DAENERYS

Des ailes obombraient ses songes enfiévrés.

« Tu ne voudrais pas réveiller le dragon, si ? »

Elle descendait une immense salle, haut voûtée d’arceaux de pierre. Elle ne pouvait regarder en arrière, ne devait pas regarder en arrière. Devant se trouvait une porte, une porte qui semblait minuscule, en raison de la distance, mais dont, même de si loin, se discernait la peinture rouge. Elle hâtait le pas, et, sur le dallage, ses pieds nus laissaient des empreintes sanglantes.

« Tu ne voudrais pas réveiller le dragon, si ? »

Sous le soleil étincelait la mer Dothrak, la plaine houleuse et vivante aux senteurs capiteuses d’humus et de mort. Le vent balayait les herbes et y faisait courir de longues risées aquatiques. Drogo l’enserrait dans ses bras puissants et, d’une main, lui caressait le sexe, l’ouvrait et y suscitait la douce moiteur qui n’appartenait qu’à lui, et le sourire des étoiles – le firmament diurne était constellé d’étoiles – ruisselait sur eux. « La maison », murmurait-elle à l’instant où il la pénétrait et déversait en elle sa semence, mais soudain s’éclipsaient les étoiles, d’immenses ailes voilaient l’azur, l’univers s’embrasait.

« …voudrais pas réveiller le dragon, si ? »

Le chagrin creusait les traits de ser Jorah. « Rhaegar fut le dernier dragon », disait-il. Ses mains translucides se chauffaient aux rougeoiements d’un brasero où se consumaient, tels des charbons ardents, des œufs de pierre. Il se tenait là un instant, l’instant d’après le dissipait, chair incolore et fluide d’une fluidité plus impalpable que la brise. « Le dernier dragon », soufflait-il, aussi ténu qu’une volute, avant de s’évanouir. Elle percevait, dans son dos, l’étau des ténèbres, et la porte rouge se faisait, là-bas, plus lointaine, plus inaccessible que jamais.

« …voudrais pas réveiller le dragon, si ? »

Viserys se dressait devant elle, vociférant : « Le dragon ne quémande pas, catin ! Le dragon n’a pas d’ordres à recevoir de toi ! Je suis le dragon, et la couronne m’écherra. » L’or en fusion dégoulinait comme de la cire sur son visage, y ravinant des ornières de chair en feu. « Je suis le dragon, et la couronne m’écherra ! glapissait-il, et ses doigts, cinglants comme des aspics, lui mordaient les tétons, les pinçaient, s’acharnaient à les tordre lors même que les yeux incandescents se mettaient à couler comme marmelade le long des joues calcinées, noircies.

« …voudrais pas réveiller le dragon, si ? »

La porte rouge était si loin, là-bas, si loin ! et si proche, si proche le souffle glacé qui la talonnait, l’effleurait déjà… ! Qu’il l’atteignît, et elle mourrait, mourrait d’une mort pire que la mort, d’une mort qui la condamnerait à hurler seule dans les ténèbres pour l’éternité. Elle prit ses jambes à son cou.

« …voudrais pas réveiller le dragon… »

Une formidable chaleur l’habitait, une chaleur qui lui dévastait le sein. Grand, fier, son fils avait le teint cuivré de Drogo mais sa blondeur d’argent à elle, et des yeux violets taillés en amandes. Et il lui souriait, levait la main vers elle mais, lorsque s’ouvrait sa bouche, il en sortait des flots de feu. Au travers de sa poitrine, elle voyait son cœur en flammes et, en un clin d’œil, plus rien, des cendres, une mèche de chandelle recroquevillée. Elle pleurait son enfant, pleurait la promesse des douces lèvres attachées à sa gorge, pleurait, mais ses larmes fumaient et s’évaporaient au contact de sa peau.

« …voudrais pas réveiller le dragon… »

Parés du somptueux manteau, mais délavé, des rois, des spectres bordaient l’allée centrale de l’immense salle. Leur poing serrait de pâles épées de feu. Ils avaient tantôt des cheveux d’argent, tantôt d’or, tantôt de platine blanc, des prunelles tantôt d’opale et tantôt d’améthyste, ou de jade, ou de tourmaline. « Plus vite ! criaient-ils, plus vite ! plus vite ! » Sous sa course éperdue se liquéfiaient les dalles. « Plus vite ! » criaient les spectres d’une seule voix, et, tout en pleurs, elle se ruait de l’avant. Un grand poignard de douleur lui dévalait l’échine, et elle sentait sa peau céder, se déchirer, et l’âcre odeur de sang brûlé la suffoquait, et l’ombre des ailes planait sur le galop panique de Daenerys Targaryen.

