CATELYN

Comme explosaient les premiers rayons du soleil sur les cimes du Val d’Arryn, l’orient se teignit de rose et d’or. Les mains abandonnées sur la balustrade de pierre délicatement ciselée du balcon, Catelyn contemplait la marche inexorable du jour. Tout en bas, le monde passait insensiblement du noir à l’indigo, le vert clair des champs, sombre des forêts suivait pas à pas l’invasion lente de l’aurore. Du côté des Larmes d’Alyssa s’élevaient, planaient, là où le torrent fantôme éclaboussait l’épaule de la montagne avant d’entreprendre sa vertigineuse dégringolade le long de la Lance-du-Géant, des lambeaux de brume-pâlots. D’imperceptibles embruns frôlaient le visage de Catelyn.

Pour avoir vu, sans jamais verser de son vivant le moindre pleur, tuer son mari, ses frères et tous ses enfants, Alyssa Arryn s’était, à sa mort, retrouvée condamnée par les dieux à pleurer sans trêve, aussi longtemps que ses pleurs n’arroseraient pas l’humus noir du Val dans lequel reposaient ceux qu’elle avait aimés. Et six millénaires avaient eu beau s’écouler depuis sa disparition, pas une goutte encore de son chagrin n’avait atteint le fond de la vallée. A quel torrent de larmes serai-je moi-même réduite, songeait Catelyn, quand mes yeux se fermeront enfin ? « Et puis ? dit-elle, sans se retourner.

— Le Régicide est en train de masser des troupes à Castral Roc, reprit ser Rodrik. Votre frère écrit qu’il y a dépêché des estafettes pour prier lord Tywin de préciser ses intentions. Sans réponse à ce jour. Edmure a également ordonné aux lords Vance et Piper de garder la passe au bas de la Dent d’Or. Il ne cédera pas, jure-t-il, un pouce de terre Tully sans l’avoir imbibé de sang Lannister. »

Catelyn se détourna du soleil levant. Si splendide fut-il, le spectacle ne l’apaisait guère ; il avait au contraire une espèce de cruauté. Comment l’aube pouvait-elle afficher tant de suavité, quand elle annonçait un crépuscule si méphitique ? « Edmure envoie des estafettes, Edmure fait mille serments, dit-elle, mais Edmure n’est pas le maître de Vivesaigues. Qu’en est-il du seigneur mon père ?

— Le message ne mentionne pas lord Hoster, madame. » Il tripota ses favoris tout neufs. Durant sa convalescence, ils avaient repoussé, aussi blancs que neige et drus qu’un roncier, le rendant vaille que vaille identique à lui-même.

« A moins de se trouver au plus mal, Père ne se serait pas déchargé sur Edmure de la défense de Vivesaigues, dit-elle, soucieuse. On aurait dû me réveiller dès l’arrivée de l’oiseau.

— A ce que prétend mestre Colemon, votre sœur a jugé préférable de vous laisser dormir.

— On aurait dû me réveiller, insista-t-elle.

— Toujours selon lui, lady Lysa se proposait de vous en parler après le combat.

— Parce qu’elle compte encore nous imposer cette sinistre farce ? » Elle grimaça. « Elle a sonné sous les doigts du nain comme un jeu d’orgues, et elle est trop sourde pour entendre l’air. Quoi qu’il arrive ce matin, ser Rodrik, nous n’avons que trop tardé à prendre congé. Ma place est à Winterfell, auprès de mes fils. Si vous vous sentez assez bien pour entreprendre ce voyage, je prierai Lysa de nous faire escorter jusqu’à Goëville. Nous y dénicherons bien un bateau…

— Un bateau ? » La seule perspective d’un nouveau périple le rendait verdâtre. Il se maîtrisa néanmoins. « Comme il vous plaira, madame. »

Sur ce, comme elle mandait les femmes de chambre que lui avait affectées sa sœur, il se retira discrètement dans le vestibule. S’il m’était possible de l’entretenir avant le duel, songea-t-elle pendant qu’on l’habillait, Lysa, peut-être, se raviserait ? Ses humeurs lui dictent sa politique, et elle change incessamment d’humeur… Qu’était devenue la jeune fille timide de Vivesaigues ? une femme tour à tour féroce, arrogante, timorée, frivole, affolée, chimérique, obstinée, vaine et, pardessus tout, lunatique.

