DAENERYS

Le cœur fumait dans la fraîcheur du soir, quand, les bras rougis jusqu’au coude, Khal Drogo vint le déposer, cru et sanguinolent, devant elle. A quelques pas derrière, auprès de la dépouille de l’étalon sauvage, étaient agenouillés dans le sable les sang-coureurs, poignards de pierre au poing. A la lueur mouvante, orangée des torches qui cernaient la haute margelle crayeuse du puits, le sang de l’animal faisait comme une mare de bitume.

Daenerys palpa la tendre enflure de son sein. La sueur qui lui emperlait la peau dégoulinait, goutte à goutte, le long de son front. Elle sentait attaché sur elle le regard des vieilles, des douairières devineresses de Vaes Dothrak qui, du fond de leurs faces ratatinées, dardaient de sombres prunelles, aussi brillantes que silex poli. Il ne fallait pas flancher, pas montrer d’effroi.Je suis le sang du dragon, se dit-elle comme, prenant à deux mains le cœur, elle le portait à ses lèvres et, le sang du dragon ! mordait à belles dents dans la chair élastique et fibreuse.

Le sang tiède lui emplit la bouche et ruissela sur son menton. Le goût…, le goût la menaçait de nausées, mais elle se força de mastiquer, déglutir. A condition toutefois que la mère le mangeât intégralement, le cœur d’étalon était, aux yeux du moins des Dothrakis, censé procurer au fils vigueur, promptitude et intrépidité. Mais qu’elle répugnât au sang ou vomît la viande, et les présages en étaient moins fastes : l’enfant risquait de venir au monde soit mort-né, soit débile, ou monstrueux, voire de sexe féminin.

Bien qu’au cours des deux dernières lunes sa grossesse l’eût passablement barbouillée, Daenerys s’était, sur les conseils d’Irri, préparée de son mieux pour la cérémonie en ingurgitant, soir après soir, afin de s’accoutumer vaille que vaille à la saveur, des bolées de sang semi-caillé, ainsi qu’en mâchant jusqu’à la névralgie des lichettes de cheval séché. Enfin, dans l’espoir que la faim lui faciliterait l’ingestion puis la rétention de la viande crue, elle s’était depuis la veille imposé de jeûner.

De par la compacité même de sa texture, le cœur de l’étalon sauvage se prêtait mal à la morsure comme à la section, il fallait s’acharner pour le déchiqueter, puis chaque bouchée nécessitait une interminable rumination. Et comme l’acier se trouvait strictement interdit dans le périmètre sacré de Vaes Dothrak que définissait l’ombre de la Mère des Montagnes, force était de s’y employer bec et ongles. L’estomac soulevé, houleux, Daenerys poursuivait néanmoins, barbouillée jusqu’aux yeux du sang qui, de-ci de-là, regiclait en geysers tiédasses.

Aussi rigide et impassible devant ces agapes qu’un bouclier de bronze, la dominait de toute sa stature Khal Drogo. Sa longue tresse noire rutilait d’huile. Des anneaux d’or paraient sa moustache, des clochettes d’or sa coiffure et des médaillons d’or massif sa ceinture, mais il avait le torse nu. Pour peu qu’elle se sentît près de défaillir, Daenerys, les yeux cramponnés sur lui, agrippés à lui, mordait, mastiquait, déglutissait, mordait, mastiquait, déglutissait, mordait, mastiquait, déglutissait. Si bien que, vers la fin du festin macabre, elle crut surprendre dans les sombres yeux en amande, mais comment en jurer ? le visage du khal ne trahissait guère ses pensées ni ses sentiments…, une étincelle noire de fierté.

Le terme advint enfin, l’ultime bouchée se fraya passage, convulsivement. Alors seulement Daenerys, doigts et joues poisseux, reporta son regard vers les vieilles, les devineresses du dosh khaleen.