« …réveiller le dragon… »

La porte se dessinait devant elle, si près, si près ! la porte rouge, la salle n’était plus guère qu’un mirage, tout autour, le froid, derrière, perdait du terrain. Et voici qu’abolie la pierre elle se retrouvait volant au travers de la mer Dothrak, volait haut, de plus en plus haut, par-dessus les longues risées vertes, et l’ombre terrifiante de ses ailes mettait en fuite tout ce qui vivait, tout ce qui respirait. Et le parfum de la maison flattait ses narines, elle l’apercevait, la maison, là, juste après cette porte, là, des prairies verdoyantes et de vastes demeures de pierre et des bras qui lui tiendraient chaud, là. Elle ouvrit la porte à la volée…

« …le dragon… »

…et vit, revêtu d’une armure aussi noire et satinée que son étalon, coiffé d’un heaume dont rougeoyait sourdement l’étroite visière, son frère Rhaegar. « Le dernier dragon, chuchota tout bas, quelque part, la voix de ser Jorah. Le dernier, le dernier. » Elle releva la visière noire de l’apparition. Derrière se dissimulait son propre visage.

Puis seule subsista sur ces entrefaites, indéfiniment, la souffrance du feu qui lui dévorait les entrailles, parmi des murmures d’astres.

Avec le réveil coïncida une saveur de cendres.

« Non, gémit-elle, non, par pitié.

— Khaleesi ? » Des yeux de biche effarouchée. Jhiqui en pleurs planait au-dessus d’elle.

Dans la tente close régnaient l’ombre et le silence. Quelques flocons cendreux montaient encore d’un brasero, qu’elle suivit des yeux jusqu’à leur disparition par le trou de fumée, là-haut. Voler, songea-t-elle, j’avais des ailes, j’étais en train de voler. Rien d’autre qu’un rêve.., « Aide-moi, souffla-t-elle en essayant de se lever. Apporte-moi… » Sa voix était à vif comme une blessure, et elle ne parvenait pas même à se formuler ce qu’elle désirait au juste. D’où lui venait tant de souffrance ? Il lui semblait qu’on l’avait mise en pièces puis rapiécée vaille que vaille. « Je veux…

— Oui,Khaleesi. » En un clin d’œil, Jhiqui s’était ruée hors de la tente, évanouie pour appeler. Il fallait à Daenerys… quelque chose…, ou quelqu’un…, quoi ? mais capital, elle le savait. La seule chose au monde qui lui importât. Elle se laissa rouler sur le flanc, réussit, malgré les couvertures qui lui emmêlaient les jambes, à s’accouder. Mais qu’il était donc malaisé de bouger, si mal… Le monde tanguait vertigineusement. Il me faut…

Elle se retrouva sur le tapis, rampant vers les œufs de dragon, quand ser Jorah Mormont la souleva, vaguement rétive, pour la remporter sur sa couche de soie douillette, aperçut, par-dessus l’épaule du chevalier, ses trois Servantes, et puis la moustache floche de Jhogo, la large face épatée de Mirri Maz Duur. « Je dois…, leur balbutia-t-elle, il me faut…

— …dormir, princesse, dit Mormont.

— Non, protesta-t-elle. S’il vous plaît. S’il vous plaît.

— Si. » Il la recouvrit de soieries, toute brûlante qu’elle était. « Dormez,Khaleesi, reprenez des forces. Pour nous revenir. » Puis Mirri Maz Duur fut là, la maegi, qui lui insérait une coupe entre les lèvres. Du lait suri, d’après le goût, mais avec quelque chose d’autre, quelque chose d’amer et visqueux. Un breuvage tiède qui lui coula le long du menton. Qu’elle avala tout de même. La tente se brouilla, le sommeil l’engloutit à nouveau. Sans rêves, cette fois. Elle flottait, sereine, détachée, sur une mer noire et sans grèves.

