10

Quel mélange bizarre d’inepties et d’étrangeté : telle fut la pensée qui me vint à l’esprit tandis que nous attendions que la vieille Rachel Garret reprenne le fil de son discours. La mention de Fred Hill, l’agent du K.G.B… la mention du fait que Jeff désapprouvait mon usage des drogues planantes. Il y avait des fragments dérivant manifestement des journaux : les circonstances de la mort de Jeff et les motivations probables qui l’avaient animé. Psychanalyse au rabais et potins issus des feuilles à scandale, et pourtant, coincés au travers, enfoncés comme des échardes, certains détails étaient là qui ne pouvaient être expliqués.

Rachel Garret avait sans aucun doute eu accès à la plupart des informations qu’elle avait divulguées, mais il restait un résidu qui donnait la chair de poule et qu’on pourrait définir ainsi : « Ce qui demeure après qu’on a fait certaines déductions. » J’ai eu tout mon temps, pendant bien des années, pour retourner ça dans ma tête. Et j’ai eu beau ruminer, je n’ai rien pu expliquer. Comment Rachel Garret aurait-elle pu connaître le Bad Luck Restaurant ? Et même si elle avait su que c’était l’endroit où Kirsten et Tim s’étaient rencontrés, comment aurait-elle pu être au courant de l’existence de Fred Hill et de ce qu’il était censé être ?

C’avait été un sujet de plaisanterie incessant entre Jeff et moi, cette appartenance supposée du propriétaire du Bad Luck Restaurant à Berkeley au K.G.B., mais ce fait n’avait été consigné par écrit nulle part ; s’il y en avait trace, c’était uniquement dans les mémoires des ordinateurs du F.B.I., peut-être, et bien sûr de ceux du K.G.B. à Moscou – mais de toute façon ce n’était qu’une supposition. L’allusion à mon usage de la marijuana pouvait être une conjecture perspicace, puisque je vivais et travaillais à Berkeley, et que chacun sait qu’à Berkeley tout le monde se drogue régulièrement – et, en fait, jusqu’à l’excès. Un médium est quelqu’un qui s’appuie sur un pot-pourri d’intuitions, de choses de notoriété publique, d’indices fournis inconsciemment par les clients eux-mêmes, fournis involontairement et ensuite retournés à l’envoyeur… et bien entendu sur les foutaises de base du type « Jeff vous aime » ou « Jeff ne souffre plus » ou « Jeff éprouvait beaucoup de doutes » : des généralisations disponibles pour n’importe qui à n’importe quel moment, une fois les faits connus. Et pourtant une étrange sensation m’habitait, même si je savais que cette vieille dame qui donnait – ou disait donner – de l’argent à l’Armée républicaine irlandaise n’était qu’une tricheuse qui nous soutirait de l’argent en manipulant notre crédulité. C’était son métier : elle était une professionnelle. Le Dr Mason, l’autre médium qui nous avait adressés à elle, lui avait sans nul doute transmis tout ce que lui avait appris et connaissait ; c’est le genre de pratique courante chez les médiums, et nous le savons tous.

Il était encore temps de partir avant que vienne la révélation, et maintenant elle allait venir, déversée sur nous par cette vieille dame sans scrupules qui avait les signes du dollar à la place des yeux et qui possédait l’habile faculté de sonder les points faibles du psychisme humain. Mais nous ne sommes pas partis, et à la façon dont la nuit suit le jour, nous allions entendre de la bouche de Rachel Garret ce qui agitait tant Jeff, au point de le faire revenir vers Tim et Kirsten en se manifestant sous la forme des « phénomènes » occultes qu’ils notaient au jour le jour en vue du prochain livre de Tim.

Dans son fauteuil d’osier, Rachel Garret me parut soudain être devenue très vieille, et je pensai à cette sibylle de l’Antiquité – je ne me rappelais pas laquelle, celle de Delphes ou celle de Cumes – qui avait demandé l’immortalité en négligeant de stipuler qu’elle demeurerait jeune ; après quoi elle avait vécu à jamais mais était devenue si vieille que ses amis avaient fini par la suspendre au mur dans un sac. Rachel Garret ressemblait à ce brimborion loqueteux de peau flétrie et d’os fragiles, murmurant depuis le sac cloué au mur ; quel mur de quelle ville de l’Empire, je l’ignore ; peut-être cette créature qui nous faisait face sous le nom de Rachel Garret était-elle en fait cette même sibylle ; en tout cas, je n’avais pas envie d’entendre ce qu’elle avait à dire : je voulais partir.

« Rassieds-toi », me dit Kirsten.

Je me rendis compte que je m’étais mise debout sans même en avoir eu l’intention. Réaction de fuite instinctive, me dis-je. En sentant la proximité de l’adversaire. Mon cerveau reptilien.

Rachel Garret murmura : « Kirsten. » Mais maintenant elle prononçait le prénom correctement : Shishen, ce que ni moi, ni Jeff, ni Tim n’avions jamais fait. Mais c’était ainsi qu’elle le prononçait elle-même, tout en ayant renoncé à obtenir des autres qu’ils en fassent autant, du moins aux États-Unis.

En entendant cela, Kirsten eut un petit hoquet de surprise étouffé.

La vieille dame dans le fauteuil d’osier dit alors : « Ultima Cumaei venit iam carminis aetas ; magnus ab integro saeclorum nascitur ordo. Iam redit et Virgo, redeunt Saturnia régna ; iam nova…

— Mon Dieu, s’exclama Tim. C’est la quatrième églogue de Virgile.

