DAENERYS

Son plaisir pris, Drogo délaissa la couche de nattes et se redressa de toute sa hauteur. A la lueur rougeâtre du brasero, sa peau prenait le sombre éclat du bronze, et sur son torse se discernait vaguement le tracé de cicatrices anciennes. Ses cheveux d’encre dénoués cascadaient librement le long de ses épaules et, dans son dos, beaucoup plus bas que la ceinture. Sur sa virilité palpitait un reflet des braises. Une moue dédaigneuse anima la moustache du khal. « L’étalon qui monte le monde n’a que faire de sièges en fer. »

Daenerys s’accouda pour mieux admirer sa fière prestance et sa beauté. Elle éprouvait une tendresse particulière pour sa chevelure intacte d’éternel vainqueur. « Les prophéties disent que l’étalon galopera jusqu’aux confins de la terre, dit-elle.

— La terre s’achève aux noirceurs de la mer salée », riposta-t-il du tac au tac. Puis, tout en humectant dans une cuvette d’eau chaude une serviette pour éponger la sueur et l’huile de sa peau : « Aucun cheval ne peut franchir l’eau vénéneuse.

— Il y a dans les cités libres des nuées de bateaux, lui dit-elle, sans craindre de ressasser. Des chevaux de bois munis de cent jambes et qui volent à travers les flots sur des ailes gonflées de vent. »

Mais Drogo coupa court. « Assez parlé de sièges de fer et de chevaux de bois. » Il laissa choir la serviette et commença de s’habiller. « Aujourd’hui, j’irai fourrager et chasser, femme, annonça-t-il enfin, une fois enfilée sa veste peinte, et comme il bouclait sa large ceinture alourdie de médaillons d’argent, de bronze et d’or.

— Très bien, approuva-t-elle, soleil étoilé de ma vie. » Il emmènerait ses sang-coureurs et chevaucherait des heures et des heures en quête de quelquehrakkar, le grand lion blanc des plaines environnantes, et, en cas de victoire, rentrerait si fier et de si bonne humeur que peut-être accepterait-il tout de même d’entendre raison… ?

Des fauves il n’avait pas peur, ni d’aucun homme qui eût jamais respiré au monde, mais la mer était une autre affaire. Aux yeux des Dothrakis, toute eau dont ne peut s’abreuver le cheval avait quelque chose de méphitique, voire démoniaque, et le gris-vert sans trêve en mouvement des plaines océanes les emplissait d’une répugnance superstitieuse. A maints égards, elle l’avait constaté, Drogo surpassait en audace de cent coudées les autres seigneurs du cheval…, mais à celui-ci, non. Si seulement elle parvenait à lui faire poser le pied sur un bateau…

Après que le khal et ses compagnons se furent mis en route, armés de leurs arcs, elle manda ses servantes. Elle se sentait si grasse et si gauche, à présent, qu’elle s’en remettait à la vigueur et la dextérité de leurs soins plus volontiers que naguère encore, où l’embarrassaient pas mal leurs privautés babillardes et papillonnantes, et, une fois astiquée, récurée, polie, parée de soieries flottantes, envoya Jhiqui quérir ser Jorah pendant que Doreah la coiffait.

Mormont s’empressa d’accourir. Sa tenue de cheval, culotte de crin, veste peinte, révélait la rude toison noire qui tapissait son large torse et ses bras musculeux. « Que puis-je pour votre service, ma princesse ?

— Parler à mon seigneur et maître. Tout en prétendant que l’étalon qui monte le monde gouvernera la terre entière, il se refuse à passer la mer. Il envisage de mener son khalasar, dès après la naissance de Rhaego, piller les contrées de la mer de Jade. A l’est.

— C’est qu’il n’a jamais vu les Sept Couronnes…, dit-il d’un air préoccupé. Elles ne lui sont rien. S’il lui arrive seulement d’y penser, sans doute se représente-t-il des îles, une poignée de bourgades agrippées au rocher, telles Lorath ou Lys, et battues de flots déchaînés. Moyennant quoi, l’opulence orientale a de tout autres séductions.

