CHAPITRE II

A l’ambassade du Venezuela, le troisième secrétaire Andrés Tizun, raccrocha d’un geste fataliste, haussa les épaules et alluma une cigarette. Encore un illuminé, à moins que ce ne soit un farceur. L’ambassade recevait chaque jour plusieurs coups de fil de la sorte. Des gens demandaient l’asile politique, d’autres avertissaient qu’un complot se tramait contre le président ou bien que les puits de pétrole de Maracaïbo étaient menacés. Dans ce pays extraordinaire qu’étaient les U.S.A., il était à peu près normal de rencontrer de pareils cinglés.

Malgré tout, il nota l’heure du coup de téléphone, le résuma sur un cahier spécial. De plus, un magnétophone enregistrait toutes les communications reçues de l’extérieur. En cas de besoin, il n’y avait qu’à faire tourner les bobines.

Andrés Tizun se replongea dans ses mots croisés tout en fumant à une cadence rapide. Vers dix heures, il pourrait aller se coucher. En cas de besoin, le concierge ou l’un des employés vénézuéliens de veille l’appellerait.

On frappa à la porte du bureau et José Carmina entra. C’était l’adjoint du délégué culturel, un jeune professeur d’histoire qui s’était brusquement orienté vers la carrière.

— Hello, Andrés ! Ça va ? Pas trop long ?

— Ce serait parfait sans le téléphone, répondit le troisième secrétaire. Il y a toujours des imbéciles pour vous déranger pour des riens. Le dernier m’a appelé vers sept heures trente pour me signaler qu’il avait découvert le tracé de la piste secrète Fidel Castro dans notre pays, et également en Colombie.

— Bigre ! dit José Carmina. Rien que ça ! Et elle existe, cette piste ?

— Certains le prétendent, répondit Tizun. La C.I.A. s’y intéresse fort depuis quelque temps. Songez que, si elle existait, les guérilleros pourraient se porter appui d’un pays à l’autre, je parle des castristes évidemment. Un camion pourrait se rendre du nord au sud en moins de trois jours, s’il s’agit de la Bolivie, par exemple. Un camion avec vingt hommes et tout leur matériel. Dans la guérilla, c’est énorme. Multipliez ce camion par trente ou quarante…

— Où les trouveraient-ils, tous ces camions ? Tizun hocha la tête :

— Justement. Le prix des camions d’occasion a drôlement augmenté chez nous, en Colombie et dans l’Amérique centrale. Du simple au double, et certains cimetières de voitures américains font des affaires d’or en revendant à des Mexicains. Il y a tout un trafic que la C.I.A. espère remonter. Mais la route, c’est autre chose. Croyez-moi, Carmina, si elle existe, le secret en est très bien gardé et ce n’est pas un seul type qui la découvrira, mais une véritable expédition.

— Vous avez le nom de ce type ?

— Non. Il doit rappeler demain à midi dix et nous poser ses conditions. Nous devrons lui faire une offre.

Carmina fronça les sourcils.

— Une offre chiffrée ?

— Bien sûr. Je ne sais pas ce qu’en pensera Son Excellence, mais il nous faudrait des garanties solides pour accepter de négocier… Je me demande pourquoi ce type ne s’est pas adressé directement à la C.I.A.

— Allez-vous l’avertir ?

— Pas moi. Son Excellence décidera.

L’adjoint au délégué culturel sortit ses cigarettes, en offrit une à Tizun, puis parla d’autre chose, jusqu’à l’heure où Carmina décida d’aller se coucher. Il monta dans sa chambre, la verrouilla, puis alla prendre un petit objet dans une de ses valises fermées à clé : un tout petit magnétophone de la taille d’un paquet à cigarettes. Il le glissa dans sa poche, attendit que Tizun se soit également couché pour redescendre à l’étage administratif. En quelques minutes, il repéra l’enregistrement de la conversation avec l’inconnu qui proposait la route secrète de Fidel Castro, et l’enregistra sur son propre appareil.

Carmina quitta ensuite l’ambassade à bord de sa voiture, se dirigea vers le centre-ville. Il pénétra dans un bar, commanda un jus de fruit puis alla téléphoner.

— Tout de suite ? lui demanda son correspondant lorsqu’il se fut présenté et qu’il eut manifesté le désir d’une rencontre.

— Oui.

