de bouillie. Elle ne l’autorisa même pas à se débarbouiller tout seul. Lorsqu’elle en arriva à lui brosser les cheveux et à peigner sa barbe, il s’était retranché dans un silence plein de dignité.

« Tu es adorable quand tu boudes », dit-elle. Et lui pinça le nez.

Ila, en corsage vert et jupe bleue ce matin, monta dans la roulotte avec le surcot et la chemise de Perrin, l’un et l’autre nettoyés et raccommodés. À sa grande irritation, il dut laisser les deux femmes l’aider à les enfiler. Il dut même les laisser l’aider à s’asseoir pour les mettre, le surcot déboutonné et la chemise pas rentrée dans ses chausses mais ramassée en tapon autour du tronçon de flèche.

« Merci, lia, dit-il en palpant les reprises impeccables. C’est du beau travail.

— Certes, acquiesça-t-elle. Faile sait bien manier l’aiguille. »

Faile rougit et il sourit, se souvenant du ton farouche avec lequel elle lui avait signifié que jamais elle ne réparerait ses vêtements. L’éclair dans les yeux de Faile l’incita à tenir sa langue. Quelquefois, le silence est le parti le plus sage. « Merci, Faile », dit-il gravement à la place. Elle rougit encore plus.

Une fois qu’elles l’eurent levé, il gagna assez facilement la porte, mais il dut de nouveau laisser les deux femmes le soutenir à moitié pour descendre les marches de bois. Du moins les chevaux étaient-ils sellés, et tous les garçons des Deux Rivières rassemblés, l’arc attaché sur le dos. Avec le visage et des habits propres, et seulement quelques pansements apparents.

Une nuit chez les Tuatha’ans avait manifestement été bonne pour leur moral aussi, même pour ceux qui paraissaient encore incapables de faire plus que cent pas. L’expression hagarde qu’ils avaient dans les yeux la veille n’était plus qu’une ombre à présent. Wil avait chaque bras passé autour d’une jolie Rétameuse aux grands yeux, naturellement, et Ban Lewin, avec son nez et un pansement autour de la tête qui lui redressait les cheveux en brosse, était de même main dans la main avec une jeune fille, souriant avec timidité. La plupart des autres tenaient des bols d’épais ragoût de légumes et des cuillères, avec lesquelles ils mangeaient goulûment.

« C’est bon, ça, Perrin », commenta Dannil en rendant son bol à une Rétameuse. Elle eut un geste comme pour demander à ce grand échalas s’il désirait un supplément et il secoua négativement la tête mais déclara : « Je crois que je n’en serai jamais rassasié, et toi ?

— J’en ai eu ma suffisance », lui répondit Perrin d’un ton morose. Des légumes en purée et du bouillon.

« Les Rétameuses ont dansé, hier soir, dit Tell, le cousin de Dannil, en écarquillant les yeux. Toutes les femmes non mariées et quelques-unes des mariées ! Tu aurais dû voir ça, Perrin.

— J’ai déjà vu danser des Rétameuses, Tell. »

Apparemment, il n’avait pas éliminé de sa voix ce qu’il avait ressenti en les regardant, car Faile remarqua sèchement : « Tu as vu la tiganza, alors ? Un jour, si tu es sage, je danserai la sa’sara pour toi et te montrerai ce qu’est vraiment une danse. » lia eut un hoquet de surprise en entendant ce nom et Faile devint d’un cramoisi encore plus soutenu que celui qui avait envahi sa figure dans la roulotte.

Perrin pinça les lèvres. Si cette sa’sara faisait battre plus vite le cœur que les ondulations et balancements de hanches de la danse des Rétameuses – la tiganza, non ? – il serait sans aucun doute enchanté de voir Faile la danser. Il prit soin de poser son regard ailleurs que sur elle.

