8

Les autorités ne gardèrent pas longtemps Bill Lundborg en prison. L’évêque Archer fit état de sa maladie mentale chronique pour obtenir sa mise en liberté, et vint le jour où le jeune homme se présenta à leur appartement, avec son pantalon trop ample et un pull de laine que Kirsten lui avait tricoté, son visage joufflu arborant son habituelle expression affable.

Je fus heureuse de le revoir. J’avais souvent pensé à lui, me demandant comment il allait. Il ne semblait pas avoir souffert de sa détention. Pour lui, peut-être, la prison ne se distinguait pas de l’hôpital. Quant à moi, je ne voyais pas trop la différence.

« Salut, Angel », me dit-il quand j’entrai dans l’appartement ; j’avais dû aller changer de place ma nouvelle Honda pour éviter de récolter une contravention. « Qu’est-ce que vous avez comme voiture ?

— Une Honda Civic, dis-je.

— C’est un modèle qui a un bon moteur, exposa Bill. Il ne tourne pas trop vite : ce n’est pas comme dans la plupart de ces petites voitures. Et la suspension est bonne. Vous avez celle à quatre vitesses ou à cinq ?

— Quatre », répondis-je en enlevant mon manteau et en l’accrochant dans la penderie du vestibule.

« Pour une voiture qui a des roues aussi petites, elle roule vraiment bien, continua Bill. Mais en cas de collision – si vous êtes touchée par une voiture américaine – vous seriez catapultée. Vous feriez probablement plusieurs tonneaux. »

Il me parla alors des statistiques d’accidents mortels sur la route. Il me dressa un sombre tableau en ce qui concernait les petites voitures étrangères, d’où il ressortait que mes chances de m’en tirer étaient pratiquement nulles. Puis il se lança dans une description enthousiaste de la nouvelle Oldsmobile à traction avant, qu’il décrivait comme un progrès décisif en matière de tenue de route. Il était à l’évidence persuadé que j’aurais dû avoir une voiture plus grosse ; il s’inquiétait de ma sécurité. Je trouvai cela touchant, et en plus il ne parlait pas en l’air. J’avais deux amis qui s’étaient tués dans une Coccinelle Volkswagen qui s’était déportée. Bill expliqua qu’il y avait un vice de conception qui avait été modifié à partir de 1965, quand la firme avait adopté des essieux fixes.

Kirsten écoutait avec apathie ; l’évêque Archer parvenait au moins à simuler l’attention. Mais il me paraissait impossible qu’il puisse s’intéresser au discours de Bill ou même le comprendre ; pour lui la technique de fabrication des voitures devait représenter la même chose que pour nous les questions métaphysiques : un objet de spéculation superficiel.

Quand Bill eut disparu dans la cuisine pour aller chercher une bière, les lèvres de Kirsten formèrent un mot qui m’était muettement adressé.

« Quoi ? fis-je en mettant ma main en cornet.

— Obsession », prononça-t-elle en hochant la tête solennellement, avec une grimace de dégoût.

Revenant avec sa bière, Bill reprit : « Votre vie dépend de la suspension de votre voiture. Une suspension à barres de torsion transversales vous permet…

— Si j’entends encore parler de voitures, interrompit Kirsten, je vais craquer.

— Désolé, dit Bill.

— Bill, intervint l’évêque Archer, si je devais acheter une nouvelle voiture, laquelle devrais-je prendre ?

— Ça dépend de la somme que vous voulez y mettre.

— J’ai l’argent qu’il faut, dit l’évêque.

— Une B.M.W., indiqua Bill. Ou une Mercedes-Benz. L’avantage avec une Mercedes, c’est que personne ne peut vous la voler. » Il décrivit alors le système de verrouillage incroyablement complexe des Mercedes. « Même leurs conducteurs ont parfois du mal à y entrer, précisa-t-il. Quelqu’un peut voler six Cadillac et trois Porsche dans le temps qu’il faut pour pénétrer dans une Mercedes. Alors, les voleurs préfèrent ne pas s’en occuper ; comme ça, on peut laisser sa stéréo dans la voiture. Sinon, avec une autre voiture, il faut l’emporter avec soi. » Et il se mit à nous raconter que c’était Cari Benz qui avait inventé et fabriqué la première automobile propulsée par un moteur à explosion. En 1926 Benz avait fusionné sa firme avec Daimler-Motoren-Gesellschaft pour former Daimler-Benz qui avait sorti les premières Mercedes. Le nom de « Mercedes » était celui d’une petite fille que Cari Benz avait connue, mais Bill avait oublié si Mercedes avait été la fille de Benz ou sa petite-fille ou quelqu’un d’autre.

« Ainsi donc, remarqua Tim, Mercedes n’était pas le nom d’un constructeur de voitures ou d’un inventeur mais celui d’une enfant. Et maintenant le nom de cette enfant est associé à l’une des meilleures automobiles du monde.