— Bien, dirigez-vous vers Baltimore. Roulez à vitesse moyenne. Lorsqu’une voiture vous dépassera après trois appels de phares, vous vous arrêterez.

— Entendu.

La rencontre s’opéra vingt minutes plus tard. Carmina se rangea soigneusement sur le bas-côté de la route. De l’autre voiture arrêtée plus loin, tous feux éteints, deux ombres sortirent et vinrent vers lui. Une ouvrit la portière de droite, tandis que l’autre se cachait dans les taillis tout proches.

— Que se passe-t-il ?

Carmina sortit son magnétophone de sa poche :

— Ecoutez. Ce sera mieux que n’importe quel discours.

Les deux écoutèrent la voix un peu aiguë, un peu crispante de Carl Harvard, celle plus posée de Tizun. Puis ce fut le silence.

— Qui est ce type ?

— Je l’ignore pour le moment. Vous avez entendu ? Il doit rappeler demain à midi dix. Je saurai alors ce qu’il veut exactement et peut-être comment le retrouver.

— Il le faut, articula l’inconnu installé à côté de lui et dont il ne distinguait pas les traits dans l’ombre.

— C’est grave ?

— Très grave.

Carmina tressaillit.

— Cette piste secrète « Fidel Castro »…

— Elle existe. Tout repose entre vos mains.

Depuis votre départ de Caracas pour l’ambassade, c’est votre affaire la plus importante. Vous avez été formé pour ça. Il vous faut aller jusqu’au bout.

— Très bien, je suis prêt.

— Vous passez pour un castriste sincère depuis le début. Vous devez réussir.

Carmina inclina la tête.

— Repérer le gars, puis connaître l’origine de ses informations. Enfin, le liquider, lui et ses archives.

— Compris.

— Le plus rapidement possible. Il ne faut pas que la route soit découverte avant six mois. Si vous avez besoin de matériel, vous n’avez qu’à téléphoner comme ce soir.

— D’autres contacts ?

— Non ! Sauf en cas de coup dur, et à condition que vous ne soyez pas repéré. Autre question : pensez-vous que votre patron contactera la C.I.A. ?

— Pas avant d’avoir des atouts en main. C’est la tactique employée jusqu’ici. Maintenant, il est possible que ce type ait pris des contacts avec l’ambassade de Colombie.

Un silence suivit l’énoncé de cette hypothèse.

— Bien. Nous allons nous séparer. Je vous remercie de votre diligence et vous souhaite de réussir.

La portière s’ouvrit et l’homme s’éloigna bientôt, rejoint par celui qui attendait dans les taillis. La voiture disparut et Carmina effectua un demi-tour sur place.

Le lendemain, à midi dix, personne ne s’étonna de sa présence lorsque l’inconnu téléphona encore. Il y avait une dizaine de personnes dans le bureau. Un amplificateur avait été installé pour l’écoute collective.

— Avez-vous réfléchi ? demanda Carl Harvard.

— Nous voudrions une preuve, dit l’ambassadeur. On nous propose tous les jours des tas de renseignements et, en général, il s’agit de plaisanteries ou d’escroqueries.

— Je ne suis ni l’un ni l’autre. Admettez que mes informations soient bonnes, combien proposez-vous ?

— C’est difficile à estimer, dit l’ambassadeur, prudent. Il faudrait…

— Très bien. Je vais m’entendre directement avec vos voisins. La Colombie marcherait pour trente mille dollars. Et vous ?

L’ambassadeur parut ennuyé :

— Eh bien ! mettons le même prix. Allez-vous partager les informations en deux, peut-être trois ou quatre ?

— Simplement en deux. A ce prix, je marche. Vous aurez vos clichés demain soir si vous suivez mes instructions. Je rappellerai à cinq heures.

Ce fut tout.

— Et voilà, dit l’ambassadeur. Qu’en pensez-vous, Ribera ?

— Ce type a l’air sincère, dit l’attaché militaire, mais évidemment il faudrait avoir un échantillon en main.

— Nous allons lui en demander un. Nous allons aussi entrer en contact avec les Colombiens.

Ces derniers hésitèrent d’abord puis confirmèrent qu’on leur avait proposé la même chose et qu’on devait les rappeler à cinq heures dix. Carmina trouva curieux que l’inconnu attende cinq heures pour se manifester. Il devait avoir hâte de conclure. A moins qu’il ne soit empêché ? Par son travail, par exemple. A Washington, les bureaux se vidaient à cette heure-là.