Quand cet ignoble geôlier s’était présenté, l’échine basse, pour leur transmettre le prétendu souhait de Tyrion, Catelyn avait eu beau prier, conjurer de n’accorder au nain qu’une audience à huis clos, peine perdue, il avait absolument fallu que Lysa l’exhibe devant la moitié du Val. Et maintenant, cette pitrerie…

« Lannister est mon prisonnier », dit-elle à ser Rodrik, tandis qu’une fois parvenus au bas de la tour ils s’engageaient côte à côte dans le dédale blanc, glacé des Eyrié. Seule une ceinture argentée rehaussait sa robe de laine grise unie. « Je dois coûte que coûte le rappeler à ma sœur. »

Sur le seuil des appartements de lady Arryn, ils se heurtèrent à Brynden Tully qui sortait en trombe. « Vas prendre part à ce carnaval ? jappa-t-il. Te conseillerais volontiers de claquer ta sotte de sœur, si je croyais que ça puisse lui mettre un peu de plomb dans la cervelle, mais tu t’esquinterais la main pour rien !

— Il est arrivé un oiseau, de Vivesaigues, commença-t-elle, avec une lettre d’Edmure…

— Je sais, fillette. » Sa seule concession à la parure était le silure qui agrafait son manteau. « Le comble étant que je le tiens de mestre Colemon. J’ai supplié Lysa de me laisser partir au plus vite avec un millier de saisonniers, et devine ce qu’elle a osé me répondre ? “Le Val ne saurait gaspiller ni mille épées ni une. Quant à vous, mon oncle, en tant que chevalier de la Porte, votre place est ici.” » Par les battants ouverts dans son dos leur parvenaient des bouffées d’éclats puérils. Il décocha par-dessus l’épaule un regard noir. « Alors, je lui ai dit de me chercher un successeur, zut. Silure ou pas, je demeure un Tully. Je pars pour Vivesaigues dès ce soir. »

Catelyn en fut médiocrement surprise. « Seul ? objecta-t-elle uniquement. Vous savez aussi bien que moi ce qu’est la grand-route, vous ne pourrez pas passer. Ser Rodrik et moi rentrons à Winterfell. Accompagnez-nous, et je vous les donnerai, moi, vos mille hommes. Vivesaigues ne se battra pas seul, Oncle. »

Après un moment de réflexion, il acquiesça subitement d’un signe. « Soit. Ça fait un fameux détour, mais ça me donne quelques chances d’arriver chez moi. Je vous attendrai en bas. » Et il partit à grandes enjambées, dans une envolée furieuse de son manteau.

Catelyn échangea un regard avec ser Rodrik, et ils se décidèrent à franchir le seuil vers les piaillements suraigus de marmot.

Les appartements de Lysa donnaient sur un bout de jardin gazonné qu’égayaient des corolles bleues et que, de toutes parts, dominaient les sveltes tours blanches. Les bâtisseurs l’avaient à l’origine conçu pour abriter un bois sacré, mais comme la forteresse se cessait directement sur la roche, on eut beau hisser depuis le Val d’invraisemblables quantités d’humus, jamais on n’obtint qu’un barral s’enracinât là. Aussi les sires des Eyrié finirent-ils par se résigner à semer de statues leur pelouse émaillée d’arbustes à fleurs. C’est en ce lieu que les deux champions devaient se combattre et remettre leur vie, ainsi que celle de Tyrion Lannister, entre les mains des dieux.