« Khalakka dothrae mr’anha ! » proclama-t-elle avec son plus bel accent, un prince chevauche en mon sein ! Jour après jour, elle avait répété la formule sous la direction de Jhiqui.

La doyenne des douairières, une espèce de sarment tordu, fripé, borgne à l’œil charbonneux, brandit au ciel ses bras noueux. « Khalakka dothrae ! glapit-elle d’une voix stridente, le prince chevauche !

Il chevauche ! lui firent écho ses commères. Rakh ! Rakh ! Rakh haj ! » proclamèrent-elles, un mâle ! un mâle ! un solide mâle !

Telle une volière de gosiers de bronze éclata soudain la clameur les cloches, une trompe de guerre entonna sa sombre note à pleine gorge, et les vieilles se mirent à chanter. Sous leurs vestes de cuir bariolé ballaient, luisantes d’huile et de sueur, leurs mamelles arides. Les eunuques à leur service jetèrent dans un grand brasero de bronze des brassées d’herbes sèches, et des volutes épaisses montèrent embaumer la lune et les étoiles. La foi dothrak célébrait en effet dans la course nocturne des constellations l’innombrable galop de chevaux de feu.

Comme la fumée s’élevait, peu à peu moururent les chants et, pour mieux lire dans l’avenir, la doyenne des devineresses abaissa sa paupière unique. Le silence se fit, total. Au loin, Daenerys percevait, par-dessus l’infime clapotis du lac et le grésillement résineux des torches, l’appel intermittent des oiseaux de nuit. Quasiment réduits à des orbites ténébreuses concentrées sur elle, les Dothrakis retenaient leur souffle.

Drogo lui posa la main sur le bras. A la seule crispation des doigts, elle devina de quel effroi le khal lui-même, en dépit de toute sa puissance, pouvait se trouver saisi lorsque le dosh khaleen plongeait ses regards dans les fumées de l’avenir. Derrière elle, ses deux servantes ne se tenaient plus d’anxiété.

La devineresse finit enfin par rouvrir son œil et leva les bras. « J’ai vu ses traits, déclara-t-elle d’une voix presque imperceptible et tremblante, j’ai entendu le tonnerre de ses sabots.

— Le tonnerre de ses sabots ! reprirent en chœur ses commères.

— Il chevauche aussi prompt que le vent et, dans son sillage, son khalasar inonde la terre, des myriades d’hommes, avec au poing des arakhs aussi étincelants que la lame des faux. Farouche comme une tornade sera ce prince. Ses ennemis trembleront devant lui, leurs femmes verseront des larmes de sang et, la chair en deuil, s’abandonneront. Les clochettes de sa chevelure sonneront l’annonce de sa venue et, à son seul nom frémiront sous leurs tentes en pierre les faces-de-lait. » Secouée de spasmes, elle fixait sur Daenerys un regard comme épouvanté. « Le prince chevauche, et c’est lui, l’étalon qui montera le monde.

— L’étalon qui montera le monde ! » lui firent écho toutes les voix de l’assistance, en une clameur d’enthousiasme à fracasser la nuit.

La sorcière borgne vrilla Daenerys d’un regard aigu. « De quel nom l’appellera-t-on, l’étalon qui monte le monde ? »

Elle se leva pour répondre. « On l’appellera Rhaego », dit-elle, usant pour ce faire des termes enseignés par Jhiqui. D’un geste instinctif, ses mains se portèrent à son ventre pour le protéger, lorsque les Dothrakis poussèrent un tonitruant : « Rhaego ! », rugirent au firmament : « Rhaego ! Rhaego ! Rhaego ! »

