11

Ce fut Tim qui m’apprit son suicide au téléphone. Mon petit frère était venu chez moi me rendre visite ; c’était un dimanche, et je n’avais donc pas besoin d’aller travailler. Et j’ai dû rester là au téléphone, à écouter Tim me dire que Kirsten « venait de s’en aller » ; je pouvais voir mon jeune frère, qui avait vraiment de l’affection pour Kirsten, en train d’assembler un avion modèle réduit en balsa – il devinait que Tim appelait mais bien sûr il ignorait que maintenant Kirsten, comme Jeff, était morte.

La voix de Tim résonnait à mon oreille : « Vous êtes courageuse. Je sais que vous pourrez le supporter.

— Je l’ai vu venir, fis-je.

— Oui », dit Tim. Il parlait d’une voix neutre, mais je savais qu’il avait le cœur brisé.

« Les barbituriques ? demandai-je.

— Elle en a pris… enfin, ils ne sont pas sûrs de la quantité. Elle les a absorbés et a minuté son temps. Elle a attendu. Et puis elle est venue me trouver et m’a tout raconté. Ensuite elle a perdu connaissance. » Il ajouta : « Elle devait retourner demain à l’hôpital.

— Vous avez appelé ?…

— L’ambulance est arrivée presque aussitôt, et ils l’ont emmenée. Ils ont tout tenté. Elle avait déjà assimilé la quantité maximale dans son organisme, alors ce qu’elle a absorbé était en fait une overdose.

— Oui, c’est ce qui s’est produit, répondis-je. Lui faire un lavage d’estomac ne servait à rien ; c’était déjà dans son organisme.

— Voudriez-vous venir ? demanda Tim. Votre présence me serait un réconfort.

— J’ai Harvey avec moi », dis-je.

Mon petit frère leva les yeux.

Je déclarai à son intention : « Kirsten est morte. »

« Ah ? » Il hocha la tête, puis, au bout d’un moment, se pencha de nouveau sur son modèle réduit. C’est comme dans Wozzeck, pensai-je. Exactement comme à la fin de Wozzeck. Toujours pareille à moi-même, l’intellectuelle de Berkeley, envisageant n’importe quoi en m’appuyant sur des références culturelles : opéras, romans, oratorios, poèmes – sans parler des pièces de théâtre.


Du ! Deine Mutter ist tot !


Et l’enfant de Marien, à qui l’on vient ainsi d’apprendre la mort de sa mère, ne sait que répéter :


Hopp, hopp ! Hopp, hopp ! Hopp, hopp !


Tu ne vas pas le supporter, pensai-je, si tu continues comme ça. Le petit garçon qui assemble son modèle réduit, sans rien comprendre : c’était doublement horrible, et c’était ce qui m’arrivait, à moi, maintenant.

« Je viens, dis-je à Tim. Dès que j’aurai trouvé quelqu’un pour s’occuper d’Harvey.

— Vous pourriez l’amener, proposa Tim.

— Non », fis-je en secouant la tête par réflexe.

Je priai une voisine d’accueillir Harvey pour le restant de la journée, et peu après j’étais en route pour San Francisco, roulant sur le Bay Bridge au volant de ma Honda.

Et toujours les paroles écrites par George Buchner pour l’opéra de Berg me bouillonnaient dans la tête, de façon obsessionnelle. Je me mis à pleurer tout en conduisant ; les larmes me coulaient sur les joues ; j’allumai la radio de la voiture et enfonçai touche après touche, essayant station après station. Sur une station de rock je captai un vieux morceau de Santana ; j’augmentai le volume et, tandis que la musique se répercutait à l’intérieur du petit habitacle, je poussai un hurlement. J’entendais :


You ! Your mother is dead[5] !


Je faillis rentrer dans une grosse voiture américaine et je dus faire une embardée vers la voie située à ma droite. Ralentis, me dis-je. Nom de Dieu, deux morts, ça suffit. Tu veux en ajouter une troisième ? Alors, continue à conduire comme ça : ça en fera trois, sans compter celles des occupants de l’autre voiture. Je me souvins alors de Bill. Bill Lundborg le Dingue, qui passait sa vie dans les asiles. Est-ce que Tim l’avait appelé pour le prévenir ? Il faudra que je le lui dise, pensai-je.

Bill avec son visage rond et son air doux, cette douceur flottant autour de lui comme une odeur de trèfle nouveau, ses pantalons trop larges et sa mine béate de ruminant satisfait. Le bureau de poste va avoir droit à une nouvelle tournée de vitres cassées, méditai-je. Il va y entrer et va se mettre à tout briser jusqu’à ce qu’il ait les bras en sang. Et ensuite on va le réenfermer quelque part ; mais quelle importance pour lui puisqu’il ne connaît pas la différence ?