— C’est exact », dit Bill. Et il nous raconta à propos des voitures une autre histoire que peu de gens connaissaient. Le Dr Porsche, qui avait conçu la Volkswagen et aussi, bien entendu, la Porsche, n’avait pas inventé le modèle avec moteur à l’arrière et refroidissement par air ; il était tombé dessus en Tchécoslovaquie dans une firme automobile quand les Allemands avaient envahi ce pays en 1938. Bill ne se souvenait pas du nom de la voiture, mais c’était une huit cylindres, très puissante et très rapide, qui faisait si facilement des tonneaux qu’on avait interdit finalement aux officiers allemands de s’en servir. Le Dr Porsche avait modifié le modèle huit cylindres à hautes performances sur l’ordre personnel d’Hitler. « Hitler voulait qu’on utilise un moteur à refroidissement par air, indiqua Bill, parce qu’il comptait construire des autoroutes en Union soviétique une fois que l’Allemagne l’aurait envahie, et là-bas avec le climat, le froid…

— Je pense que tu devrais t’acheter une Jaguar, interrompit Kirsten en s’adressant à Tim.

— Oh ! non, surtout pas ! se récria Bill. La Jaguar est l’une des voitures les plus instables du monde et elle n’attire que des ennuis ; elle est beaucoup trop compliquée et on est obligé de la conduire tout le temps au garage. Bien sûr, elle a un moteur fabuleux, ce qu’on a fait de mieux depuis les voitures de tourisme à seize cylindres des années 30.

— Seize cylindres ? dis-je avec stupeur.

— Elles étaient très silencieuses, reprit Bill. Il y avait un fossé énorme entre les tacots des années 30 et les grosses voitures de tourisme très chères. Aujourd’hui ce fossé n’existe plus : il y a un éventail complet entre, disons, votre Honda Civic – qui représente le moyen de transport de base – et le haut de gamme qu’est la Rolls. C’est là qu’on voit à quel point la société a changé. » Il entreprit alors de nous parler des voitures à vapeur et de nous exposer pourquoi ce modèle avait été un échec ; mais Kirsten se leva et le fustigea du regard.

« Je crois que je vais aller me coucher », annonça-t-elle.

Tim lui demanda : « À quelle heure dois-je prononcer mon discours au Lions’ Club demain ?

— Oh ! bon Dieu, je n’ai pas fini ce discours, déclara Kirsten.

— Je peux improviser, dit Tim.

— Il est sur bande. Je n’ai qu’à le transcrire.

— Tu peux le faire demain matin. »

Elle le dévisagea.

« Mais comme je l’ai dit, je peux improviser », répéta Tim.

Kirsten dit à Bill et moi : « Il peut improviser. » Elle continua de dévisager l’évêque, qui remuait en ayant l’air mal à l’aise. « Nom de Dieu, s’exclama-t-elle.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna Tim.

— Rien. » Elle se dirigea vers la chambre à coucher. « Je vais finir de le transcrire. Ce ne serait pas une bonne idée si tu… Mais je ne sais pas à quoi ça sert de continuer à discuter. Promets-moi de ne pas te lancer dans une de tes tirades sur les zoroastriens. »

D’une voix faible mais ferme Tim répliqua : « Si je dois retracer les origines de la pensée patristique…

— Je ne crois pas que les gens du Lions’ Club aient envie d’entendre parler des Pères du désert et de la vie monastique au IIe siècle.

— Eh bien, ce sera exactement le sujet que j’aborderai », déclara Tim. Il s’adressa à Bill et moi : « Un moine fut envoyé dans une ville, porteur d’un médicament destiné à un saint homme qui était malade… peu importent les noms. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le saint homme en question était l’un des plus aimés et des plus révérés du nord de l’Afrique. Quand le moine arriva en ville, après un long voyage à travers le désert, il…

— Bonne nuit », coupa Kirsten, et elle s’éclipsa dans la chambre.

« Bonne nuit », répondîmes-nous tous.

Après un temps de silence, Tim poursuivit d’une voix basse : « Quand il fut entré en ville, le moine ne savait pas où aller. S’avançant dans le noir – il faisait nuit –, il trébucha sur un mendiant qui gisait par terre, et qui était très malade. Le moine, après avoir réfléchi aux aspects spirituels du problème, donna ses soins au mendiant, lui administrant le médicament, et le résultat fut que le mendiant ne tarda pas à montrer des signes de guérison. Mais désormais le moine n’avait plus de remède à porter au saint homme. Il regagna donc le monastère d’où il était venu, en ayant très peur de ce que lui dirait le Père supérieur. Quand il eut raconté à celui-ci ce qu’il avait fait, le Père supérieur affirma : “Tu as agi comme il le fallait.” » Tim se tut. Aucun de nous n’ajouta de commentaire.

« Et alors ? » demanda enfin Bill.