Elle en était encore tout étourdie lorsque, suivi de ses sang-coureurs, Drogo vint la retirer du puits. La foule leur fit cortège sur la voie des dieux qui, de la Porte des Chevaux, menait à la Mère des Montagnes via le cœur même de Vaes Dothrak. En tête avançaient, escortées de leurs eunuques et de leurs esclaves, les sorcières du dosh khaleen. Passablement branlantes sur leurs vieilles jambes, certaines soutenaient leur marche à l’aide de longues cannes sculptées, d’autres allaient d’un port aussi majestueux qu’aucun des seigneurs du cheval. Chacune d’entre elles avait été khaleesi, jadis ou naguère. Mais la mort de son seigneur et maître avait entraîné l’accession d’un nouveaukhal à la tête des cavaliers, d’une khaleesi nouvelle à ses côtés, et l’ancienne était, comme ses semblables, venue là régner collectivement sur la vaste nation dothrak. Mais s’il n’était khal, si puissant fut-il, qui ne s’inclinât devant la science et l’autorité du dosh khaleen, la simple idée d’en faire un jour partie, de gré ou de force, n’en donnait pas moins la chair de poule à Daenerys.

Après ces douairières venaient les autres : Khal Ogo et son fils, le khalakka Fogo, Khal Jommo et ses femmes, les principaux chefs du khalasar de Drogo, les servantes de Daenerys, les serviteurs et les esclaves du khal, toute une cohue d’inconnus. Les cloches sonnaient, les tambours battaient cependant tout du long sur un rythme pompeux. Les héros, les dieux dérobés aux peuples disparus n’étaient plus, sur les bas-côtés, que des ombres furtives dans les ténèbres. Aux flancs du cortège couraient d’un pas léger, torche au poing, des esclaves, et la mobilité des flammes vacillantes animait tour à tour statues et monuments bizarres d’un semblant de vie.

« Le sens, quoi, Rhaego ? » lui demanda tout à coup Drogo, rassemblant le peu d’éléments de la langue des Sept Couronnes qu’elle avait tâché de lui inculquer à leurs moments perdus. Il apprenait vite, d’ailleurs, quand il s’appliquait, mais sa prononciation demeurait si confuse et barbare que ser Jorah pas plus que Viserys ne comprenaient un traître mot de ses propos.

« Rhaegar, mon frère, était un farouche guerrier, expliqua-t-elle, soleil étoilé de ma vie. Sa mort précéda ma naissance, et ser Jorah dit qu’il fut le dernier dragon. »

Il abaissa son regard vers elle. Son visage cuivré avait l’air d’un masque, mais elle eut l’impression que la longue moustache alourdie anneaux d’or dissimulait l’amorce d’un sourire. « Nom bon, Dan Arès femme, lune de mes jours », dit-il.

Ils chevauchèrent jusqu’au lac paisible et frangé de roseaux que les Dothrakis nommaient le Nombril du Monde. De ses profondeurs avait émergé, contait Jhiqui, le premier homme, montant le premier cheval.

Le cortège s’immobilisa sur la berge herbeuse, tandis que, se dévêtant, Daenerys laissait choir une à une à terre ses soieries souillées puis, nue, pénétrait à pas comptés dans le lac qui, affirmait Irri, n’avait pas de fond. Mais elle sentit, comme elle avançait parmi la haute roselière, céder sous ses orteils un limon moelleux. Sur les eaux noires et calmes flottait la lune, incessamment éparpillée, reformée au gré des rides que suscitait le moindre geste de l’intruse, elle-même hérissée de toute sa chair pâle par la lente progression du froid vers le haut des cuisses et l’appréhension du baiser qu’il allait plaquer sur leurs lèvres intimes. Sur le pourtour de sa bouche comme sur ses mains, le sang de l’étalon formait désormais une croûte. Joignant ses doigts en coupe, elle éleva les eaux sacrées au-dessus de sa tête et, sous les yeux du khal et de la foule, les y laissa ruisseler, en guise de lustration pour elle-même et pour l’enfant à naître. Elle entendait chuchoter dans son dos les vieilles dudosh khaleen. Que pouvaient-elles bien se dire ?

