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« Chère Jane Marion,

« En deux jours deux amis – l’un directeur littéraire, l’autre écrivain – m’ont conseillé de lire The Green Cover si je voulais savoir ce qui se passait en littérature contemporaine. Après avoir rapporté votre livre à la maison (on m’avait dit que l’article qui lui donne son titre était le meilleur du recueil et conseillé de commencer par lui), j’ai découvert que vous y aviez inclus un article sur Tim Archer. Alors c’est celui-là que j’ai lu en premier. Brusquement il était de nouveau vivant, lui mon ami. Cela ne m’a pas causé de la joie mais une peine atroce. Je ne peux pas écrire à son sujet car je ne suis pas écrivain, même si je suis diplômée en littérature anglaise ; pourtant un jour à titre d’exercice j’ai rédigé un dialogue fictif entre lui et moi, pour voir si par hasard je pouvais recréer la cadence de son intarissable flux verbal. Je me suis aperçue que j’en étais capable, mais, comme Tim lui-même, les mots que j’alignais étaient morts.

« On me demande parfois comment il était, mais ne pratiquant pas la religion chrétienne je ne fréquente pas tant que ça les gens d’Église, même si ça m’est arrivé autrefois. J’étais la femme de son fils Jeff, aussi je connaissais Tim plutôt sur un plan personnel. Nous parlions souvent de théologie. À l’époque du suicide de Jeff, j’ai rencontré Tim et Kirsten à l’aéroport de San Francisco ; ils revenaient d’Angleterre où ils avaient eu des entrevues avec les traducteurs officiels des documents zadokites. C’est à ce moment-là de son existence que Tim a commencé à croire que le Christ était un imposteur et que c’était la secte zadokite qui détenait la vraie religion. Il m’a demandé comment il allait faire pour transmettre cette nouvelle à ses ouailles. C’était avant Santa Barbara. Il logeait Kirsten dans un appartement tout simple en ville. Très peu de gens s’y rendaient. Jeff et moi, bien sûr, y étions admis. Je me rappelle le jour où Jeff m’a présentée à son père ; Tim s’est avancé vers moi et m’a dit : “Je m’appelle Tim Archer.” Il n’a pas mentionné le fait qu’il était évêque. Mais il portait son anneau.

« C’est moi qui ai reçu le coup de fil annonçant le suicide de Kirsten. Nous étions encore sous le coup de celui de Jeff. Et j’ai dû rester là au téléphone, à écouter Tim me dire que Kirsten “venait de s’en aller” ; je pouvais voir mon jeune frère, qui avait vraiment de l’affection pour Kirsten, en train d’assembler un avion modèle réduit en balsa – il avait deviné que Tim appelait mais bien sûr il ignorait que maintenant Kirsten, comme Jeff, était morte.

« Tim différait sous certains rapports de tous les gens que j’aie jamais connus : il était capable de croire à n’importe quoi et d’agir immédiatement sur la base de cette nouvelle croyance ; cela jusqu’à ce qu’il en embrasse une autre qui à son tour déterminerait sa conduite. Il était convaincu, par exemple, qu’un médium aurait résolu les problèmes mentaux du fils de Kirsten, qui étaient graves. Un jour où je regardais une interview de lui à la télévision, j’ai compris qu’il parlait de moi et de Jeff… mais il n’y avait pas de rapport exact entre ses propos et la réalité de la situation. Jeff regardait aussi ; il ne se rendait pas compte que son père parlait de lui. Comme les réalistes médiévaux, Tim croyait que les mots étaient des choses vraies. Si on pouvait exprimer une chose sous forme de mots, elle était vraie de facto. C’est ce qui lui a coûté la vie. Je n’étais pas en Israël quand il est mort, mais je l’imagine très bien dans le désert en train d’étudier la carte comme s’il s’agissait d’un plan du centre de San Francisco. La carte indique que si on parcourt x kilomètres on arrive au lieu y, et là-dessus il se met en route et franchit cette distance de x kilomètres en sachant qu’au bout il trouvera y, puisque c’est marqué sur la carte. L’homme qui a mis en doute tous les articles de la doctrine chrétienne était quelqu’un qui croyait tout ce qu’il voyait écrit.