Toute récurée de frais, toute froufroutante de velours crème, et son col laiteux tout embijouté de saphirs et de pierres-de-lune, Lysa tenait sa cour, assiégée par ses domestiques, ses chevaliers, ses grands et petits vassaux, sur la terrasse dominant la lice. La plupart de ces derniers se flattaient encore de l’épouser, de partager sa couche et le trône du Val d’Arryn. Un mirage, pour autant que les yeux de Catelyn ne l’eussent point trompée, durant son séjour.

Afin d’exhausser le siège du petit Robert, on avait bricolé une estrade de bois. Juché là-dessus, le sire des Eyrié s’esclaffait et battait des mains, tout aux coups d’estoc et de taille que s’assenaient deux chevaliers de bois manipulés par un marionnettiste bossu bigarré de bleu et de blanc. Sur des tables étaient disposés des pichets de crème, des corbeilles de mûres. Les hôtes sirotaient un vin à l’orange dans des coupes d’argent ciselé. Ce carnaval, le mot d’Oncle Brynden… Amplement mérité.

Au cœur de ses poursuivants, Lysa riait comme une folle de quelque bon mot de lord Hunter, tout en prélevant d’un bec distingué la mûre qu’à la pointe de sa dague lui présentait ser Lyn Corbray. Ses deux grands favoris… du jour, en tout cas. Quant à choisir entre eux, fâcheux embarras. Encore plus vieux que feu Jon Arryn, Eon Hunter était goutteux, quasi infirme et, pour comble de séduction, lesté de trois fils plus querelleurs et plus cupides l’un que l’autre. Ser Lyn disposait d’atouts non moins ébouriffants : héritier d’une maison dont l’ancienneté n’avait d’égale que la dèche, il était mince et bel homme mais vaniteux, coléreux, futile… et, chuchotait-on, notoirement indifférent aux charmes cachés des dames.

Dès qu’elle aperçut Catelyn, Lysa l’enlaça de bras fraternels et lui mouilla la joue d’un bon gros baiser. « Quelle matinée radieuse, n’est-ce pas ? Les dieux nous sourient, ma douce. Un doigt de vin, si si, lord Hunter a eu l’extrême obligeance de nous le faire monter de ses propres celliers.

— Non merci. Nous devons parler.

— Après, promit Lysa, déjà détournée à demi.

— Maintenant, martela Catelyn, plus haut qu’elle n’eût souhaité, attirant par là des regards curieux. Cette comédie n’a que trop duré, Lysa. Vivant, le Lutin a de la valeur. Mort, il est tout juste bon pour nourrir les corbeaux. Et si son champion l’emportait…

— Ses chances sont des plus minces, madame, affirma lord Hunter en lui flattant l’épaule de sa main tavelée de vieillard bilieux. Le preux ser Vardis ne va faire qu’une bouchée de ce reître.

— Vraiment, messire ? dit-elle froidement. J’en doute. » Elle avait vu Bronn à l’œuvre, sur la grand-route. Qu’il eût survécu, quand périssaient tant d’autres, le hasard n’y était pour rien. Il avait l’allure souple d’une panthère, et, pour vilaine qu’elle fût, son épée semblait faire partie intégrante de son bras.

Tels des bourdons au parfum du nectar s’agglutinaient tout autour les prétendants aux faveurs de Lysa. « En telle matière, les femmes n’entendent goutte, intervint ser Morton Waynwood. Ser Vardis est un chevalier, chère dame. Tandis que l’autre, bon, racaille et compagnie, c’est tout pleutre, cette engeance-là. Utile, en bataille rangée, soit, parce que ça coudoie là son pareil au même par milliers, mais flanquez-les tout seuls, et ça trempe aussitôt ses chausses.

— Admettons donc que vous déteniez la vérité, répondit-elle d’un ton gracieux qui lui brûla les lèvres, mais que gagnerons-nous à la mort du nain ? Vous figurez-vous que Jaime Lannister nous saura gré d’avoir accordé à son frère un procès avant de le balancer dans le vide ?