Raen survint, portant le même surcot vert vif mais des chausses du rouge le plus rouge jamais tombé sous les yeux de Perrin. Cette combinaison lui donnait mai au cœur. « Par deux fois vous avez visité nos feux, Perrin, et pour la deuxième fois vous partez sans festin d’adieu. Il faut que vous reveniez vite afin que nous compensions cela. »

S’écartant de Faile et d’Ila – il pouvait au moins tenir debout seul – il posa la main sur l’épaule de l’homme au corps sec et nerveux. « Accompagnez-nous, Raen. Personne au Champ d’Emond ne vous fera de mal. Au pire, vous serez plus en sécurité qu’ici avec les Trollocs. »

Raen hésita, puis se secoua en murmurant : « Je ne sais pas comment vous pouvez même m’amener à envisager des choses pareilles. » Se retournant, il haussa la voix : « Vous tous, Perrin nous demande de l’accompagner à son village où nous serons à l’abri des Trollocs. Qui désire venir ? » Des visages choqués le dévisagèrent. Quelques femmes rassemblèrent auprès d’elles leurs enfants, et les enfants se cachèrent dans leurs jupes comme si la seule idée les effrayait. « Vous voyez, Perrin ? dit Raen. Pour nous, la sécurité est dans la mobilité, pas dans les villages. Je vous l’assure, nous ne passons pas deux nuits dans le même endroit et nous voyagerons toute la journée avant de nous arrêter de nouveau.

— Cela risque de ne pas suffire, Raen. »

Le Mahdi haussa les épaules. « Votre sollicitude me réchauffe le cœur, mais nous serons en sûreté, si la Lumière le veut.

— La Voie de la Feuille ne consiste pas seulement à s’abstenir de violence, dit lia avec douceur, mais aussi à accepter ce qui arrive. La feuille tombe en son temps, sans se plaindre. La Lumière nous protégera pour notre temps. »

Perrin aurait voulu discuter avec eux mais, derrière toute la chaleur et la compassion qu’exprimaient leurs traits, il y avait une fermeté de marbre. Il se dit qu’il obtiendrait que Baine et Khiad endossent une robe et renoncent à leurs lances – ou encore Gaul ! – avant de réussir à ce que ces gens cèdent d’un pouce.

Raen serra la main de Perrin et, sur ce, les Rétameuses commencèrent à étreindre les garçons des Deux Rivières, Ihvon aussi, et les Rétameurs se mirent à serrer des mains, tous riant, prodiguant des adieux et souhaitant à chacun un bon voyage, formulant l’espoir qu’ils reviendraient. Presque tous les hommes. Aram se tenait à l’écart, l’air rembruni, les mains enfoncées dans les poches de sa tunique. La dernière fois que Perrin l’avait rencontré, il avait paru avoir une certaine amertume dans sa nature, ce qui était curieux chez un Rétameur.

Les hommes ne se contentèrent pas de serrer la main de Faile, ils l’étreignirent à pleins bras. Perrin garda un front calme quand quelques-uns parmi les plus jeunes se montrèrent d’un enthousiasme excessif, grinçant seulement un peu des dents ; il réussit à sourire. Aucune femme plus jeune qu’Ila ne lui donna l’accolade. D’une manière ou d’une autre, alors même que Faile laissait quelque Rétameur efflanqué en surcot criard jeter ses bras autour d’elle et s’efforcer de la presser jusqu’à l’aplatir, elle montait la garde auprès de lui comme un dogue. Les femmes sans gris dans leurs cheveux jetaient un coup d’œil à sa figure et choisissaient quelqu’un d’autre. Pendant ce temps-là, Wil embrassait apparemment toutes les femmes du campement. De même Ban, avec son nez. Même Ihvon s’en donnait à cœur joie, d’ailleurs. Faile n’aurait que ce qu’elle méritait si un de ces gars-là lui fracturait une côte.