« Mais l’incident qui, pour moi, a été le plus révélateur à son sujet s’est produit un jour à Berkeley. Jeff et moi devions retrouver Tim quelque part à une heure donnée. Tim arriva en voiture en retard. Derrière lui courait un pompiste fou de rage. Tim venait de faire le plein à sa station et avait écrasé une pompe en faisant une marche arrière, après quoi il avait démarré aussitôt, se sachant en retard à son rendez-vous avec nous.

« “Vous avez démoli ma pompe !” criait le pompiste, complètement à bout de souffle et hors de lui. “Je vais appeler la police. Vous vous êtes sauvé après avoir fait ça. J’ai dû vous courir après.”

« Je voulais voir ce que Tim allait répondre à cet homme, un individu modeste, tout au bas de cette échelle sociale dont Tim, lui, occupait le sommet. Je voulais voir s’il allait l’informer qu’il était l’évêque du diocèse de Californie, connu dans le monde entier, qu’il avait été l’ami de Martin Luther King et de Robert Kennedy, qu’il était un grand homme célèbre qui, pour l’instant, ne portait pas ses vêtements ecclésiastiques. Tim n’en fit rien. Il s’excusa avec humilité. Il devint évident aux yeux du pompiste, au bout d’un instant, qu’il avait affaire à quelqu’un pour qui de grosses pompes métalliques aux couleurs vives n’existaient pas ; il avait affaire à un homme qui, littéralement, vivait dans un autre monde. Cet autre monde était ce que Tim et Kirsten nommaient “l’autre côté”, et pas à pas cet autre côté les a attirés tous à lui : d’abord Jeff, ensuite Kirsten et, inéluctablement, Tim lui-même.

« Quelquefois je me dis que Tim existe encore mais en totalité, maintenant, dans cet autre monde. Comment le formulait Don McLean dans sa chanson intitulée Vincent ? “Ce monde n’était pas fait pour un être aussi beau que toi.” Voilà qui qualifie bien mon ami ; ce monde où nous vivons n’était jamais véritablement réel pour lui, alors je suppose que ce n’était pas le monde qui lui convenait ; une erreur avait été commise quelque part, et au fond de lui il le savait.

« Quand je songe à Tim je pense :

Et je rêve toujours qu’il marche sur la pelouse,

Avançant dans la rosée comme un fantôme,

Transpercé par la joie de mon chant…

Comme l’a écrit Yeats.

« Je vous remercie de votre article sur Tim, mais cela fait mal de le retrouver vivant ne serait-ce qu’un moment. Qu’il puisse produire un tel effet donne, je suppose, la mesure de la réussite d’un morceau d’écriture.

« Je crois que c’était dans un roman d’Aldous Huxley qu’un personnage téléphone à un autre pour s’exclamer avec excitation : “Je viens de trouver une preuve mathématique de l’existence de Dieu !” S’il s’était agi de Tim, il aurait trouvé le lendemain une autre preuve opposant un démenti à la première – et l’aurait crue tout aussi facilement. C’était comme s’il se promenait dans un jardin rempli de fleurs et que chaque fleur fût nouvelle et différente, et il les découvrait toutes à tour de rôle en éprouvant devant chacune le même ravissement, mais en oubliant chaque fois toutes celles qui avaient précédé. Il était entièrement loyal envers ses amis. Eux, il ne les oubliait jamais. Ils étaient ses fleurs permanentes.

« Ce qu’il y a d’étrange, miss Marion, c’est qu’en un sens il me manque plus que ne me manque mon mari. Peut-être m’a-t-il davantage impressionnée que lui. Il se peut que vous puissiez me l’expliquer ; c’est vous l’écrivain.

« Cordialement,

« Angel Archer. »


J’ai écrit cette lettre à Jane Marion, célébrité des milieux littéraires new-yorkais, dont les essais et les articles paraissent dans les meilleurs des petits magazines ; je n’attendais pas de réponse et n’en ai pas reçu. Peut-être son rédacteur en chef, à qui je l’avais adressée, l’a-t-il jetée au panier après l’avoir lue ; je n’en sais rien. L’article de Marion sur Tim m’avait mise en fureur ; il était entièrement fondé sur des informations de seconde main. Marion n’avait jamais connu Tim, ce qui ne l’avait pas empêchée d’écrire sur lui. Elle parlait quelque part de Tim « abandonnant les amitiés quand cela servait son but » ou quelque chose comme ça. C’est faux : Tim n’a jamais abandonné une amitié de sa vie.