A sa sortie du bain, elle claquait des dents. Doreah se précipitait pour lui enfiler une robe de soie peinte quand, d’un geste, Khal Drogo l’arrêta. Avec une espèce de complaisance, il promenait son regard de la gorge arrondie au délicat renflement du sein et, sous les pesants médaillons d’or qui lui ceignaient la taille, ses culottes en peau de cheval trahissaient l’urgence de son désir. Daenerys vint à sa rencontre, l’aida à se délacer. La prenant aux hanches, il la souleva aussi aisément qu’il eût fait d’un enfant. Les clochettes de sa chevelure tintèrent comme en confidence. Sa peau sentait encore le sang de cheval.

Tandis qu’elle lui jetait les bras autour des épaules et enfouissait son visage au creux de son cou, il s’insérait en elle. Trois vives saccades et, murmurant d’une voix rauque : « L’étalon qui montera le monde ! », il la mordait durement à la gorge et, tout en se dégageant, répandait sa semence en elle et le long de ses cuisses. Alors seulement, Doreah fut admise à draper sa maîtresse de soie capiteuse, Irri à lui enfiler ses sandales.

Pendant qu’il se relaçait, Khal Drogo jeta un ordre, et on amena les chevaux sur les bords du lac. A Cohollo revint l’honneur d’aider la khaleesi à enfourcher l’argenté. Eperonnant son étalon, Drogo s’élança au triple galop sur la voie des dieux que nimbait d’un éclat laiteux la lune sertie d’étoiles. Montée comme elle l’était, Daenerys le suivit sans peine.

On avait, ce soir-là, roulé le vélum de soie qui servait de toiture à la grande salle du khal, si bien qu’à leur entrée la clarté lunaire y pleuvait a verse comme au-dehors. Du fond de trois brasiers cernés de pierre s’élevaient des flammes hautes de dix pieds. Le fumet des viandes rôties, l’odeur aigrelette du lait de jument fermenté, le vacarme et la presse rendaient l’atmosphère suffocante. Les lieux étaient déjà bondés. Pêle-mêle s’y entassaient les hôtes à coussins comme ceux à qui ni leur nom ni leur rang n’avaient permis de prendre part à la cérémonie. Tous les yeux se fixèrent sur Daenerys lorsque, ayant franchi le vaste portique d’accès, elle entreprit de remonter au pas l’allée centrale. De toutes parts fusaient des commentaires sur ses seins, son ventre, des ovations saluaient la vie qui s’y incarnait. Sans trop comprendre ce qu’on lui criait, elle finit néanmoins par saisir, mugi par mille voix, les mots familiers : « L’étalon qui montera le monde ! »

Le martèlement des tambours et l’appel des cors s’enlaçaient vers le firmament. Des femmes à demi vêtues dansaient en tournoyant sur des tables basses où s’amoncelaient pièces de viande et pyramides colorées de prunes, dattes, pommes-granates. Nombre des convives avaient déjà abusé du kéfir, mais Daenerys n’en avait cure. Ici, dans la cité sacrée, ne pouvait retentir le fracas des arakhs. Le sang ne coulerait pas.

Mettant pied à terre, Khal Drogo gagna sa place sur l’estrade. Les khals de Jommo et Ogo qui, à la tête de leurs khalasars respectifs, l’avaient précédé à Vaes Dothrak se virent décerner l’honneur de siéger l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Leurs sang-coureurs à tous trois s’installèrent juste au-dessous d’eux et, un degré plus bas, les quatre épouses de Jommo.

A son tour, Daenerys démonta, tendit à un esclave la bride de l’argenté puis, tandis qu’Irri et Doreah disposaient ses coussins, s’inquiéta de ne pas voir son frère. Si comble et longue que fut la salle, elle l’eût immédiatement repéré, avec sa pâleur, l’argent de sa chevelure et sa défroque de mendiant.

