4

Peu de temps après, Jeff et moi reçûmes une invitation à rendre visite à l’évêque de Californie et à sa maîtresse dans leur nid d’amour. Kirsten avait organisé une vraie petite fête. Elle avait préparé des canapés et des hors-d’œuvre ; des senteurs odorantes provenaient de la cuisine… Je conduisis Tim en voiture jusque chez un marchand de vins voisin, car ils avaient oublié d’en acheter. Ce fut moi qui choisis le vin. Tim resta les yeux vides, comme absent, pendant que je payais moi-même à la caisse. Je suppose que, quand on a fait partie des Alcooliques Anonymes, on a tendance à s’abstraire de l’environnement dans un endroit pareil.

De retour dans l’appartement, dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, je découvris un gros flacon de Dexamyl, de la taille qu’on emporte d’habitude quand on part pour un long voyage. Kirsten fonctionne aux amphés ? me demandai-je. Sans faire de bruit, je dépliai l’ordonnance qui accompagnait le flacon. Elle était au nom de l’évêque. Ça alors, pensai-je. Il a lâché la bouteille mais maintenant il se dope. Pourtant en principe ils vous mettent en garde contre ce danger aux Alcooliques Anonymes. Je tirai la chasse d’eau – histoire de provoquer du bruit – et pendant que l’eau gargouillait j’ouvris le flacon et y pris quelques comprimés de Dexamyl que je fourrai dans ma poche. C’est le genre de truc qu’on fait d’instinct quand on habite Berkeley ; personne n’y prête attention. D’un autre côté, personne à Berkeley ne laisse traîner sa dope dans la salle de bains.

Ensuite nous nous installâmes dans le modeste salon. L’ambiance était détendue. Tout le monde sauf Tim avait un verre à la main. Tim portait une chemise rouge et un pantalon de sport. Il ne ressemblait pas à un évêque. Il ressemblait à l’amant de Kirsten Lundborg.

« C’est charmant ici », fis-je.

En revenant de chez le marchand de vins, Tim m’avait parlé des détectives privés et raconté comment ils s’y prennent pour vous coincer. Ils s’introduisent chez vous en votre absence et passent les tiroirs des commodes au peigne fin. Le moyen de savoir s’ils sont passés consiste à fixer à l’aide de ruban adhésif un cheveu en travers de toutes les portes donnant sur l’extérieur. Je crois que Tim avait dû voir ça dans un film.

« Si à son retour on trouve le cheveu décollé ou cassé », m’avait-il informée pendant que nous allions de la voiture à l’appartement, « on sait qu’on est épié. » Et il m’avait alors relaté l’histoire du F.B.I. et de Martin Luther King, une histoire qu’à Berkeley chacun connaissait. J’avais écouté poliment.

C’est ce soir-là, dans le salon de leur appartement, que j’entendis parler pour la première fois des documents zadokites. De nos jours, bien sûr, on peut se procurer l’édition Doubleday Anchor, la traduction complète de Patton, Myers et Abré. Avec l’introduction d’Helen James consacrée au mysticisme, où elle compare et oppose les zadokites par exemple aux Qumrans, qui étaient vraisemblablement des esséniens, bien qu’on n’en ait jamais établi la preuve formelle.

« J’ai l’impression, déclara Tim, que cette découverte pourrait être plus importante encore que celle de la bibliothèque de Nag Hammadi. Nous avons une assez bonne connaissance du gnosticisme, mais nous ne savons rien des zadokites, sinon qu’ils étaient des juifs.

— À quelle date remontent approximativement les manuscrits zadokites ? questionna Jeff.

— L’estimation préliminaire est d’environ deux cents ans avant Jésus-Christ, indiqua Tim.

— Alors ils auraient pu influencer Jésus, remarqua Jeff.