Ce rendez-vous que Jeff et moi avions avec l’évêque était important. À deux égards, l’un officiel et l’autre qui se révéla non officiel. Pour ce qui est de l’aspect officiel, j’avais l’intention d’organiser une rencontre entre l’évêque Archer et mon amie Kirsten Lundborg qui représentait le M.E.F. dans la région de la baie. Le Mouvement d’émancipation féminine voulait que Tim prononce à titre bénévole un discours en sa faveur. En tant qu’épouse du fils de l’évêque, on avait pensé que je pouvais mener l’affaire à bien. Inutile de préciser que Tim ne paraissait pas saisir la situation, mais ce n’était pas sa faute : ni Jeff ni moi ne l’avions mis au courant. Tim s’imaginait que nous nous réunissions simplement pour dîner au Bad Luck, dont il avait entendu parler. Tim paierait l’addition car nous n’avions pas du tout d’argent cette année-là, pas plus que l’année d’avant d’ailleurs. Avec mon travail de dactylo dans un cabinet d’avocats sur Shattuck Avenue, c’était moi qui subvenais, si on peut dire, aux besoins du ménage. Le cabinet d’avocats était composé de deux types de Berkeley qui participaient activement à tous les mouvements de protestation. Ils se spécialisaient dans les affaires touchant à la drogue. Leur raison sociale était : BARNES ET GLEASON, CABINET D’AVOCATS ET VENTE DE BOUGIES ; ils vendaient des bougies artisanales, ou tout au moins les avaient en vitrine. C’était la façon de Jerry Barnes d’insulter sa profession et de démontrer qu’il n’avait nulle intention de gagner de l’argent. Sur ce dernier point il réussissait fort bien. Je me rappelle qu’une fois un client reconnaissant l’avait payé en opium : un bâton qui ressemblait à une barre de chocolat noir. Jerry fut incapable de savoir quoi en faire. En fin de compte il en fit cadeau.

Il était intéressant d’observer Fred Hill, l’agent du K.G.B., accueillir ses clients comme tout bon restaurateur, avec sourire et poignée de main. Hill avait un regard glacial. Selon ce qui se racontait dans la rue, il avait l’autorisation d’assassiner ceux des membres du Parti qui paraissaient rétifs. Tim fit à peine attention à Fred Hill pendant que cet enfant de salaud nous conduisait à une table. Je me demandais ce que l’évêque de Californie penserait s’il savait que l’homme qui nous tendait les menus était un ressortissant russe séjournant aux États-Unis sous un faux nom, un officier de la police secrète soviétique. Ou peut-être tout cela n’était-il qu’un mythe de Berkeley. Comme dans les nombreuses années qui avaient précédé, Berkeley et la paranoïa étaient alors étroitement associés. La fin de la guerre du Viêt-Nam n’était pas près d’avoir lieu ; Nixon n’avait pas encore retiré les troupes U.S. Le Watergate se situait à des années dans l’avenir. Des agents du gouvernement fouinaient dans la région de la baie. Nous autres activistes indépendants soupçonnions chacun de connivence ; nous ne faisions confiance à personne, ni aux gens de droite ni aux communistes américains. S’il y avait une seule chose universellement haïe à Berkeley, c’était bien l’odeur de la police.

« Bonsoir, les amis, lança Fred Hill. Comme potage du jour il y a du minestrone. Vous voudriez boire un verre de vin pendant que vous choisissez ? »

Nous répondîmes oui tous les trois et Fred Hill partit le chercher.

« Il est colonel au K.G.B., dit Jeff à l’évêque.

— Très intéressant, fit Tim tout en scrutant le menu.

— Ils sont vraiment sous-payés, remarquai-je.

— C’est pour ça qu’il a ouvert un restaurant », déclara Tim en jetant un regard circulaire sur les autres tables et les clients. « Je me demande s’ils ont du caviar de la mer Noire, ici. » Levant les yeux vers moi, il ajouta : « Vous aimez le caviar, Angel ? Les œufs de l’esturgeon, bien qu’on fasse quelquefois passer les œufs du Cyclopterus lumpus pour du caviar. C’est beaucoup moins cher. J’ai horreur de ça… du caviar de lump, je veux dire. En un sens, parler de “caviar de lump” est un oxymoron. » Il eut un rire principalement destiné à lui-même.

Merde, pensai-je.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna Jeff.

