21 Au cœur du cœur

L’aristocratie du Tear emplissait la vaste salle voûtée aux énormes colonnes de grès rouge poli, épaisses de dix pieds, qui s’élevaient vers des hauteurs perdues dans l’obscurité au-dessus des lampes dorées suspendues à des chaînes également dorées. Les Puissants Seigneurs et Puissantes Dames formaient un cercle épais qui laissait un rond désert sous la voûte majestueuse, au centre de la salle, les seigneurs de plus petite noblesse alignés derrière eux, rangée après rangée disparaissant dans la forêt des colonnes, tous revêtus de leurs plus beaux velours, soies et dentelles, larges manches, fraise à l’encolure et chapeaux pointus, tous murmurant avec anxiété de sorte que le dôme là-haut répercutait des bruissements d’oies inquiètes. Seuls les Puissants Seigneurs avaient été jusqu’ici convoqués dans ce lieu, appelé le Cœur de la Pierre, et ils ne s’y présentaient que quatre fois par an, à la double réquisition de la loi et de la coutume, ils venaient maintenant, tous ceux qui n’étaient pas quelque part ailleurs dans le pays, sur l’ordre de leur nouveau suzerain, le faiseur de loi et destructeur de coutume.

Ces gens en foule pressée s’écartèrent devant Moiraine dès qu’ils virent qui elle était, si bien qu’elle et Egwene avançaient dans un petit espace libre. L’absence de Lan irritait Moiraine. Cela ne ressemblait pas à Lan de disparaître quand elle risquait d’avoir besoin de lui ; son habitude était ordinairement de veiller sur elle comme si elle n’était pas en mesure de se défendre elle-même sans un protecteur. N’aurait-elle pas été capable de sentir le lien qui les unissait et n’aurait-elle pas su qu’il ne pouvait se trouver très loin de la Pierre elle se serait tourmentée.

Il luttait contre les fils que Nynaeve nouait autour de lui avec la ténacité qu’il avait déployée quand il combattait les Trollocs dans la Grande Dévastation mais, il aurait beau le nier, cette jeune femme l’avait attachée à elle aussi solidement qu’elle-même le tenait sous sa coupe, encore que par d’autres moyens. Autant pour lui vouloir rompre à mains nues une lame d’acier que ces liens-là. Elle n’était pas jalouse, à proprement parler, mais Lan avait été son bras armé d’une épée, son bouclier et compagnon depuis trop d’années pour qu’elle y renonce d’un cœur léger. Sur ce plan-là, j’ai fait ce qui devait être fait. Elle l’aura si je meurs et pas avant. Où est-il ? Que fait-il ?

Une femme en robe rouge et manchettes de dentelle, une Dame du Pays au visage chevalin appelée Leitha, rassembla ses jupes contre elle d’un mouvement un peu trop appuyé et Moiraine la regarda. Simplement la regarda sans ralentir le pas, mais cette femme frémit et baissa les yeux. Moiraine hocha la tête pour elle-même. Elle admettait que ces gens détestent les Aes Sedai, mais elle ne tolérait pas l’insolence déclarée couronnant des affronts voilés. Du reste, les autres reculèrent encore d’un pas après avoir vu Leitha obligée de baisser pavillon.

« Es-tu certaine qu’il n’a parlé de rien de ce qu’il compte annoncer ? » questionna-t-elle à voix basse. Dans ce brouhaha, personne à trois pas de là n’aurait pu percevoir un mot. Les gens de Tear gardaient à présent cette distance. Moiraine n’aimait pas que l’on surprenne ce qu’elle disait.

« De rien », répondit Egwene aussi bas. D’un ton dénotant la même irritation que ressentait Moiraine.

« Il y a eu des rumeurs.

— Des rumeurs ? Quelle sorte de rumeurs ? »

La jeune fille n’était pas très habile à maîtriser son expression et sa voix ; visiblement, elle n’avait pas entendu raconter ce qui se passait dans les Deux Rivières. Parier que Rand n’était pas au courant non plus, pourtant, ce serait pousser son cheval à sauter une barrière de dix pieds de haut. « Tu devrais l’inciter à se confier à toi. Il a besoin d’une oreille attentive. Cela l’aiderait, de pouvoir discuter de ses ennuis avec quelqu’un en qui il a confiance. » Egwene la regarda du coin de l’œil. Elle devenait trop sophistiquée pour des méthodes de cette simplicité. N’empêche, Moiraine avait dit la pure vérité – ce garçon avait besoin de quelqu’un qui l’écoute et en l’écoutant allège ses soucis – et cela pouvait marcher.

« Il ne se confiera à personne, Moiraine. Il cache ses peines et espère réussir à les maîtriser avant que l’on s’en aperçoive. » Le visage d’Egwene refléta brièvement de la colère. « Cette espèce d’idiot têtu comme un mulet ! »

Moiraine éprouva une sympathie passagère. Il ne fallait pas s’attendre à ce que la jeune fille accepte de gaieté de cœur que Rand se promène bras dessus bras dessous avec Élayne, s’embrassant dans les coins où ils ne se croyaient pas vus. Et Egwene n’en savait pas encore la moitié. Cette commisération ne dura pas. Il y avait trop de choses importantes à régler pour que cette petite se ronge à propos de ce qu’elle ne pouvait pas avoir de toute façon.