Au bout d’un certain temps, combien ? une nuit ? un jour ? une année ? elle se réveilla. La tente était plongée dans l’ombre, ses parois de soie battaient comme des ailes au gré du vent. Elle ne tâcha point, cette fois, de se lever, se contenta d’appeler : « Irri ? Jhiqui ? Doreah ? » Toutes trois parurent instantanément. « J’ai la gorge sèche, dit-elle, tellement sèche… », et elles apportèrent de l’eau. Une eau tépide et fade, mais qu’elle absorba goulûment, priant même Jhiqui d’aller en quérir encore, tandis qu’Irri lui bassinait le front avec un linge humide. « J’ai été malade, n’est-ce pas ?» La jeune fille acquiesça d’un signe. « Combien de temps ? » La fraîcheur du linge lui faisait du bien, mais l’air désolé d’Irri l’effrayait. « Longtemps », souffla celle-ci. Lorsque Jhiqui revint de sa commission, Mirri Maz Duur l’accompagnait, les paupières gonflées de sommeil. « Buvez », dit-elle en lui soulevant la tête. Du vin, cette fois, du vin, simplement. Du vin doux, si doux. Après avoir bu, elle se laissa retomber sur sa couche, attentive à la calme rumeur de sa propre respiration. Une pesanteur alanguissait ses membres, le sommeil reprenait peu à peu son envahissement. « Apporte-moi…, murmura-t-elle d’une voix pâteuse et lointaine, apporte…, je veux tenir…

— Oui ? demanda la maegi. Que désirez-vous, Khaleesi ?

— …te-moi… œuf… œuf de dragon… t’en prie… » Ses amarres devenaient de plomb, et elle était trop lasse pour les retenir.

A son troisième réveil, des rayons d’or pleuvaient à verse dans la tente par le trou de fumée, et ses bras étreignaient un œuf de dragon. Celui, le pâle, dont des volutes de bronze et d’or veinaient les écailles crémeuses, et elle en percevait l’ardeur contre sa peau nue qu’emperlait, sous les couvertures de soie, une légère transpiration. La rosée de dragon, songea-t-elle. Elle effleura du bout des doigts la coquille, en suivit les jaspures d’or, et du cœur même de la pierre lui parvint en guise de réponse une espèce de tension sinueuse qui ne l’effraya nullement. Tout effroi s’était enfui d’elle, enfui en fumée.

Elle se palpa le front et, malgré son imperceptible moiteur, le trouva frais, la fièvre avait cessé. Se mit tant bien que mal – un moment de vertige et des douleurs entre les cuisses… – sur son séant. Se sentit néanmoins assez vigoureuse, à la longue, pour appeler ses femmes qui accoururent. « De l’eau, dit-elle, une carafe, aussi glacée que vous le pourrez. Et des fruits, peut-être… – des dattes.

— Bien,Khaleesi.

— Je veux ser Jorah », reprit-elle en se levant. Jhiqui se hâta de la draper dans un peignoir de soie. « Et un bain bouillant, et Mirri Maz Duur, et… » La mémoire afflua d’un bloc, la fit défaillir. « Khal Drogo », se força-t-elle à proférer, tout en scrutant, terrifiée d’avance, les physionomies des suivantes. « Est-il… ?

— En vie, oui », répondit Irri d’un ton placide…, mais une ombre voilait son regard, et à peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle s’élançait au-dehors sous couleur d’aller chercher l’eau.

Daenerys se tourna vers Doreah. « Parle.

— Je… je vous ramène ser Jorah », répliqua la Lysienne avant de s’enfuir sur une courbette.

Jhiqui n’aspirait qu’à faire comme ses compagnes, mais sa maitresse lui saisit le poignet pour l’en empêcher. « Qu’y a-t-il ? Je dois savoir. Pour Drogo… et mon fils. » L’enfant ! Comment l’avait-elle oublié jusque-là ? « Mon fils…, Rhaego…, où est-il ? Je le veux. »

La servante baissa les yeux. «Votre… » Sa voix s’amenuisa en un murmure d’épouvante. « Il n’a pas vécu, Khaleesi. »

Daenerys la relâcha. Mon fils est mort, songea-t-elle, pendant que Jhiqui s’éclipsait. La nouvelle n’en était pas une. Elle le savait déjà. Elle l’avait su dès son premier réveil, et par les larmes de Jhiqui. Non, dès avant son réveil. Le souvenir lui revint, vivace, immédiat, de son rêve et du grand cavalier à la peau cuivrée, à la longue tresse d’or pâle que consumaient les flammes.