— Je me demande simplement où est passée Kirsten », répondis-je en consultant ma montre.

L’évêque reprit : « On peut trouver les origines du mouvement féministe dans Lysistrata. Comme le dit Aristophane : Abstenons-nous de tout ce qui touche aux babioles de l’amour… » Il se remit à rire. « Et, avec des verrous et des barreaux… » Il s’interrompit, comme s’il hésitait à poursuivre. « Fermons notre porte. C’est un jeu de mots. La porte en question est le vagin.

— Papa, intervint Jeff, on essaie de décider ce qu’on commande. D’accord ? »

L’évêque répliqua : « Si tu veux dire que nous essayons de décider ce qu’il faut manger, ma remarque est certainement applicable. Aristophane aurait apprécié.

— Oh ! voyons », fit Jeff.

Fred Hill revint, porteur d’un plateau. « Bourgogne », annonça-t-il. Il nous servit trois verres. « Pardonnez-moi ma question, mais… n’êtes-vous pas l’évêque Archer ? »

L’évêque acquiesça.

« Vous avez participé à la marche de Martin Luther King à Selma, observa Hill.

— Oui, j’étais à Selma, confirma l’évêque.

— Racontez-lui votre blague sur le vagin », dis-je. J’ajoutai à l’intention de Fred Hill : « L’évêque connaît une histoire de vagin vraiment antique. »

En gloussant, l’évêque précisa : « Elle veut dire que c’est l’histoire qui est antique. Ne vous méprenez pas sur la syntaxe.

— Le Dr King était un grand homme, dit Fred Hill.

— C’était un très grand homme, assura l’évêque. Je prendrai du ris de veau.

— Excellent choix, approuva Fred Hill en prenant note.

— Et moi du veau Oscar, dis-je.

— Moi aussi », fit Jeff. Il semblait maussade. Je savais qu’il désapprouvait que j’utilise mon amitié avec l’évêque pour obtenir de lui un discours bénévole – que ce soit pour le M.E.F. ou pour tout autre groupe. Il savait avec quelle facilité on pouvait extorquer pour rien des discours à son père. Tous deux portaient des complets foncés style homme d’affaires, et bien sûr Fred Hill, le fameux agent du K.G.B. et tueur collectif, portait lui aussi complet et cravate.

Je me demandai ce jour-là, assise avec eux qui avaient un aspect si sérieux dans leurs complets, si Jeff entrerait dans les ordres comme son père ; les deux hommes avaient un air solennel, ils apportaient à la tâche consistant à commander leur repas la même intensité, la même gravité qu’ils réservaient à tant d’autres choses, avec chez l’évêque cet humour qui ponctuait bizarrement le maintien professionnel… même si, aujourd’hui, il me semblait tomber à plat.

Tandis que nous consommions notre minestrone, l’évêque Archer entreprit de parler de son futur procès pour hérésie. C’était un sujet qu’il jugeait fascinant. Certains évêques bigots voulaient le poursuivre parce qu’il avait écrit dans des articles et prêché dans ses sermons que personne n’avait jamais vu le Saint-Esprit depuis les temps apostoliques. Ce qui avait amené Tim à conclure que la doctrine de la Trinité était fausse. Si le Saint-Esprit était, en fait, une forme de Dieu égale à Jéhovah ou au Christ, il serait sûrement toujours parmi nous. La faculté spontanée de parler les langues ne l’impressionnait pas. Il avait beaucoup vu ce genre de phénomène au cours de ses années passées dans l’Église épiscopale et il l’attribuait à l’autosuggestion ou à la démence. En outre, une lecture scrupuleuse des Actes des Apôtres lui avait montré que, le jour de la Pentecôte, quand le Saint-Esprit était descendu sur les disciples, leur donnant le « don de la parole », ils s’étaient exprimés dans des langues étrangères que les gens autour d’eux n’avaient pas comprises. Ce n’est pas de la glossolalie au sens où le terme est maintenant usité ; c’est de la xénoglossie. L’évêque, pendant que nous mangions, railla l’habile réponse de Pierre à l’accusation portée contre les disciples d’être en état d’ivresse ; Pierre avait répondu à haute voix à la foule moqueuse qu’il n’était pas possible que les disciples fussent ivres car il n’était que neuf heures du matin. L’évêque médita tout haut – entre deux cuillerées de minestrone – sur le fait que le cours de la civilisation occidentale aurait pu être changé s’il avait été neuf heures du soir au lieu de neuf heures du matin. Jeff paraissait s’ennuyer et je ne cessais de regarder ma montre, me demandant ce qui retenait Kirsten. Sans doute était-elle allée chez le coiffeur. Elle faisait beaucoup de chichis avec ses cheveux blonds, surtout en prévision des occasions importantes.