Élayne et Nynaeve devaient avoir embarqué sur le rakeur à présent, elle en était débarrassée. Leur voyage lui apprendrait par la suite si ses soupçons à propos des Pourvoyeuses-de-Vent étaient fondés. Toutefois, la question était secondaire. Au pire, les deux avaient assez d’or pour acheter un bateau et engager un équipage – ce qui risquait d’être nécessaire, étant donné ce qui se disait de Tanchico – et assez d’or leur resterait pour les pots-de-vin si souvent nécessaires avec les fonctionnaires du Tarabon. La chambre de Thom Merrilin était vide, et ses informateurs avaient rapporté qu’il parlait entre ses dents de Tanchico en quittant la Pierre ; il veillerait à ce qu’elles aient un bon équipage et s’adressent aux fonctionnaires qui leur seraient utiles. Le prétendu complot pour assister Mazrim Taim était de beaucoup le plus vraisemblable, mais ses messages à l’Amyrlin y couperaient court. Les deux jeunes filles étaient de taille à venir à bout de l’éventualité beaucoup moins probable d’un mystérieux danger caché dans Tanchico, et leur départ lui laissait les mains libres et les éloignait de Rand. Elle regrettait seulement qu’Egwene ait refusé de les accompagner. Tar Valon aurait mieux valu pour toutes les trois, mais Tanchico faisait l’affaire.

« À propos d’idiotie, as-tu l’intention de poursuivre ce projet d’aller dans le Désert ?

— Oui », répliqua la jeune fille d’un ton ferme. Elle avait besoin de revenir à la Tour pour apprendre à exercer sa force. À quoi pensait Siuan ? Elle me débitera probablement une de ces maximes à propos de barques et de poissons quand je pourrai la questionner.

Du moins Egwene serait-elle aussi hors de son chemin et la jeune Aielle veillerait sur elle. Les Sagettes étaient peut-être effectivement en mesure de lui enseigner quelque chose sur l’Art de Rêver. Cette lettre des Sagettes était absolument stupéfiante, non pas qu’elle puisse se permettre d’en admettre la majeure partie. Le voyage d’Egwene dans le Désert avait finalement des chances d’être utile.

La dernière ligne des nobles de Tear s’écarta, ménageant un petit creux, et elle et Egwene se trouvèrent face à l’espace libre sous le vaste dôme. Le malaise des nobles était encore plus évident ici ; bon nombre examinaient leurs pieds comme des enfants boudeurs et d’autres ne contemplaient rien, regardant n’importe quoi sauf l’endroit où ils étaient. C’était ici que Callandor avait été conservée avant que Rand la prenne. Ici sous cette voûte, touchée par aucune main pendant plus de trois mille ans, intouchable par d’autre main que celle du Dragon Réincarné. Les gens de Tear n’aimaient pas admettre que le Cœur de la Pierre existait.

« Pauvre femme », murmura Egwene.

Moiraine suivit le regard de la jeune fille. La Puissante Dame Alteima, déjà en robe, fraise et bonnet d’un blanc chatoyant comme les veuves du Tear bien que son mari n’eût pas encore rendu son dernier souffle, était peut-être la plus maîtresse d’elle-même de tous les assistants. C’était une femme mince, ravissante, rendue d’autant plus séduisante par son petit sourire triste, avec de grands yeux marron et de longs cheveux noirs tombant jusqu’au milieu du buste. Une grande femme, bien que Moiraine reconnût qu’elle tendait à en juger d’après sa propre taille, et avec une poitrine un peu forte. Les Cairhienins n’étaient pas grands et elle avait été considérée comme petite même par rapport à eux.

« Oui, une pauvre femme », dit-elle, mais elle n’y mettait pas de compassion. C’était plaisant de voir qu’Egwene n’était pas encore devenue assez sophistiquée pour voir tout le temps au-delà des apparences. Cette enfant était déjà bien moins malléable qu’elle n’aurait dû l’être avant des années. Elle avait besoin d’être formée avant d’être endurcie.

Thom avait fait preuve d’inattention à l’égard d’Alteima. Ou peut-être avait-il volontairement fermé les yeux ; il semblait avoir une étrange répugnance à agir contre des femmes. La Puissante Dame Alteima était beaucoup plus dangereuse que son mari ou son amant, qu’elle avait manipulés tous les deux sans que l’un ou l’autre s’en aperçoive. Peut-être plus dangereuse que quiconque dans Tear, homme ou femme. Elle en trouverait bien assez tôt d’autres à utiliser. C’était le style d’Alteima de rester à l’arrière-plan et de tirer les fils. Il allait falloir s’occuper d’elle.

Moiraine promena un regard inquisiteur le long des rangées des Puissants Seigneurs et Puissantes Dames jusqu’à ce qu’elle découvre Estanda en brocart de soie jaune avec une large fraise en dentelle ivoire et un minuscule bonnet assorti. Une certaine sévérité déparait la beauté de son visage et les coups d’œil qu’elle jetait de temps en temps à Alteima étaient durs comme fer. Entre ces deux-là, les sentiments allaient au-delà de la simple rivalité ; auraient-elles été des hommes, l’une aurait versé le sang de l’autre en duel depuis des années. Si cet antagonisme pouvait être avivé, Alteima serait trop occupée pour créer des ennuis à Rand.

