CHAPITRE XII

Un coup tapé contre le toit de la cabine fit ralentir Kovask. Marcus sortit le torse par la portière pour interpeller Caracas, l’un des trois guérilleros qui les accompagnaient.

— Quoi encore ?

— Arrêt.

— Pourquoi ?

— On s’arrête. Fini pour la journée. Marcus sentit la colère lui monter à la tête.

Il fit un effort pour se calmer.

— Mais on peut encore rouler sous le couvert.

— Non. Là-bas, plus d’arbres, rien du tout. Nous roulerons à vue pendant une heure au moins.

Ayant déjà compris, Kovask s’arrêtait. La piste, taillée dans la jungle de la sierra Perija, n’était pas de tout repos et il n’était pas mécontent de la pause.

— Tu te rends compte ! s’indignait Marcus.

— Faisons comme eux. Il n’y a pas de quoi s’emballer.

— Si Gary Rice t’entendait…, chuchota Marcus en sautant à terre.

Les trois guérilleros se dérouillaient les jambes, allumaient des cigares. Mais Caracas les dépassait soudain, s’approchait d’un arbre.

— M…, dit Marcus, un téléphone.

C’était bien un combiné que le chef tenait dans sa main, et il parlait avec la véhémence habituelle des Ladinos. Il enfouit ensuite le téléphone dans un creux, rabattit le couvercle d’aluminium encollé d’écorce.

— Incroyable comme organisation !

Ils roulaient depuis deux jours, avaient parcouru près de deux cents miles dans des conditions assez bonnes, excepté les arrêts fréquents. La veille, à partir de midi, ils avaient attendu la nuit pour franchir un col dans un dédale de rochers marqués d’une peinture phosphorescente, invisible de jour et que seule la lueur des phares à iode faisait ressortir. Ce qui expliquait les changements apportés au CMC. par les employés de Huchi.

— Il faut attendre, dit Caracas en grimaçant un sourire. Un hélicoptère du gouvernement survole le coin. Il n’en a pas pour longtemps. Il y a une route officielle à traverser. Juste quatre secondes, mais des fois quatre secondes fatales.

Prudents comme des chats, en plus de ça ! Rien n’était laissé au hasard sur le parcours. Même pas le ravitaillement en essence, en eau et en vivres. Il y avait des points précis, astucieusement cachés. Mais jusqu’à présent, la piste n’avait nécessité que de menus travaux d’aménagements. Ainsi, cette partie tracée dans la jungle avait été conçue depuis des siècles par les Indiens insoumis. Ces derniers constituant le gros des troupes castristes. Ils avaient tout naturellement mis leurs secrets à la disposition des mouvements rebelles.

— Cigare ?

— Merci, répondit Kovask à la demande de Caracas. Qu’est-ce qui nous attend encore avant la tombée de la nuit ?

— On attend ici, et puis…

Il sourit. En deux jours, la confiance ne s’était pas installée totalement et le Commander n’insista pas. Il s’assit sur un tronc d’arbre abattu. Impossible de se souvenir de tout de mémoire, et ils dressaient une carte tout en roulant. Les trois guérilleros restaient toujours à l’arrière et les deux Américains opéraient à leur insu. Sur une carte routière, à l’aide d’un stylo à encre sympathique. Jusqu’à présent, ça n’avait pas trop mal marché et les deux marins, grâce à leurs connaissances de navigation astronomique, situaient toujours exactement leur position. Un problème les préoccupait pourtant. Les balises radio qu’ils devaient installer en certains points caractéristiques. Jusqu’à présent, ils n’en avaient pas eu besoin, mais bientôt il leur faudrait les semer sur leurs passage. Elles se trouvaient avec le restant de leur matériel dans une cache secrète du longeron. Il fallait faire sauter une plaque avec un ciseau à froid.

A cause des visites douanières très tatillonnes, on avait dû renoncer à la trappe amovible.

— Tu crois qu’ils ne comprennent pas l’allemand ? demanda soudain Marcus en venant s’asseoir à côté de lui. Il y en a pas mal, de réfugiés chleus dans le nouveau monde.

— Il faut tenter le coup, répondit Kovask, sinon nous ne pourrons pas communiquer.

— Je pense à la planque. Demain, il faudra tenter quelque chose. Sous prétexte de vérifier les amortisseurs, par exemple.

— Une fois ouverte, il faudra en sortir tout le matériel. Où le fourrerons-nous ?

— Ça, je n’en sais rien, mais si je pouvais coller une balise à une de ces caisses de grenades…, fit Marcus.

Ils regardèrent le chargement. Des caisses de grenades, de lance-grenades, d’obus de trente et de mitrailleuses démontées. Plus une tonne de conserves et de médicaments.

— Bonne idée, sourit Kovask. On pourrait la placer dans un nœud et mastiquer dessus. Cela permettrait de situer le maquis auquel elles sont destinées.