L’Église épiscopale est trinitaire ; on ne peut être prêtre ou évêque de cette Église sans accepter dans l’absolu et enseigner le Credo de Nicée :


… Et je crois au Saint-Esprit, le Seigneur et Donneur de toute Vie, Qui procède du Père et du Fils ; Qui avec le Père et le Fils réunis est adoré et glorifié.


L’évêque McClary au Missouri avait donc raison : Tim avait bien commis une hérésie. Mais Tim avait été avocat avant de devenir recteur de l’Église épiscopale. Il savourait d’avance le procès à venir. L’évêque McClary connaissait sa Bible et connaissait la loi canonique, mais Tim l’environnerait de ronds de fumée jusqu’à ce que McClary ne sût plus où il en était. Tim en avait conscience. En affrontant ce procès, il était dans son élément. En outre, il écrivait un livre à ce sujet ; il gagnerait, et en plus cela lui rapporterait de l’argent. Tous les journaux d’Amérique avaient publié des articles et même des éditoriaux sur la question. Poursuivre avec succès quelqu’un pour hérésie dans les années 1970, c’était vraiment difficile.

En écoutant Tim discourir sans fin, la pensée me vint qu’il avait délibérément commis l’hérésie afin de susciter le procès. Ou du moins il l’avait fait inconsciemment.

« Le prétendu don de la parole, disait l’évêque avec entrain, renverse l’unité de langage perdue à la construction de la tour de Babel. Le jour où un membre de ma congrégation se lèvera et se mettra à parler wallon, eh bien, ce jour-là je croirai à l’existence du Saint-Esprit. Je ne suis pas sûr qu’il ait jamais existé. La conception apostolique du Saint-Esprit est fondée sur la ruah des Hébreux, l’esprit de Dieu. D’abord cet esprit est féminin, non masculin. Elle parle de l’attente messianique. Le christianisme s’est approprié la notion auprès du judaïsme et, après avoir converti un nombre suffisant de païens – de gentils, si vous préférez – a abandonné le concept, puisque de toute façon il n’avait de sens que pour les juifs. Pour les Grecs convertis il ne signifiait rien, bien que Socrate ait déclaré qu’il avait une voix intérieure ou daimôn pour le guider… un esprit tutélaire, à ne pas confondre avec le mot moderne “démon”, qui se réfère bien sûr à une entité indubitablement mauvaise. On fait souvent la confusion entre les deux termes. Ai-je le temps de prendre un cocktail ?

— Ici on ne sert que du vin et de la bière, fis-je observer.

— Il faut que je téléphone », annonça l’évêque ; il se tapota le menton avec sa serviette, tout en se levant et en regardant autour de lui. « Est-ce qu’il y a une cabine ?

— Il y en a une à la station-service, précisa Jeff. Mais si tu y retournes tu vas bousiller une autre pompe.

— Je n’arrive absolument pas à comprendre comment ça s’est passé, dit l’évêque. Je n’ai rien vu ni rien senti ; je ne n’en suis rendu compte que quand cet homme… comment sappelle-t-il déjà ? Albers ? J’ai son nom sur mon calepin. Quand il est arrivé en fureur. C’était peut-être une manifestation du Saint-Esprit. J’espère que mon assurance auto est toujours valable.

— Ce n’était pas en wallon qu’il parlait, remarquai-je.