Tim répondit : « Le christianisme ne fait pas de distinction entre les humbles et les grands, les pauvres et les moins pauvres. Le moine, en donnant le médicament au premier malade qu’il avait rencontré, au lieu de le préserver pour le grand saint homme, avait vu dans le cœur de son Sauveur. Il y avait un terme de mépris utilisé à l’époque de Jésus pour désigner les gens ordinaires… on les rejetait comme étant les Am ha-aretz, un mot hébreu signifiant simplement “les gens de la terre”, ce qui voulait dire qu’ils étaient sans importance. C’était à ces gens, les Am ha-aretz, que Jésus s’adressait, c’était à eux qu’il se mêlait, avec eux qu’il mangeait et dormait – bien qu’il lui fût arrivé occasionnellement de dormir aussi dans les maisons des riches, car même les riches ne sont pas exclus. » Tim semblait quelque peu abattu, je pouvais le remarquer.

« Le Monseigneur, dit Bill en souriant. C’est comme ça que Kirsten vous appelle quand vous avez le dos tourné. »

Tim ne répondit rien. Nous entendions Kirsten dans la chambre à côté ; un objet tomba et elle poussa un juron.

« Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a un Dieu ? » interrogea Bill.

Tim resta un instant sans rien dire. Il paraissait très fatigué, et pourtant je sentais qu’il essayait de formuler une réponse. Il se frotta les yeux avec lassitude. « Il y a la preuve ontologique… murmura-t-il. L’argument ontologique avancé par saint Anselme, selon lequel si un tel Être peut être imaginé… » Il s’interrompit, leva la tête, battit des paupières.

« Je peux taper votre discours, proposai-je. C’était mon travail au cabinet d’avocats ; je suis bonne dactylo. » Je me levai. « Je vais prévenir Kirsten.

— Il n’y a pas de problème, assura Tim.

— Il ne vaudrait pas mieux que vous le prononciez en ayant une transcription sous les yeux ? »

Tim déclara : « Je veux leur parler de… » À nouveau il s’interrompit. « Vous savez, Angel, reprit-il, j’aime vraiment Kirsten… Elle a beaucoup fait pour moi. Et si elle n’avait pas été là après la mort de Jeff… je ne sais pas ce que j’aurais fait ; je suis sûr que vous comprenez. » Il se tourna vers Bill. « Je tiens énormément à votre mère. Elle est la personne la plus proche de moi dans le monde entier.

— Est-ce qu’il y a une preuve de l’existence de Dieu ? » demanda Bill.

Observant une nouvelle pause, Tim finit par répondre : « Un certain nombre d’arguments sont donnés. Le meilleur est peut-être l’argument biologique, proposé par exemple par Teilhard de Chardin. L’évolution – l’existence même de l’évolution – semble indiquer un concepteur. Il y a aussi l’argument de Morrison qui s’appuie sur l’hospitalité remarquable offerte par notre planète aux formes complexes de vie. Les chances pour qu’une telle situation se soit produite par hasard sont très minces. Je regrette. » Il secoua la tête. « Je ne me sens pas bien. Nous en discuterons une autre fois. Je dirais pourtant, en bref, que l’argument téléologique, celui du dessein contenu dans la nature, du but dans la nature, est pour moi le plus fort.

— Bill, dis-je, l’évêque est fatigué. »

Ouvrant la porte de la chambre, Kirsten, maintenant en robe de chambre et mules, se mêla à la conversation : « L’évêque est fatigué. L’évêque est toujours fatigué. L’évêque est trop fatigué pour répondre quand on lui demande s’il y a une preuve de l’existence de Dieu. Non, il n’y a pas de preuve. Où est l’Alka-Seltzer ?

— J’ai pris le dernier paquet, dit Tim de façon distante.

— J’en ai dans mon sac », indiquai-je.

Kirsten referma la porte de la chambre. En la faisant claquer.

« Il y a des preuves, déclara Tim.

— Mais Dieu ne parle à personne, objecta Bill.

— Non », dit Tim. Il reprit ses forces, à ce moment ; je le vis se redresser. « Toutefois, l’Ancien Testament nous fournit de nombreux exemples de Jéhovah s’adressant à son peuple par l’intermédiaire des prophètes. Mais cette source de révélation a fini par se tarir. Dieu ne parle plus à l’homme. C’est ce qu’on appelle “le long silence”. Il dure depuis deux mille ans.

— Mais si Dieu parlait autrefois aux gens dans la Bible, insista Bill, pourquoi est-ce qu’il ne leur parle plus maintenant ? Pourquoi s’est-il arrêté ?

— Je ne sais pas », répondit Tim. Il n’ajouta rien. Vous ne pouvez pas en rester là, pensai-je. Ce n’est pas ainsi qu’il faut conclure.

« Je vous en prie, continuez, fis-je.

— Quelle heure est-il ? » questionna Tim ; son regard fit le tour du salon. « Je n’ai pas ma montre. »

Bill changea de sujet : « Qu’est-ce que c’est que ces idioties à propos de Jeff qui serait revenu de l’autre monde ? »

Oh ! mon Dieu, me dis-je en fermant les yeux.