Elle parcourut du regard les tablées populeuses qui longeaient les murs. Assis en tailleur autour des victuailles y banquetaient, qui sur des nattes éculées, qui sur de banales galettes, des guerriers à tresse encore plus courte que leur virilité. Mais il n’y avait là que faces de cuivre et prunelles noires. Vers le centre de la salle, elle distingua, loin du brasier médian, ser Jorah Mormont. Une place qui, pour être relativement modeste, traduisait le respect qu’inspirait aux Dothrakis la prouesse de son épée. Mandé par l’intermédiaire de Jhiqui qui, il arriva sur-le-champ, ploya le genou devant elle. « Pour vous servir, Khaleesi », dit-il.

Elle tapota le coussin mafflu vacant à ses côtés. « Asseyez-vous et causons, voulez-vous ?

— C’est un honneur que vous me faites », répondit-il en s’y installant, jambes croisées. Aussitôt, un esclave vint lui présenter, à deux genoux, un plateau de figues fraîches. Une, mûre à point, le tenta, qu’il se mit à déguster.

« Où donc est passé mon frère ? demanda Daenerys. Il devrait être déjà là…

— J’ai aperçu Son Altesse ce matin même. Elle m’a dit se rendre au marché de l’Ouest pour tenter de trouver du vin.

— Du vin ? » s’étonna-t-elle. Contrairement aux Dothrakis, Viserys ne pouvait souffrir, elle le savait, le goût du kéfir. C’était donc pour boire autre chose qu’il fréquentait si volontiers depuis quelque temps les caravaniers des bazars ? pour boire qu’il semblait plus friand de leur compagnie que de la sienne ?

« Oui, du vin, confirma Mormont. Sans compter qu’il mijote de recruter pour sa future armée parmi les spadassins qui escortent les caravanes. » Une servante déposa devant lui un pâté de sang. Le prenant à deux mains, il l’attaqua d’emblée.

« Est-ce bien prudent ? s’alarma-t-elle. Il n’a pas d’or pour les solder. Et s’ils le trahissent ? » Les notions d’honneur, de fidélité n’embarrassaient guère ce genre d’hommes, et l’Usurpateur ne manquerait pas de donner un bon prix de la tête du prétendant… « Vous auriez dû l’accompagner pour veiller sur lui. N’êtes-vous pas son épée lige ?

— Nous nous trouvons à Vaes Dothrak, rappela-t-il. Pas plus question, ici, de porter d’acier que de verser le sang humain.

— On n’en meurt pas moins. Jhogo me l’a dit. Certains négociants se font escorter d’eunuques colossaux qui étranglent en un tournemain les voleurs avec quelques brins de soie.

— Espérons qu’alors votre frère aura suffisamment de jugeote pour ne rien voler. » D’un revers de main, il essuya sa bouche graisseuse puis, se penchant vers Daenerys, grommela : « Il s’était mis en tête de vous chiper les œufs de dragon, mais je l’ai prévenu que je lui trancherais la main s’il osait seulement les toucher. »

Un instant trop suffoquée pour trouver ses mots, elle finit par bredouiller : « Les œufs…, mais ! ils sont… ils sont à moi ! maître Illyrio me les a offerts…, en présent de noces…, et pourquoi Viserys… ? de simples pierres…

— Au même titre, enfant, que des rubis, des diamants, des opales de feu…, mais à ceci près que les œufs de dragon sont infiniment plus rares. Les négociants avec lesquels il s’amuse à boire troqueraient volontiers leur membre viril contre ne fut-ce qu’une seule de ces pierres-là. En possession des trois, Viserys serait à même de se payer tous les ruffians du monde. »

Loin de la connaître, elle n’avait jusqu’alors pas même soupçonné leur valeur. « Dans ce cas…, elles lui reviendraient de plein droit. Pourquoi les voler ? Il n’a qu’à les demander. Il est, après tout, mon frère…, et mon roi légitime.

— Votre frère, incontestablement.

— Vous ne comprenez pas ma position, ser, protesta-t-elle. Ma mère est morte en me donnant le jour, mon père, mon frère Rhaegar lui-même l’avaient précédée dans la tombe. Sans Viserys pour me parler d’eux, j’ignorerais jusqu’à leurs noms. Il était l’unique survivant. L’unique. Je n’ai que lui.