— Oui, fit Tim, mais ce qu’il disait n’était quand même pas intelligible. Pour ce que j’en sais, ça pouvait aussi bien être de la glossolalie. » Il se rassit. « Nous attendons quelque chose ? se demanda-t-il. Vous consultez sans arrêt votre montre. Je ne dispose que d’une heure ; ensuite je dois retourner en ville. La difficulté avec le dogme, c’est qu’il frappe l’esprit créatif chez l’homme. Alfred North Whitehead, qui était un grand savant, a émis l’idée d’un Dieu en cours. Une théologie en cours. Tout cela remonte à Jakob Boehme et à sa divinité “non-oui”, sa divinité dialectique annonçant Hegel. Boehme s’appuyait sur saint Augustin. Sic et non, vous savez. Le latin manque d’un mot précis pour signifier “oui” ; je suppose que c’est sic qui en est le plus proche, bien qu’en général on le rende plus correctement par “ainsi”. Quod si hoc nunc sic incipiam ? Nihil est. Quod si sic ? Tantumdem egero. Et sic… » Il s’interrompit, les sourcils froncés. « Nihil est. La traduction littérale est : “rien n’existe.” Mais bien sûr Térence voulait dire : “ce n’est rien.” En tout cas il y a une force énorme dans l’énoncé de ces deux mots : nihil est. Cette étonnante faculté du latin de condenser le sens dans le minimum de mots. Ce trait et la précision sont ses deux plus remarquables qualités. Nous, par contre, nous possédons un vocabulaire plus étendu.

— Papa, intervint Jeff, nous attendons une amie d’Angel. Je t’ai parlé d’elle l’autre jour.

— Non video, répondit l’évêque. Je dis que je ne la vois pas, le pronom “la” étant sous-entendu. Regardez, cet homme va nous prendre en photo. »

Fred Hill, muni d’un appareil photo pourvu d’un flash, s’approchait de notre table. « Votre Grâce, me permettez-vous de vous photographier ?

— Je vais vous prendre tous les deux ensemble, proposai-je en me levant. Vous pourrez mettre la photo au mur, dis-je à Fred Hill.

— Je suis tout à fait d’accord », conclut Tim.


Kirsten Lundborg nous rejoignit au cours du repas. Elle avait l’air triste et fatiguée, et ne trouva au menu rien qui lui convînt. Elle se contenta de boire un verre de vin blanc sans manger, parlant très peu mais fumant cigarette sur cigarette. Son visage était tendu. Nous l’ignorions alors, mais elle souffrait d’une légère péritonite chronique, maladie qui peut être – et pour elle ce serait bientôt le cas – très grave. Elle semblait à peine consciente de notre présence. Je m’imaginais qu’elle avait cédé à l’une de ses crises de dépression périodiques ; je n’avais pas idée ce jour-là qu’elle était malade physiquement.

« Tu devrais prendre un toast et un œuf à la coque, proposa Jeff.

— Non », dit Kirsten en secouant la tête. Un moment après elle ajouta : « Mon corps essaie de mourir. » Elle n’entra pas dans les détails. Nous étions tous mal à l’aise. Je suppose que c’était l’idée qu’elle avait dans la tête. Mais peut-être pas. L’évêque Archer l’examina attentivement, avec beaucoup de compassion. Je me demandai s’il comptait suggérer une imposition des mains. C’est une pratique qui a cours dans l’Église épiscopale. Le pourcentage de guérisons n’est enregistré nulle part à ma connaissance, ce qui est aussi bien.

Elle parla surtout de son fils Bill, que l’armée venait de réformer pour raisons psychologiques. Elle semblait en être à la fois contente et contrariée.

« Je suis surpris d’apprendre que vous avez un fils en âge de faire son service », constata l’évêque.

Kirsten garda un moment le silence. Ses traits étaient plus sereins. Il était évident que la remarque de Tim lui avait fait plaisir.

À cette période de sa vie c’était une femme plutôt belle, mais une perpétuelle expression renfrognée gâchait cette beauté. Tout en l’admirant, je savais que Kirsten était incapable, si l’occasion s’en présentait, de résister à l’envie de décocher une réplique cinglante : défaut qu’elle avait, on peut le dire, transformé en don. Tout est une question d’aptitude verbale. Si on manie assez bien les mots, on peut insulter les gens sans qu’ils osent réagir, mais si on le fait sottement et maladroitement, on n’a pas le dessus.

« Bill n’a cet âge-là que physiquement », dit Karen. Mais elle semblait plus heureuse maintenant. « Je sors de chez le coiffeur, poursuivit-elle. C’est pour ça que j’étais en retard. Une fois, juste avant que je m’envole pour la France, ajouta-t-elle en souriant, ils avaient tellement raté ma permanente que j’avais l’air d’un clown. Pendant tout mon séjour à Paris j’ai dû porter un babouchka. Je disais à tout le monde qui j’étais en pèlerinage à Notre-Dame.