« Je voudrais vraiment que vous m’expliquiez ça, poursuivit Bill. Parce que c’est impossible. Ce n’est pas seulement improbable ; c’est impossible. » Il attendit une réponse. « Kirsten m’a raconté tout ça, reprit-il. C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue.

— Jeff a communiqué avec nous deux, énonça Tim. À l’aide de phénomènes intermédiaires. Bien des fois et de bien des façons. » Brusquement, son visage s’empourpra ; il se redressa et l’autorité qu’il y avait au fond de lui apparut à la surface : l’homme marqué par l’âge, fatigué par ses problèmes personnels, dont il avait donné l’apparence se changea sous mes yeux en l’incarnation même de la force, la force de la conviction exprimée sous forme de mots. « C’est Dieu en personne qui agit sur nous et à travers nous pour amener un jour plus lumineux. Mon fils est maintenant avec nous ; il est avec nous ici dans cette pièce. Il ne nous a jamais quittés. Ce qui est mort était un corps matériel. Tout ce qui est matériel périt. Les planètes périssent. L’univers physique lui-même périra. Allez-vous soutenir pour autant que rien n’existe ? Parce que c’est à cette conclusion que vous mènera votre logique. Il est impossible de prouver l’existence d’une réalité externe. Descartes l’a découvert ; c’est la base de la philosophie moderne. Tout ce que vous pouvez savoir de façon certaine, c’est que votre esprit, votre conscience existe. Vous pouvez dire : “Je suis”, c’est tout. Et c’est ce que Jéhovah a dit à Moïse de répondre à ceux qui lui demanderaient à qui il avait parlé. “Je suis”, a dit Jéhovah. Ehyeh, en hébreu. Vous aussi, vous pouvez le dire, et c’est tout ce que vous pouvez dire ; point final. Ce que vous voyez n’est pas le monde mais une représentation formulée par votre esprit. Tout ce que vous connaissez, vous le savez par la foi. Mais il se peut aussi que vous soyez en train de rêver. Y avez-vous songé ? Platon raconte qu’un sage vieillard, sans doute un orphique, lui avait déclaré : “Maintenant nous sommes morts et dans une sorte de prison.” Platon n’a pas jugé absurde cette déclaration ; il nous confie qu’elle est probante et donne à réfléchir. “Maintenant nous sommes morts.” Il est possible qu’il n’y ait pas de monde du tout. Je possède autant de preuves du retour de Jeff que de l’existence du monde. Nous ne supposons pas qu’il est revenu ; nous le savons par l’expérience. Nous vivons cette expérience. Ce n’est donc pas simplement notre opinion. C’est réel.

— Réel pour vous, objecta Bill.

— Que peut offrir de plus la réalité ?

— Ce que je veux dire, poursuivit Bill, c’est que moi je n’y crois pas.

— Le fond du problème ne se situe pas au niveau de notre expérience, reprit Tim. Il est en rapport avec votre système de croyance. Dans les limites de votre système de croyance, une chose pareille est impossible. Mais qui peut dire, vraiment dire, ce qui est possible ? Nous n’avons pas la connaissance de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas ; nous ne fixons pas les bornes – c’est Dieu qui les fixe. » Tim pointa vers Bill un index rigide. « Ce que l’on croit et ce que l’on sait dépend, en dernier ressort, de Dieu : ce n’est pas vous qui décidez de donner ou de refuser votre consentement ; c’est un don de Dieu, un exemple de notre dépendance à son égard. Dieu nous accorde un monde et force notre consentement à ce monde ; il le rend réel pour nous : c’est l’un de ses pouvoirs. Croyez-vous que Jésus était le Fils de Dieu, qu’il était Dieu en personne ? Vous ne le croyez pas non plus. Alors, comment puis-je vous prouver que Jeff nous est revenu de l’autre monde ? Je ne peux même pas démontrer que le Fils de l’Homme a marché sur cette Terre il y a deux mille ans, qu’il a vécu pour nous et qu’il est mort pour nous, pour nos péchés, avant de ressusciter le troisième jour. J’ai raison, n’est-ce pas ? Cela aussi, vous le niez ? Mais à quoi croyez-vous ? À des objets dans lesquels vous montez pour rouler autour du pâté de maisons. Il se peut que ces objets et ce pâté de maisons n’existent pas ; quelqu’un faisait remarquer à Descartes qu’un démon malveillant pourrait nous faire adhérer à un monde qui serait inexistant, qu’il pourrait nous faire accepter une contrefaçon comme la représentation ostensible du monde. Si cela se produisait, nous ne le saurions pas. Nous devons avoir confiance ; nous devons avoir foi en Dieu. Je fais confiance à Dieu pour qu’il ne me trompe pas ; je juge le Seigneur fidèle, sincère et incapable de duperie. Pour vous la question ne se pose même pas, puisque vous ne concédez pas qu’il existe. Vous demandez une preuve. Si je vous disais à cet instant même que j’ai entendu la voix de Dieu me parler, est-ce que vous le croiriez ? Non, bien entendu. Nous considérons comme pieux les gens qui s’adressent à Dieu mais nous traitons de fous ceux à qui Dieu s’adresse. C’est une époque de peu de foi. Ce n’est pas Dieu qui est mort ; c’est notre foi qui est morte.