Comment a-t-elle pu lui faire ça ? me demandai-je. Quelle méchanceté. Quelle cruauté abyssale envers nous tous. Elle nous haïssait vraiment. C’est notre punition. Je me croirai toujours responsable ; Tim se croira toujours responsable ; et Bill aussi. Et bien entendu aucun de nous n’est fautif, même si pourtant en un sens nous le sommes tous, mais de toute façon c’est maintenant à côté de la question, c’est nul et non avenu et vide, totalement vide, comme dans « le vide infini », le sublime non-Être de Dieu.

Il y a quelque part dans Wozzeck un vers qu’on peut traduire, grossièrement, par « Le monde est affreux ». Oui, me dis-je en continuant à foncer sur le Bay Bridge sans me soucier de ma vitesse, ça résume tout. C’est du grand art : « Le monde est affreux. » Tout est dit. Et c’est pour nous répéter ça que nous payons les compositeurs, les peintres et les grands écrivains ; ils gagnent leur vie en aboutissant à ce constat. Quelle perspicacité incisive. Quelle intelligence pénétrante. Un rat dans un égout pourrait vous en dire autant, s’il avait le don de la parole. Si les rats pouvaient parler, je ferais tout ce qu’ils diraient. Je connaissais une fille noire. Elle, ce n’étaient pas les rats ; les rats, c’est pour moi – pour elle, disait-elle, c’étaient les araignées ; à savoir : « Si les araignées pouvaient parler. » Une fois elle avait piqué une crise de nerfs alors qu’on était à Tilden Park et nous avions dû la reconduire chez elle. Elle était très névrosée. Mariée à un type blanc… comment s’appelait-il ? Il n’y a qu’à Berkeley qu’on voit ça.

Here, tyrant Death. C’est un excellent titre, pensai-je, pas une parodie. Et Tim qui avait oublié, à sa manière habituelle, toujours autant dans les nuages, d’en parler à Kirsten. Ou plutôt il lui avait dit qu’il l’avait trouvé. Sans doute même le croyait-il. Toutes les idées valables de l’histoire du monde avaient été élaborées par Timothy Archer. C’est lui qui avait inventé le système solaire héliocentrique. Sans lui, nous en serions restés au modèle géocentrique. Où finit l’évêque Archer et où commence Dieu ? Un bon point. Il faudrait le lui demander ; il a sûrement la réponse, il la fournira grâce à une citation tirée d’un de ses livres.

Rien ne subsiste et tout est un bordel, pensai-je. Oui, c’était un bon énoncé. À suggérer à Tim pour graver sur la pierre tombale de Kirsten. Je repensais à toutes les vacheries que je lui avais lancées, sous le couvert de la plaisanterie. Son cerveau les enregistrait et les lui régurgitait, tard la nuit quand elle ne pouvait pas dormir, pendant que Tim sommeillait auprès d’elle ; elle ne pouvait pas dormir et elle prenait de plus en plus de barbituriques, ces saletés qui l’avaient tuée ; nous savions que ça se produirait un jour : la seule question, c’était de déterminer si ce serait un accident ou une overdose délibérée, à supposer qu’il y ait une différence.

Je m’étais attendue à trouver Tim effondré, les yeux rougis. Mais à ma grande surprise, quand j’arrivai à l’appartement, il me parut plus fort, plus solide que je ne l’avais jamais vu auparavant.

Il dit en me serrant contre lui : « J’ai une grosse affaire sur les bras.

— Vous voulez parler du scandale en perspective ? demandai-je. Ce sera annoncé dans les journaux et aux informations, je suppose.

— J’ai détruit une partie de la lettre qu’elle avait laissée pour expliquer son geste. La police est venue ici. Ils ont lu ce qui restait de la lettre. Ils vont sans doute revenir. J’ai de l’influence mais je ne peux empêcher la nouvelle de circuler. Tout ce que je peux espérer, c’est que les commentaires s’en tiennent aux conjectures.

— Que disait la lettre ?

— La partie que j’ai fait disparaître ? Je ne me souviens pas. Elle n’est plus là. Cela concernait notre vie, ses sentiments envers moi. Je n’avais pas le choix.

— Je suppose que non, dis-je.

— Quant au suicide, il ne fait aucun doute. Le motif est, bien entendu, sa peur d’avoir à nouveau un cancer. Et ils savent qu’elle était sous la dépendance des barbituriques.

— C’est le mot que vous emploieriez ? demandai-je. Vous diriez qu’elle était dépendante ?