— Mais c’est vers l’ouest qu’il doit marcher ! se désola-t-elle. Aidez-moi, s’il vous plaît, à le lui faire entendre… » Elle avait beau n’avoir jamais vu non plus les Sept Couronnes, il lui semblait néanmoins les connaître : Viserys l’en avait tellement bassinée ! Viserys lui avait si souvent promis de l’y ramener ! Mais Viserys était mort, à présent, et mortes avec lui ses promesses…

« Les Dothrakis n’agissent qu’à leur heure et qu’en fonction de leurs propres motifs, répondit-il. Prenez patience, princesse. Ne commettez pas l’erreur de votre frère. Nous rentrerons tôt ou tard chez nous, je vous le garantis. »

Chez nous ? L’expression la consterna, soudain. Il avait son Ile-aux-Ours, ser Jorah, mais elle, elle ? En quoi consistait son chez soi ? Quelques fables, des noms déclinés avec autant de solennité que les termes d’une prière, le souvenir de plus en plus flou d’une porte rouge… Lui faudrait-il, en définitive, considérer Vaes Dothrak comme sa maison ? à jamais ? et les vieillardes dudosh khaleen comme une préfiguration de son propre avenir ?

Ser Jorah dut lire sa détresse sur son visage, car il reprit : « Une grande caravane est arrivée la nuit dernière, Khaleesi. Quatre cents chevaux en provenance de Pentos, via Norvos et Qohor, sous les ordres du capitaine-marchand Byan Votyris. Peut-être aura-t-il une lettre d’Illyrio. Que diriez-vous d’une visite au marché de l’Ouest ? » Elle secoua son marasme. « Oui… Volontiers. » La survenue d’une caravane y suscitait toujours une espèce de résurrection. Vous ne saviez jamais quelles merveilles on offrirait cette fois à vos convoitises, et puis quel bonheur que d’entendre à nouveau parler valyrien, fût-ce à la manière des cités libres ! « Demande ma litière, Irri.

— J’avertis votre khas », dit Mormont en se retirant. En compagnie de Khal Drogo, elle eût monté son argenté. Comme les femmes enceintes, chez les Dothrakis, ne mettaient quasiment pied à terre que sur le point d’accoucher, confesser sa faiblesse en présence de son mari lui répugnait. Mais puisqu’il était à la chasse, elle n’allait pas se refuser le plaisir de se prélasser sur des coussins moelleux, bien à l’abri du soleil derrière ses rideaux de soie rouge, alors que les porteurs parcourraient le désert de Vaes Dothrak. Ser Jorah se mit en selle pour l’escorter, ainsi que ses trois servantes et les quatre hommes de son khas.

Le temps était chaud, le ciel sans nuages et d’un bleu profond, la brise embaumait par intermittence l’herbe et l’humus, la lumière et l’ombre alternaient dans la litière au fur et à mesure qu’elle atteignait, passait les monuments volés. Tout en se laissant bercer par le balancement, Daenerys scrutait ces physionomies de rois oubliés, de héros devenus poussière, ou se demandait si ces dieux de villes incendiées conservaient le pouvoir d’exaucer les vœux.

Si je n’étais le sang du dragon, songea-t-elle avec mélancolie, ceci pourrait être chez moi. Elle était khaleesi, possédait un homme vigoureux, un cheval rapide, des femmes pour la servir, des guerriers pour assurer sa sécurité, une place de choix lui serait, l’âge venu, réservée au sein dudosh khaleen…, et dans son ventre prospérait un fils appelé à enfourcher le monde. De quoi satisfaire la plus exigeante…, mais pas le dragon. Viserys mort, elle était le dernier, le tout dernier. Et, comme l’enfant qu’elle portait, la semence de rois et de conquérants. Elle se devait de ne pas oublier cela.

Cerné de clapiers de brique, de parcs à bétail, de guinguettes blanchies à la chaux, le marché de l’Ouest n’était qu’un vaste quadrilatère de terre battue sur la lisière duquel émergeaient, telles des croupes de monstres infernaux, des monticules dont la gueule noire ouvrait sur les ténèbres et la fraîcheur de caves servant d’entrepôts. A l’intérieur de l’espace ainsi délimité s’enchevêtrait un labyrinthe d’échoppes et d’allées bosseuses qu’ombrageaient des vélums en herbe tissée.