— Ça suffit », protesta Kirsten faiblement.

Et je songeai : Elle lit dans mon esprit. Elle sait que je pensais à la sibylle.

S’adressant à moi, Rachel Garret déclara :

Dies irae, dies illa,

Solvet saeclum in favilla :

Teste David cum Sibylla.

Oui, elle lit dans mon esprit, constatai-je. Elle sait même que je le sais ; à mesure que je pense, elle me renvoie mes pensées après les avoir lues.

« Mors Kirsten nunc carpit, murmura Rachel Garret. Hodie. Calamitas… timeo… » Elle se redressa dans son fauteuil d’osier.

« Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Kirsten à Tim.

— Vous allez mourir très bientôt, lui dit Rachel Garret d’une voix calme. Je croyais que c’était aujourd’hui, mais ce n’est pas aujourd’hui. Je l’ai vu ici. Mais pas encore tout de suite. Jeff le dit. C’est pourquoi il est revenu : pour vous avertir.

— Mourir comment ? demanda Tim.

— Il n’est pas sûr, répondit Rachel Garret.

— De mort violente ? demanda encore Tim.

— Il ne sait pas, dit la vieille dame. Mais ils sont en train de préparer votre place, Kirsten. » Toute son agitation avait disparu maintenant ; elle semblait complètement tranquille. « C’est une nouvelle affreuse, dit-elle. Je suis navrée, Kirsten. Il n’est pas étonnant que Jeff ait provoqué tous ces troubles.

D’habitude il y a une raison… ils reviennent pour une bonne raison.

— On ne peut rien faire ? interrogea Tim.

— Jeff pense que c’est inévitable, répondit la vieille dame, au bout d’un temps.

— Alors, ça servait à quoi qu’il revienne ? s’écria Kirsten brutalement ; son visage était livide.

— Il voulait aussi avertir son père, déclara la vieille dame.

— De quoi ? demandai-je.

— Il a une chance de vivre, fit-elle. Non, Jeff dit que non. Son père mourra peu après Kirsten. Vous allez tous les deux périr. Il n’y en a pas pour longtemps. Il y a un peu d’incertitude en ce qui concerne le père, mais pas pour la femme. Si je pouvais vous donner plus de renseignements, je le ferais. Jeff est toujours avec moi mais il n’en sait pas plus. » Elle ferma les yeux et poussa un soupir.


Elle était tassée dans son fauteuil, les mains encore jointes ; toute vie semblait l’avoir désertée. Puis, soudain, elle se pencha en avant pour prendre sa tasse de thé.

« Jeff était si impatient que vous sachiez, dit-elle d’une voix vive. Il se sent tellement mieux maintenant. » Elle nous adressa un sourire.

Toujours pétrifiée, Kirsten murmura : « Vous permettez que je fume ?

— Oh ! je préférerais que non, dit Rachel Garret. Mais si vous sentez qu’il vous faut…

— Merci. » La main tremblante, Kirsten alluma sa cigarette, tout en rivant sur la vieille dame un regard d’aversion ou de fureur, du moins c’est ce qu’il me sembla. Tuez les messagers troyens, pensai-je. Il faut les tenir responsables.

« Nous tenons à vous remercier », dit Tim à Rachel Garret d’une voix mesurée et unie ; il commençait, peu à peu, à se secouer, à prendre le contrôle de la situation. « Ainsi donc il ne fait pas le moindre doute que Jeff est toujours vivant dans l’autre monde ? Et c’est bien lui qui causait ce que nous appelons les phénomènes ?

— Oh ! mais certainement, répondit Rachel Garret. Mais Léonard vous l’avait dit. Léonard Mason. Vous le saviez déjà. »

J’intervins : « Est-ce que ça ne pouvait pas être un esprit malin se faisant passer pour Jeff ? Et pas vraiment Jeff ? »

Les yeux brillants, Rachel Garret fit un signe d’assentiment. « Vous êtes extrêmement éveillée, ma jeune amie. Oui, c’est une éventualité qui est tout à fait possible. Mais ce n’était pas le cas. On apprend à faire la différence. Je n’ai rien perçu de mauvais en lui, il n’y avait que du souci pour ses proches et de l’amour. Angel – vous vous appelez bien Angel, n’est-ce pas ? –, votre mari vous demande pardon de ses sentiments envers Kirsten. Il sait que c’est injuste pour vous. Mais il pense que vous comprendrez. »

Je gardai le silence.

« Est-ce que j’ai bien capté votre nom ? » me demanda Rachel Garret avec une intonation de timidité et d’incertitude.

« Oui », fis-je. Je dis à Kirsten : « Laisse-moi tirer une bouffée de ta cigarette.

— Tiens, dit-elle en me la passant. Garde-la. En principe je ne fume plus. » Elle se tourna vers Tim. « Alors ? On s’en va ? Je ne vois pas de raison de rester plus longtemps. » Elle prit son sac et son manteau.

Tim paya Rachel Garret – je ne vis pas combien, mais ce fut en liquide, pas sous forme de chèque – puis il téléphona pour appeler un taxi. Dix minutes plus tard, nous redescendions les routes en zigzag à flanc de colline pour regagner la maison de nos hôtes.