— C’est peu probable, répondit Tim. Je m’envole pour Londres en mars ; j’aurai l’occasion de m’entretenir avec les traducteurs. J’aurais aimé que John Allegro soit de la partie, mais il ne l’est pas. » Il nous parla un moment des travaux d’Allegro concernant les manuscrits des Qumrans, qu’on appelait les manuscrits de la mer Morte.

« Ce serait intéressant, non, intervint Kirsten, si on découvrait que… (elle hésita) les documents zadokites ont un contenu en rapport avec la doctrine chrétienne.

— Le christianisme, après tout, est fondé sur le judaïsme, observa Tim.

— Je vais plus loin, reprit Kirsten. Si on y trouvait énoncées des paroles précises attribuées jusqu’à présent à Jésus.

— Il n’y a pas de rupture aussi nette que l’on croit dans la tradition rabbinique, souligna Tim. On voit Hillel exprimer certaines des idées que nous considérons comme fondamentales dans le Nouveau Testament. Et bien sûr saint Matthieu considérait tout ce que faisait et disait Jésus comme l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Saint Matthieu écrivait à des juifs et pour des juifs et, essentiellement, en tant que juif. Le plan de Dieu exposé dans l’Ancien Testament est mis à exécution par Jésus. Le terme de christianisme n’était pas en usage en son temps ; généralement, les chrétiens apostoliques parlaient simplement de “la Voie”. Ils mettaient ainsi l’accent sur son côté naturel et son universalité. » Il se tut un instant avant d’ajouter : « Et on trouve l’expression “la parole du Seigneur”. Elle apparaît dans les Actes des Apôtres, chapitre VI. La parole du Seigneur continua de se répandre ; le nombre de ses disciples dans Jérusalem fut grandement accru.

— D’où dérive le nom des zadokites ? demanda Kirsten.

— De Zadok, un prêtre d’Israël qui vivait à peu près à l’époque du roi David, expliqua Tim. Il a fondé une maison sacerdotale, les zadokites. Ils étaient de la maison d’Éléazar. Il est fait mention de Zadok dans les manuscrits qumrans. Attendez que je vérifie. » Il se leva pour sortir un livre d’un Paquet encore non défait. « Premières Chroniques, chapitre XXIV. Côte à côte avec leurs parents les fils d’Aaron, en présence du roi David, nombreux étaient ceux, dont Zadok… C’est là qu’il est cité. » Tim referma le livre. C’était une autre Bible.

« Mais je suppose qu’on va maintenant en découvrir davantage, formula Jeff.

— Oui, je l’espère, répondit Tim. Quand je serai à Londres. » Puis, comme à son habitude, il opéra un brusque changement de vitesse mental. « Je vais passer commande d’une messe rock qui sera jouée à la cathédrale à Noël. » Me scrutant, il m’interrogea : « Que penseriez-vous de Frank Zappa ? »

Prise de court, je ne sus quoi dire.

« On s’arrangerait pour qu’elle soit enregistrée, enchaîna Tim. Comme ça on pourrait la sortir sous forme d’album. On m’a aussi recommandé Captain Beefheart et plusieurs autres noms. Où pourrais-je trouver un disque de Frank Zappa pour l’écouter ?

— Chez un disquaire, dit Jeff.

— Est-ce que Frank Zappa est un Noir ? demanda Tim.

— Je ne vois pas l’importance, dit Kirsten. C’est un préjugé à rebours. »

Tim poursuivit : « Simple curiosité. C’est un domaine dont j’ignore tout. Quelqu’un parmi vous a-t-il une opinion sur Marc Bolan ?

— Il est mort, précisai-je. Vous parlez de T. Rex.

— Marc Bolan est mort ? » dit Jeff. Il semblait stupéfait !

« Il se peut que je me trompe, repris-je. Moi je suggère Ray Davies. C’est lui qui écrit la musique des Kinks. Ce qu’il fait est très bon.

— Vous pourriez vous renseigner là-dessus pour moi ?! demanda Tim en nous regardant, Jeff et moi.