— Mais…, intervint Bill en faisant un geste. Ça n’a aucun sens. Pourquoi reviendrait-il ?

— Dites-moi d’abord pourquoi Jeff a vécu, répondit Tim. Ensuite je pourrai peut-être vous dire pourquoi il est revenu. Pourquoi vivez-vous ? Dans quel but avez-vous été créé ? Vous ne savez pas qui vous a créé – à supposer que quelqu’un l’ait fait – et vous ne savez pas pourquoi – à supposer qu’il y ait un pourquoi. Peut-être que personne ne vous a créé et que votre vie n’a aucun but. Pas de monde, pas de but, pas de Créateur, et Jeff n’est pas revenu parmi nous. Est-ce là votre logique ? Est-ce là ce que l’Être, au sens où l’entendait Heidegger, représente pour vous ? C’est une vision appauvrie d’un Être sans authenticité. C’est fragile, stérile et, en fin de compte, vain. Il doit y avoir quelque chose en quoi vous pouvez croire, Bill. Croyez-vous en vous-même ? Admettrez-vous que vous, Bill Lundborg, vous existez ? Vous l’admettrez ; c’est très bien. Cela nous donne un point de départ. Examinez votre corps. Avez-vous des organes sensoriels ? Disposez-vous de la vue, de l’ouïe, du goût, du toucher et de l’odorat ? Alors, il est probable que ce système de perceptions a été conçu pour recevoir des informations. S’il en est ainsi, il est raisonnable de supposer qu’il existe des informations. Et s’il existe des informations, elles ont probablement trait à quelque chose. Il est probable qu’il y a un monde – pas certain mais probable –, et vous êtes relié à ce monde par l’intermédiaire de vos organes sensoriels. Est-ce que vous créez ce que vous mangez ? Est-ce que de vous-même, de votre corps, vous produisez la nourriture dont vous avez besoin pour rester en vie ? La réponse est non. Par conséquent il est logique d’assumer que vous êtes dépendant de ce monde extérieur, de l’existence duquel vous ne possédez qu’une connaissance probable, et non pas une connaissance nécessaire ; pour nous le monde est seulement une vérité contingente, pas une vérité inéluctable. En quoi consiste ce monde ? Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? Est-ce que vos sens mentent ? S’ils mentent, pourquoi ont-ils été faits ? Avez-vous créé vos organes sensoriels ? Non. Quelqu’un ou quelque chose d’autre les a créés. Qui est ce quelqu’un qui n’est pas vous ? Apparemment vous n’êtes pas seul, vous n’êtes pas l’unique réalité existante ; apparemment il y en a d’autres, et l’une d’elles ou plusieurs d’entre elles vous ont conçu et construit, vous et votre corps, de la même façon que Cari Benz a conçu et construit la première voiture à moteur. Comment sais-je qu’il y a eu un Cari Benz ? Parce que vous me l’avez dit. Moi je vous ai dit que mon fils Jeff était revenu…

— C’est Kirsten qui me l’a dit, rectifia Bill.

— Est-ce que Kirsten vous ment en temps normal ? questionna Tim.

— Non, répondit Bill.

— Qu’est-ce qu’elle et moi avons à gagner en affirmant que Jeff est revenu de l’autre monde ? Beaucoup de gens ne nous croiront pas. Vous-même vous ne nous croyez pas. Nous le disons parce que nous croyons que c’est vrai. Et nous avons des raisons de croire que c’est vrai. Nous avons tous les deux assisté à des choses. Je ne vois pas Cari Benz dans cette pièce mais je crois qu’il a existé autrefois. Je crois que la Mercedes-Benz a été baptisée d’après le prénom d’une petite fille et le nom d’un homme. J’ai été avocat ; les critères permettant de passer au crible des données me sont familiers. Nous – Kirsten et moi – avons la preuve de la présence de Jeff : ce sont les phénomènes.

— Oui, mais tous ces phénomènes ne prouvent rien, rétorqua Bill. Vous supposez simplement que c’est Jeff qui les a causés. Vous n’en avez pas la preuve. »

Tim déclara : « Laissez-moi vous donner un exemple. Vous regardez sous votre voiture et vous découvrez une flaque d’eau. Vous ne savez pas que cette eau vient de votre moteur ; c’est une chose que vous êtes obligé de supposer. Mais en l’occurrence vous avez une preuve. En tant qu’avocat, je sais ce qui constitue une preuve. Vous, en tant que spécialiste en mécanique automobile…

— Est-ce que la voiture est garée dans votre place de Parking réservée ? demanda Bill. Ou bien dans un parking public, comme celui d’une grande surface ? »

Légèrement décontenancé, Tim observa un silence. « Je ne vous suis pas.