Pendant un instant, elle regretta de s’être arrangée pour que Thom parte. Perdre son temps avec ce genre d’affaires insignifiantes ne lui plaisait guère. Seulement il avait trop d’influence sur Rand ; le garçon devait se reposer sur ses conseils à elle. Les siens et uniquement les siens. La Lumière savait qu’il était déjà assez difficile sans intervention quelconque. Thom avait mis le garçon à diriger le Tear alors qu’il avait besoin de passer à de plus grandes entreprises. Mais voilà qui était terminé pour le moment. Le problème de mater Thom Merrilin pourrait être traité plus tard. Le dilemme à présent, c’était Rand. Qu’avait-il l’intention d’annoncer ?

« Où est-il ? Il a appris le premier talent des rois, semble-t-il. Faire attendre les gens. »

Elle ne se rendit compte d’avoir parlé à haute voix que lorsqu’Egwene lui adressa un coup d’œil surpris. Elle effaça aussitôt de ses traits toute expression d’irritation. Rand finirait par venir et elle apprendrait ce qu’il avait en tête. L’apprendrait en même temps que les autres. Elle faillit grincer des dents. Cette espèce de fol gamin aveugle qui courait à corps perdu dans la nuit sans se soucier qu’il risquait d’arriver au bord de falaises, sans penser qu’il risquait de basculer dans le vide et d’entraîner le monde avec lui. Si seulement elle parvenait à l’empêcher de se précipiter à la rescousse de son village. Il le voudrait mais ne pouvait se le permettre maintenant. Peut-être ne savait-il rien ; c’était à espérer.

Mat était en face d’elles, pas coiffé et se tenant de façon négligée les mains dans les poches de sa tunique verte au col montant. Elle était à moitié déboutonnée, comme d’habitude, et ses bottes étaient éraflées, en contraste frappant avec l’élégance recherchée de ceux qui l’entouraient. Il changea nerveusement d’appui sur ses jambes quand il vit Moiraine le regarder, puis arbora un de ses sourires provocants frisant l’insolence. Du moins était-il là sous ses yeux. Mat Cauthon était un jeune homme épuisant à suivre à la trace, car il évitait ses espions avec aisance ; il ne donnait jamais aucun signe qu’il décelait leur présence, mais ses « yeux-et-oreilles » déclaraient qu’il s’éclipsait chaque fois qu’ils se rapprochaient trop.

« Je pense qu’il dort tout habillé, dit Egwene d’un ton réprobateur. Exprès. Je me demande où est Perrin. » Elle se dressa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus les têtes de l’assemblée. « Je ne l’aperçois pas. »

Fronçant les sourcils, Moiraine examina la foule, non pas qu’elle arrivât à distinguer grand-chose au-delà du premier rang. Lan pouvait être aussi bien de retour au milieu des colonnes. Elle se refusait toutefois à tendre le cou ou à se hausser d’un bond comme un enfant anxieux. Lan aurait droit à une semonce qu’il n’oublierait pas de sitôt quand elle le retrouverait. Avec Nynaeve le tirant d’un côté et les Ta’veren – Rand, au moins – le tirant d’un autre, elle se demandait parfois jusqu’à quel point tenait leur lien. Enfin, le temps qu’il passait avec Rand était utile ; cela lui fournissait un autre fil reliant le jeune homme à elle.

« Peut-être qu’il est avec Faile, reprit Egwene. Il ne s’enfuirait pas, Moiraine. Perrin possède un grand sens du devoir. » Presque aussi fort que celui d’un Lige, Moiraine le savait, c’est pourquoi elle ne chargeait pas d’yeux-et-oreilles de le surveiller comme elle le tentait pour Mat. « Faile s’est efforcée de l’inciter à partir, mon petit. » Il était très probablement avec elle ; il l’était d’habitude. « N’aie pas l’air si surprise. Ils parlent – et discutent – souvent à des endroits où l’on peut entendre ce qu’ils disent.

— Je ne suis pas surprise que vous soyez au courant, répliqua sèchement Egwene, je le suis seulement que Faile essaie de le dissuader de faire ce qu’il sait qu’il a à faire.

— Peut-être n’en est-elle pas aussi convaincue que lui. » Moiraine ne l’avait pas cru elle-même, au début, elle ne s’en était pas rendu compte. Trois Ta’veren, tous du même âge, venant du même village ; elle devait être aveugle pour n’avoir pas compris qu’existait fatalement un lien entre eux. Cette découverte avait rendu tout beaucoup plus compliqué. Comme de vouloir jongler d’une seule main et les yeux bandés avec trois balles colorées de Thom ; elle avait vu Thom exécuter ce numéro, mais elle n’avait aucune envie de s’y essayer. Il n’y avait pas d’indication sur la façon dont ils étaient reliés ou sur le rôle qu’ils étaient censés assumer ; les Prophéties ne mentionnaient jamais de compagnons.

« Je la trouve sympathique, reprit Egwene. Elle est bien pour lui, juste ce qu’il lui faut. Et elle éprouve une profonde affection à son égard.