Finalement, les Rétameurs reculèrent, excepté Raen et lia, ménageant un espace autour des gens des Deux Rivières. L’homme sec et nerveux aux cheveux gris s’inclina solennellement, les mains à la poitrine. « Vous êtes venus en paix. Partez maintenant en paix. Toujours nos feux vous accueilleront. La Voie de la Feuille est paix.

— Que la paix soit toujours avec vous, répondit Perrin, et avec le Peuple Nomade. » ô Lumière, faites qu’il en soit ainsi. « Je trouverai le chant ou un autre trouvera le chant, mais le chant sera chanté, cette année ou une année à venir. »[15] Il se demanda s’il y avait jamais eu un chant ou si les Tuatha’ans avaient entamé leur éternel voyage à la recherche d’autre chose. Elyas lui avait dit qu’ils ne savaient pas quel chant, seulement qu’ils le reconnaîtraient quand ils le découvriraient. Qu’ils trouvent au moins la sécurité. Au moins cela. « Comme il le fut jadis, de même il le sera de nouveau, dans les siècles des siècles.

— Dans les siècles des siècles, récitèrent les Tuatha’ans dans un murmure solennel. Dans les siècles des siècles, éternellement. »

Quelques dernières embrassades ou serrements de mains furent échangés à la ronde tandis qu’Ihvon et Faile aidaient Perrin à enfourcher Steppeur. Quelques derniers baisers récoltés par Wil. Et par Ban. Ban ! Et son nez ! D’autres, les gravement blessés, furent soulevés à moitié et hissés sur leurs chevaux, avec les Rétameurs agitant la main comme s’ils saluaient de vieux voisins partant pour un long voyage.

Raen s’approcha et serra la main de Perrin. « Ne voulez-vous pas revenir sur votre décision ? demanda Perrin. Je me rappelle vous avoir entendu dire une fois qu’il y avait de la méchanceté répandue dans le monde. C’est pire à présent, Raen, et c’est ici.

— La paix soit avec vous, Perrin, répliqua Raen en souriant.

— Et avec vous », répondit-il avec tristesse.

Les Aiels ne se montrèrent que lorsqu’ils furent à un bon quart de lieue au nord du campement des Rétameurs. Baine et Khiad examinèrent Faile avant de gagner au pas gymnastique leur poste habituel en éclaireurs. Perrin se demanda à quel danger elles croyaient que Faile s’était exposée chez les Tuatha’ans.

Gaul vint se placer à côté de Steppeur, d’une foulée paisible. Le groupe n’avançait pas très vite, presque la moitié des garçons des Deux Rivières étant à pied. Il jeta un coup d’œil scrutateur à Ihvon, comme d’ordinaire, avant de s’adresser à Perrin. « Votre blessure va bien ? »

Sa blessure lui faisait atrocement mal ; chaque pas de son cheval secouait cette tête de flèche. « Je me sens on ne peut mieux, dit-il sans grincer des dents. Peut-être que nous danserons ce soir au Champ d’Emond. Et vous ? Avez-vous passé une bonne soirée à jouer au Baiser des Vierges ? » Gaul trébucha et manqua de peu tomber sur le nez.

« Qui avez-vous entendu suggérer ce jeu ? demanda l’Aiel à mi-voix, le regard fixé droit devant lui.

— Khiad. Pourquoi ?

— Khiad, murmura Gaul. Cette femme est une Goshien. Goshien ! Je devrais la ramener aux Sources Chaudes comme gatshain. » Les paroles étaient coléreuses, mais pas son ton bizarre. « Khiad.

— Voulez-vous m’expliquer de quoi il s’agit ?

— Un Myrddraal a moins de ruse qu’une femme, déclara Gaul d’une voix neutre, et un Trolloc combat avec plus d’honneur. » Au bout d’un instant, il ajouta tout bas, avec un accent farouche : « Et une chèvre a davantage de bon sens. » Pressant le pas, il courut rejoindre les deux Vierges de la Lance. Il ne leur parla pas, pour autant que Perrin pouvait s’en rendre compte, il se contenta de ralentir pour marcher auprès d’elles.