— Vousn’aviez que lui, rectifia ser Jorah. Ce temps-là n’est plus, Khaleesi. A présent, vous appartenez à la nation dothrak. Vous portez l’étalon qui montera le monde. » Il tendit sa coupe, et un esclave la lui emplit de kéfir. Une odeur sure de fermentation s’exhala du laitage épaissi de grumeaux.

Daenerys la chassa de la main. Elle en éprouvait des nausées, et le risque de restituer le cœur qu’elle avait eu tant de peine à ingurgiter ne la tentait pas. « De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle, ce fameux étalon ? Ils m’en ont rompu les oreilles sans que je comprenne… !

— L’étalon en question est le “khal des khals” annoncé depuis des siècles et des siècles par les prophéties. Réunis sous son sceptre en un seul khalasar, les Dothrakis chevaucheront, à ce qu’elles prétendent, jusqu’aux confins du monde, et tous les peuples seront son troupeau.

— Oh ! s’exclama-t-elle d’une voix menue, tandis que sa main se portait à son ventre en une caresse instinctive. Je l’ai appelé Rhaego.

— Un nom propre à glacer le sang de l’Usurpateur. »

Soudain, Doreah secoua le coude de sa maîtresse. « Madame ! chuchota-t-elle d’un ton pressant, votre frère… »

Les yeux de Daenerys se portèrent vivement vers le bas bout de l’immense salle à ciel ouvert et y découvrirent Viserys, avançant dans sa direction. Sa démarche indiquait assez que, du vin, il en avait trouvé…, ainsi qu’un simulacre de courage.

Il portait toujours ses soies écarlates maculées, crottées de la route; un manteau, des gants de velours jadis noir et tout décoloré par le soleil, des bottes éculées, craquelées. La crasse qui collait ses cheveux hirsutes amortissait leur blondeur platine. A sa ceinture s’affichait, dans son fourreau de cuir, une interminable rapière qui, sur son passage, aimantait tous les yeux et suscitait, telle une marée sans cesse croissante, un murmure orageux de jurons, de menaces, de malédictions. La musique se tut sur un roulement frénétique de percussions.

Daenerys eut l’impression que la peur lui broyait le cœur. « Allez à lui, haleta-t-elle à l’intention du chevalier qui se leva aussitôt, arrêtez-le, amenez-le-moi, dites-lui pour les œufs, il les aura, si c’est ce qu’il veut. »

Mais déjà, d’une voix avinée, Viserys beuglait : « Où est ma sœur ? Elle m’invite, je prends la peine de venir, et vous… – vous osez commencer sans moi ? de quel droit ? – nul ne mange avant le roi ! Où est-elle ? elle a intérêt, la garce, à se terrer ! le dra… dragon… »

S’immobilisant auprès du plus vaste des trois brasiers, il jeta un regard circulaire sur les Dothrakis. Des cinq mille hommes qui se trouvaient là, une poignée tout au plus pouvaient comprendre ses paroles. Mais il n’était pas nécessaire de parler sa langue pour s’apercevoir instantanément qu’il était ivre.

Mormont accourait, cependant, qui lui chuchota quelques mots à l’oreille, le prit par le bras, mais Viserys se dégagea. « Bas les pattes ! on ne touche pas le dragon sans sa permission ! »

Daenerys jeta un coup d’œil anxieux vers le haut de l’estrade. Drogo disait quelque chose aux khals qui le flanquaient. Jommo eut un grand sourire, Ogo s’esclaffa carrément.