— Qu’on le décapite, suggéra ser Lyn Corbray. En recevant la tête du Lutin, le Régicide comprendra l’avertissement. »

Lysa signifia son agacement en secouant son interminable crinière auburn. « Lord Robert veut le voir voler, décréta-t-elle, comme si la lubie du bambin résolvait le cas. Et le Lutin ne peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est lui qui a réclamé ce duel judiciaire.

— Lady Lysa ne pouvait sans déshonneur, l’eût-elle souhaité, lui dénier ce droit », abonda lord Hunter, pontifiant.

Ignorant cette clique de flagorneurs, Catelyn reporta toutes ses forces contre sa sœur. « Je te rappelle que Tyrion Lannister est mon prisonnier.

— Et je te rappelle, moi, qu’il a assassiné mon mari. » Sa voix se fit perçante. « Puisqu’il a empoisonné la Main du Roi et fait de mon pauvre bébé un orphelin, qu’il paye, à présent ! » Et, là-dessus, toutes jupes endiablées dehors, elle cingla vers le centre de la terrasse, tandis que, prenant congé d’un hochement distant, ser Morton, ser Lyn et le reste des soupirants virevoltaient dans son sillage.

« Le croyez-vous vraiment coupable ? demanda doucement ser Rodrik quand ils se retrouvèrent tête à tête. Je veux dire du meurtre de lord Jon ? Il ne cesse de le nier, et si farouchement…

— La culpabilité des Lannister ne fait à cet égard aucun doute pour moi, dit-elle. Mais quant à l’attribuer à Tyrion, Jaime, la reine ou à tous les trois, je me garderais de rien affirmer. » Dans sa lettre à Winterfell, Lysa dénonçait nommément Cersei, et voici qu’elle affichait la même certitude à l’encontre du seul Tyrion…, parce qu’elle avait celui-ci sous la main, peut-être ? alors que celle-là se trouvait bien à l’abri, là-bas, dans le sud, derrière les remparts du Donjon Rouge, aux cent diables.

Oh, la maudite lettre ! que ne l’avait-elle réduite en cendres avant de la lire…

De plus en plus songeur, ser Rodrik se mit à tripoter ses favoris. « Du poison, oui…, cela pourrait indiquer le nain, ma foi. Ou Cersei. On dit que c’est l’arme des femmes, sans vous offenser, madame. Quant au Régicide…, si peu d’estime que j’aie pour lui, non, pas son genre. L’émoustille trop, la vue du sang sur sa belle épée d’or. Mais était-ce bien du poison, madame ? »

Elle se rembrunit, vaguement mal à l’aise. « Vous voyez mieux, pour que la mort paraisse naturelle ? » Dans son dos, lord Robert piaillait de plus belle. Coupé en deux par son rival, l’un des chevaliers de bois répandait au sol des flots de sciure rouge. A la vue de son neveu, elle soupira : « Pauvre gosse. Aucune espèce de discipline. A moins qu’on ne le retire à sa mère pendant quelque temps, jamais il n’aura l’énergie nécessaire pour gouverner.

— Le seigneur son père partageait votre point de vue », dit une voix près de son coude. Elle découvrit alors mestre Colemon, coupe en main. « Il projetait d’expédier son fils à Peyredragon pour qu’on l’y… l’y adopte, voyez-vous ? mais, oh ! je jase à… tort et à travers ! » Sa pomme d’Adam se démenait anxieusement par-dessus sa chaîne. « Je crains d’avoir a… busé de – du vin de lord Hunter…, fameux ! Puis la perspective du sang versé qui me… me met les nerfs en pe…

— Vous vous trompez, mestre, dit Catelyn. Il était question de Castral Roc, pas de Peyredragon, et ces tractations intervinrent, et sans l’aval de ma sœur, après le décès de la Main. »