« Y comprenez-vous quelque chose ? » demanda Perrin à Ihvon. Le Lige secoua la tête.

Faile eut un reniflement de dédain. « S’il songe à leur créer des désagréments, elles le pendront par les pieds à une branche pour qu’il se calme.

— Sais-tu de quoi il s’agissait ? » interrogea Perrin. Elle continua à marcher, sans le regarder ni lui répondre, ce qu’il estima signifier qu’elle l’ignorait. « Je pense que je pourrais retourner au camp de Raen. Voilà longtemps que je n’ai pas vu la tiganza. C’était… intéressant. »

Elle marmonna quelque chose, mais il réussit à l’entendre : « Cela ne te ferait pas de mal à toi aussi d’être pendu par les pieds ! »

Il sourit au sommet du crâne de Faile. « Mais je n’en ai pas besoin. Tu as promis de danser cette sa’sara pour moi. » Elle s’empourpra. « Est-ce qu’elle ressemble à la tiganza ? Je veux dire, sinon, ce n’est pas la peine.

— Espèce d’abruti avec du muscle à la place de cervelle ! s’exclama-t-elle sèchement en dardant sur lui un regard furieux. Des hommes ont déposé leur cœur et leur fortune aux pieds de femmes qui dansaient la sa’sara. Si ma mère se doutait que je la connais… » Ses dents se serrèrent avec un cliquetis comme si elle avait trop parlé, et sa tête vira pour regarder de nouveau droit devant ; l’écarlate de la mortification la couvrait depuis ses cheveux noirs jusqu’à l’encolure de sa robe.

« Alors il n’y a aucune raison pour que tu la danses, dit-il doucement. Mon cœur et ma fortune, pour ce qu’ils valent, sont déjà à tes pieds. »

Faile trébucha, puis rit tout bas et pressa sa joue contre son mollet botté. « Tu es trop malin pour moi, murmura-t-elle. Un jour, je la danserai pour toi et te ferai bouillir le sang dans les veines.

— Tu y arrives déjà », répliqua-t-il, et elle rit de nouveau. Insérant le bras derrière son étrier, elle serra sa jambe contre elle tout en marchant.

Au bout d’un moment, même la pensée de Faile en train de danser – il extrapolait à partir de la danse des Rétameuses ; ce devait être quelque chose qui la surpassait – ne parvint plus à soutenir la concurrence de la souffrance dans son côté. Chaque enjambée de Steppeur causait une douleur atroce. Il se tint bien droit. De cette façon, il avait l’impression de souffrir un tout petit peu moins. Par ailleurs, il ne voulait pas gâcher l’effet positif sur leur moral produit par les Tuatha’ans. Les autres se tenaient droits aussi en selle, même ceux qui, la veille, avaient le dos rond et se cramponnaient à leur pommeau. Et Ban et Dannil et le reste marchaient la tête haute. Il ne voulait pas être le premier à flancher.

Wil se mit à siffler « En revenant chez nous de la Brèche de Tarwin », et trois ou quatre se joignirent à lui. Au bout d’un moment, Ban commença à chanter d’une voix profonde et claire.

Mon foyer m’attend là-bas,

et la jeune fille que j’ai laissée.

De tout le trésor qui m’attend,

c’est ce que je veux trouver.

Son regard si joyeux et son sourire si doux,

ses embrassades si chaleureuses et sa cheville bien faite,

ses baisers brûlants, ah ! quelle fête.

S’il existe plus grand trésor, ce n ’est pas

dans ma pensée qu’il gît.

D’autres unirent leur voix à la sienne au deuxième vers, jusqu’à ce que tous chantent, même Ihvon. Et Faile. Pas Perrin, bien sûr ; on lui avait répété assez souvent que quand il chantait il avait une voix de grenouille que l’on écrase. Quelques-uns adaptèrent même leur marche au rythme de la musique.