Caracas vint vers eux avec des boîtes de bière.

— A boire ?

— Volontiers, dit Kovask avec un sourire épanoui.

Il donna deux coups de couteau dans la sienne, fut étonné que la bière soit aussi fraîche.

— Vous trouvez le temps long ? demanda le chef. Mais quand vous serez rodés, vous prendrez mieux la chose.

— Certainement, dit Kovask. On nous avait dit que c’était mouvementé, plein de risques, mais jusqu’à présent…

— Oh ! attendez. Nous pouvons encore nous trouver nez à nez avec une patrouille de l’armée.

— Que faites vous, alors ? demanda Marcus.

— Nous tuons tous les soldats. Pas de témoins. Puis nos amis les transportent beaucoup plus loin pour égarer les soupçons. Personne ne doit se douter. Jamais.

Kovask frissonna et Marcus dut avoir la même pensée que lui, car il s’arrêta de boire. Les chauffeurs engagés dans une pareille aventure n’avaient aucune espèce d’illusions à se faire. L’organisation castriste veillerait à ce qu’ils ne parlent pas. Ce qui expliquait peut-être le besoin de plus en plus impératif de nouveaux camionneurs.

— Pour s’en souvenir parfaitement, dit Kovask, il faudrait parcourir cette piste une dizaine de fois.

Caracas sourit.

— Et encore. La jungle n’est jamais la même. Seuls, vous ne retrouveriez pas la route.

— Avez-vous un second flair ?

— Peut-être.

Il prit les boîtes de bière vides et alla les enterrer un peu plus loin.

— Je me demande, dit Kovask, s’il ne se fout pas de nous.

— C’est-à-dire ?

— Cette histoire de flair. Plutôt des repères. Que nous ne voyons pas, mais que lui connaît.

— Mais de quel genre ?

— Pourquoi pas des balises radio ? Ce qui fit sursauter Marcus.

— Mais alors, notre problème serait résolu si nous arrivions à en faucher une ?

— Ne t’emballe pas. Ces Indiens ont des pouvoirs assez étranges. Et il peut s’agir de tout autre chose. Après tout, il en existe des tas pour marquer une route.

Plus tard, ils eurent droit à une boîte de singe et à des galettes de maïs. Caracas téléphona une seconde fois et annonça que la voie était libre.

Après un quart d’heure de jungle, ils débouchèrent sur un plateau assez dénudé qu’une route goudronnée partageait. Deux gars, armés de mitraillettes, surveillaient cette zone et l’un d’eux agita la main de façon impérative.

— On y va, on y va ! grommela Marcus. Caracas descendit du toit de la cabine sur le capot où il s’allongea tant bien que mal, tendant tantôt le bras gauche, tantôt le droit pour indiquer la direction.

— Les deux types à la mitraillette balaient la route, annonça Marcus qui s’était penché au-dehors pour regarder en arrière.

Une bonne partie de la nuit, ils roulèrent à petite allure vers le sud. Les deux Américains estimaient se trouver en territoire vénézuélien et, après une série d’estimations d’après la position des étoiles, Marcus confirma.

— De toute façon, il nous faudra traverser un rio, le Catatumbo ou un nom comme ça.

La piste fonçait à travers l’arrière-pays de Maracaïbo, le long de la sierra. A plusieurs reprises, mais très, très loin, ils eurent l’impression d’apercevoir des phares de voitures. Des routes officielles devaient exister à une dizaine de kilomètres.

— C’est certainement la partie la plus dangereuse du parcours, dit Kovask, et c’est pourquoi on ne peut l’emprunter que la nuit.

Ils roulaient parfois à flanc de coteau, le camion penché de façon spectaculaire. Caracas, toujours sur le capot, indiquait la direction avec une assurance infaillible.

— Pas possible, il a un truc.

— Ou il connaît parfaitement !

Plus loin, ils se remplacèrent au volant et en profitèrent pour boire un peu d’eau tiède. Kovask s’endormit durant quelques instants jusqu’à ce que Marcus lui tape sur l’épaule.

— On passe le bac.

Les phares illuminaient un coin de jungle, une rivière assez large qui roulait des flots inquiétants. Un radeau monté par trois hommes les attendait. Les trois guérilleros marchaient devant le G.M.C. pour le guider.

Marcus lui fit descendre une pente très raide et l’embarquement ne fut pas aisé. Les roues patinaient, ne mordaient pas sur les planches du radeau. Il fallut couper des feuillages pour y arriver et Kovask sauta sur le ponton flottant pour constater que ce dernier s’enfonçait d’un côté. Marcus manœuvra habilement pour amener le camion juste au milieu.

Les trois hommes se mirent à tourner un treuil qui enroulait un câble immergé. Les guérilleros durent bientôt leur prêter main-forte en plein milieu du courant, rapide et désordonné. Puis ce fut l’accostage, de nouveaux dérapages.