— Je ne saurais pas comment m’y prendre », objectai-je.

Kirsten déclara calmement : « Je m’en occuperai.

— Tu pourrais aussi contacter Paul Kantner et Grace Slick, ajoutai-je. Ils vivent tout près d’ici, à Bolinas dans Marin County.

— Je sais », dit Kirsten en hochant la tête placidement, l’air très sûre d’elle.

Foutaises, pensai-je. Tu ne sais même pas de qui je parle. Te voilà déjà qui prends les choses en main, juste parce qu’il t’a installée dans un appartement. Un appartement qui n’est même pas si formidable.

Tim annonça : « J’aimerais que Janis Joplin chante à la cathédrale.

— Elle est morte en 1970, indiquai-je.

— Alors vous recommanderiez qui à sa place ? » questionna Tim. Il demeura dans l’expectative.

« À la place de Janis Joplin, fis-je. À la place de Janis Joplin. Je ne sais pas, il faudrait que j’y réfléchisse. Je ne peux pas sortir un nom comme ça. Il faut du temps. »

Kirsten fixa son regard sur moi avec un mélange d’expressions diverses, principalement désapprobatrices. « Je crois que ce qu’elle veut dire, énonça-t-elle, c’est que personne ne pourra jamais remplacer Joplin.

— Où pourrais-je trouver un de ses disques ? demanda Tim.

— Chez un disquaire, dit Jeff.

— Tu pourrais m’en acheter un ? continua son père.

— Jeff et moi avons tous ses disques, dis-je. Elle n’en a pas fait beaucoup. Nous les apporterons.

— Il y a aussi Ralph McTell, avança Kirsten.

— Il faut me mettre toutes ces suggestions par écrit, déclara Tim. Cette messe rock va beaucoup attirer l’attention. »

Ralph McTell est quelqu’un qui n’existe pas, pensai-je. De l’autre bout de la pièce, Kirsten m’adressa un sourire indéchiffrable. Elle me possédait, mais je n’arrivais pas à savoir de quelle manière.

« Il enregistre chez Paramount », insista-t-elle. Son sourire s’élargissait.

« J’avais vraiment espéré avoir Janis Joplin », murmura Tim, se parlant à moitié à lui-même. Il paraissait perplexe. « J’ai entendu une chanson d’elle – enfin elle ne l’a peut-être pas écrite – à la radio de la voiture ce matin. C’est une Noire, n’est-ce pas ?

— Non, une Blanche, dit Jeff, et elle est morte.

J’espère que quelqu’un prend note de tout ça », dit Tim.


Le penchant de mon mari pour Kirsten Lundborg ne commença pas un certain jour à une certaine heure, tout au moins à ma connaissance. Au début, il persistait à soutenir qu’elle exerçait sur l’évêque une influence bénéfique, qu’elle avait assez de sens pratique pour leur permettre à tous deux de garder les pieds sur terre, au lieu de flotter dans les nuages. Il est nécessaire, quand on évalue ce genre de chose, de faire la distinction entre l’événement en soi et la connaissance qu’on en a. Je peux dire quand je m’en suis aperçue mais je ne peux rien dire d’autre.

Compte tenu de son âge, Kirsten réussissait à se maintenir sur une bonne longueur d’onde sur le plan stimulation sexuelle. C’était en tout cas le point de vue de Jeff. Pour moi, elle restait simplement une amie plus âgée qui, en vertu de ses relations avec mon beau-père, avait accédé à un rang supérieur au mien. Le degré de provocation érotique que possède une femme me laisse froide ; je ne suis pas du genre à être attirée par quelqu’un de mon sexe. Cela ne constitue pas non plus pour moi une menace. Sauf si, bien sûr, mon mari est impliqué. Mais dans ce cas c’est lui que le problème concerne.