Oh, j’ai vu la morne Brèche de Tarwin,

et la horde hurlante des Trollocs.

J’ai affronté de pied ferme l’attaque du Demi-Homme,

et j’ai marché sur la froide frontière de la mort.

Mais, séduisante jeune fille, elle m’attend,

Pour une danse et un baiser sous le pommier…

Perrin secoua la tête. La veille, ils avaient été prêts à courir se cacher. Aujourd’hui, ils chantaient une bataille livrée depuis si longtemps qu’elle n’avait laissé en souvenir que cette chanson dans les Deux Rivières. Peut-être devenaient-ils des guerriers. Ils le devraient, à moins qu’il ne réussisse à clore cette Porte des Voies.

On rencontrait à présent plus souvent des fermes, plus rapprochées, jusqu’à ce qu’ils se trouvent avancer sur un chemin de terre entre des champs bordés par des haies ou des murets bas en pierre brute. Des fermes abandonnées. Ici, personne ne se cramponnait à la terre.

Ils atteignirent la Vieille Route, qui venait du nord et de la Rivière Blanche, la Manetherendrelle, traversait la Tranchée-de-Deven jusqu’au Champ d’Emond, et enfin virent des moutons dans les pâturages, de grandes masses comme le rassemblement de troupeaux d’une douzaine de paysans, avec dix bergers là où naguère il n’y en aurait eu qu’un, et la moitié d’entre eux des adultes. Ces bergers armés d’arcs les regardaient qui passaient en chantant de toute la force de leurs poumons, ne sachant trop que penser.

Perrin ne sut pas trop que penser non plus à son premier aperçu du Champ d’Emond, et les autres garçons des Deux Rivières de même, d’après la façon dont leur chant s’altéra et se tut.

Les arbres, barrières et haies les plus proches du village avaient carrément disparu, rasés. Les maisons les plus à l’ouest du Champ d’Emond se dressaient naguère au milieu des arbres à la lisière du Bois de l’Ouest. Les chênes et les lauréoles entre les maisons étaient toujours là, mais maintenant l’orée de la forêt en était éloignée de cinq cents pas, à une longue portée d’arc, et des haches résonnaient, maniées par des hommes qui la repoussaient plus loin encore. Rangée après rangée de pieux montant jusqu’à la taille, enfoncés de biais dans le sol, entouraient le village un peu à l’écart des maisons et formaient une haie continue de pointes aiguës, excepté à l’endroit où passait la route. À intervalles derrière les pieux, des hommes se tenaient comme des sentinelles, certains portant des pièces de vieilles armures ou des chemises de cuir où étaient cousus des disques d’acier rouillé, d’aucuns coiffés de vieux casques d’acier bosselés, armés d’épieux à chasser le sanglier, ou de hallebardes dénichées dans des greniers, ou encore de serpes fixées au bout de longues perches. D’autres hommes et des gamins étaient postés avec des arcs sur quelques-uns des toits de chaume ; ils se redressèrent quand ils virent arriver Perrin et ses compagnons et lancèrent des appels à des gens qui se trouvaient en bas.

Le long de la route derrière les pieux, il y avait un dispositif en bois et épaisse corde retorse, avec à côté un tas de pierres plus grosses qu’une tête d’homme. Ihvon remarqua que Perrin l’examinait avec attention quand ils en approchèrent. « Catapulte, dit le Lige. Six, jusqu’à présent. Vos charpentiers ont su quoi faire une fois que Tomas et moi leur avons montré. Les pieux arrêteront un assaut des Trollocs ou des Blancs Manteaux, des uns ou des autres. » Du ton dont il discuterait la possibilité que de la pluie tombe encore.

« Je t’avais bien dit que ton village se préparait à se défendre. » Faile avait un accent de fierté ardente comme si c’était son propre village. « Un peuple dur pour une terre aussi douce. Ces gens pourraient presque être de la Saldaea. Moiraine disait toujours que le sang de Manetheren est encore fort par ici. »

Perrin ne put que secouer la tête.