Il s’écoula un moment sans que nous parlions. Enfin, à moitié pour lui-même, Tim dit : « C’était l’églogue de Virgile dont je vous ai lu la traduction aujourd’hui. Exactement la même.

— Je me rappelle, dis-je.

— Quelle remarquable coïncidence, poursuivit Tim. Elle n’avait aucun moyen de savoir que c’est l’une de mes préférées. Bien sûr, c’est la plus célèbre de ses églogues… mais ça ne suffit pas pour donner une explication. Je n’ai jamais entendu personne d’autre la citer à part moi. C’était comme si j’entendais mes propres pensées me revenir énoncées à voix haute, quand cette femme s’est mise à s’exprimer en latin. »

Et moi… moi aussi j’avais fait la même expérience, méditai-je. La comparaison de Tim convenait à merveille, elle était d’une précision absolue.

« Tim, demandai-je, avez-vous jamais fait allusion au Bad Luck Restaurant devant le Dr Mason ? »

Me considérant, Tim s’étonna : « Qu’est-ce que c’est que le Bad Luck Restaurant ?

— C’est là que nous avons fait connaissance, souligna Kirsten.

— Non, fit Tim. Je ne me souvenais même pas de son nom. Mais je me rappelle ce que nous avons mangé… j’avais pris des fruits de mer.

— Vous n’avez jamais parlé à personne, en aucune occasion, de Fred Hill ? demandai-je.

— Je ne connais aucun individu de ce nom, répondit Tim. Je regrette. » Il se frotta les yeux avec lassitude.

« Ces gens-là lisent dans vos pensées, intervint Kirsten. C’est de cette façon qu’ils se procurent des informations. Elle savait que j’avais des ennuis de santé. Elle sait que je me fais du souci à cause de ce voile que j’ai au poumon.

— Quel voile ? » m’étonnai-je. C’était la première fois que j’en entendais parler. « Tu as subi d’autres examens ? »

Kirsten ne répondit pas, et Tim le fit à sa place : « C’était une radio pulmonaire de routine, il y a plusieurs semaines. Elle a révélé la présence d’un voile. Mais les médecins pensent que ça ne veut rien dire.

— Si », affirma Kirsten d’une voix dure, venimeuse, « ça veut dire que je vais mourir. Tu l’as entendue, cette vieille salope.

— Tuez les messagers spartiates », observai-je.

Furieuse, Kirsten riposta d’une voix cinglante : « C’est encore une de tes remarques types pour prouver que tu es cultivée ?

— Je t’en prie, s’interposa Tim faiblement.

— Ce n’est pas sa faute, fis-je.

— Nous payons cent dollars pour nous faire annoncer que nous allons tous les deux mourir, s’écria Kirsten, et en plus, selon toi, on devrait en être reconnaissants ? » Elle me scruta avec une malveillance qui me parut proprement psychotique et dépassait tout ce que j’avais jamais vu chez elle ou chez quiconque. « Pour toi, ça va ; elle n’a rien dit de ce qui allait t’arriver, espèce de conne. Tu t’en tires à bon compte. Je vais mourir et toi tu auras Tim pour toi toute seule, une fois Jeff et moi retirés du circuit. Je crois que tu as tout combiné ; c’est toi qui es derrière tout ça ; va te faire foutre ! » Elle se pencha pour me lancer un coup de poing ; là, à l’arrière du taxi, elle chercha à me frapper. Je me reculai, horrifiée.

La saisissant des deux mains, Tim l’immobilisa contre la portière. « Si jamais je t’entends encore utiliser ce mot, menaça-t-il, tu ne me reverras jamais plus.

— Espèce de bite molle », riposta Kirsten.

Ensuite ce fut le silence, troublé seulement par les cliquetis réguliers du taximètre.

« Arrêtons-nous pour prendre un verre », proposa Kirsten quand nous fûmes presque à destination. « Je n’ai pas envie de voir ces gens, je ne peux pas. Non, je vais plutôt faire des achats. » Elle dit à Tim : « On te laisse. Angel et moi allons faire des achats. Pour aujourd’hui, j’ai ma dose.

— Je ne me sens pas d’humeur à faire des achats pour le moment, dis-je.

— Je t’en prie », insista Kirsten.

Tim me dit d’une voix douce : « Acceptez pour nous rendre service à tous les deux. » Il ouvrit la porte du taxi.

« D’accord », acquiesçai-je.

Après avoir donné à Kirsten de l’argent – apparemment tout le liquide dont il disposait – Tim descendit du taxi ; un instant plus tard, nous étions au centre de la ville de Santa Barbara, le quartier commerçant, avec toutes les ravissantes petites boutiques et leurs divers objets artisanaux. Kirsten et moi prîmes place dans un bar, un endroit tranquille avec de la musique diffusée en sourdine. Par les portes ouvertes nous pouvions voir les passants déambuler dans la lumière dorée de l’après-midi.

« Quelle saleté », s’exclama Kirsten en buvant une gorgée de son verre de vodka collins. « Tu parles d’une perspective. Découvrir que tu vas mourir.

— Le Dr Garret a improvisé à partir de la mort de Jeff, dis-je.

— Comment ça ? » Elle agita le contenu de son verre.