S’ils découvrirent, à leur arrivée, une centaine de négociants et de camelots affairés qui à déballer ses denrées, qui à installer sa boutique, le marché n’en parut pas moins vide et morne à Daenerys, dont la tête bourdonnait encore au souvenir des bazars grouillants de Pentos et autres cités libres. En fait, avait expliqué ser Jorah, les caravanes de l’est et de l’ouest passaient moins par Vaes Dothrak pour vendre à ses habitants que pour s’échanger leurs marchandises respectives. Dans la mesure où elles respectaient la paix de la cité sacrée, ne profanaient point la Mère des Montagnes ou le Nombril du Monde et sacrifiaient à la tradition d’offrir aux commères du dosh khaleen les présents honorifiques de grain, de sel et d’argent, les Dothrakis les laissaient aller et venir sans les molester – ni, en vérité, trop comprendre à quoi pouvaient bien rimer toutes ces salades de vente et d’achat.

L’étrangeté du marché de l’Est, où tout vous déconcertait, les images, les odeurs, les bruits, attirait aussi Daenerys, et elle y passait souvent des matinées entières à grignoter des œufs d’arbre ou du pâté de locuste ou des nouilles vertes, à écouter ululer d’une voix perchée les jeteurs de charmes, à bader devant la cage d’argent des mantécores, le gigantisme des éléphants gris, les rayures blanc et noir des cavales du Jogos Nhai, et tout autant la divertissaient les gens sombres et pompeux Asshai’i, Qartheens blêmes et dégingandés, Yi Tiyens pétillants sous leurs bibis à queue de singe, vierges guerrières aux tétons percés d’anneaux de fer et aux joues serties de rubis de Bayasabhad, Shamyriana et Kayakayanaya, rien ne la rebutait, pas même l’aspect terrifiant des Hommes de l’Ombre, avec leurs tatouages sur tout le corps et leurs faces masquées. Oui, le mirage et la magie étaient bien là au rendez-vous, mais…

Mais le marché de l’Ouest exhalait un parfum de chez-soi.

Comme Irri et Jhiqui l’aidaient à descendre de sa litière, ses narines se dilatèrent en reconnaissant les senteurs violentes et si familières, autrefois, dans les ruelles de Tyrosh, de Myr : le poivre et l’ail…, qu’elle en eut un sourire ému. Là-dessous stagnaient les entêtants patchoulis de Lys. Des esclaves passèrent, avec des carreaux de dentelles compliquées, des coupons de lainages aux vives couleurs : tout Myr derechef. Par les allées rôdaient, casque de cuivre et tunique mi-longue en coton piqué bouton d’or, ceinture de cuir tressé, fourreau vide leur battant la cuisse, les gardes de caravane. Planté derrière son étal, un armurier présentait des corselets d’acier damasquinés d’or et d’urgent, des heaumes en forme d’animaux fantastiques. Sa voisine immédiate, un joli brin de femme, proposait les ors ciselés de Port-Lannis : bagues, broches, torques d’un travail exquis, médaillons de rêve pour les ceintures, sous la protection d’un eunuque énorme, glabre et muet qui, suant à tremper ses velours, fripait un mufle de molosse dès qu’on s’approchait. En face, un drapier adipeux de Yi Ti débattait avec un homme de Pentos le prix d’une teinture verte, et la queue de singe de son chapeau singeait chacun de ses hochements.

« Quand j’étais petite, conta Daenerys à ser Jorah tandis qu’ils poursuivaient leur déambulation d’échoppe en échoppe dans la pénombre, j’adorais jouer dans le bazar. C’était si vivant, cette cohue, ces cris, ces rires, et toutes ces merveilles, oh, à regarder…, nous n’avions guère les moyens de rien nous offrir…, sauf, à la rigueur, une saucisse, de-ci de-là, ou des doigts d’épices… On en trouve, dans les Sept Couronnes, des doigts d’épices ? du genre qu’on fait à Tyrosh ?

— Ce sont des gâteaux, n’est-ce pas ? Je ne saurais dire, princesse. » Il s’inclina. « Voulez-vous m’excuser un instant ? Je vais chercher le capitaine pour lui demander s’il n’aurait pas de lettres à notre adresse.

— Très bien. Je vous accompagne…

— Inutile de vous déranger. » Il se détourna d’un air agacé. « Amusez-vous. Je vous rejoins dès que j’ai terminé. »

Bizarre, songea-t-elle en le regardant s’éloigner en jouant des coudes parmi les badauds. Pourquoi ne voulait-il pas d’elle ? Il désirait peut être simplement lever une femme après l’entrevue invoquée… Des putains escortaient souvent les caravanes, puis certains hommes avaient, quant au déduit, d’étranges pudibonderies. Elle haussa les épaules. « Allons », dit-elle à sa suite.