Pendant que je travaillais dans mon cabinet d’avocats (et vente de bougies), veillant à tirer les trafiquants de drogue des ennuis où ils se fourraient, Jeff se cassait la tête en suivant une série de cours publics du soir à l’université. Ici, en Californie du Nord, nous n’en étions pas encore tout à fait arrivés au point de donner des cours aux gens pour leur apprendre à composer eux-mêmes leur mantra ; c’était bon pour les gens du Sud, qui étaient l’objet d’un mépris unanime parmi les habitants de la région de la baie. Jeff s’était attelé à une étude d’envergure, consistant à faire remonter les maux de l’Europe moderne à la guerre de Trente Ans qui avait dévasté l’Allemagne (aux environs de 1648), causé la chute du Saint Empire romain germanique et, pour finir, lointainement amené l’essor du nazisme et du IIIe Reich hitlérien. En dehors des cours consacrés à cette thèse, Jeff avançait sa théorie personnelle quant à l’origine de tous ces événements. En lisant la trilogie de Wallenstein de Schiller, il avait soudain été pénétré par la certitude intuitive que, si le grand général ne s’était pas adonné à l’astrologie, la cause impériale aurait triomphé, et qu’en conséquence la Seconde Guerre mondiale n’aurait jamais eu lieu.

La troisième pièce de la trilogie de Schiller, La Mort de Wallenstein, avait profondément frappé mon mari. Il la mettait sur le même pied que les plus grandes œuvres de Shakespeare. Pour lui, le personnage de Wallenstein se dressait comme l’une des énigmes suprêmes de l’histoire du monde occidental. Jeff avait noté qu’Hitler, comme Wallenstein, s’appuyait en périodes de crise sur l’occulte plutôt que sur le rationnel. Selon lui, il y avait là une concordance significative, mais elle lui demeurait incompréhensible. Hitler et Wallenstein avaient tellement de traits communs – prétendait Jeff – que la ressemblance entre eux était plus que troublante. Tous deux étaient de grands généraux mais des individus bizarres et tous deux avaient réduit l’Allemagne à l’état de ruine. Jeff projetait d’écrire un article sur ces coïncidences, pour en tirer la conclusion qu’en abandonnant le christianisme pour l’occultisme on ouvrait la porte au désastre universel.

Pour ma part, toute cette affaire me laissait complètement indifférente.

Voilà ce qu’on devient quand on ne cesse jamais de suivre des études. Pendant que je bossais toute la journée, Jeff passait son temps à la bibliothèque de l’université, à lire tout ce qui se rapportait à sa marotte, notamment les ouvrages où il était question de la bataille de Lützen (16 novembre 1632), au cours de laquelle s’était décidé le sort de Wallenstein. Gustave II Adolphe, roi de Suède, fut tué à Lützen, mais les Suédois remportèrent néanmoins la victoire. La véritable signification de cette victoire résidait, bien entendu, dans le fait que plus jamais les forces catholiques ne seraient en mesure d’écraser la cause protestante. Mais Jeff, lui, ramenait tout à Wallenstein. Il lisait et relisait sans cesse la trilogie de Schiller en essayant de reconstituer d’après elle – et d’après des comptes rendus historiques plus précis – le moment exact où Wallenstein avait perdu le contact avec la réalité.

« C’est comme pour Hitler, me disait-il. Peut-on affirmer qu’il était fou en permanence ? Peut-on affirmer qu’il était vraiment fou ? Et s’il était fou mais seulement par intervalles, quand devenait-il fou et qu’est-ce qui le rendait fou ? Pourquoi un homme qui détenait un pouvoir aussi énorme, le pouvoir de déterminer l’histoire de l’humanité, devait-il finir par sombrer ainsi ? Bon, dans le cas d’Hitler, c’était sans doute de la schizophrénie paranoïde et le résultat des piqûres que lui faisait son charlatan de médecin. Mais les deux facteurs sont absents dans le cas de Wallenstein. »