Elle aurait dû pleurer, assurément, mais ses yeux étaient secs comme des yeux de cendres. Elle avait pleuré, dans son rêve, et ses larmes, au contact de ses joues, s’étaient évaporées. Mon deuil m’a fuie, s’est enfui en fumée. Elle éprouvait, certes, de la tristesse, et, pourtant…, le sentiment aussi que Rhaego s’éloignait, s’éloignait d’elle comme s’il n’avait jamais eu d’existence.

En entrant peu après, ser Jorah et Mirri Maz Duur la trouvèrent inclinée sur les deux autres œufs de dragon, toujours à leur place dans le coffre. Elle avait l’impression que d’eux émanait, comme de celui avec lequel elle avait dormi, cette même ardeur plus qu’étrange, extraordinaire. « Approchez, ser Jorah », dit-elle. Elle lui prit la main, la guida sur l’œuf noir jaspé d’écarlate. « Que sentez-vous ?

— Une coquille, dure comme un roc, lâcha-t-il prudemment. Des écailles.

— De la chaleur ?

— Non. Le froid de la pierre. » Il retira sa main. « Comment vous trouvez-vous, princesse ? Est-il bien sage de vous lever, faible comme vous l’êtes ?

— Faible ? Forte, Jorah. » A seule fin de lui complaire, elle s’étendit néanmoins sur les coussins amoncelés. « A présent, parlez-moi de la mort de mon fils.

— Il n’était pas vivant, princesse. D’après les femmes… » Comme il hésitait, elle s’aperçut qu’il n’avait plus guère que la peau sur les os, clopinait au moindre mouvement.

« Parlez. D’après les femmes, disiez-vous ? »

Il détourna des yeux hagards. « D’après elles, il était… »

Elle attendit, mais il ne put dominer sa vergogne, se rembrunit davantage encore. L’air quasiment d’un cadavre lui-même.

« Monstrueux », acheva Mirri Maz Duur à sa place. Et Daenerys comprit soudain que, tout énergique qu’était le chevalier, la maegi l’était davantage, et plus forte, et plus cruelle, et plus dangereuse, infiniment plus. « Contrefait. C’est moi qui l’ai mis au monde. Couvert d’écailles comme un lézard, aveugle, avec un tronçon de queue et de petites ailes de cuir analogues à celles d’une chauve-souris. Quand je l’ai touché, sa chair s’est détachée de l’os, et il grouillait d’asticots de tombe, il empestait la putréfaction. Il était mort depuis des années. »

Les ténèbres, songea Daenerys. Les épouvantables ténèbres attachées à ses pas pour la dévorer. Un regard en arrière, elle était perdue. « Mon fils était en vie et vigoureux lorsque ser Jorah m’a portée dans la tente, affirma-t-elle. Je le sentais ruer, je le sentais lutter pour naître.

— Advienne que pourra, riposta Mirri Maz Duur, mais la créature que j’ai tirée de votre sein était bien telle que je l’ai décrite. Sous cette tente se trouvait la mort, Khaleesi.

— Des ombres, rien de plus ! crissa ser Jorah, mais d’un ton sous lequel perçait l’embarras. J’ai vu, maegi, je t’ai vue danser, seule, avec les ombres.

— La tombe en projette de longues, messire de Fer, rétorqua Mirri. De longues ombres sombres et contre lesquelles, à la fin, ne saurait tenir la lumière. »

Son fils, ser Jorah l’avait tué, Daenerys le savait. Mais si l’amour seul et la loyauté lui avaient dicté sa conduite, il ne l’en avait pas moins portée, elle, dans un lieu où nul être vivant ne devait entrer, il n’en avait pas moins livré son enfant à elle en pâture aux ténèbres. Et il le savait, lui aussi. Le teint gris, les orbites creuses, le clopinement… « Les ombres vous ont également touché, ser Jorah », dit-elle. Il demeura coi. Elle se tourna vers l’épouse divine. « Tu m’avais avertie que seule la mort pouvait acheter la vie. J’avais cru comprendre celle du cheval.