Pendant que ses filles flânaient, elle s’arrêta tout à coup. « Oh, regarde ! s’écria-t-elle à l’intention de Doreah, voilà justement les saucisses dont je parlais ! » Elle indiquait l’appentis où une petite vieille ratatinée faisait griller sur une pierre à feu de la viande et des oignons. « On y met tout plein d’ail et de piment rouge. » Dans son ravissement, elle insista pour que les autres en dégustent une aussi. Mais si ses servantes, tout sourires et tout gloussements, n’en firent qu’une bouchée, les hommes de son khas reniflèrent d’abord la leur d’un nez soupçonneux. « Elles n’ont pas le goût de mes souvenirs, dit Daenerys après quelques coups de dents.

— C’est qu’à Pentos je les fais au porc, s’excusa la vieille, mais tous mes cochons sont morts pendant la traversée de la mer Dothrak. J’ai dû y mettre du cheval,Khaleesi, mais les épices sont bien les mêmes.

— Ah… » Elle en était toute désappointée, mais Quaro, du coup, trouva ça si bon qu’il en voulut une seconde, et Rakharo, piqué au vif, en ingurgita trois de plus pour le surpasser, ce qui le fit roter si fort que Daenerys, enfin, pouffa du meilleur gré du monde.

« Vous n’aviez pas ri depuis le couronnement du Khal Rhaggat votre frère, dit Irri. C’est plaisant à voir, Khaleesi. »

Cette remarque lui arracha un sourire presque confus. Il était doux de rire, oui,vraiment. Comme une fillette redevenue.

Au cours de leur promenade, qui occupa la moitié de la matinée, elle remarqua un magnifique manteau de plumes des îles d’Eté et en accepta le présent, quitte à offrir en retour au marchand un médaillon d’argent de sa ceinture. On procédait de la sorte, en pays dothrak. Un oiseleur la fit à nouveau rire en faisant prononcer son nom par un perroquet rouge et vert, mais elle refusa de se laisser tenter. Que ferait-elle, dans un khalasar, d’un perroquet rouge et vert, je vous prie ? Mais elle prit une douzaine de flacons d’huiles parfumées ; elles embaumaient sa petite enfance ; il lui suffisait de les respirer pour revoir instantanément la grosse maison à la porte rouge. Et, voyant Doreah fascinée par une amulette de fertilité sur l’étal d’un magicien, elle la prit aussi pour la lui donner. Restait maintenant à trouver quelque chose pour Irri et Jhiqui…

En tournant un coin, ils tombèrent sur un marchand de vins qui présentait aux passants des coupes guère plus grandes qu’un dé à coudre de ses divers crus. « Mes rouges moelleux ! criait-il tout d’une haleine en un dothrak parfait, tastez de mes rouges moelleux de Lys, de Volantis, de La Treille ! de mes blancs de Lys, ma poire de Tyrosh, mon vin de feu, mon vin poivré, mes nectars vert pâle de Myr ! et des bruns de fumeplant, tastez-moi ça, des surets d’Andal, j’en ai, j’ai de tout, tastez ! » Mince, menu, mignon, boucleté d’un blond capiteux d’arômes à la façon de Lys, il s’inclina bien bas devant Daenerys. « Une larme pour la khaleesi ? J’ai un rouge moelleux de Dorne, madame…, hm ! le chant suave de la prune et de la cerise sur une basse somptueuse de chêne noir ! Un baril, une coupe, un soupçon ? Une larme, et vous donnerez mon nom à votre enfant ! »

Elle sourit. « Bien que mon fils ait déjà un nom, je goûterai volontiers votre vin d’été, répondit-elle en valyrien – dans l’espèce de valyrien que pratiquaient les cités libres, et y recourir avait, si longtemps après, une saveur étrange. Mais juste un soupçon, je vous prie. »

Il avait dû la prendre pour une Dothraki, au vu de ses vêtements, de ses cheveux huilés, de son teint hâlé, car, à l’entendre parler, il s’écarquilla. « Native de… Tyrosh, madame ? Se peut-il ?

— J’ai beau parler la langue de Tyrosh et porter le costume dothrak, je suis originaire de Westeros, des royaumes du Crépuscule. »

Doreah se porta près d’elle. « Vous avez l’honneur de parler à Daenerys Targaryen, Daenerys du Typhon, khaleesi des cavaliers dothrak et princesse des Sept Couronnes. »

Il tomba à genoux. « Princesse, dit-il, l’échiné ployée.