Les éclats de rire attirèrent l’attention de Viserys. « Khal Drogo, bafouilla-t-il d’un ton qui pouvait passer pour poli, me voici pour le festin. » Plantant là ser Jorah, il fit mine de monter rejoindre les trois khals, mais Drogo se dressa et, en dothrak, éructa dix ou douze mots trop rapides pour Daenerys, pointa l’index. « Il dit que votre place n’est pas sur l’estrade, traduisit Mormont à Viserys, mais là-bas. »

Viserys regarda dans la direction indiquée. Tout au fond, dans un angle sombre à souhait pour en épargner le spectacle à l’élite des cavaliers, croupissait la lie de la lie : bleusaille en panne de sang versé, vieillards à glaucomes et rhumatismes, arriérés mentaux, stropiats. Loin des mets, plus loin de la moindre espérance d’égards. « Ce n’est pas la place d’un roi ! s’insurgea-t-il.

— Place, si, répliqua Drogo dans son âpre sabir, pour va-nu-pieds roi. » Il claqua dans ses mains. « Carriole ! Amenez carriole pour Khal Rhaggat ! »

Au seul rappel de l’infâme sobriquet se déployèrent si instantanément l’hilarité, les huées de cinq mille gorges que Daenerys eut beau voir ser Jorah hurler quelque chose dans l’oreille de Viserys, l’hystérie collective lui interdit d’en rien percevoir, pas plus que des invectives qui défigurèrent son frère avant que les deux hommes n’en vinssent aux mains et que, d’un coup de poing, Mormont n’expédiât l’adversaire à terre.

Qui dégaina.

Les flammes du foyer voisin firent flamber l’acier nu de reflets sanglants. «Arrière ! » siffla Viserys. Il se remit cahin-caha sur pied, tandis que ser Jorah reculait d’un pas, puis, brandissant, sans seulement s’aviser que la salle entière, indignée, l’abreuvait d’imprécations, l’épée d’emprunt censée devoir à Pentos, naguère, lui conférer des dehors d’altesse plus souveraine, effectua par-dessus sa tête de pitoyables moulinets. Et tout autour s’exaspérait la fureur de la foule…

Terrifiée, Daenerys poussa un cri inarticulé. Si son frère ignorait à quel châtiment l’exposait son geste, elle le savait, elle, et inéluctable.

Viserys l’entendit, la chercha des yeux, finit par la découvrir. « Ah…, mais la voilà ! » dit-il avec un rictus, avant de tituber vers elle, tout en ferraillant comme afin de se frayer passage parmi des cohues d’ennemis, quoique nul ne tentât de lui barrer la route.

« L’épée…, supplia-t-elle, éperdue, s’il te plaît… ! Viserys, il ne faut pas…, c’est interdit ! Jette-la, viens t’asseoir près de moi, là, sur ces coussins… Tu veux boire, manger ? je… Ou les œufs de dragon ? tu les auras, mais jette seulement l’épée… !

— Ecoute-la donc, bougre d’imbécile ! pesta ser Jorah, tu préfères nous faire écharper ? »

Viserys éclata de rire. « Ils ne peuvent pas ! Dans leur sacrée cité, personne n’a le droit de verser le sang, personne…, excepté moi. » De la pointe de sa rapière, il piqua la gorge de Daenerys, glissa lentement vers le ventre bombé. « J’exige, dit-il, ce que je suis venu réclamer. J’exige la couronne promise par ton Drogo. Il t’a achetée mais toujours pas payée. Dis-lui que j’exige le prix convenu, sans quoi rien de fait, je t’emmène. Toi et les œufs. Mais pas son putain de bâtard, non, qu’il le garde, je le lui laisse. Même que je vais… » La lame atteignit le nombril et, creusant les soieries, accrut sa pression. Non sans stupeur, Daenerys se rendit compte, brusquement, que son frère, cet étranger qu’elle avait du moins si longtemps tenu pour son frère, pleurait. Pleurait et riait, simultanément.