— Certainement. C’est incontestable.

— Il y a longtemps que vous le savez ?

— Depuis que je l’ai rencontrée. Depuis que je l’ai vue en absorber pour la première fois. Mais vous le saviez.

— Oui, fis-je, je le savais.

— Asseyez-vous et prenez un café », dit Tim. Il quitta le salon pour se rendre à la cuisine ; machinalement, je m’assis sur le canapé familier, en me demandant si je pourrais mettre la main sur des cigarettes quelque part dans l’appartement.

Tim réapparut. « Que prenez-vous dans votre café ?

— Je ne sais plus, dis-je. Ça n’a pas d’importance.

— Vous préférez boire un verre ?

— Non, fis-je en secouant la tête.

— Vous rendez-vous compte, déclara Tim, que cela donne raison à Rachel Garret ?

— Je sais.

— Jeff voulait avertir Kirsten.

— À ce qu’il semble.

— Et je suis le prochain qui doit mourir. »

Je levai les yeux.

« C’est ce qu’a dit Jeff, poursuivit Tim.

— Il faut croire, dis-je.

— Ce sera un combat terrible, mais je gagnerai. Je ne suivrai pas Jeff et Kirsten dans la tombe. » Il avait une intonation de dureté et d’indignation. « Le Christ est venu en ce monde pour sauver l’homme de cette règle aveugle du déterminisme. On peut modifier le futur.

— J’espère que oui.

— Mon espoir repose en Jésus-Christ, reprit Tim. Tant que vous possédez la lumière, croyez en la lumière et vous deviendrez les fils de la lumière : Évangile selon saint Jean, XII, 36. Ne laissez pas vos cœurs se troubler. Ayez foi en Dieu, et ayez foi en moi : Évangile selon saint Jean, XIV, 1. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur : Évangile selon saint Matthieu, XXIII, 39. » Le souffle lourd de Tim soulevait sa large poitrine. Me regardant fixement, il pointa vers moi un index et continua : « Je ne vais pas m’en aller ainsi, Angel. Chacun d’eux l’a fait intentionnellement, mais ce ne sera jamais mon cas ; je ne partirai jamais comme un agneau à l’abattoir. »

Alors, vous comptez vous battre, pensai-je. Dieu soit loué.

« Prophétie ou pas, ajouta Tim. Même si Rachel Garret était la sibylle en personne, je ne marcherais pas au sacrifice comme un animal, en offrant ma gorge pour qu’elle soit tranchée. » Une flamme intense embrasait son regard. Je l’avais parfois vu ainsi quand il prononçait un sermon à la cathédrale ; on eût dit qu’il parlait avec l’autorité dont l’apôtre Pierre lui-même l’avait investi, dernier maillon d’une longue chaîne apostolique jamais rompue.


Quand nous eûmes quitté l’appartement pour aller à la cathédrale dans ma voiture, Tim me confia : « Je me fais l’effet d’avoir suivi le sort de Wallenstein quand il s’adonnait à l’astrologie, qu’il avait recours aux horoscopes.

— Vous voulez parler du Dr Garret, dis-je.

— Oui, elle et le Dr Mason ; ces gens ne sont en rien des “docteurs”. Ce n’était pas Jeff. Il n’est jamais revenu de l’autre monde. Tout cela n’a aucun fondement. C’est de la stupidité, comme le disait ce pauvre garçon, le fils de Kirsten. Oh ! Seigneur, son fils… je ne l’ai pas prévenu.

— Je m’en occuperai, dis-je.

— Cette nouvelle va l’achever, observa Tim. Non, peut-être pas. Il est peut-être plus fort que nous ne le soupçonnons. Il a su y voir clair à travers toute cette absurdité du prétendu retour de Jeff.

— Les fous disent souvent la vérité, remarquai-je.

— Alors, il devrait y avoir davantage de fous. Vous aussi, vous le saviez, mais vous n’avez rien dit.

— Il n’est pas question de savoir, répondis-je. Il est question d’évaluer.

— Mais vous n’y avez jamais cru. »

Après un silence, je déclarai : « Je n’en suis pas sûre.

— Kirsten est morte, reprit Tim, parce que nous avons cru à des absurdités. Tous les deux. Et nous y avons cru parce que nous voulions y croire. Maintenant je n’ai plus ce motif.

— Sans doute que non.