Les rues à la chaussée en terre battue étaient presque assez peuplées pour passer pour les rues d’une ville, les espaces entre les maisons étaient remplis par des charrettes et des chariots, et par les portes ouvertes et les fenêtres sans leurs volets, il apercevait encore d’autres gens. La foule s’ouvrit devant Ihvon et les Aiels, et un bruissement de murmures les accompagna le long de la rue.

« C’est Perrin Les-Yeux-d’Or.

— Perrin Les-Yeux-d’Or.

— Perrin Les-Yeux-d’Or. »

Il aurait aimé qu’ils ne se conduisent pas de cette façon. Ces gens le connaissaient, certains d’entre eux. À quoi pensaient-ils donc ? Il y avait Neysa Ayellin au visage chevalin qui avait fessé son postérieur de dix ans cette fois où Mat l’avait persuadé de voler une de ses tourtes aux groseilles à maquereau. Et il y avait Cilia Cole aux joues roses et aux grands yeux, la première fille qu’il avait jamais embrassée et toujours plaisamment potelée, et Pel Aydaer, avec sa pipe et sa tête chauve, qui avait appris à Perrin à attraper les truites à la main, et Daise Congar elle-même, une grande femme, large en proportion, qui donnait à Alsbet Luhhan l’air d’être douce, accompagnée de son mari Wit, un homme maigre éclipsé comme d’habitude par son épouse. Et tous le dévisageaient et chuchotaient au£ personnes venues d’ailleurs, qui ne savaient peut-être pas qui il était. Quand le vieux Cenn Buie hissa sur son épaule un petit garçon en désignant Perrin du doigt et en parlant avec enthousiasme au gamin, Perrin poussa un gémissement. Ils étaient tous devenus fous.

Les habitants du village suivaient Perrin et ses compagnons, les entouraient, dans un défilé qu’accompagnait une houle de murmures. Des poules couraient dans tous les sens sous les pieds des gens. Des veaux en pleurs et des porcs qui criaient dans des appentis derrière les maisons rivalisaient avec le bruit des humains. Des moutons avaient envahi le Pré Communal et des. vaches à robe tachetée noire et blanche broutaient l’herbe en compagnie de troupeaux d’oie, grises et blanches.

Et au milieu du Pré Communal se dressait un grand mât, la bannière blanche bordée de rouge à son sommet ondulait paresseusement, exposant une tête de loup rouge. Il regarda Faile, mais elle fit un signe négatif, aussi surprise que lui.

« Un symbole. »

Perrin n’avait pas entendu Vérine approcher, mais maintenant il captait des murmures étouffés de « Aes Sedai » errant autour d’elle. Ihvon n’avait pas l’air étonné. Les gens contemplaient Vérine avec des yeux pleins de révérence.

« Les gens ont besoin de symboles, reprit Vérine en posant une main sur l’épaule de Steppeur. Quand Alanna a raconté à quelques-uns des villageois quelle peur les Trollocs avaient des loups, tout le monde a paru d’accord que cette bannière était une idée fantastique. Pas vous, Perrin ? » Y avait-il de la sécheresse dans sa voix à présent ? Ses yeux noirs levés vers lui évoquaient des yeux d’oiseau. Un oiseau guettant un ver de terre ?

« Je me demande ce qu’en pensera la Reine Morgase, commenta Faile. Par ici, c’est une partie de l’Andor. Les reines sont rarement enchantées que des bannières étrangères soient arborées dans leurs royaumes.

— Ce ne sont que des traits sur une carte », lui dit Perrin. C’était bon de rester immobile ; les élancements provoqués par la tête de flèche semblaient s’être un peu calmés. « J’ignorais totalement que nous étions censés être une région de l’Andor jusqu’à ce que j’aille à Caemlyn. Je doute qu’il y ait beaucoup de gens ici qui le savent.