— Relevez-vous, commanda-t-elle. J’ai toujours envie de goûter votre fameux vin d’été. »

Debout d’un bond, il s’écria : « Ça ? piquette de Dorne ! indigne d’une princesse. J’ai un rouge sec de La Treille d’un craquant, d’une succulence ! Daignez me permettre de vous en offrir un baril… »

Durant ses séjours dans les cités libres, Khal Drogo s’était entiché de vins fins. Un si noble cru ne manquerait pas de lui agréer. « Vous m’en voyez confuse, messire, c’est trop d’honneur, murmura-t-elle gracieusement.

— Tout l’honneur est pour moi. » Il fourragea dans ses réserves et y dénicha un tonnelet de chêne, l’exhiba. Gravé au fer rouge y figurait un pampre. « Le sceau Redwyne, indiqua-t-il. Tout droit de La Treille. Incomparable.

— Nous le dégusterons ensemble, Khal Drogo et moi. Aggo ? Porte-le à ma litière, veux-tu ? » Le marchand regarda, radieux, le Dothraki le soupeser.

Daenerys ne s’aperçut de la présence de ser Jorah qu’en l’entendant dire : « Non. » D’un ton inaccoutumé, cassant. « Repose-moi ça, Aggo. »

Le jeune homme la consulta du regard. Elle avoua d’un signe sa perplexité. « Quelque chose qui ne va pas, ser ?

— Une petite soif que j’ai. Mets en perce, toi. »

Le marchand se rembrunit. « C’est un vin pour la khaleesi, pas pour les gens de votre acabit, mon bon. »

Mormont se colla contre l’éventaire. « Si tu ne le mets pas en perce sur-le-champ, c’est ton crâne qui va l’ouvrir. » Il ne portait évidemment pas d’armes, mais ses mains lui en tenaient suffisamment lieu, de fortes mains, dures, dangereuses, aux phalanges hérissées de poils noirs. Après une seconde d’hésitation, le marchand saisit son maillet, fit sauter la bonde.

« Verse », ordonna ser Jorah. Leurs yeux en amandes allumés d’une flamme noire, les quatre guerriers du khas se déployèrent sur ses arrières, vigilants.

« Ce serait un crime que de boire un cru de cette qualité sans le laisser respirer », protesta l’homme. Il n’avait pas reposé son maillet.

La main de Jhogo se porta vers le fouet coincé dans sa ceinture mais Daenerys, du bout des doigts, arrêta son geste. « Faites ce que dit ser Jorah », dit-elle. On s’attroupait, autour.

Il lui décocha un coup d’œil maussade. « Comme il vous plaira, princesse. » Et, forcé de lâcher son maillet pour soulever le tonnelet, il emplit deux de ses coupes minuscules, et ce avec tant d’adresse que pas une goutte ne s’en perdit.

Ser Jorah en préleva une et la huma, plus sombre que jamais.

« Quel bouquet, non ? questionna l’homme avec un sourire. Sentez-vous ce fruité, ser ? L’arôme de La Treille. Tâtez-en, messire, et dites-moi si ce vin n’est pas le plus riche et le plus délicat qu’ait jamais connu votre palais. »

Ser Jorah le lui tendit. « Tu goûtes d’abord.

— Moi ? » Il se mit à rire. « Je ne suis pas digne d’un tel cru, messire. Et il faut être le dernier des marchands de vins pour siffler ses propres articles. » Le sourire demeurait affable, mais le front luisait de sueur.

« Vous boirez, dit-elle d’un ton glacial. Videz la coupe, ou je dis à mes hommes de vous tenir pendant que ser Jorah vous ingurgite tout le baril. »

Il haussa les épaules, tendit la main mais, au lieu de saisir la coupe, attrapa le tonnelet et, à deux mains, le lança sur elle. D’une bourrade, ser Jorah la jeta sans ménagements de côté, encaissa lui-même à l’épaule le projectile qui acheva sa trajectoire en s’éventrant au sol, tandis que Daenerys trébuchait, perdait l’équilibre en criant : « Non ! » les mains tendues pour amortir la chute… et que Doreah, lui empoignant le bras au vol, la retenait si fermement qu’elle tomba non sur le ventre mais sur ses jambes repliées.