De loin, très très loin, lui parvinrent aussi les sanglots de Jhiqui, affolée d’avoir à traduire, hoquetant que le khal ne manquerait pas de la faire lier à la queue de son cheval et traîner jusqu’au sommet de la montagne. « Ne crains rien, dit-elle en l’enlaçant, c’est moi qui vais m’en charger. »

Or, après qu’elle s’y fut risquée, sans trop savoir si ses connaissances de la langue lui permettraient de se faire entendre, Khal Drogo prononça quelques phrases dont la sécheresse prouvait à l’envi qu’il avait compris puis entreprit de quitter l’estrade. « Qu’a-t-il dit ? » s’alarma, déjà flageolant, l’étranger qu’elle avait eu pour frère tant d’années durant.

Les convives observaient désormais un silence si unanime qu’a chaque pas de Drogo tintaient aussi distinctement qu’un glas les clochettes de sa chevelure. Telles des ombres de cuivre le talonnaient ses sang-coureurs. Un froid mortel saisit Daenerys de la tête aux pieds. « Il te promet une couronne d’or dont la magnificence fera frémir quiconque la contemplera. »

Le soleil étoilé de sa vie l’ayant entre-temps rejointe, elle lui glissa un bras autour de la taille et, sur un mot de lui, les sang-coureurs se découplèrent. Qotho saisit les bras de l’étranger qu’était devenu Viserys pour sa sœur, Haggo lui brisa le poignet d’une simple torsion de ses mains énormes, et Cohollo n’eut plus qu’à cueillir l’épée entre les doigts flasques. Sa posture des plus fâcheuse n’éclairait toujours pas Viserys qui piailla : « Non ! vous ne pouvez pas me toucher ! je suis le dragon ! le dragon, vous entendez ? et je vais être couronné ! »

Alors, Drogo déboucla sa ceinture. Les médaillons en étaient d’or pur, et chacun d’eux, ciselé dans la masse, avait la grosseur d’un poing d’homme. Sur ordre dukhal, des esclaves accoururent, qui retirèrent un grand chaudron du feu et, après en avoir déversé le ragoût à même le sol, le replacèrent sur les braises. Drogo y jeta sa ceinture et, d’un air impassible, en regarda les médaillons virer au rouge et perdre peu à peu leur forme. Dans ses prunelles d’obsidienne chatoyaient et dansaient les flammes. Enfin, il enfila posément, sans accorder ne fut-ce qu’un clin d’œil à l’étranger, d’épaisses mitaines d’équitation que lui tendait l’un des serviteurs.

Et, soudain, s’éleva le hurlement suraigu, bestial qu’arrache au lâche le face à face avec sa propre mort. Mais Viserys pouvait bien hurler, ruer, se tordre, pleurnicher comme un chiot, pleurer comme un marmot, les trois Dothrakis le maintenaient bel et bien captif. Ser Jorah s’était, quant à lui, glissé près de Daenerys. Il lui mit la main sur l’épaule.

« Détournez-vous, princesse, par pitié !

— Non. » Elle reploya seulement ses bras autour de son ventre lorsque Viserys, jugeant bon de la prendre pour dernier recours, haleta : « S’il te plaît…, dis-leur…, Daenerys ! fais qu’ils… – sœurette… »

Quand l’or fut parvenu à un point de fusion suffisant, Drogo tendit les bras par-dessus les flammes, saisit le chaudron, rugit : « Couronne voici ! Couronne pour roi-carriole ! » et le renversa d’un coup sur la tête de l’étranger que Daenerys avait eu pour frère.

Le son qu’émit Viserys Targaryen lorsque le coiffa cet abominable heaume de fer, ce son n’avait rien d’humain. Ses pieds trépignèrent frénétiquement la terre battue, s’alanguirent, s’immobilisèrent. Sur sa poitrine dégoulinaient peu à peu d’énormes larmes d’or qui, en se figeant, consumaient le tissu de soie écarlate…, mais sans qu’eût seulement perlé la plus infime goutte de sang.

Il n’était pas le dragon, songea Daenerys avec un bizarre détachement. Le feu ne tue pas un dragon.

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