Kirsten, en tant que Norvégienne, s’intéressait avec sympathie aux préoccupations de Jeff concernant la campagne de Gustave-Adolphe en Europe centrale. Entre deux histoires drôles suédoises comme elle en racontait, elle manifestait beaucoup de fierté quant au rôle joué par le grand roi protestant au cours de la guerre de Trente Ans. Elle savait aussi une chose que j’ignorais. Jeff et elle s’accordaient pour dire que la guerre de Trente Ans avait été, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la guerre la plus affreuse que le monde ait connue depuis le sac de Rome par les Huns. L’Allemagne s’était trouvée réduite au cannibalisme. Les soldats des deux camps faisaient régulièrement rôtir des cadavres à la broche. Les livres de références consultés par Jeff faisaient allusion à des abominations trop horribles pour être exposées en détail. Tout ce qui touchait à cette période de l’histoire avait été horrible.

« Aujourd’hui encore, me dit Jeff un soir, nous payons le prix de cette guerre.

— Oui, elle a vraiment dû être terrible », répondis-je, assise dans un coin du salon en train de lire le dernier numéro de Howard the Duck.

« On ne peut pas dire que tu aies l’air particulièrement intéressée », observa Jeff.

Levant les yeux, je lui avouai : « J’en ai marre de faire mettre en liberté provisoire des trafiquants d’héroïne. C’est toujours moi qu’on envoie verser les cautions. Je regrette de ne pas prendre la guerre de Trente Ans autant au sérieux que Kirsten et toi.

— C’est de la guerre de Trente Ans que tout dépend. Et la guerre de Trente Ans dépendait de Wallenstein.

— Qu’est-ce que tu vas devenir quand ton père va partir en Angleterre avec Kirsten ? »

Il me fixa d’un regard interloqué.

« Eh bien, oui, il l’emmène. C’est elle qui me l’a dit. Ils ont monté cette agence, Focus Center, tu sais bien. Elle est maintenant son agent ou je ne sais quoi : pas question qu’il se déplace sans elle.

— Nom de Dieu ! » fit Jeff avec amertume.

Je repris ma lecture de Howard the Duck. C’était l’épisode où les créatures de l’espace transforment Howard en Richard Nixon. Réciproquement, Richard Nixon se met à avoir des plumes qui lui poussent dessus pendant qu’il s’adresse à la nation sur l’ensemble du réseau télévisé. Et la même mésaventure arrive aux huiles du Pentagone.

« Et ils vont rester partis longtemps ? demanda Jeff.

— Le temps pour Tim d’arriver à comprendre le sens des documents zadokites et leurs rapports avec le christianisme.

— Merde alors ! s’exclama Jeff.

— Que signifie Q ? m’informai-je.

— Q ? fit Jeff en écho.

— Tim a raconté que les rapports préliminaires, fondés sur des traductions fragmentaires de certains documents…

— Q représente la source hypothétique des Synoptiques, lâcha-t-il d’une voix rude et brutale.

— Que sont les Synoptiques ?

— Les trois premiers Évangiles : ceux de saint Matthieu, saint Marc et saint Luc. Ils sont censés provenir d’une source unique, probablement araméenne. Mais personne n’a jamais pu le prouver.

— Eh bien, annonçai-je, Tim m’a dit l’autre soir au téléphone, pendant que tu étais à ton cours, que les traducteurs à Londres pensent que les documents zadokites contiennent, non pas simplement Q, mais les matériaux sur lesquels Q est fondé. Ils n’en sont pas certains. En tout cas Tim avait l’air dans un état d’excitation où je ne l’ai jamais connu.

— Mais enfin les documents zadokites remontent à deux cents ans avant Jésus-Christ.

— C’est sans doute pour ça qu’il était tellement excité. »

Jeff déclara : « Je veux partir avec eux.

— Impossible, objectai-je.

— Pourquoi pas ? » Il éleva la voix. « Pourquoi est-ce que je n’irais pas si elle y va ? Je suis son fils, quand même !