— Les souverains ont tendance à croire les cartes, Perrin. » Il n’y avait pas de doute à avoir sur la sécheresse du ton de Faile. « Quand j’étais enfant, des parties de la Saldaea n’avaient pas vu un percepteur d’impôts depuis cinq générations. Une fois que mon père a pu détourner pendant un moment son attention de la Dévastation, Tenobia s’est assurée qu’ils connaissaient qui était leur reine.

— Ici, c’est les Deux Rivières, répliqua-t-il avec un large sourire, pas la Saldaea. » Ils avaient l’air rudement féroces, là-haut dans la Saldaea. Tandis qu’il se retournait vers Vérine, le sourire laissa la place à une expression préoccupée. « Je pensais que vous… dissimuliez… qui vous étiez. » Il ne pouvait pas dire ce qui était le plus inquiétant ; des Aes Sedai là en secret ou des Aes Sedai au grand jour.

La main de l’Aes Sedai s’immobilisa en l’air juste au-dessus de la flèche brisée saillant de son côté. Quelque chose picota autour de la blessure. « Oh, ce n’est pas bon, murmura-t-elle. Coincée dans la côte et de l’infection en dépit de ce cataplasme. Ceci requiert l’assistance d’Alanna, à mon avis. » Elle cligna des paupières et retira sa main ; le picotement disparut aussi. « Quoi donc ? Dissimuler ? Oh ! Après ce qui s’est mis en branle ici à présent, nous pouvions difficilement demeurer cachées. Je suppose que nous aurions pu… nous en aller. Vous n’auriez pas voulu cela, n’est-ce pas ? » De nouveau il y eut ce regard d’oiseau, perçant, méditatif.

Il hésita et finalement soupira. « Je suppose que non.

— Oh, c’est agréable à entendre, dit-elle avec un sourire.

— Pourquoi êtes-vous venue ici, en réalité, Vérine ? »

Elle n’eut pas l’air de l’entendre. Ou ne le voulut pas. « À présent, il nous faut nous occuper de cette chose en vous. Et ces autres garçons ont besoin aussi d’être soignés. Alanna et moi, nous nous occuperons de ce qu’il y a de plus grave, mais… »

Ses compagnons étaient aussi stupéfaits que lui par ce qu’ils avaient trouvé ici. Ban se grattait la tête en contemplant la bannière, et quelques-uns se contentaient de regarder autour d’eux avec étonnement. Toutefois, le plus grand nombre fixaient leur attention sur Vérine, inquiets et les yeux écarquillés ; ils avaient sûrement entendu les « Aes Sedai » murmurés. Perrin lui-même n’échappait pas entièrement à ces regards, il s’en rendit compte, lui qui parlait à une Aes Sedai comme si elle était n’importe quelle femme du village.

Vérine leur rendit examen pour examen, puis soudain, sans paraître jeter un coup d’œil, elle tendit la main derrière elle pour empoigner parmi les assistants une fillette d’environ dix ou douze ans. Laquelle, ses longs cheveux retenus par des rubans bleus, se figea sous le coup de l’émotion. « Tu connais Daise Congar, petite ? demanda Vérine. Eh bien, va lui dire qu’il y a des blessés qui ont besoin des herbes d’une Sagesse. Et dis-lui de se dépêcher. Dis-lui que je ne tolérerai pas ses grands airs. Tu as compris ? File. »

Perrin ne reconnut pas la fillette, mais visiblement elle connaissait Daise, parce qu’elle tressaillit en écoutant le message. Après un instant de réflexion – où elle mit en balance Daise Congar contre une Aes Sedai – la fillette prit ses jambes à son cou et disparut dans la foule.

« Et Alanna s’occupera de vous », conclut Vérine en levant de nouveau vers lui un regard scrutateur.

Il aurait aimé que cette phrase de Vérine ne donne pas l’impression d’avoir un double sens.

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