« Jeff est revenu. C’est une donnée. Alors, Garret a inventé une raison pour justifier son retour, la plus dramatique qu’elle ait pu trouver. Il est revenu pour une raison. Voilà pourquoi ils reviennent. C’est un lieu commun. C’est comme… » Je fis un geste. « Comme le fantôme dans Hamlet. »

M’observant d’un air à la fois perplexe et ironique, Kirsten lança : « Vous autres à Berkeley vous trouvez vraiment toujours une explication intellectuelle à n’importe quoi.

— Le fantôme, qui est celui du père d’Hamlet, avertit celui-ci que Claudius est un meurtrier, que c’est lui qui l’a assassiné.

— Comment s’appelle le père d’Hamlet ?

— Dans la distribution il est juste désigné comme le père d’Hamlet, le défunt roi. »

Me fixant d’un regard de hibou, Kirsten affirma : « Non, son père s’appelle aussi Hamlet.

— Je te parie dix dollars que non. »

Elle tendit la main ; je topai. « Au lieu de s’intituler Hamlet, reprit-elle, la pièce devrait normalement s’appeler Hamlet junior. » Nous nous mîmes à rire. « C’est de la folie, dit-elle. Nous sommes malades d’être allés voir ce médium. Faire tout ce voyage pour… bien sûr, il y a aussi le rendez-vous de Tim avec les grosses têtes du groupe d’experts. Tu sais où il veut réellement travailler ? Ne le répète à personne, mais ce qu’il aimerait faire, c’est travailler pour le Centre d’études des institutions démocratiques. Toute cette affaire du retour de Jeff… » Elle but une gorgée. « Il en pâtit beaucoup.

— Il n’est pas obligé de sortir ce livre. Il pourrait laisser tomber le projet. »

Comme si elle pensait à haute voix, Kirsten poursuivit : « Comment s’y prennent-ils, ces médiums ? C’est sûrement de la perception extrasensorielle ; ils peuvent capter les anxiétés des gens. Cette vieille chouette a deviné que j’avais un problème de santé. Ça remonte à cette foutue péritonite… c’est de notoriété publique que je l’ai eue. Les médiums du monde entier doivent tenir un fichier central, en se fondant sur les renseignements puisés dans les médias. Et mon cancer. Ils savent que je suis affligée d’un corps au rabais, comme une sorte de voiture d’occasion. Une saloperie. Dieu m’a vendu un corps qui est une saloperie.

— Tu aurais dû me parler de ce voile au poumon.

— Ça ne te regarde pas.

— Ta santé me préoccupe, je suis attachée à toi.

— Espèce de gouine, fit Kirsten. Tu n’es qu’une lesbienne. C’est pour ça que Jeff s’est tué, parce que toi et moi nous nous aimons. » Nous nous étions de nouveau mises à rire ; nous nous heurtâmes la tête l’une contre l’autre, et je passai un bras autour d’elle. « Santa Barbara est vraiment une belle ville », enchaîna-t-elle après avoir repris son sérieux. « Tu sais, peut-être que nous allons descendre vivre ici. Est-ce que tu resterais à Berkeley si Tim et moi nous nous installions ici ?

— Je ne sais pas, répondis-je.

— Toi et tes amis de Berkeley. La grande communauté d’amour libre et de libre échange sexuel. Qu’est-ce qui te retient tant à Berkeley, Angel ? Pourquoi veux-tu y rester ?

— C’est à cause de la maison », précisai-je. Et je songeai aux souvenirs de Jeff reliés à cette maison, aux courses que nous avions l’habitude de faire au libre-service d’University Avenue. « J’aime les petits cafés le long de l’avenue, dis-je. Et j’aime aussi Tilden Park. » Et le campus, me dis-je. Jamais je ne pourrai m’en libérer. Le bosquet d’eucalyptus au bas d’Oxford Lane. La bibliothèque. « Là-bas, c’est chez moi, fis-je en conclusion.

— Tu t’accoutumerais à Santa Barbara. »

Je changeai de sujet : « Tu n’aurais pas dû me traiter de conne devant Tim. Il pourrait se faire des idées.

— Si je meurs, dit Kirsten, est-ce que tu coucheras avec lui ? Je te parle sérieusement.

— Tu ne vas pas mourir.

— Le Dr Spooky dit que si.

— Le Dr Spooky prétend ça pour mériter son nom[3].

— Tu crois ? En tout cas, quelle expérience étrange. » Kirsten eut un frisson. « Je le sentais, qu’elle lisait dans mon esprit, qu’elle l’incisait comme on incise un érable. En répercutant vers moi les peurs qu’elle y lisait. Est-ce que tu coucherais avec Tim ? Réponds-moi ; je t’ai dit que c’était sérieux : j’ai besoin de savoir.

— Ce serait de l’inceste.

— Pourquoi ? Oh ! bon, si tu veux. Mais… c’est déjà un péché, un péché pour lui ; alors, pourquoi ne pas y ajouter l’inceste ? Si Jeff est au ciel et qu’ils préparent une place pour moi, c’est qu’apparemment je vais aller au ciel. C’est un soulagement. Je ne sais vraiment pas comment prendre ce qu’a raconté le Dr Garret.

— Tu le prends pour ce que ça vaut : un ramassis d’idioties.

— Et pourtant c’est vrai que Jeff nous est revenu. Maintenant nous en avons la confirmation. Alors, si je dois croire ça, est-ce que je ne dois pas croire aussi au reste, à la prophétie ? »

En l’écoutant parler, un fragment de Didon et Énée me revint en mémoire, à la fois la musique et les paroles :

The Trojan Prince, you know, is bound

By Fate to seek Italian ground ;

The Queen and he are now in chase[4].