— Oui, je le suppose. » Si Faile commençait à jeter trop de bâtons dans les roues, Moiraine serait obligée d’avoir un entretien avec elle à propos des secrets qu’elle avait cachés à Perrin. Ou elle en chargerait un de ses yeux-et-oreilles. Cela la remettrait au pas.

« Vous le dites comme si vous ne le croyiez pas. Ils s’aiment, Moiraine. Ne vous en apercevez-vous pas ? Ne pouvez-vous même pas reconnaître un sentiment humain quand vous en voyez un ? »

Moiraine lui asséna un regard dur, un qui lui cloua le bec de façon fort satisfaisante. Cette petite en savait si peu et s’imaginait en savoir tellement. Moiraine s’apprêtait à le lui signifier en termes cinglants lorsque des « ha » étouffés, des « ha » de saisissement et même de peur, montèrent de la masse des gens de Tear.

Cette foule s’écarta précipitamment, avec plus que de l’empressement, ceux de devant forçant impitoyablement ceux qui étaient derrière à reculer plus encore, ménageant un large passage jusqu’à l’espace dégagé sous la voûte. Rand s’avança à grands pas dans ce couloir, les yeux fixés droit devant lui, impérieux, en tunique rouge brodée de volutes d’or s’enroulant sur ses manches, tenant Callandor nichée dans son bras droit comme un sceptre. Pourtant ce n’est pas seulement à cause de lui que les gens de Tear laissaient la voie libre. À la suite de Rand venaient peut-être cent Aiels, lances et arcs avec flèche encochée, la shoufa drapée autour de leur tête, leur voile noir masquant tout sauf les yeux. Moiraine pensa identifier Rhuarc en première place, juste derrière Rand, mais seulement à cause de sa démarche. Visiblement, quoi que soit ce qu’il voulait annoncer, Rand avait l’intention de réprimer toute résistance avant qu’elle ait une chance de s’organiser.

Les Aiels s’arrêtèrent, mais Rand continua jusqu’à être en plein sous le centre du dôme, puis il parcourut l’assemblée du regard. Il parut surpris, et peut-être bouleversé, à la vue d’Egwene, mais il adressa à Moiraine un sourire qui l’exaspéra et à Mat un sourire qui leur donna à eux deux un air de gamins quand Mat le lui rendit. Les gens de Tear étaient blêmes, ne sachant pas qui regarder, de Rand et Callandor ou des Aiels voilés ; les uns et les autres pouvaient semer la mort dans leurs rangs.

« Le Puissant Seigneur Sunamon, dit soudain Rand d’une voix forte qui fit sursauter ce replet personnage, m’a garanti un traité avec Mayene suivant strictement les directives que je lui ai données. Il a garanti cela avec sa vie. » Il rit comme s’il avait plaisanté et la plupart des nobles rirent avec lui. Pas Sunamon, qui avait nettement l’air malade. « S’il échoue, annonça Rand, il a accepté d’être pendu et ce service lui sera rendu. » Les rires s’arrêtèrent. Le visage de Sunamon se colora d’une nuance verdâtre maladive. Egwene jeta un coup d’œil inquiet à Moiraine ; elle agrippait sa robe à deux mains. Moiraine se contentait d’attendre ; il n’avait pas convoqué tous les nobles de quatre lieues à la ronde pour leur parler d’un traité ou menacer un gros imbécile. Elle força ses mains à lâcher sa propre jupe.

Rand tourna sur lui-même, en cercle, examinant les visages qu’il voyait. « Grâce à ce traité, des navires seront bientôt disponibles pour transporter vers l’ouest les céréales du Tear, et trouver de nouveaux marchés. » Ce qui suscita quelques murmures approbateurs, vite étouffés. « Mais ce n’est pas tout. Les armées de Tear vont se mettre en marche. »

Une acclamation fusa, un tumulte de cris répercutés par la voûte. Les hommes sautaient comme des cabris, même les Puissants Seigneurs, brandissaient les poings au-dessus de leur tête et lançaient en l’air leurs chapeaux pointus en velours. Les femmes, souriant avec autant de transports de joie que les hommes, déposaient des baisers sur la joue des hommes qui allaient partir pour la guerre et, feignant d’être sur le point de s’évanouir, elles respiraient délicatement les petits flacons en porcelaine contenant des sels dont aucune Noble Dame de Tear ne se séparait. « Illian tombera ! » cria quelqu’un et des centaines de voix reprirent son cri dans un bruit de tonnerre. « Illian tombera ! Illian tombera ! Illian tombera ! »

Moiraine vit les lèvres d’Egwene remuer, ses mots étouffés par les clameurs de jubilation. Elle put les lire, ces mots, toutefois : « Non, Rand. Je t’en prie, non. Je t’en prie. » En face de Rand, Mat, le visage rembruni, gardait un silence réprobateur. Eux et elle étaient les seuls à ne pas se réjouir, en dehors des Aiels comme toujours sur leurs gardes et Rand lui-même. Le sourire de Rand avait un pli de dédain et ne se reflétait pas dans ses yeux. De la transpiration venait de perler sur son visage. Elle croisa son regard sardónique et attendit. Il en avait encore à dire et qui ne serait pas, elle le subodorait, à son goût.