— Il est déjà en train de mettre à sec les fonds discrétionnaires. Ils vont rester là-bas des mois ; ça reviendra cher. »

Jeff sortit du salon et je poursuivis ma lecture. Au bout d’un moment, je me rendis compte que j’entendais un bruit étrange ; j’abaissai mon exemplaire de Howard the Duck et je prêtai l’oreille.

Dans la cuisine, tout seul dans le noir, mon mari pleurait.


J’ai lu bien des explications à propos de la mort de mon mari ; selon l’une des plus bizarres et des plus embarrassantes d’entre elles, il s’était tué, lui, Jeff Archer, fils de l’évêque Timothy Archer, parce qu’il avait peur d’être homosexuel. Un certain livre écrit des années après sa mort – après leur mort à tous trois – déformait à tel point les faits qu’après avoir fini de le lire (j’ai oublié le titre aussi bien que le nom de l’auteur) on en savait moins sur Jeff, l’évêque Archer et Kirsten Lundborg qu’avant de le commencer. C’est comme la théorie de l’information ; le bruit chasse le signal. Mais comme le bruit se fait passer pour un signal, on ne l’identifie pas en tant que bruit. Les services d’espionnage appellent ça la désinformation, une technique très utilisée par le bloc soviétique. Si vous pouvez mettre en circulation une assez grande quantité de désinformation, vous abolirez entièrement le contact de tout individu – y compris vous – avec le réel.

Jeff éprouvait envers la maîtresse de son père deux sentiments antagonistes. D’un côté elle l’attirait sexuellement, ce qui lui faisait ressentir pour elle un désir intense mais malsain. De l’autre il la détestait et lui en voulait de l’avoir – c’est ce qu’il supposait – supplanté dans les pôles d’intérêt et d’affection de Tim.

Mais ce qu’il avait en tête ne s’arrêtait pas là… bien qu’il m’ait fallu des années pour discerner le reste. Bien plus que d’être jaloux de Kirsten, il était jaloux de… enfin, Jeff avait tellement entortillé tout ça que je ne peux pas vraiment le démêler. Il ne faut pas oublier les problèmes spéciaux qu’on a, quand on est le fils d’un homme dont le portrait a figuré en couverture de Time et de Newsweek, qui se fait interviewer par David Frost, qui apparaît dans l’émission télévisée de Johnny Carson, qui est l’objet de caricatures politiques dans les principaux quotidiens – autrement dit, qui est-on, quand on a pour père cet homme-là ?

Pendant une semaine Jeff les rejoignit en Angleterre, et de cette semaine je sais fort peu de chose ; Jeff revint silencieux et renfermé, et ce fut alors qu’il alla s’installer dans la chambre d’hôtel où, une nuit, il devait se tirer une balle dans la tête. Je ne vais pas entrer dans mes impressions sur une pareille façon de se suicider. Cela obligea l’évêque à rentrer d’urgence de Londres, ce qui, en un certain sens, était peut-être le vrai motif de l’acte de Jeff.

Dans un autre sens très réel, il avait un lien avec Q, ou plutôt la source de Q, aujourd’hui mentionnée dans les articles des journaux comme U Q, initiales de Ur-Quelle en allemand : la source originelle. Derrière Q il y a Ur-Quelle, et c’est ce qui conduisit Timothy Archer à Londres pour y passer plusieurs mois à l’hôtel avec sa maîtresse, censée être son agent d’affaires et sa secrétaire générale.

Personne ne s’était attendu que les documents derrière Q revoient le jour ; personne n’avait connu l’existence de U Q. Comme je ne suis pas chrétienne – et que je ne le serai jamais, après la mort de ceux que j’aimais – cela n’a jamais offert pour moi un intérêt particulier, mais je suppose que c’est important sur un plan théologique, surtout dans la mesure où la date à laquelle on fait remonter U Q se situe deux cents ans avant l’époque de Jésus.

Загрузка...