— Et si notre gars avait piqué les informations à la CI. A. ? dit soudain l’attaché militaire.

Tous parurent consternés par cette éventualité.

— Nous aurions l’air fin, ajouta l’attaché qui ne s’embarrassait pas d’un langage très académique. Peut-être faudrait-il aviser directement la Maison-Blanche…

— Doucement, dit l’ambassadeur. Je dois rencontrer un haut fonctionnaire du secrétariat d’Etat aux Affaires étrangères. Je peux le sonder discrètement. Jusqu’à présent, on n’a guère parlé de cette piste secrète. Mais les achats de camions d’occasion dans plusieurs pays de l’Amérique centrale inquiètent la Maison-Blanche.

— Si l’information venait de Langley, ne pensez-vous pas que les Américains nous auraient déjà contactés ? demanda le premier secrétaire.

— Pas forcément s’ils veulent organiser une expédition secrète. Comme d’habitude, nous en serons informés les derniers.

L’attaché militaire intervint d’un ton enflammé :

— Bonne occasion de leur démontrer que nous sommes capables de laver notre linge sale en famille et d’intervenir efficacement. Moi, je suis d’avis que vous donniez une suite favorable à cette affaire. En prenant toutes vos précautions, évidemment. En discutant avec ce haut fonctionnaire, vous risquez de lui mettre la puce à l’oreille.

L’ambassadeur sourit. Habitué aux libertés de langage du colonel attaché militaire, il ne lui en voulait nullement :

— M’en croyez-vous capable après trente-cinq ans de diplomatie ?

L’autre rougit légèrement :

— Excusez-moi, Excellence. Mais les Américains sont toujours à l’affût dans ces occasions-là.

A cinq heures, Carmina se trouvait dans la même pièce et, cette fois, il nota des renseignements plus précis. L’inconnu expédiait une épreuve photographique confirmant ses assertions, mais avertissait l’ambassade que si le lendemain tout n’était pas réglé, il transmettait le reste à la délégation cubaine à l’O.N.U.

— Il nous tient, cette fois, dit l’attaché qui remplaçait l’ambassadeur en visite aux Affaires étrangères.

— L’argent, expliquait la voix aiguë et irritante, sera en billets de dix et vingt dollars. Vous le déposerez dans un container étanche.

— Où voulez-vous que nous en trouvions un ? riposta l’attaché.

— Dans n’importe quel grand magasin, vous trouverez des ustensiles ménagers pour les frigos, des boîtes à dépression.

— Et puis ?

— Demain midi. Vous aurez eu l’échantillon et pourrez me donner votre accord.

A l’ambassade de Colombie, on avait reçu les mêmes instructions. José Carmina rongeait son frein, se demandait comment il pourrait intervenir efficacement pour empêcher les documents d’arriver entre les mains de ses compatriotes. Il passa toute la nuit à réfléchir mais ne trouva rien de satisfaisant.

A midi, le lendemain, Carl Harvard fut exact à son rendez-vous téléphonique. Le matin, au courrier, l’ambassade avait reçu une carte photographique sur laquelle un point blanc était entouré de rouge. Un bref résumé expliquait que ce point était un véhicule photographié aux infrarouges, qui se déplaçait dans une zone réputée impraticable, à la vitesse de trente miles environ.

L’attaché militaire avait vérifié sur une carte les allégations de l’inconnu, et avait dû reconnaître que s’il n’y avait pas truquage, la présence de ce véhicule était inexplicable. Le service photographique de l’ambassade confirma, deux heures plus tard, l’authenticité du document.

— Alors ? demanda Harvard d’une voix mal affermie.

— Nous acceptons, déclara l’ambassadeur.

— Bien, voici mon plan. Tout d’abord, sachez que j’appartiens à une administration, que j’ai glissé parmi le courrier une lettre destinée à la délégation cubaine à l’O.N.U., lettre qui contient les originaux de cette carte. Si je ne reparais pas à mon bureau avant cinq heures, la lettre sera expédiée. Moi, seul, peux l’intercepter puisque moi seul peux dire exactement ce qu’elle contient.

Il reprit sa respiration.

— Si j’ai l’impression que je suis espionné ou suivi, j’éviterai de reparaître à mon bureau. Si tout va bien, lorsque j’aurai l’argent, j’irai reprendre mon bien et vous l’enverrai aussitôt.