— Non, répliqua Mirri Maz Duur. En cela, vous vous êtes menti à vous-même. Vous connaissiez pertinemment le prix. »

Le connaissait-elle ? Le connaissait-elle véritablement ? Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi. « Le prix a été payé, reprit-elle. Le cheval, mon fils, Quaro et Qotho, Haggo et Cohollo. Le prix a été payé, payé, archipayé. » Elle se dressa sur les coussins. « Où est Khal Drogo ? Fais-le-moi voir, maegi, sangmagicienne, épouse divine ou quoi que tu sois. Fais-moi voir Khal Drogo. Fais-moi voir ce que j’ai acheté des jours de mon enfant.

— Puisque vous l’ordonnez, Khaleesi, venez, je vais vous mener à lui. »

Daenerys avait méconnu son état de faiblesse. Ser Jorah dut lui glisser un bras sous la taille pour l’aider à se relever. « Bien assez tôt plus tard, pour cela, princesse, objecta-t-il posément.

— Je veux le voir tout de suite, ser Jorah. »

Après la pénombre de la tente, l’éclat du monde extérieur l’aveugla. Le soleil avait des tons d’or en fusion, la terre était lézardée, déserte. Les servantes étaient là, les bras chargés qui de fruits, qui de vin, qui d’eau. Jhogo s’approcha pour aider Mormont à la soutenir. Un peu en retrait se tenaient Aggo et Rakharo. La réverbération de la lumière sur le sable l’empêcha d’en voir davantage tant qu’elle n’eut pas mis la main en visière au-dessus de ses yeux. Alors elle entrevit les cendres d’un feu, des chevaux, une vingtaine tout au plus, qui, d’un pas accablé, tournaient en quête d’un brin d’herbe, et, disséminées de-ci de-là, quelques tentes, quelques nattes. Une maigre bande de bambins s’était agglutinée pour la regarder, des femmes, au-delà, vaquaient à leurs occupations, des vieux fixaient d’un œil las l’azur d’une platitude infinie tout en balayant mollement les mouches-à-sang qui les importunaient. Une centaine de personnes, peu ou prou. En ces lieux où quarante mille autres avaient dressé le camp, la seule animation, désormais, venait du vent et de la poussière.

« Le khalasar de Drogo est parti, dit-elle.

— Khal n’est pas khal qui ne peut monter, rappela Jhogo.

— Les Dothrakis ne suivent que la force, ajouta ser Jorah. Navré, princesse. Il n’y avait pas moyen de les retenir. Ko Pono s’est mis en route le premier, sous le nom de Khal Pono, et nombre d’hommes ont embrassé sa cause. Jhaqo n’a pas tardé à l’imiter. Les derniers indécis se sont, nuit après nuit, évaporés dans la nature par bandes petites ou grandes. Sur la mer Dothrak, où Drogo naguère n’en menait qu’un seul, errent désormais une bonne douzaine de khalasars.

— Demeurent les vieillards, dit Aggo, et les débiles, les malades, les froussards. Ainsi que nous, qui l’avions juré. Nous vous demeurons.

— Les autres ont emmené les troupeaux de Khal Drogo, Khaleesi, dit Rakharo. Nous étions trop peu pour nous y opposer. Prendre au faible est le droit du fort. Ils ont également emmené la plupart des esclaves. Ceux du khal aussi bien que les vôtres. Il ne vous en reste qu’une poignée.

— Eroeh ? » La physionomie terrifiée de la jeune fille se découpa sur les murs de la ville à sac.

« En tant que sang-coureur de Khal Jhaqo, Mago s’est emparé d’elle et, après l’avoir montée tout son soûl, l’a donnée au khal, qui l’a offerte à ses six autres sang-coureurs. Ils en ont usé à leur guise puis l’ont égorgée.

— Tel était son destin, Khaleesi », plaida Aggo.

Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi. « Un destin cruel, dit-elle, mais qui paraîtra enviable auprès de celui de Mago, je vous le promets, par les dieux anciens et nouveaux, par le dieu agnelet, le dieu cheval et tous les dieux existants. Je le jure par la Mère des Montagnes et le Nombril du Monde. Avant que j’aie usé d’eux à ma guise, Mago et Ko Jhaqo auront loisir de jalouser ma pauvre Eroeh. »

Les Dothrakis échangèrent des regards perplexes. « Mais, Khaleesi…, hasarda Irri du ton dont se discute un enfantillage, Jhaqo est khal, à présent, et vingt mille cavaliers l’appuient.