Rand leva la main gauche. Le calme se rétablit, ceux de devant incitant anxieusement ceux de derrière à se taire. Il attendit le silence total. « Les armées se dirigeront au nord dans le Cairhien. Le Puissant Seigneur Meilan en prendra le commandement et, sous ses ordres, les Puissants Seigneurs Gueyam, Aracome, Heame, Maraconn et Simaan. Les armées seront généreusement financées par le Puissant Seigneur Torean, le plus riche d’entre vous, qui accompagnera les armées pour veiller à ce que son argent soit dépensé à bon escient. »

Un silence de mort accueillit cette déclaration. Personne ne broncha, encore que Torean au visage sans beauté parût avoir du mal à se tenir debout.

Moiraine dut s’incliner mentalement devant Rand pour ses choix. Expédier ces sept-là hors de Tear vidait adroitement de leur substance les sept complots les plus dangereux contre lui, et aucun de ces hommes ne se fiait suffisamment aux autres pour combiner un complot avec eux. Thom Merrilin lui avait donné de bons conseils ; manifestement, ses espions à elle n’avaient pas repéré quelques-uns des billets qu’il avait fait glisser dans les poches de Rand. Mais le reste ? C’était de la folie. Il ne pouvait pas avoir obtenu pareille réponse de l’autre côté de ce ter’angreal. Impossible, voyons.

De toute évidence, Meilan partageait son avis, encore que pas pour les mêmes raisons. Il s’avança d’un pas hésitant, cet homme maigre et dur mais tellement apeuré qu’on apercevait le blanc de ses yeux formant un cercle complet. « Mon Seigneur Dragon… » Il s’interrompit, avala sa salive et recommença d’une voix légèrement plus forte. « Mon Seigneur Dragon, intervenir dans une guerre civile équivaut à s’engager dans une fondrière. Une douzaine de factions se disputent le Trône du Soleil, avec autant d’alliances se modifiant constamment, chacune rompue du jour au lendemain. De plus, des bandits infestent le Cairhien comme des puces sur un sanglier. Des paysans affamés ont dépouillé complètement le pays. J’ai appris par des sources fiables qu’ils mangent de l’écorce et des feuilles. Mon Seigneur Dragon, « un bourbier » commencerait à peine à décrire… »

Rand lui coupa la parole. « Vous ne voulez pas étendre la souveraineté du Tear jusqu’à la Dague-du-Meurtrier-des-Siens, Meilan ? C’est très bien. Je sais qui j’ai l’intention de mettre sur le Trône du Soleil.

Vous ne partez pas pour conquérir, Meilan, vous partez pour restaurer l’ordre, et la paix. Et pour nourrir ceux qui ont faim. Il y a dans les entrepôts plus de blé que le Tear ne peut en vendre et les fermiers en récolteront encore autant cette année, à moins que vous ne me désobéissiez. Des chariots le transporteront au nord à la suite des armées et ces paysans… Ces paysans ne seront plus réduits à manger de l’écorce, mon Seigneur Meilan. » Le grand Puissant Seigneur ouvrit de nouveau la bouche et Rand dans un grand geste circulaire abaissa Callandor dont il planta la pointe de cristal devant lui. « Vous avez une question, Meilan ? » Secouant la tête, Meilan recula dans la foule comme s’il essayait de se cacher.

« Je savais bien qu’il ne déclencherait pas une guerre, dit Egwene avec passion. Je le savais.

— Tu crois qu’il y aura moins de tueries avec cette solution ? » murmura Moiraine entre ses dents. Quel but visait le garçon ? Du moins ne s’enfuyait-il pas pour courir au secours de son village pendant que les Réprouvés s’emparaient du reste du monde. « Les cadavres s’entasseront aussi haut, mon petit. Tu ne verras pas la différence entre ceci et une guerre. »

Attaquer Illian et Sammael lui aurait permis de gagner du temps même si cela aboutissait à une impasse. Du temps pour apprendre son pouvoir et peut-être abattre un de ses plus puissants ennemis, pour intimider les autres. Que gagnait-il avec ceci ? La paix pour la terre natale de Moiraine, de la nourriture pour les Cairhienins affamés ; en d’autres circonstances, elle aurait applaudi. C’était un acte d’humanité louable – et complètement stupide à présent. Du sang versé inutilement au lieu d’affronter un ennemi qui chercherait à le tuer à la première occasion. Pourquoi ? Lanfear. Que lui avait dit Lanfear ? Qu’avait-elle fait ? Les éventualités glacèrent le cœur de Moiraine. Désormais Rand nécessiterait une surveillance plus étroite que jamais. Elle ne le laisserait pas se tourner vers l’Ombre.

« Ah, oui, reprit Rand comme s’il venait de se rappeler quelque chose. Les soldats ne savent guère comment nourrir des gens qui souffrent de la faim, n’est-ce pas ? Pour cela, je pense qu’il faut un cœur de femme plein de bonté. Ma Dame Alteima, je regrette de vous déranger dans votre chagrin, mais voulez-vous entreprendre de surveiller la distribution des vivres ? Vous aurez une nation à nourrir. »

Et de la puissance à gagner ; songea Moiraine. C’était sa première erreur. Sans compter choisir le Cairhien de préférence à l’Illian, bien sûr. Alteima reviendrait certainement à Tear sur un pied d’égalité avec Meilan et Gueyam, prête à de nouveaux complots. Elle aurait fait assassiner Rand avant, s’il n’y prenait garde. Peut-être un accident pouvait-il être arrangé dans le Cairhien.