— Nous sommes d’accord, dit l’ambassadeur.

— Vous allez placer les billets dans le container en plastique et enverrez quelqu’un, une seule personne, dans une voiture sans plaque spéciale. Elle ira à Quantico, sur les rives du Potomac, et tournera dans un chemin après cette bourgade pour rejoindre les vieux pontons du Yacht Club. Les nouveaux, plus modernes, sont en amont. Sur le troisième ponton en aval, elle trouvera une chambre à air coincée dans les joncs. Sans la sortir de l’eau, j’insiste bien là-dessus, elle attachera solidement le container puis s’en ira. C’est tout.

— Bien, dit l’ambassadeur. A quelle heure ?

— Je ne l’ai pas dit ? s’étonna l’autre.

— Non.

— A quinze heures. C’est bien compris ?

— Quantico, ponton numéro trois, en aval de l’ancien Yacht Club.

— L’endroit est tranquille et malodorant. Personne ne s’en approche, en général.

Une nouvelle fois, il raccrocha et Carmina soupira de soulagement. Tout allait parfaitement bien et il n’avait pas de raison de se faire du souci, regrettait sa nuit blanche. Cet inconnu, ce superbe imbécile, venait de se condamner lui-même. En le faisant disparaître, Carmina obtenait un triomphe, puisque les documents partiraient à l’adresse des Nations unies, et plus spécialement vers la boîte aux lettres de la légation cubaine. Plus personne n’en entendrait parler. Le lendemain, il lui suffirait de se trouver très à l’avance sur les rives du Potomac pour surprendre le bonhomme.

Ce n’est que dans la soirée qu’il réalisa qu’il allait se trouver à la tête de trente mille dollars. Il en resta rêveur jusqu’à ce que le sommeil le gagne.

A l’ambassade de Colombie, on avait reçu des instructions analogues, mais le lieu et la date restaient à fixer. L’homme prenait toutes ses précautions.

Le lendemain, l’ambassadeur du Venezuela réunit tout le personnel diplomatique pour une courte conférence.

— Je crois que nous devons choisir notre envoyé spécial, dit-il. Voici le container et l’argent.

Il exhiba une boîte rectangulaire de quarante sur vingt-cinq environ. La fermeture parfaitement étanche ne laisserait pas entrer une seule goutte d’eau.

— J’ai expérimenté le système dans ma baignoire, ajouta Son Excellence avec humour. Il y a trente mille dollars, ce qui n’est pas payer trop cher un tel renseignement. Si nous connaissons l’emplacement de la route, nous économiserons des sommes bien plus considérables et des vies humaines. De plus, le projet de la Carretera marginal de la Selva ne sera plus menacé comme il l’est actuellement. Il me reste à désigner l’envoyé. J’ai choisi notre ami Carmina.

L’adjoint au délégué culturel sursauta. Jamais il n’avait envisagé cette éventualité.

— Moi ! s’exclama-t-il.

Le ton et l’expression du visage durent déplaire à l’attaché militaire, habitué à plus de mâle conviction :

— Auriez-vous peur ?

Carmina récupérait très vite, et il se hâta de montrer un visage réjoui.

— Pas du tout. Je suis très surpris d’être ainsi distingué, car mes fonctions sédentaires m’éloignaient d’un tel choix. J’en suis ravi, car je pensais que ce genre d’aventure était beaucoup plus monnaie courante dans la carrière.

Tout le monde se dérida.

— Attention, mon garçon, de la prudence. Vous fixez cette boîte à la chambre à air, et puis vous revenez tout de suite nous rendre compte.

— Bien sûr, dit Carmina, les dents serrées, et se demandant comment il pourrait liquider l’inconnu en un temps aussi limité.

Tout se compliquait d’un seul coup parce qu’on l’avait choisi pour remettre l’argent.

— Ne perdez pas de temps en route. Vous m’entendez ? Nous vous attendrons à la sortie de la ville. Aller et retour, il vous faut à peine une heure. Toute tentative imprudente compromettrait tout. Nous nous moquons de cet homme. Qu’il aille au diable avec son argent. Ce qu’il nous faut, ce sont les photographies.

Cette insistance déplaisait a Carmina, mais il n’en laissa rien paraître.

— J’exécuterai point par point vos instructions, déclara-t-il en fixant l’attaché militaire dans les yeux.

Загрузка...