L’homme, cependant, ne faisait qu’un bond par-dessus son étal, filait comme un dard entre Aggo et Rakharo, bouscula Quaro qui, d’instinct, cherchait à dégainer son arakh absent, dévala l’allée, mais déjà sifflait le fouet de Jhogo, déjà la lanière se déroulait, qui s’enroula autour de la jambe du fugitif, l’envoyant bouler tête la première dans la poussière.

Une douzaine de gardes en jaune étaient accourus. Avec eux se trouvait le maître en personne de la caravane, le capitaine marchand Byan Votyris, minuscule natif de Norvos à la peau tannée comme du vieux cuir, au visage barré d’une oreille à l’autre par des bacchantes du plus beau bleu. Sans que quiconque eût prononcé un mot, il parut savoir ce qui s’était passé. « Emmenez-moi cet individu ! commanda-t-il avec un geste méprisant. Le bon plaisir du khal disposera de lui. » Puis, tandis que deux de ses hommes replantaient celui-ci sur ses pieds : « Ses biens vous reviennent aussi, princesse, veuillez en accepter le don. En gage trop faible de mes regrets que l’un des miens ait osé commettre pareil forfait. »

Doreah et Jhiqui aidèrent leur maîtresse à se relever. La terre buvait goulûment le vin empoisonné. « Comment saviez-vous ? demanda-t-elle, toute tremblante, à ser Jorah. Comment ?

— Je ne savais pas, Khaleesi. Je l’ai su quand il a refusé de boire, et parce que la lettre de maître Illyrio me faisait tout craindre. » Ses yeux sombres balayèrent l’assistance. Que des étrangers. «Venez. Mieux vaut ne pas en parler ici. »

Tout au long du retour, Daenerys lutta contre les larmes. Cette amertume qui lui asséchait la gorge, elle n’avait que trop lieu de l’identifier : la peur. Des années durant, elle avait vécu dans la peur de Viserys, dans la peur affreuse de réveiller le dragon. Et une peur bien pire la tenaillait maintenant. Ce n’était plus seulement pour elle qu’elle avait peur, mais pour son enfant. Et cette peur, il devait y être sensible, car il s’agitait sans répit. Dans l’espoir de l’arraisonner, l’apaiser, de l’encourager, elle flattait doucement l’orbe de son sein, murmurait : « Tu es le sang du dragon, gros benêt », dans le balancement de la litière, tous rideaux tirés, « tu es le sang du dragon, et rien ne saurait effrayer le dragon. »

Une fois rendue sous le tertre herbeux qui lui tenait lieu de demeure, à Vaes Dothrak, elle congédia tout son monde, à l’exception de ser Jorah. « A présent, parlez, lui intima-t-elle en s’allongeant sur ces coussins. L’Usurpateur ?

— Oui. » Il produisit un parchemin roulé. « Une lettre de maître Illyrio à l’adresse de Viserys. Robert Baratheon offre terres et titres à qui le débarrassera de vous ou de votre frère.

— Ou de mon frère ? hoqueta-t-elle en un sanglot mâtiné d’un éclat de rire, il n’est donc pas encore au courant ? Il se doit d’anoblir Drogo ! » Son rire était cette fois mâtiné d’un sanglot. « Et de moi, dites-vous ? De moi seule ?

— De vous et de votre enfant, confessa-t-il, penaud.

— Hé bien non. Il n’aura pas mon fils. » Elle n’allait pas se mettre à pleurer. Elle n’allait pas se mettre à grelotter. Voilà, se dit-elle, L’usurpateur a réveillé le dragon. Et ses yeux se portèrent sur les œufs de dragon, nichés dans leur sombre écrin de velours. Les sautes d’humeur de la lampe en faisaient scintiller tour à tour les écailles et les environnaient d’une aura moirée de particules écarlate, or, bronze. Des souverains au milieu de leurs courtisans.

A quoi céda-t-elle, soudain ? à un accès de démence issu de lu peur ? ou à quelque étrange prescience enfouie dans son sang ? Mystère total… Toujours est-il qu’elle entendit sa propre voix dire à ser Jorah : « Allumez le brasero.