Alteima s’inclina dans une révérence gracieuse, déployant son ample jupe blanche, montrant à peine un peu de sa surprise. « Comme le commande mon Seigneur Dragon, ainsi obéirai-je. Ce me sera un plaisir infini de servir le Seigneur Dragon.

— J’en étais sûr, répliqua Rand d’un ton mi-figue mi-raisin. Si grande que soit votre affection pour votre mari, vous ne voudrez pas qu’il vous accompagne au Cairhien. Les conditions y seront dures pour un malade. J’ai pris la liberté de le faire transporter dans les appartements de la Puissance Dame Estanda. Elle s’occupera de lui pendant votre absence et l’enverra vous rejoindre au Cairhien quand il sera rétabli. » Estanda sourit, d’un mince sourire de triomphe. Les yeux d’Alteima se révulsèrent et elle s’effondra sur elle-même.

Moiraine secoua légèrement la tête. Il était vraiment plus dur que naguère. Plus dangereux. Egwene esquissa un mouvement pour se diriger vers la femme tombée à terre, mais Moiraine posa la main sur son bras. « Je pense qu’elle a simplement succombé à l’émotion. Je peux le reconnaître, vois-tu. Les dames s’occupent d’elle. » Plusieurs d’entre elles s’étaient rassemblées autour d’Alteima, lui tapotant les poignets et lui passant des sels sous le nez. Elle toussa et ouvrit les yeux – et parut prête à s’évanouir de nouveau en apercevant Estanda debout à côté d’elle.

« Rand vient de faire quelque chose de très astucieux, je pense, commenta Egwene d’une voix blanche. Et de très cruel. Il est en droit d’avoir honte de lui. »

Rand en avait d’ailleurs l’air, fixant les dalles sous ses bottes avec une grimace. Peut-être n’était-il pas aussi endurci qu’il s’efforçait de l’être.

« Toutefois pas immérité », observa Moiraine. C’était prometteur de la part de cette jeune fille, qu’elle ait saisi ce qu’elle ne comprenait pas, mais elle avait encore besoin d’apprendre à contrôler ses émotions, à discerner ce qui devait être fait aussi bien qu’elle discernait ce qu’elle désirait qui puisse l’être. « Espérons qu’il en a fini pour aujourd’hui de se montrer astucieux. »

Très peu dans la grande salle avaient pris conscience nettement de ce qui s’était passé, ils avaient remarqué seulement que l’évanouissement d’Alteima avait ému le Seigneur Dragon. Quelques-uns au fond entonnèrent le slogan « Le Cairhien sera vaincu », mais ce cri de guerre ne fut pas repris.

« Avec vous pour nous conduire, mon Seigneur Dragon, nous allons conquérir le monde ! » s’exclama un jeune homme au visage bosselé qui soutenait à demi Torean. Estean, le fils aîné de Torean ; la ressemblance dans ce visage grumeleux était nette, bien que le père fût encore en train de marmonner.

Redressant brusquement la tête, Rand parut surpris. Ou peut-être mécontent. « Je ne serai pas avec vous. Je… vais partir pour quelque temps. » Ce qui provoqua immanquablement encore un silence. Tous les yeux étaient tournés vers lui, mais son attention se concentrait sur Callandor. La foule eut un mouvement de recul quand il dressa la lame de cristal devant sa figure. Des gouttes de sueur ruisselaient sur son visage, beaucoup plus abondantes qu’auparavant. « La Pierre a gardé Callandor avant mon arrivée. La Pierre la gardera de nouveau jusqu’à mon retour. »

Soudain l’épée transparente flamboya dans ses mains. Il en brandit la garde au maximum de sa hauteur puis la plongea. Dans le sol de pierre. Un éclair jaillit en arc vers le dôme. La pierre gronda sourdement et la forteresse s’ébranla, dansant, se dérobant sous les pieds des gens qui hurlaient.

Moiraine repoussa Egwene qui était tombée sur elle alors que des ondes de choc se propageaient encore à travers la salle – et se redressa tant bien que mal. Qu’avait-il donc fait ? Et pourquoi ? Il s’en allait ? C’était le pire de ses cauchemars.

Les Aiels s’étaient déjà relevés. Tous les autres gisaient à plat, étourdis, ou ramassés sur eux-mêmes à quatre pattes. Sauf Rand. Il avait un genou en terre, ses deux mains tenant la poignée de Callandor, dont la lame était enfoncée jusqu’à moitié dans les dalles. L’épée était redevenue du cristal transparent. La sueur luisait sur le visage de Rand. Il desserra ses mains un doigt après l’autre, les tint arrondies en coupe autour de la garde mais sans y toucher. Pendant un instant, Moiraine crut qu’il allait de nouveau l’empoigner, mais à la place il se força à se remettre debout. Il eut à se forcer, elle en était certaine.