— Il y a eu un fort orage la nuit dernière et le niveau a dangereusement monté, expliqua Caracas ensuite. C’est pourquoi les berges étaient aussi glissantes.

— Nous roulons encore ?

— Deux heures, puis nous trouverons un pueblo. Un endroit très bien où nous pourrons nous reposer.

Ces deux heures furent finalement multipliées par deux, toujours à cause des terrains défoncés par la pluie diluvienne qui avait ravagé la région la veille. De nombreux arbres abattus jalonnaient la piste et les cinq hommes suffisaient à peine pour les déplacer. Ailleurs, il fallait détourner des marécages subits, dégager à la pelle les roues du G.M.C.

— C’est autant d’enseignements pour nous, disait Caracas. Je suis chargé d’un rapport sur la rapidité de circulation de la piste. Il y aura une série de points à aménager.

— Vous vous consolez facilement, râla Marcus qui en avait marre de dégager ses roues à la pelle. Moi, ça ne m’amuse plus du tout.

Le chef des guérilleros s’amusait et ne prenait pas très au sérieux ses protestations.

— Dans un petit moment, un bon lit, du bon café et de quoi manger.

— Et la douche ?

— Egalement.

Plus loin, ce fut un petit rio qui, de ruisseau, était devenu rivière. Kovask s’y engagea mais, en plein milieu, ne put ni avancer ni reculer. Les guérilleros durent abattre des arbres, en faire de gros fagots qu’ils plaçaient sous les roues en plongeant dans l’eau froide qui montait jusqu’aux phares.

— On va noyer le moteur, et alors… Heureusement que nous avons fait placer l’échappement en hauteur.

Mais ils passèrent et, entre les deux hommes et les guérilleros, s’établit une estime nouvelle. L’aube naissait lorsqu’ils atteignirent un petit village d’une dizaine de maisons en pleine montagne.

— Nous ne sommes pas très loin de la Marginale, affirma Kovask. A peine une vingtaine de kilomètres. Quant à San Cristobal, c’est par là, vers l’ouest.

Tout cela en allemand, pour ne pas être compris des autres. Le camion fut dirigé vers une maison à un étage, jusqu’au fond d’une grange dont les portes se refermèrent sur eux.

— Venez, dit Caracas.

Tous, ivres de fatigue, montaient difficilement les marches d’un escalier de bois. Une jolie fille, jeune et métissée d’Indien, les accueillit dans une cuisine assez bien équipée, vu l’isolement et la sauvagerie de l’endroit.

— J’ai fait un ragoût de mouton, dit-elle, et les lits vous attendent.

— Toute seule ? demanda Caracas.

— Mes frères surveillent la route de la frontière. La Colombie et le Venezuela échangent du matériel militaire ces temps-ci, et ça les inquiète pour les guérilleros de Colombie. Beaucoup d’automitrailleuses et de mortiers sur roues.

Kovask et Marcus dévoraient tout en l’écoutant, buvaient un mélange d’alcool et d’eau très fraîche.

— La police est venue hier, mais n’est pas entrée dans le pueblo. Deux jeeps avec des mitrailleuses.

Cette information faisait froncer les sourcils de Caracas.

— Il faudra utiliser la bretelle supérieure, ne plus passer ici pendant quelque temps, dit-il.

— Attention, l’avertit Maria, il y a eu des éboulements plus haut. Toujours la pluie. Jamais on n’en avait vu tomber autant en quelques heures. Une rue s’était bouchée dans le village et toute l’eau refluait vers ici.

Puis, elle conduisit les Américains jusqu’à une petite chambre où deux matelas confortables les attendaient.

— On aurait voulu se laver, dit Kovask.

— L’eau ne manque pas, et mes frères ont installé une sorte de douche. Venez voir.

Un réservoir d’une cinquantaine de litres et une pomme d’arrosoir suffisaient à leur bonheur. Kovask passa le premier puis sortit de là pour laisser la place à Marcus.

— Venez, lui cria Caracas depuis la cuisine, nos amis sont de retour.

Il s’agissait des frères de Maria. Kovask entra dans la pièce, un sourire aux lèvres. Les deux hommes présents, de taille moyenne mais impressionnants de force, se levèrent d’un bond.

— Le type de la Marginale ! cria l’un d’eux en portant la matin à sa ceinture.

Il en tira un énorme Magnum qu’il dirigea vers Kovask.

— Les mains en l’air, et vite !

Caracas le regardait comme s’il devenait fou.

— Mais que se passe-t-il ?

— Ce type-là m’a attaqué alors que j’étais avec mon frère et un autre ami, et il nous a fauché notre fusil mitrailleur. Il a même failli nous descendre tous.

Sorti de la douche, Marcus Clark attendait derrière la porte, prêt à intervenir si la situation s’aggravait brusquement.

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