— Si c’est dans votre garage ou votre place de parking, expliqua Bill, là où vous êtes seul à vous ranger, alors ça vient probablement de votre voiture. En tout cas, ça ne coulerait pas du moteur ; ça proviendrait du radiateur ou de la pompe à eau ou d’un tuyau.

— Mais c’est une chose que vous supposez, reprit Tim, en vous fondant sur l’évidence.

— Ça pourrait aussi être de l’essence. Elle ressemble beaucoup à de l’eau, sauf qu’elle est un peu rose. Ou bien votre Lockheed. Ou encore ça pourrait venir de votre transmission : si c’est une boîte automatique, il y a un liquide spécial. Avez-vous une boîte automatique ?

— Sur quoi ? demanda Tim.

— Sur votre voiture.

— Je ne sais pas. Je parle d’une voiture hypothétique.

— Ou bien ça pourrait être de l’huile, continua Bill, auquel cas ce ne serait pas rose. Il faut bien distinguer si c’est de l’eau, de l’essence, de l’huile ou un autre liquide. Si vous êtes dans un parking public et que vous aperceviez une flaque sous votre voiture, ça ne veut pas dire grand-chose de toute façon, parce qu’il y a plein d’autres voitures qui se garent au même emplacement ; ça pourrait venir de celle qui était là juste avant vous. Le mieux à faire, c’est de…

— Mais vous ne pouvez que procéder à une supposition, dit Tim. Vous ne savez pas que cela vient de votre voiture.

— Vous ne pouvez pas le savoir tout de suite, mais vous pouvez le trouver. Bon, admettons que c’est dans votre garage et qu’il n’y a pas d’autre voiture qui se gare à cet endroit. La première chose à faire, c’est de savoir de quel liquide il s’agit. Alors, vous vous couchez par terre et vous allongez le bras sous la voiture pour tremper un doigt dans la flaque. Maintenant, est-ce que c’est rose ? Est-ce que c’est brun ? Est-ce que c’est de l’huile ? Est-ce que c’est de l’eau ? Disons que c’est de l’eau. D’abord, ça pourrait être normal : quand le moteur marche et que l’eau du radiateur chauffe, elle se dilate et il y a parfois un trop-plein qui s’écoule par un orifice spécialement prévu à cet effet.

— Même si vous pouvez déterminer que c’est de l’eau, s’obstina Tim, vous ne pouvez pas être sûr qu’elle vient de votre voiture.

— De quelle autre chose voulez-vous qu’elle vienne ?

— C’est un facteur inconnu. Vous vous fondez sur une preuve indirecte ; vous n’avez pas vu l’eau s’écouler de votre voiture.

— Bon, alors, dans ce cas, mettez le moteur en route, laissez-le tourner et observez ce qui se passe. Regardez s’il y a des gouttes qui tombent.

— Est-ce que ça ne prendrait pas longtemps ? demanda Tim.

— Eh bien, il faut savoir. Vous devriez vérifier aussi le niveau de votre Lockheed, votre niveau d’huile et votre niveau d’eau, ainsi que la boîte automatique ; c’est le genre de vérifications qu’on devrait faire régulièrement. Pendant que vous y êtes, vous pourriez en profiter pour ça. Et aussi pour contrôler la pression de vos pneus. Vous les gonflez à combien ?

— Je gonfle quoi ? questionna Tim.

— Vos pneus. » Bill eut un sourire. « Vous en avez cinq. En comptant celui de la roue de secours. Et celui-là, vous oubliez sans doute de le vérifier en même temps que les autres. Et le jour où vous aurez un pneu crevé, vous vous apercevrez peut-être qu’il est dégonflé. Est-ce que votre cric s’adapte à l’essieu ou au pare-chocs ? Au fait, quelle marque de voiture avez-vous ?

— Je crois que c’est une Buick, dit Tim.

— Non, c’est une Chrysler, précisai-je doucement.

— Ah ? » fit Tim.


Après le départ de Bill, Tim et moi restâmes seuls dans le salon, et il s’ouvrit à moi avec franchise. « Kirsten et moi, me confia-t-il, connaissons quelques difficultés. » Il s’assit près de moi sur le canapé, parlant à voix basse pour que Kirsten, dans la pièce à côté, n’entendît pas.

« Elle prend beaucoup de barbituriques ? demandai-je.

— Je ne sais pas vraiment. Son médecin lui donne tout ce qu’elle veut. Du Séconal. Et elle a aussi de l’Amytal. Je crois que l’Amytal vient d’un autre médecin.

— Vous devriez contrôler sa consommation. »

Tim changea de sujet. « Pourquoi Bill n’accepte-t-il pas l’idée du retour de Jeff parmi nous ?

— Dieu seul le sait, répondis-je.