« Regardez ceci pendant que je serai absent. » Sa voix était plus légère, ressemblait plus à ce qu’elle était quand Moiraine l’avait découvert la première fois dans son village, mais pas moins assurée ou ferme que quelques instants auparavant. « Regardez-la et souvenez-vous de moi. Rappelez-vous que je reviendrai la chercher. Si quiconque veut prendre ma place, il lui suffira de la retirer de là. » Il agita le doigt avec un sourire presque espiègle. « Mais n’oubliez pas le prix de l’échec. »

Pivotant sur ses talons, il sortit de la salle à grands pas, les Aiels se rangeant à sa suite derrière lui.

Contemplant l’épée sortant du sol du Cœur, les nobles de Tear se mirent plus lentement debout. La plupart paraissaient avoir envie de s’enfuir à toutes jambes, mais d’être trop effrayés pour s’y décider.

« Cet homme ! grommela Egwene en époussetant sa robe de lin vert. Est-il fou ? » Elle plaqua sa main sur sa bouche. « Oh, Moiraine, il ne l’est pas, n’est-ce pas ? L’est-il ? Pas déjà.

— La Lumière veuille que non », murmura Moiraine. Pas plus que les nobles de Tear, elle ne pouvait détacher ses yeux de l’épée. Que la Lumière emporte le garçon. Pourquoi ne pouvait-il être resté le jeune homme docile qu’elle avait trouvé au Champ d’Emond ? Par un effort de volonté, elle partit pour rejoindre Rand. « Mais je vais m’en assurer. »

Courant presque, elles rattrapèrent rapidement le cortège dans un vaste couloir tendu de tapisseries. Les Aiels, voiles pendant librement à présent mais faciles à remettre en place si nécessaire, s’écartèrent sans ralentir. Ils lui jetèrent un coup d’œil, ainsi qu’à Egwene, leurs traits impassibles mais le regard empreint d’une touche de cette défiance que les Aiels éprouvaient toujours en présence d’Aes Sedai.

Comment pouvaient-ils être mal à l’aise auprès d’elle tout en suivant calmement Rand, elle ne le comprenait pas. Apprendre sur eux plus que des bribes était difficile. Ils répondaient librement aux questions – sur n’importe quoi qui n’avait aucun intérêt pour elle. Ce que récoltaient ses informateurs et ce qu’elle réussissait à surprendre sans être remarquée équivalait à rien, et son réseau d’yeux-et-d’oreilles ne voulait plus essayer. Pas depuis qu’une femme avait été laissée ligotée et bâillonnée, suspendue au rempart par les chevilles et les yeux fous fixant la chute de soixante toises au-dessous d’elle, plus depuis que l’homme avait simplement disparu ; la femme refusant d’aller plus haut que le rez-de-chaussée avait été un perpétuel avertissement jusqu’à ce que Moiraine l’envoie à la campagne.

Rand ne ralentit pas plus que les Aiels quand elle et Egwene l’encadrèrent. Son regard était empreint de méfiance, aussi, mais différemment, et d’une nuance d’exaspération coléreuse. « Je te croyais partie, dit-il à Egwene. Je croyais que tu accompagnais Élayne et Nynaeve. Tu aurais dû. Même Tanchico est… Pourquoi es-tu restée ?

— Je ne resterai pas beaucoup plus longtemps, répliqua Egwene. Je vais dans le Désert avec Aviendha à Rhuidean, pour étudier avec les Sagettes. »

Il trébucha en lui jetant un regard incertain quand elle mentionna le Désert, puis reprit sa marche rapide. Il semblait maître de soi, beaucoup trop, une bouilloire bouillonnante dont le couvercle est fixé avec une courroie et le bec verseur obturé. « Te rappelles-tu les baignades dans le Bois Humide ? demanda-t-il à mi-voix. Je faisais la planche dans un étang et je pensais que le plus dur que j’aurais jamais à faire était de labourer un champ, à moins peut-être que ce ne soit tondre les moutons. Tondre depuis le lever du soleil jusqu’à l’heure du coucher, m’arrêtant à peine pour manger jusqu’à ce que la tonte soit rentrée.

— Filer, dit Egwene. Je détestais ça encore plus que briquer les sols. On a les doigts endoloris à force de tordre les fils.

— Pourquoi as-tu fait ça ? » questionna Moiraine avant qu’ils continuent cette évocation de souvenirs d’enfance.

Il lui adressa un regard du coin de l’œil et un sourire assez moqueur pour venir de Mat. « Pouvais-je réellement ordonner de la pendre pour essayer de tuer un homme qui complotait de me tuer ? Y aurait-il plus de justice que dans ce que j’ai décidé ? » Le sourire s’effaça de son visage. « Y a-t-il la moindre justice dans ce que je fais ? Sunamon sera pendu s’il échoue. Parce que je l’ai décrété. Il le mérite après la façon dont il a essayé de tirer des profits sans jamais se soucier si ses propres concitoyens mouraient de faim, mais il n’ira pas au gibet pour cela. Il sera pendu parce que j’ai déclaré qu’il le serait. Parce que je l’ai ordonné. »

Egwene posa une main sur son bras, mais Moiraine ne voulait pas le laisser esquiver la question. « Tu sais que ce n’est pas ce que je demande. »

Il hocha la tête ; cette fois, son sourire avait la qualité effrayante d’un rictus. « Callandor. Avec ça dans mes mains, je peux exécuter n’importe quoi. N’importe quoi. Je sais que je peux réussir n’importe quoi. Alors, à présent, c’est un poids de moins sur mes épaules. Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas ? » Non, elle ne comprenait pas, mais elle était irritée qu’il le voie. Elle garda le silence et il continua. « Peut-être cela vous aidera-t-il si vous savez que cela vient des Prophéties.