— Et moi, se rebiffa-t-elle, je suis Daenerys du Typhon, Daenerys Targaryen, du sang d’Aegon le Conquérant, de Maegor le Cruel et, avant eux, de l’antique Valyria. Je suis la fille du dragon et, j’en fais serment devant vous, ces hommes mourront en hurlant. Maintenant, menez-moi auprès de Khal Drogo. »

Il reposait à même la terre rouge, les yeux fixés sur le soleil.

Apparemment insensible aux mouches-à-sang qui hantaient son corps. Elle les chassa d’un revers de main, s’agenouilla à ses côtés. Les yeux grands ouverts, il regardait sans voir, et elle comprit aussitôt qu’il était aveugle. Elle murmura son nom sans qu’il parût entendre. La plaie de la poitrine s’était définitivement refermée. Au profit d’une cicatrice grise et violacée, hideuse.

« Pourquoi l’avoir abandonné, seul, ici, en plein soleil ?

— On dirait qu’il apprécie la chaleur, expliqua ser Jorah. Il a beau ne pas voir, son regard suit la course du soleil. Il peut marcher, plus ou moins. Il ira où vous le mènerez, mais pas au-delà. Il mangera si vous lui donnez la becquée, boira si vous le faites biberonner. »

Elle baisa tendrement le front du soleil étoilé de sa vie puis se dressa face à Mirri Maz Duur. « Tes sortilèges sont coûteux, maegi.

— Il vit, répliqua la femme. C’est la vie que vous réclamiez. C’est le prix de la vie que vous avez payé.

— Ceci n’est pas la vie, pour qui fut tel que Drogo. Sa vie était faite de rires, de viandes en train de rôtir et d’un cheval entre ses jambes. Sa vie était faite d’unarakh au poing et des clochettes qui tintaient dans sa chevelure quand il galopait sus à l’ennemi. Sa vie était faite de ses sang-coureurs, et de moi, et du fils que je devais lui donner. »

Mirri Maz Duur demeura muette.

« Quand sera-t-il comme il était ? demanda Daenerys.

— Quand le soleil se lèvera à l’ouest pour se coucher à l’est, répondit Mirri. Quand les mers seront asséchées, et quand les montagnes auront sous le vent le frémissement de la feuille. Quand votre sein se ranimera, quand vous porterez un enfant vivant. Alors il vous sera rendu, mais alors seulement. »

Daenerys fit un geste en direction de ser Jorah et des autres. « Laissez-nous. Je souhaite parler seule à seule avec la maegi. » Tous se retirèrent. « Tu savais », attaqua-t-elle aussitôt. Malgré la souffrance qui l’écartelait tout entière, à l’intérieur comme à l’extérieur, la colère la revigorait. « Tu savais ce que j’achetais, tu savais le prix, et tu me l’as laissé payer.

— Ils ont eu tort d’incendier mon temple, répliqua sans s’émouvoir la grosse créature à nez plat. Ils ont irrité le Pâtre Suprême.

— Il n’a rien à voir dans ton œuvre, objecta froidement Daenerys. C’est toi qui m’as flouée. Toi qui as assassiné mon enfant dans mon sein.

— Il ne brûlera pas de villes, désormais, l’étalon que l’on prétendait devoir un jour monter le monde. Son khalasar ne foulera pas de nations.

— Et j’ai pris ta défense…, dit-elle, au supplice. Je t’ai sauvée.

— Sauvée ? » La Lazharéenne cracha. « Trois cavaliers m’avaient déjà prise, non pas comme un homme prend une femme, mais comme un chien prend une chienne. Le quatrième était en moi, quand vous êtes passée par là. En quoi m’avez-vous sauvée, je vous prie ? J’ai vu s’embraser la demeure divine où j’avais soigné plus de braves gens que je ne saurais dire. J’ai vu flamber de même ma propre maison, j’ai vu des pyramides de têtes embellir les rues. J’ai vu la tête du boulanger qui cuisait mon pain. J’ai vu la tête d’un garçon que j’avais sauvé, voilà seulement trois lunes, des fièvres mort-œil. J’ai entendu des enfants pleurer sous le fouet. Qu’avez-vous donc sauvé, dites ?