— Si nous avions regardé la vérité en face, aujourd’hui Kirsten serait en vie. Il ne me reste qu’à espérer y mettre un terme en ce moment même… et la rejoindre plus tard. Garret et Mason ont pu se rendre compte que Kirsten était malade. Ils ont abusé une femme malade et perturbée, et maintenant elle en est morte. Je les tiens pour responsables. » Il s’interrompit un instant avant de poursuivre : « J’ai cherché à faire entrer Kirsten à l’hôpital pour une cure de désintoxication. J’ai à San Francisco plusieurs amis médecins qui sont spécialisés dans ce domaine. Je savais bien à quel point elle était dépendante et je savais aussi que seuls des professionnels Pouvaient lui venir en aide. Je suis passé par là moi aussi, vous êtes au courant… à cause de l’alcool. »

Je continuai de conduire sans faire de commentaire.

« Et il est trop tard maintenant pour stopper la sortie du livre, enchaîna Tim.

— Vous ne pourriez pas téléphoner à votre éditeur et lui dire que… ?

— Non, le livre lui appartient maintenant. »

J’objectai : « C’est une maison d’édition qui a une bonne réputation. Ils vous écouteraient si vous leur donniez comme instruction de ne pas mettre le livre en vente.

— Ils ont déjà expédié des matériaux de prépublication promotionnels. Ils ont mis en circulation des épreuves et des photocopies du manuscrit. Non, ce que je vais faire… » Tim réfléchit. « Je vais écrire un autre livre. Où je parlerai de la mort de Kirsten et de ma remise en cause de l’occultisme. C’est la meilleure solution.

— Moi, je continue à penser que vous feriez mieux de retirer celui-ci. »

Mais il avait déjà pris sa décision ; il secoua vigoureusement la tête. « Non, il sortira à la date prévue. On doit faire face à sa propre folie – c’est à la mienne que je fais allusion – et ensuite la rectifier. C’est ce que sera mon prochain livre : la rectification de ma folie et de ma sottise.

— De combien était l’avance ? » questionnai-je.

Me lançant un coup d’œil rapide, Tim répondit : « Pas énorme, si on tient compte des ventes potentielles. Dix mille dollars à la signature du contrat ; dix mille autres à la remise du manuscrit. Et enfin un solde de dix mille à la parution.

— Trente mille dollars, ça représente quand même une somme considérable. »

Pensif, Tim ajouta : « Je crois que je vais y ajouter une dédicace. Une dédicace à Kirsten. In memoriam. Et je dirai quelque chose sur mes sentiments à son égard.

— Vous pourriez la leur dédier à tous les deux, suggérai-je. À Jeff et à Kirsten. Et dire : Mais par la grâce de Dieu…

— Très approprié, acquiesça Tim.

— Et vous pouvez ajouter moi et Bill, poursuivis-je. Pendant que vous y êtes. Parce que nous aussi nous sommes dans le film.

— Dans le film ?

— C’est une expression de Berkeley. À part qu’il ne s’agit pas d’un film mais de l’opéra d’Alban Berg, Wozzeck. Tout le monde meurt sauf le petit garçon sur son cheval de bois.

— Je vais leur dicter la dédicace par téléphone, dit Tim. Les épreuves corrigées sont déjà là-bas, à New York.

— Alors, elle a pris le temps de finir son travail de relecture ?

— Oui, répondit-il d’un ton vague.

— Elle s’en est bien tirée ? Après tout, elle ne se sentait pas tellement bien.

— Je suppose qu’elle a fait ce qu’il fallait ; je n’ai pas regardé derrière elle.

— Vous allez faire dire une messe pour elle, n’est-ce pas ? demandai-je. À la Grace Cathedral ?

— Oh ! oui. C’est une des raisons pour lesquelles je…

— Je pense que vous devriez faire venir Kiss, proposai-je. C’est un groupe de rock très estimé. D’ailleurs, vous aviez bien projeté un jour une messe rock.

— Est-ce qu’elle aimait Kiss ?

— Seulement en second après Sha Na Na, indiquai-je.

— Alors, il faudrait avoir Sha Na Na », déclara Tim. Nous nous tûmes un moment tous les deux.

« Non, plutôt le Patti Smith Group, fit-je subitement.

— J’aimerais, dit Tim, vous poser quelques questions à propos de Kirsten.

— Je suis là pour répondre à toutes les questions que vous voudrez.

— Au service funèbre, je voudrais lire certains poèmes qu’elle aimait. Pourriez-vous m’en citer plusieurs ? » Il sortit de sa poche un calepin et un stylo en or, puis attendit ma réponse.

« Il y a un très beau poème de D.H. Lawrence sur un serpent, dis-je. Elle l’aimait beaucoup. Mais ne me demandez pas de vous le réciter ; pour l’instant j’en suis incapable. Je regrette. » Je fermai fugitivement les yeux en essayant d’éviter de pleurer.

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