Dans le cœur il enfonce son épée,

Dans le cœur, pour retenir leurs cœurs.

Qui la tire du cœur devra suivre,

Quelle main peut saisir cette lame redoutable ?

« Vous voyez ? Sorti droit des Prophéties.

— Tu oublies une chose, lui répliqua-t-elle d’une voix tendue. Tu as délivré Callandor de sa gangue en accomplissement d’une prophétie. Les sauvegardes qui l’ont obligée à t’attendre pendant trois mille ans et plus ont disparu. Elle n’est plus l’Épée-qui-ne-peut pas-être-touchée. Moi-même, je pourrais la libérer en canalisant. Plus grave, n’importe quel Réprouvé le pourrait. Et si Lanfear revient ? Elle ne serait pas plus capable que moi d’utiliser Callandor, mais elle pourrait s’en emparer. » Le nom ne suscita pas chez lui de réaction. Parce qu’il ne la redoutait pas – auquel cas il était stupide – ou pour une autre raison ? « Si Sammael ou Rahvin ou un autre Réprouvé met la main sur Callandor, il peut s’en servir aussi bien que toi. Imagine-toi face au pouvoir que tu abandonnes avec une telle désinvolture. Pense à ce pouvoir entre les mains de l’Ombre.

— J’espère presque qu’ils essaieront. » Une lumière menaçante brilla dans ses yeux ; ils ressemblaient à de grises nuées d’orage. « Une surprise attend quiconque tente d’extraire Callandor de la Pierre en canalisant, Moiraine. Ne pensez pas à l’emporter à la Tour pour la mettre à l’abri ; je n’ai pas pu combiner que le piège établisse des différences. Le Pouvoir est tout ce dont il a besoin pour se déclencher et se réamorcer, prêt à attraper de nouveau sa proie. Je ne renonce pas pour toujours à Callandor. Seulement jusqu’à ce que je… » Il prit une profonde aspiration. « Callandor restera ici jusqu’à ce que je revienne la chercher. En étant là, leur remémorant qui je suis et ce que je suis, elle assure que je peux revenir sans une armée. En quelque sorte un havre de grâce, avec des gens comme Alteima et Sunamon pour m’accueillir à mon retour. Si Alteima survit à la justice que son mari et Estanda dispenseront à son égard et si Sunamon survit à la mienne. Par la Lumière, quel enchevêtrement détestable. »

Il n’avait pas pu créer un piège sélectif, ou ne l’avait pas voulu ? Elle était résolue à ne pas sous-évaluer ce dont il pouvait être capable. Callandor devait se trouver dans la Tour, s’il ne voulait pas s’en servir comme il le devait, dans la Tour jusqu’à ce qu’il veuille l’utiliser. Seulement jusqu’à ce que quoi ? Il avait été sur le point de dire autre chose que jusqu’à ce que je revienne. Mais quoi ?

« Et où vas-tu ? Ou as-tu l’intention que cela demeure un mystère ? » En son for intérieur, elle se jurait de ne pas le laisser échapper de nouveau, de l’en détourner d’une manière ou d’une autre s’il pensait se précipiter aux Deux Rivières, quand il la surprit.

« Pas de mystère, Moiraine. Pas pour vous et Egwene, en tout cas. » Il regarda Egwene et prononça un mot. « Rhuidean. »

Les yeux écarquillés, la jeune fille parut aussi abasourdie que si elle n’avait jamais entendu ce nom auparavant. D’ailleurs, Moiraine ne l’était guère moins. Un murmure monta d’entre les Aiels mais, quand elle jeta un coup d’œil en arrière, ils continuaient à avancer sans aucune expression. Elle aurait aimé les congédier, mais ils n’obéiraient pas à son ordre et elle ne voulait pas demander à Rand de les renvoyer. Cela ne lui bénéficierait pas auprès de Rand de requérir des faveurs, d’autant plus qu’il était parfaitement capable de lui opposer un refus.

« Tu n’es pas un chef de clan aiel, Rand, déclara-t-elle d’un ton ferme, et tu n’as pas besoin d’en être un. Ta bataille est de ce côté-ci du Rempart du Dragon. À moins… Est-ce la conséquence des réponses que tu as eues dans le ter’angreal ? Cairhien, Callandor et Rhuidean ? Je t’ai dit que ces réponses sont souvent sibyllines. Tu risques de mal les interpréter, et cela serait fatal. À davantage pour toi.

— Vous devez me faire confiance, Moiraine. Comme j’ai si souvent dû me fier à vous. » Son visage aurait aussi bien pu appartenir à un Aiel pour ce qu’elle réussit à y lire.

« Je te fais confiance pour le moment. Seulement n’attends pas qu’il soit trop tard avant de me demander conseil. » Je ne te laisserai pas te tourner vers l’Ombre. J’ai œuvré trop longtemps pour le permettre. Quoi qu’il en coûte.

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