Pourquoi cette réminiscence ? La sorcière… Jeff avait cité ses mots ou bien c’était moi ; la musique avait fait partie de notre vie, et je pensais à Jeff maintenant, et aux choses qui nous avaient unis. Le destin, songeai-je. La prédestination ; la doctrine de l’Église, fondée sur saint Augustin et sur saint Paul. Tim m’avait dit une fois que le christianisme avait été inventé comme un moyen d’abolir la tyrannie du destin, le fatum antique, mais seulement pour le réintroduire sous la forme de la prédestination – une double prédestination, en fait, puisque certains sont prédestinés à l’enfer, et d’autres au paradis. La doctrine de Calvin.

« Le destin est une chose qui n’existe plus, dis-je. Il a disparu avec l’astrologie, avec l’ancien monde. C’est Tim qui me l’a expliqué. »

Kirsten répondit : « Il me l’a expliqué aussi, mais les morts ont le don de prédire l’avenir ; ils sont situés hors du temps. C’est pour ça qu’on évoque leurs esprits : pour connaître le futur. Pour eux, c’est déjà arrivé. Ils sont pareils à Dieu. Ils voient tout. Nous avons accès à ce merveilleux pouvoir surnaturel – c’est mieux que le Saint-Esprit, qui accorde aussi la faculté de prévoir l’avenir, de le prophétiser. Par cette vieille bonne femme, nous savons que Jeff a la certitude absolue que je vais mourir dans un proche avenir. Alors, comment peux-tu en douter ?

— J’en doute volontiers.

— Mais elle était au courant de l’existence du Bad Luck Restaurant. Tu comprends, Angel, ou bien il faut tout rejeter en bloc ou bien tout accepter ; on ne peut pas choisir. Et si nous rejetons tout, c’est que Jeff n’est pas du tout revenu parmi nous, et en ce cas nous sommes des cinglés. Par contre si nous acceptons tout, c’est qu’il est bien revenu, ce qui pour ma part me convient parfaitement, mais ça veut dire aussi qu’il faut accepter l’idée que je vais mourir. »

Et Tim aussi, pensai-je. Tu as oublié ce détail. C’est bien de toi : tu ne penses qu’à toi.

« Qu’est-ce qu’il y a ? questionna Kirsten en me dévisageant.

— Eh bien, je songeais qu’elle a annoncé également la mort de Tim.

— Tim a le Christ de son côté ; il est immortel. Tu ne savais pas ça ? Les évêques vivent à jamais. Le premier évêque – saint Pierre, j’imagine – est toujours vivant quelque part, en train de gagner sa vie. Les évêques vivent éternellement et ils se font bien payer. Moi je meurs et on ne me paie presque rien.

— Ça vaut mieux que de travailler dans un magasin de disques, dis-je.

— Pas vraiment. Au moins tout ce qui concerne ta vie est étalé au grand jour ; tu n’es pas obligée de te cacher. Ce livre de Tim… tous ceux qui le liront comprendront que lui et moi couchons ensemble. Nous étions en Angleterre ensemble ; nous avons assisté aux phénomènes ensemble. Cette prophétie faite par la vieille dame, c’est peut-être la punition de Dieu pour nos péchés. Coucher avec un évêque et mourir ; comme on disait “Voir Naples et mourir”. Tout ce que je peux dire, c’est que ça n’en valait pas la peine. J’aimerais mieux être vendeuse de disques à Berkeley comme toi… mais il faudrait que je sois jeune comme toi, si je voulais en retirer tous les profits. »

Je déclarai : « Mon mari est mort. Je n’ai pas toutes les veines.

— Oui, mais tu n’as pas la culpabilité.

— Tu parles ! Je suis bourrée de culpabilité.

— Pourquoi ? La mort de Jeff, ce n’était pas ta faute.

— Nous partageons la faute, répondis-je. Tous autant que nous sommes.

— Pour la mort de quelqu’un qui était programmé pour mourir ? On ne se tue que si c’est inscrit dans vos molécules d’A.D N., tu ne savais pas ça ? Ou alors, c’est comme un script, comme l’enseigne Éric Berne. Il est mort au moment où cela figurait dans son script.

— C’est morbide, observai-je.

— Peut-être, mais quand on vient d’apprendre qu’on est condamnée à mourir, on se sent d’humeur morbide. Toi tu n’as pas de voile au poumon et tu n’as jamais eu de cancer. Pourquoi est-ce que ce n’est pas cette vieille dame qui meurt ? Pourquoi moi et Tim ? Je trouve que c’est méchant de la part de Jeff d’avoir dit ça. Il en profite parce qu’il me haïssait de coucher avec son père. Ça va très bien avec les épingles enfoncées sous mes ongles ; c’est de la haine, de la haine envers moi. Je sais reconnaître la haine quand elle se manifeste. J’espère que Tim le soulignera dans son livre… de toute façon il n’y a pas de problème, ce sera dit, puisque c’est moi qui rédige presque tout ; il n’a pas le temps de le faire et, si tu veux la vérité, pas non plus le talent. Toutes ses phrases s’embrouillent. Il est atteint de logorrhée, si tu veux le savoir : il n’y a qu’à l’entendre parler.

— Je ne veux rien savoir, fis-je.

— Est-ce que Tim et toi avez déjà couché ensemble ?