— Le but de mon livre est de procurer du réconfort aux gens qui ont le cœur brisé après la perte d’un être cher. Quoi de plus rassurant que de savoir qu’il y a une vie après le traumatisme de la mort, tout comme il y en a une avant le traumatisme de la naissance ? Jésus nous assure qu’une vie future nous attend ; c’est de là que dépend toute la promesse du salut. Je suis la Résurrection. Quiconque croit en moi vivra même s’il meurt, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Et ensuite Jésus dit à Marthe : Crois-tu en ceci ? Ce à quoi Marthe répond : Oui, Seigneur. Je crois que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu, Celui qui devait venir en ce monde. Plus tard, Jésus dit : Car ce que j’ai dit ne vient pas de moi ; ce que j’ai à dire m’est commandé par le Père qui m’a envoyé, et je sais que ce commandement signifie la vie éternelle. Attendez que je prenne ma Bible. » Il saisit le volume qui se trouvait sur une table basse. « Première Épître aux Corinthiens, chapitre XIV, verset 12. Si le Christ ressuscité d’entre les morts est ce qui a été prêché, comment certains de vous peuvent-ils soutenir qu’il n’y a pas de résurrection ? Si la résurrection n’existe pas, le Christ lui-même n’aurait pu ressusciter et si le Christ n’avait pas ressuscité, alors notre prédication serait sans objet et votre croyance sans objet ; en vérité, nous sommes des témoins qui avons commis un parjure devant Dieu, parce que nous avons juré devant Dieu qu’il avait ressuscité le Christ à la vie. Car si les morts ne sont pas ressuscités, le Christ n’a pas été ressuscité, et si le Christ n’a pas été ressuscité, vous êtes toujours dans vos péchés. Et ce qui est plus sérieux, tous ceux qui sont morts dans le Christ ont péri. Si notre espoir a été placé dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus infortunés de tous les hommes. Mais le Christ a bien ressuscité d’entre les morts, les premiers fruits de tous ceux qui se sont endormis. » Tim referma sa Bible. « C’est énoncé clairement, conclut-il. Il ne peut y avoir le moindre doute.

— Je suppose que oui, dis-je.

— On a trouvé tellement de preuves dans le wadi zadokite. Tant de choses qui jettent de la lumière sur tout le kêrygma des débuts du christianisme. Nous en savons tellement, désormais. Saint Paul ne parlait absolument pas par métaphores ; l’homme ressuscite d’entre les morts au sens littéral. Ils possédaient les techniques. C’était une science. Aujourd’hui nous appellerions cela de la médecine. Ce qu’ils avaient, c’était l’anokhi.

— Le champignon », fis-je.

Il me dévisagea. « Oui, le champignon.

— Le pain et le bouillon, dis-je.

— Oui.

— Mais nous ne l’avons plus maintenant.

— Nous avons l’Eucharistie.

— Mais, observai-je, vous savez tout comme moi que la substance n’est pas présente dans l’Eucharistie. C’est comme le cargo culte où les indigènes construisent de faux avions pour leur rendre hommage.

— Pas du tout.

— En quoi est-ce différent ?

— Le Saint-Esprit…, commença-t-il, avant de s’interrompre.

— C’est ce que je veux dire », fis-je.

Tim déclara : « Je crois que c’est le Saint-Esprit qui est la cause du retour de Jeff.

— Donc vous jugez que le Saint-Esprit existe toujours, qu’il a toujours existé et qu’il est Dieu, l’une des formes de Dieu.

— Maintenant, oui, répondit Tim. Maintenant que j’ai vu les preuves. Je n’y croyais pas avant d’avoir vu les preuves, les pendules arrêtées à l’heure de la mort de Jeff, les glaces brisées, les cheveux roussis de Kirsten, les épingles sous ses ongles. Vous avez vu ses vêtements complètement en désordre l’autre jour ; nous vous avons fait venir pour que vous le constatiez par vous-même. Ce n’est pas nous qui avons fait ça. Personne au monde n’a pu le faire ; nous n’irions pas fabriquer des preuves. Est-ce que vous nous croyez capables de manigancer une supercherie ?

— Non, dis-je.

— Et le jour où ces livres ont quitté l’étagère et sont tombés par terre… il n’y avait personne sur les lieux. Vous les avez vus de vos propres yeux.

— Pensez-vous que le champignon, l’anokhi, existe toujours ? questionnai-je.

— Je l’ignore. Il y a un champignon du nom de Vita verna qui est mentionné dans le livre VIII de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Ce dernier vivait au Ier siècle de notre ère… l’époque concorde. Et il n’en cite pas l’existence d’après Théophraste ; c’est un champignon qu’il avait vu de ses yeux, dont il avait eu connaissance par ses observations des jardins de Rome. Ce pourrait être l’anokhi. Mais ce n’est qu’une supposition. » À ce moment-là, selon son habitude, il changea de sujet ; l’esprit de Tim ne s’attardait jamais longtemps sur le même point. « Bill est psychotique, n’est-ce pas ?

— Eh oui.

— Mais il est capable de travailler pour gagner sa vie.

— Quand il n’est pas à l’hôpital. Ou en train de rechuter.

— Pour l’instant il n’a pas l’air d’aller mal. Mais je note chez lui une… certaine inaptitude à théoriser.