— Ta vie. »

Mirri Maz Duur éclata d’un rire féroce. « Regarde ton khal, tu verras ce que vaut la vie quand on a tout perdu ! »

A ces mots, Daenerys rappela les hommes de son khas, leur ordonna de se saisir de Mirri Maz Duur et de lui lier pieds et poings, mais, lorsqu’on l’emmena, la maegi lui sourit d’un air d’infâme connivence. Evidemment, il suffisait d’un mot pour obtenir sa tête…, mais à quoi bon le prononcer ? En serait-elle plus avancée ? Une tête… Si la vie ne valait plus rien, que valait la mort ?

Elle fit ramener Khal Drogo sous sa tente et apprêter un bain dans lequel, cette fois, n’entrait pas de sang. Elle le baigna en personne, lui décrassa la poitrine et les bras, épongea son visage avec un linge doux, savonna sa longue chevelure et la brossa, démêla jusqu’à lui rendre son aspect brillant de naguère. Il faisait nuit noire quand elle en eut terminé. Ereintée, elle s’accorda un instant de répit pour boire et manger, mais elle n’eut la force que de grignoter une figue et d’avaler une gorgée d’eau. Dormir eût été bienvenu, mais elle avait assez dormi jusque-là…, bien trop, à la vérité. Cette nuit-ci, elle la devait à Drogo, eu égard à toutes les nuits passées et à toutes celles encore à venir.

Toute au souvenir de leur première chevauchée commune, elle l’entraîna au-dehors, dans les ténèbres, conformément aux croyances dothrak qui voulaient que les heures cruciales de l’existence aient le firmament pour témoin. Il y avait, se disait-elle, des puissances plus efficaces que la haine, des charmes plus vrais et plus vieux qu’aucun de ceux auxquels la maegi s’était initiée à Asshai. D’encre et sans lune était la nuit, mais des myriades d’étoiles y scintillaient. Un présage…

Aucun gazon moelleux ne les accueillit là. Rien que le sol dur, poussiéreux, nu, bosselé de pierres. Point d’arbres non plus où murmurer la brise ni de ruisseau pour émousser la peur par l’entêtante mélodie des eaux. La présence des astres, allons, compenserait. « Rappelle-toi, Drogo, chuchota-t-elle. Rappelle-toi notre première chevauchée commune, au soir de nos noces. Rappelle-toi la nuit où, au vu et au su du khalasar, nous fîmes Rhaego, tes yeux dans les miens. Rappelle-toi comme elle était fraîche et limpide, l’eau du Nombril du Monde. Rappelle-toi, soleil étoilé de ma vie. Rappelle-toi, et reviens-moi. »

L’accouchement l’avait laissée trop à vif pour qu’elle pût l’accueillir en elle, ainsi qu’elle l’eût souhaité, mais Doreah lui avait appris bien d’autres recours. Elle utilisa ses mains, ses seins, ses lèvres, elle le griffa, le couvrit de baisers, murmura, supplia, conta des histoires, l’inonda finalement de larmes. Mais Drogo demeura de glace et muet.

A l’heure où l’aube, enfin, blanchit l’horizon désert, elle sut qu’il était perdu sans retour pour elle. « Quand le soleil se lèvera à l’ouest pour se coucher à l’est, dit-elle, navrée. Quand les mers seront asséchées, et quand les montagnes auront sous le vent le frémissement de la feuille. Quand mon sein se ranimera, quand je porterai un enfant vivant. Alors, soleil étoilé de ma vie, tu me seras rendu, mais alors seulement. »

Jamais ! glapirent les ténèbres, jamais jamais jamais !

A l’intérieur de la tente, elle prit un coussin, un coussin bien douillet, soyeux et bourré de plumes et, l’étreignant contre sa poitrine, retourna auprès de Drogo, du soleil étoilé de sa vie. Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi. Même marcher l’endolorissait, et elle n’aspirait qu’à dormir, dormir, dormir d’un sommeil sans rêves, sans rêves surtout.

Elle se mit à genoux et, après l’avoir baisé aux lèvres, pressa le coussin sur le visage de Drogo.

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