— Mais non, enfin ! protestai-je, stupéfaite.

— Foutaises.

— Bon Dieu, m’écriai-je, tu es cinglée.

— Tu vas dire que c’est à cause des barbituriques que je prends. »

Je la dévisageai et elle soutint mon regard, sans ciller, le visage tendu.

« Tu es cinglée, répétai-je.

— Tu as monté Tim contre moi, accusa Kirsten.

— J’ai quoi ?

— Il pense que Jeff serait toujours vivant si je n’avais pas été là, mais c’est lui qui a voulu qu’il y ait une liaison entre nous.

— Tu… » Je ne savais plus quoi dire. « Tes changements d’humeur deviennent de plus en plus fantasques », prononçai-je enfin.

D’une voix féroce et grinçante, Kirsten jeta : « J’y vois de plus en plus clair. Allons-y. » Elle acheva son verre et descendit de son tabouret en vacillant, tout en me souriant de toutes ses dents. « Allons faire des emplettes. Achetons des bijoux d’argent indiens importés du Mexique ; ils en vendent plein par ici. Tu me considères comme une vieille femme malade et droguée, n’est-ce pas ? Tim et moi avons discuté de l’opinion que tu as de moi. Il estime que c’est préjudiciable et diffamatoire pour moi. Il compte bien t’en parler un jour.

Prépare-toi à ça ; il va te citer la loi canonique. C’est contraire à la loi canonique de porter des faux témoignages. Il ne te juge pas bonne chrétienne ; en fait, il juge que tu n’es pas chrétienne du tout. Il ne t’aime vraiment pas. Tu ne t’en doutais pas ? »

Je ne répondis rien.

« Les chrétiens sont enclins à porter des jugements, poursuivit Kirsten, et les évêques davantage encore. Je dois vivre en supportant le fait que Tim confesse chaque semaine le péché qu’il commet en couchant avec moi ; tu sais quel effet ça fait ? C’est très pénible. Et maintenant il m’y fait aller ; je me confesse et je communie. C’est malsain. Le christianisme est malsain. J’ai envie qu’il se désiste de ses fonctions d’évêque ; je veux qu’il entre dans le secteur privé.

— Ah ? » fis-je, étonnée. Puis je compris. Tim pourrait alors afficher ouvertement ses relations avec elle. Bizarre, me dis-je, que je n’y aie pas songé plus tôt.

« Quand il travaillera pour ce groupe d’experts, dit Kirsten, il n’aura plus besoin de se dissimuler parce qu’ils s’en ficheront. Ce ne sont pas des hommes d’Église ni des chrétiens… ils ne condamnent pas les gens. Ils ne pensent pas à leur salut. Je vais te dire une chose, Angel. À cause de moi, Tim est coupé de Dieu. C’est terrible pour lui et pour moi ; il doit aller prêcher tous les dimanches en sachant qu’à cause de moi il a rompu ses liens avec Dieu, comme dans le péché originel. À cause de moi, l’évêque Timothy Archer récapitule la chute primordiale, et il a choisi volontairement cette chute. Personne ne l’a poussé ; il est tombé de lui-même. C’est ma faute. J’aurais dû lui dire non la première fois qu’il m’a demandé de coucher avec lui. C’aurait été beaucoup mieux, mais je ne savais rien du christianisme ; je ne comprenais pas ce que ça signifiait pour lui, ni ce que ça finirait par signifier pour moi, à mesure que cette saleté suinterait sur moi, cette doctrine du péché originel. Dire que l’homme est né mauvais, quelle doctrine démente ; comme c’est cruel. On ne la trouve pas dans le judaïsme ; c’est saint Paul qui l’a forgée pour expliquer la crucifixion. Pour donner un sens à la mort du Christ, qui en fait n’a aucun sens. Il est mort pour rien, sauf si on croit au péché originel.

— Tu y crois maintenant ? demandai-je.

— Je crois que j’ai péché ; je ne sais pas si je suis née ainsi. Mais maintenant c’est la vérité.

— Tu as besoin d’une thérapie.

— L’Église tout entière a besoin d’une thérapie. Tous les médias savent déjà que Tim et moi couchons ensemble, et quand le livre sortira, il faudra qu’il résilie ses fonctions, et ça n’aura rien à voir avec sa foi ou son absence de foi dans le Christ : ce sera en rapport avec moi. C’est moi qui le force à renoncer à sa carrière, et non son manque de foi. Cette vieille folle n’a fait que me répéter ce que je savais déjà : il faut payer pour les choses qu’on fait. Ce serait aussi bien que je meure, vraiment. Ce n’est pas une vie. Chaque fois que nous allons quelque part, il faut prendre deux chambres d’hôtel séparées, et ensuite je me glisse dans la sienne en passant par le couloir… La vieille n’avait pas besoin d’être extralucide pour déceler ce qu’il y a entre nous ; nous le portons sur la figure. Bon, partons faire nos achats.

— Il faudra que tu me prêtes de l’argent, dis-je. Je n’en ai pas assez sur moi.

— C’est l’argent de l’Église épiscopale. » Elle ouvrit son sac. « Ne te gêne pas.

— Tu te détestes », commençai-je ; j’allais ajouter le mot injustement, mais Kirsten m’interrompit.