— Qu’est-ce que c’est qu’un babouchka ? demanda Jeff.

— Un paysan russe », indiqua l’évêque.

Fixant ses yeux sur lui avec attention, Kirsten admit « C’est vrai. Je dois m’être trompé de mot.

— Non, précisa l’évêque. Le terme désignant l’étoffe qu’on porte autour de la tête dérive…

— Oh ! pitié », protesta Jeff.

Kirsten sourit et but une gorgée de vin blanc.

« Je crois comprendre que vous êtes membre du M.E.F. enchaîna l’évêque.

— Je suis le M.E.F., souligna Kirsten.

— Elle en est l’une des fondatrices, dis-je.

— Vous savez, j’ai des positions très arrêtées en ce qui concerne l’avortement, reprit l’évêque.

— Moi aussi, dit Kirsten. Quelles sont les vôtres ?

— Notre sentiment est que le fœtus est investi de droits qui proviennent non de l’homme mais de Dieu, expliqua l’évêque. Prendre une vie humaine est interdit depuis le décalogue.

— Laissez-moi vous poser une question, répliqua Kirsten. Pensez-vous qu’un être humain a des droits après sa mort.

— Je vous demande pardon ? s’étonna l’évêque.

— Eh bien, fit Kirsten, vous leur accordez des droits avant leur naissance ; pourquoi pas des droits égaux après leur mort ?

— En fait, déclara Jeff, les individus gardent des droits quand ils sont morts. Il faut une décision de justice pour pouvoir utiliser un cadavre ou des organes prélevés sur un cadavre à des fins…

— J’essaie de manger tranquille », interrompis-je, entrevoyant déjà une discussion sans fin, au terme de laquelle l’évêque refuserait de faire le discours pour le M.E.F. « On ne pourrait pas parler d’autre chose ? »

Sans se laisser démonter, Jeff insista : « Je connais un type qui travaille au bureau du coroner. Il m’a raconté qu’une fois dans le service de réanimation de je ne sais plus quel hôpital on a prélevé pour une transplantation les yeux d’une femme qui venait juste de mourir, avant même que les écrans de contrôle aient cessé d’indiquer les traces de vie. Il m’a dit que ça se passe tout le temps. »

Le silence s’installa ; nous mangions pendant que Kirsten buvait son vin ; mais l’évêque continuait de la regarder d’un air compatissant. Plus tard seulement, j’ai songé qu’il avait senti sa maladie latente, perçu ce qui nous échappait. Peut-être était-ce dû à son ministère pastoral, mais je l’ai revu maintes fois discerner un besoin chez quelqu’un alors que personne d’autre n’en avait conscience ou ne s’en souciait, pas même parfois l’être concerné.

« J’ai la plus grande estime pour le M.E.F., déclara-t-il d’une voix douce.

— Comme beaucoup de gens », répondit Kirsten, mais cette fois elle paraissait véritablement contente. « Est-ce que l’Église épiscopale autorise l’ordination des femmes ?

— Pour la prêtrise ? dit l’évêque. Ce n’est pas encore venu mais ça viendra.

— Alors je suppose que personnellement vous approuvez.

— Certainement, fit-il en hochant la tête. Je me suis intéressé activement à la modernisation de l’appellation des diacres des deux sexes. Ainsi, dans mon diocèse, je refuse qu’on emploie le terme de “diaconesse” ; je tiens à ce qu’on les appelle “diacres” même si ce sont des femmes. La standardisation de la formation des diacres permettra plus tard d’ordonner certains diacres femmes pour en faire des prêtres. C’est une échéance inévitable et j’y travaille avec ardeur.

— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, dit Kirsten. Alors vous vous démarquez sensiblement de l’Église catholique. Le pape…

— L’évêque de Rome, rectifia son interlocuteur. C’est ce qu’il est en réalité : l’évêque de Rome. Il représente l’Église catholique romaine ; la nôtre est aussi une Église catholique.

— Mais eux, vous croyez qu’ils ordonneront jamais les femmes ? demanda Kirsten.

— Seulement lorsque viendra la parousie, répondit l’évêque Archer.

— De quoi s’agit-il ? questionna Kirsten. Vous excuserez mon ignorance ; je n’ai pas de formation religieuse.