— Il a des difficultés à formuler des idées abstraites, dis-je.

— Je me demande comment il va finir, déclara Tim. Les pronostics… ne sont pas très bons, d’après ce que dit Kirsten.

— Ils sont entièrement négatifs. Il ne guérira jamais. Mais heureusement il se tient à l’écart des drogues.

— Il n’a pas l’avantage d’avoir de l’instruction.

— Je ne suis pas sûre que l’instruction soit un avantage. Je n’ai trouvé qu’une place de vendeuse dans un magasin de disques. Et ce n’est pas sur mes connaissances universitaires que j’ai été embauchée.

— J’avais l’intention de vous demander quel enregistrement du Fidelio de Beethoven nous devrions acheter, dit Tim.

— Celui de Klemperer, indiquai-je. Sur Angel. Avec Christa Ludwig dans le rôle de Leonora.

— J’aime beaucoup son aria, remarqua Tim.

— Abscheulicher ! Wo Eilst Due Hin ? Elle réussit ça très bien. Mais personne ne peut égaler l’enregistrement réalisé par Frieda Leider il y a des années. C’est une pièce de collection… il a peut-être été repiqué sur 33 tours, mais si c’est le cas, je ne l’ai jamais vu. Je l’ai entendu sur K.P.F.A., une fois. Je n’ai jamais oublié. »

Tim affirma : « Beethoven était le plus grand génie, le plus grand artiste créateur que le monde ait jamais connu. Il a transformé la conception que l’homme se faisait de lui-même.

— Oui, acquiesçai-je. Les prisonniers dans Fidelio, quand ils ressortent à la lumière… c’est l’un des plus beaux passages de toute la musique.

— C’est situé au-delà de la beauté, dit Tim. Ce qui est en jeu, c’est une compréhension de la nature de la liberté en soi. Comment une musique purement abstraite, comme celle de ses derniers quatuors à cordes, peut-elle sans l’aide des mots transformer les êtres humains dans la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes, dans leur nature ontologique ? Schopenhauer croyait que l’art, en particulier la musique, a le pouvoir d’obliger la volonté irrationnelle, celle qui lutte, à se retourner contre elle-même et à cesser sa lutte. Il considérait cela comme une expérience religieuse, même si elle n’était que temporaire. En somme l’art, et spécialement la musique, a la faculté de changer l’être irrationnel qu’est l’homme en une sorte d’entité rationnelle qui n’est plus commandée par des impulsions biologiques, impulsions qui par définition ne peuvent être satisfaites. Je me rappelle quand j’ai entendu pour la première fois le mouvement final du treizième quatuor de Beethoven – pas la grosse fugue mais l’allégro qu’il a ajouté plus tard à la place. C’est une petite pièce si étrange, cet allegro… si vive et légère, si ensoleillée.

— J’ai lu que c’était la dernière chose qu’il avait écrite, fis-je. Ce petit allegro aurait été la première œuvre de la quatrième période de Beethoven, s’il avait continué de vivre. Ce n’est pas un morceau qui appartient vraiment à la troisième période.

— Où Beethoven a-t-il puisé ce concept, entièrement nouveau et original, de la liberté humaine que sa musique exprime ? demanda Tim. Était-il cultivé ?

— Il appartenait à la période de Goethe et de Schiller. L’Aufklärung, le siècle des lumières germanique.

— Encore Schiller. On en revient toujours à lui. Et de Schiller à la rébellion des Hollandais contre les Espagnols, la guerre des Pays-Bas. Qui apparaît dans la deuxième partie du Faust de Goethe, là où Faust trouve enfin quelque chose qui le satisfera et ordonne à l’instant de s’immobiliser. Pour voir les Hollandais conquérir par assèchement les basses terres de la mer du Nord. » Il fit une pause, puis reprit : « Le sommet de ce siècle des lumières germanique. Sommet d’où ils sont si tragiquement tombés. De Goethe, Schiller et Beethoven au IIIe Reich et à Hitler. Cela paraît impossible.

— Et pourtant Wallenstein l’avait préfiguré, dis-je.

— Oui, l’homme qui choisissait ses généraux en fonction des présages astrologiques. Comment un homme intelligent, éduqué, un grand homme en vérité, l’un des plus puissants de son époque… comment avait-il pu se mettre à croire à cela ? C’est pour moi un mystère. Une énigme qui peut-être ne sera jamais résolue. »

Je vis que Tim était à nouveau marqué par la fatigue, aussi je rassemblai mon manteau et mon sac, et je lui souhaitai bonne nuit avant de m’en aller.

Ma voiture avait reçu un P.V. Merde, me dis-je en retirant le papillon glissé sous l’essuie-glace et en le fourrant dans ma poche. Pendant que nous discutions de Beethoven et de Goethe, la contractuelle faisait son travail. Quel monde étrange, pensai-je. Ou plutôt quels mondes étranges, au pluriel. Leurs trajectoires ne se rencontrent pas.

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