« Je déteste la position où je me trouve. Je déteste ce que Tim a fait de moi : il m’a donné honte de moi et de mon corps et du fait d’être une femme. Est-ce que c’est pour ça que nous avons fondé le M.E.F. ? Je n’aurais jamais imaginé que je me retrouverais dans une situation pareille, comme une putain à quarante dollars la passe. Il faudrait quelquefois qu’on se parle toi et moi, comme on se parlait autrefois avant que je sois tout le temps occupée à lui écrire ses discours et à prendre ses rendez-vous : la parfaite secrétaire qui adopte toutes les mesures pour que l’évêque ne révèle pas publiquement quel imbécile il est, quel enfant il est ; c’est moi qui ai toutes les responsabilités, et je suis traitée comme si j’étais bonne à mettre au rebut. »

Elle prit dans son sac une poignée de billets qu’elle me tendit ; je les acceptai avec un gros sentiment de culpabilité ; mais je gardai quand même l’argent. Comme l’avait dit Kirsten, il appartenait à l’Église épiscopale.

« J’ai appris une chose », dit-elle alors que nous quittions le bar pour émerger dans la lumière du jour, « c’est à lire toutes les clauses en petits caractères avant de signer.

— Ce que je peux dire sur cette vieille dame, fis-je, c’est qu’elle t’a délié la langue.

— Non… c’est le fait d’être hors de San Francisco. Jusqu’ici tu ne m’avais pas vue ailleurs. Je ne t’aime pas, je n’aime pas le fait d’être une putain de bas étage et je n’aime pas particulièrement ma vie en général. Je ne suis même pas sûre d’aimer Tim. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de continuer avec lui. Cet appartement… Sais-tu que j’étais mieux logée avant de rencontrer Tim ? Bien sûr, je suppose que ce n’est pas ça qui compte, enfin en principe. Mais j’avais une vie qui valait la peine d’être vécue. Seulement voilà, j’étais programmée par mon A.D.N. pour me retrouver mêlée à l’existence de Tim, et aujourd’hui une espèce de vieille toquée vient m’annoncer que je vais mourir. Tu veux savoir ce que j’éprouve à cette pensée, ce que j’éprouve vraiment ? Pour moi ça n’a plus d’importance. De toute façon je le savais déjà. Elle l’a lu dans ma tête et me l’a renvoyé, tu le sais très bien. C’est la seule chose qui me reste gravée dans l’esprit à propos de cette séance : j’ai entendu quelqu’un exprimer ce que je pensais de moi et de ma vie et de ce que j’allais devenir. Ça me donne le courage d’affronter la situation et de faire ce que j’ai à faire.

— C’est-à-dire ?

— Tu le verras en temps voulu. J’ai pris une décision importante. Cette journée m’a aidée à m’éclaircir les idées. Je crois que je comprends maintenant. » Elle ne se confia pas davantage. C’était l’habitude de Kirsten de faire des mystères ; elle supposait que cela ajoutait à sa personnalité un élément de charme. En fait, il n’en était rien. Le seul résultat auquel elle parvenait, c’était d’embrouiller les choses, pour elle surtout.

J’abandonnai le sujet. Toutes deux nous partîmes en flânant, en quête d’occasions de dépenser les biens de l’Église.


Nous revînmes à San Francisco à la fin de la semaine, chargés d’achats et fatigués. L’évêque avait obtenu, officieusement, un poste auprès du groupe d’experts de Santa Barbara. Bientôt il annoncerait publiquement son intention de renoncer à son ministère dans le diocèse de Californie. Maintenant que son nouvel emploi était prévu, c’était inéluctable : il était au pied du mur. Entre-temps, Kirsten était entrée à l’hôpital pour subir de nouveaux examens.

Son appréhension l’avait rendue taciturne et morose ; j’allai la voir, mais elle avait peu de choses à dire. Pendant que j’étais assise à son chevet, mal à l’aise et souhaitant être ailleurs, elle tripotait ses cheveux sans cesser de se plaindre. Je la quittai mécontente de moi ; je semblais avoir perdu la faculté de communiquer avec elle – qui avait été ma meilleure amie – et nos rapports se dégradaient en même temps que son humeur.

Vint le moment où l’évêque reçut les épreuves de son livre traitant du retour de Jeff ; Tim s’était décidé pour le titre Here, tyrant Death, que je lui avais suggéré et qui provenait du Belshazzar de Haendel :


Here, tyrant Death, thy terror ends.


Cette allusion à la fin de la tyrannie de la mort lui avait paru adéquate.

Occupé comme toujours par de multiples tâches, il préféra porter les épreuves à Kirsten à l’hôpital pour qu’elle les relise. Lors de ma visite suivante, je la trouvai adossée à ses oreillers, une cigarette dans une main, un stylo dans l’autre, les longs feuillets des épreuves étalés sur les genoux. Il était évident au premier coup d’œil qu’elle était en rage.

« Tu imagines ça ? fit-elle en m’accueillant. Il est passé pour me les donner et il est reparti aussitôt.

— Je peux les relire à ta place, proposai-je en m’installant sur le bord du lit.

— Pas si je vomis dessus.

— Après ta mort tu travailleras encore plus dur.