— Moi non plus, rétorqua l’évêque. Je sais seulement, comme l’a dit Malebranche, que “ce n’est pas moi qui respire mais Dieu qui respire en moi”. La parousie est le second avènement du Christ. L’Église catholique, dont nous sommes une partie, ne respire qu’à travers la puissance vivante du Christ ; nous sommes le corps dont il est la tête, ainsi que l’a précisé saint Paul. C’est un concept déjà connu du monde antique et nous pouvons le comprendre.

— Intéressant, remarqua Kirsten.

— Non, c’est la vérité, insista l’évêque. Il y a des sujets intellectuels qui sont intéressants et aussi de simples données factuelles, comme par exemple la quantité de sel produite par une mine. Par contre, ce dont je parle détermine non ce que nous savons mais ce que nous sommes. Nous menons notre vie à travers Jésus-Christ. Il est l’image du Dieu invisible et le premier-né de toute création, car en lui ont été créées toutes choses au ciel et sur la terre, tout ce qui est visible et tout ce qui est invisible, les Trônes et les Dominations, les souverainetés et les puissances : toutes choses ont été créées à travers lui et pour lui. Avant tout ce qui a été créé, il existait, et il tient toutes choses dans l’unité. » La voix de l’évêque était basse et intense, et tout en parlant il fixait Kirsten droit dans les yeux, et elle lui rendait son regard avec une expression à la fois de fascination et de peur, comme si en même temps elle voulait et ne voulait pas entendre. J’avais bien des fois entendu Tim prêcher à la Grace Cathedral, et il s’adressait en ce moment à elle seule avec la même intensité qu’il déployait pour la foule des fidèles.

Il y eut un moment de silence.

Jeff reprit la parole pour dire : « Beaucoup de prêtres emploient encore le mot “diaconesse”. Quand Tim n’est pas là », ajouta-t-il lourdement.

Je m’adressai à Kirsten : « L’évêque Archer est sans doute le plus grand défenseur des droits de la femme dans l’Église épiscopale.

— En fait, je crois bien que je l’avais entendu dire », déclara Kirsten. Elle se tourna vers moi et continua calmement : « Je me demande si… est-ce que tu crois que…

— Je serais heureux de faire un discours pour votre organisation, coupa l’évêque. C’est bien pour ça que nous dînions ensemble, non ? » Il sortit son calepin noir de la poche de son veston. « Je vais noter votre numéro de téléphone et je vous promets de vous appeler. Il faudra que je voie avec Jonathan Graves, l’évêque suffragant, mais je trouverai sûrement le moyen de me libérer pour vous.

— Je vais vous donner mon numéro au M.E.F. et mon numéro personnel, dit Kirsten. J’aimerais… » Elle marqua une hésitation. « J’aimerais vous dire une chose à propos du M.E.F., si vous le voulez bien.

— Je vous écoute, fit l’évêque.

— Nous ne sommes pas des militantes dans le sens conventionnel du…

— Je connais très bien votre organisation, trancha l’évêque. Je voudrais que vous réfléchissiez à ceci. Si je possède toute l’éloquence des hommes ou des anges, mais que je parle sans amour, je ne suis qu’un gong qui résonne ou une cymbale qui retentit. Si j’ai le don de prophétie, la compréhension de tous les mystères qui existent et la connaissance de chaque chose, et si j’ai la foi qui soulève les montagnes, mais sans amour, alors je ne suis rien du tout. Première Épître aux Corinthiens, chapitre XIII. En tant que femmes, c’est par l’amour que vous trouvez votre place dans le monde, et non par l’animosité. L’amour n’est pas limité aux chrétiens, il n’est pas du domaine réservé de l’Église. Si vous désirez nous conquérir, faites preuve d’amour et non de mépris. La foi soulève les montagnes, l’amour soulève les cœurs humains. Ceux qui s’opposent à vous sont des individus, pas des choses. Vos ennemis ne sont pas les hommes mais des hommes ignorants. Ne confondez pas les hommes avec leur ignorance. Il a fallu des années ; il en faudra encore d’autres. Ne soyez pas impatientes et n’éprouvez pas de haine. Quelle heure est-il ? » Il regarda autour de lui, soudain soucieux. « Tenez. » Il tendit une carte à Kirsten. « C’est vous qui m’appellerez. Il faut que je parte. J’ai été ravi de vous rencontrer. »

Et il nous quitta. Je me rendis compte subitement, après son départ, qu’il avait oublié de régler l’addition.

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