— Pardon,Khaleesi ? » Il la regardait d’un drôle d’air. « Il fait si chaud ! Vous êtes sûre que… ? »

— Sûre comme jamais. « Oui. Je… j’ai comme un frisson. Allumez le brasero. »

Il s’inclina. « Puisque vous le souhaitez. »

Dès que les charbons eurent pris, elle le renvoya. Il lui fallait être seule pour accomplir ce qu’elle devait accomplir. C’est de la folie, se dit-elle en retirant de son nid douillet l’œuf écarlate et noir. De la folie pure. Il va seulement se craqueler, brûler, et il est si beau… Ser Jorah me traitera d’idiote si je le détruis, et pourtant, pourtant…

Dans le berceau de ses deux paumes, elle le porta jusqu’au feu et le projeta au milieu des braises incandescentes. Etait-ce une hallucination? Comme altérées de chaleur, les noires écailles émettaient, sous les petits coups de langue pressés des flammes, un vague et sombre rougeoiement. L’un après l’autre, les deux autres œufs vinrent prendre place auprès du premier, puis Daenerys se recula, suffocante d’appréhension.

Et elle attendit, fascinée, que les charbons ne fussent plus que cendres. Par le trou de fumée s’élevaient en virevoltant, s’échappaient des étincelles aériennes. Les vagues de chaleur enrobaient les œufs de halos mouvants. Et c’était là tout.

Rhaegar, votre frère, fut le dernier dragon, l’avait avertie ser Jorah. Elle contemplait tristement les œufs. Qu’avait-elle donc escompté ? Vivants voilà mille et mille années, de jolis cailloux, voilà ce qu’ils étaient désormais, sans plus. Ils ne pouvaient produire de dragon. Un dragon se composait d’air et de feu. De chair en vie, pas de pierre morte.

Les cendres étaient dès longtemps refroidies lorsque reparut Khal Drogo. Cohollo menait un cheval de somme en travers duquel pendait la dépouille d’un grand lion blanc. Dans un éclat de rire, le khal bondit à bas de son étalon pour faire admirer plus vite à Daenerys sa jambe zébrée par les griffes duhrakkar au travers des guêtres. « Je te ferai faire un manteau de sa peau, lune de mes jours », promit-il.

Mais après qu’elle lui eut conté l’incident du marché, sa belle humeur s’évanouit, et il sombra dans un profond silence.

« Cet empoisonneur était le premier, l’avertit ser Jorah, il ne sera pas le dernier. L’appât d’un titre va déchaîner les témérités. »

Au bout d’un moment, Drogo sortit enfin de son mutisme. « Ce vendeur de poisons a voulu fuir la lune de mes jours. Il a mérité de courir derrière elle, et il le fera. A toi, Jhogo, et à toi, Jorah l’Andal, à chacun d’entre vous je dis : choisissez n’importe quel cheval de mes troupeaux, il vous appartient. N’importe lequel, hormis mon rouge et l’argenté que j’ai offert en présent de noces à la lune de mes jours. C’est ma gratitude qui vous fait ce cadeau.

« Et à Rhaego, fils de Drogo, l’étalon qui montera le monde, à lui aussi je garantis un don. A lui, je donnerai ce siège de fer qu’occupait le père de sa mère. Je lui donnerai les Sept Couronnes. Moi, Drogo, je m’y engage, sur ma foi dekhal. » Il brandit le poing vers le ciel et clama : « J’emmènerai monkhalasar vers l’ouest jusqu’au rebord du monde et je ferai ce qu’aucun khal n’a jamais fait, je monterai les chevaux de bois sur les flots noirs de la mer salée. Je tuerai les hommes vêtus de fer et jetterai bas leurs maisons de pierre. Je violerai leurs femmes, j’emmènerai leurs enfants comme esclaves et je rapporterai leurs dieux brisés à Vaes Dothrak, afin qu’ils se prosternent aux pieds de la Mère des Montagnes. Cela, j’en fais serment, moi, Drogo, fils de Bhargo. Devant la Mère des Montagnes, je le jure, et que les astres m’en soient témoins. »

Dès le surlendemain, le khalasar quittait Vaes Dothrak et cinglait cap au sud et à l’ouest par les vastes plaines. Khal Drogo marchait en tête, monté sur son grand étalon rouge, Daenerys près de lui sur son argenté. Juste derrière et enchaîné à celui-ci par la gorge et par les poignets titubait, nu et nu-pieds, le marchand de vins. Il trotterait, si Daenerys adoptait le trot, galoperait si elle adoptait le galop. On ne lui ferait aucun mal…, aussi longtemps qu’il tiendrait le coup.

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