— Non, je ne travaillerai plus du tout. C’est là qu’est toute la question. Pendant que je lis ce truc je ne cesse pas de me demander : Mais qui va croire à de telles conneries ? Parce que voilà ce que c’est et pas autre chose : des conneries. Regarde. » Elle désigna un paragraphe sur l’épreuve et je me penchai pour le lire. Ma réaction correspondit à la sienne ; la prose était ampoulée, vague et désastreusement pompeuse. Il était manifeste que Tim l’avait dictée à son habituelle vitesse accélérée, comme s’il était pressé d’en finir. Et il était tout aussi manifeste qu’il ne s’était même pas relu une seule fois.

« Commence par la dernière page, suggérai-je et lis tout à l’envers. Comme ça, tu ne feras pas attention au sens.

— Je crois que je vais les laisser tomber. » Elle fit le geste d’envoyer littéralement les épreuves par terre, les rattrapant juste à temps. « D’ailleurs, est-ce que l’ordre des pages compte seulement ? On devrait les battre comme un jeu de cartes.

— Fais des ajouts, dis-je. Inscris : Tout ça, c’est du bidon.

Ou bien : Et ta sœur, elle porte des chaussettes de quelle couleur ? »

Kirsten, faisant semblant d’écrire, énonça : « Jeff s’est manifesté à nous tout nu en se tenant la quéquette d’une main, et il chantait The stars and stripes forever. » Maintenant nous éclations de rire toutes les deux ; je m’écroulai contre elle, et on se retrouva dans les bras l’une de l’autre.

« Je te donne cent dollars si tu inclus ça, dis-je, presque incapable d’aligner les mots.

— Je les remettrai à l’IRA.

— Non. À l’I.R.S.

— Je ne déclare pas mes gains, fit Kirsten. Les putains n’y sont pas tenues. » Brusquement son humeur changea ; sa gaieté déclina de façon palpable. Elle me tapota doucement le bras, puis m’embrassa.

« En quel honneur cette marque d’affection ? demandai-je, touchée.

— Les médecins pensent que mon voile au poumon signifie que j’ai une tumeur.

— Oh ! non, murmurai-je.

— Si. Voilà, il n’y a rien à ajouter. » Elle me repoussa alors, avec une colère mal réprimée.

« Ils ne peuvent rien faire ? Enfin, ils ne peuvent pas ?…

— Ils peuvent opérer ; ils peuvent procéder à l’ablation du poumon.

— Et tu continues de fumer.

— C’est un peu tard pour renoncer aux cigarettes. Quelle merde. Tiens, cela soulève une question intéressante… je ne suis d’ailleurs pas la première à la poser. Quand on ressuscite d’entre les morts, est-ce qu’on ressuscite sous une forme parfaite ou bien a-t-on toutes les cicatrices, les blessures et les vices de conformation qu’on avait de son vivant ? Jésus a montré à Thomas ses blessures ; il lui a fait mettre la main dans la plaie qu’il avait au flanc. Sais-tu que l’Église est née de cette blessure ? Celle qui avait été faite d’un coup de lance. Du sang et de l’eau en ont coulé pendant qu’il était sur la croix. C’est comme un vagin, le vagin de Jésus. » Elle ne semblait pas plaisanter ; elle paraissait au contraire solennelle et pensive. « La notion mystique d’une seconde naissance spirituelle. Le Christ nous a donné naissance à tous. »

Je m’assis sur la chaise à côté du lit, sans rien dire. J’étais abasourdie et terrifiée par la nouvelle qu’elle venait de m’apprendre ; je ne parvenais pas à réagir. Kirsten, toutefois, semblait tranquille maintenant.

Ils lui ont donné des sédatifs, pensai-je. C’est ce qu’ils font quand ils annoncent ce genre de chose.

« Tu te considères comme une chrétienne maintenant ? » demandai-je finalement, incapable de trouver une idée plus appropriée.

« C’est le phénomène du renard dans son terrier, dit Kirsten. Qu’est-ce que tu penses du titre ? Here, tyrant Death.

— C’est moi qui l’ai choisi. »

Elle me fixa du regard intensément.

« Pourquoi me regardes-tu comme ça ? fis-je.

— Tim a dit que c’était lui qui l’avait choisi.

— En fait, oui, c’est lui. Je lui ai simplement fourni la citation. Une parmi d’autres ; je lui en avais soumis plusieurs.

— Quand était-ce ?

— Je ne sais pas. Il y a quelque temps. J’ai oublié. Pourquoi ? »

Kirsten déclara : « Je trouve ce titre affreux. J’en ai eu horreur dès que je l’ai vu. Et je ne l’ai vu pour la première fois que lorsqu’il est venu me jeter ces épreuves sur les genoux, littéralement sur les genoux. Il ne m’a jamais demandé… » Elle s’interrompit, puis écrasa sa cigarette. « Ça ressemble à l’idée que se fait un amateur de ce que doit être un titre de livre. C’est une parodie de titre de livre. Faite par quelqu’un qui n’a jamais intitulé un livre auparavant. Je suis surprise que son éditeur n’ait pas élevé d’objection.

— Tout cela est dirigé contre moi ? questionnai-je.

— Je ne sais pas. À toi d’en décider. » Elle se mit alors à examiner minutieusement les épreuves, ignorant ma présence.

« Tu veux que je m’en aille ? » demandai-je avec embarras, au bout d’un temps.

Kirsten répondit : « Ce que tu fais m’est vraiment complètement égal. » Elle continua son travail de relecture. Au bout d’un instant, elle s’arrêta pour allumer une autre cigarette. Je vis alors que le cendrier près de son lit débordait de cigarettes à demi fumées et écrasées.

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