En signe de dénégation, la tête du mestre se démena si vigoureusement, tout au bout de son long cou grotesque, qu’elle lui conféra quelque parenté avec les fantoches du marionnettiste. « Non non, je vous demande bien pardon, madame, mais c’est lord Jon qui… »

Du bas de la terrasse les étourdit une volée de cloches. D’un même mouvement, servantes et puissants seigneurs délaissèrent leurs occupations pour se précipiter vers la balustrade. Dans le jardin, deux gardes en manteau bleu ciel amenaient Tyrion Lannister. Le septon grassouillet des Eyrié les escorta jusqu’à la statue qui se dressait au centre des plates-bandes. Une espèce de créature éplorée qui, sculptée dans un marbre blanc sillonné de veines, prétendait représenter sans doute Alyssa.

« Le vilain petit homme ! glapit lord Robert, hilare. Je peux le faire voler, Mère ? Je veux le voir voler !

— Plus tard, mon bébé joli, promit-elle.

— Le procès d’abord, expliqua ser Lyn Corbray d’une voix languide, ensuite l’exécution. »

On introduisit un instant plus tard les champions, chacun par une extrémité opposée. Deux écuyers assistaient le chevalier, le maître d’armes des Eyrié le reître.

Vêtu d’acier de pied en cap, ser Vardis Egen avait endossé, pardessus maille et surcot matelassé, sa pesante armure de plates. De vastes spallières en rondelles, émaillées de crème et de bleu à l’emblème lune-et-faucon, le protégeaient à la jointure vulnérable des bras et du torse. Une gonnelle à l’écrevisse l’enserrait depuis la taille jusqu’à mi-cuisses, un gorgeret massif lui couvrait le col. Aux tempes de son heaume en forme de bec crochu se déployaient des ailes de rapace, et une fente étroite assurait la vision.

Face à lui, Bronn avait l’air nu. Il ne portait, sur ses cuirs bouillis, qu’un haubert noir de mailles huilées, n’était coiffé que d’un camail et d’un demi-casque à nasal. De hautes bottes de cuir et des jambières de métal préservaient tant bien que mal le bas de son corps, et des disques de fer noir cousus entre les doigts renforçaient ses gants. Néanmoins, et Catelyn le remarqua d’emblée, le reître était d’une demi-paume plus grand que son adversaire, avec le bénéfice de l’extension et, pour autant qu’elle en fût juge, n’est-ce pas… ? l’avantage d’avoir quinze ans de moins.

Face à face, Lannister entre eux, tous deux s’agenouillèrent dans l’herbe aux pieds de la femme en pleurs. Le septon tira de la bourse de soie nouée à sa ceinture un globe de cristal taillé à facettes et l’éleva au-dessus de sa tête en pleine lumière, y suscitant mille irisations qui, tels des arcs-en-ciel, se mirent à folâtrer sur le visage du Lutin. Puis, d’une voix forte, solennelle et monocorde, il implora les dieux de daigner abaisser leurs regards et servir de témoins, de sonder l’âme de l’accusé et de lui décerner en conséquence la vie et la liberté s’il était innocent, la mort s’il était coupable. L’écho des tours environnantes répercutait des bribes de psalmodie.

Après que la dernière vibration s’en fut éteinte, le septon s’empressa de fourrer le globe dans son étui pour filer plus vite, et Tyrion s’inclina pour chuchoter quelque chose à l’oreille de Bronn avant de se laisser entraîner par les gardes. Fort égayé, le reître se releva et, d’un revers de main, balaya un brin d’herbe sur son genou.

Robert Arryn, seigneur des Eyrié, Défenseur du Val, manifestait cependant la plus vive impatience en trépignant sur son perchoir et serinait : « Quand c’est qu’ils vont se battre ? » d’un ton geignard.

L’un de ses écuyers aida ser Vardis à se redresser. L’autre approcha, muni d’un bouclier triangulaire, en chêne massif, tout clouté de fer, de près de quatre pieds de haut, et lui en sangla le bras gauche. Mais quand le maître d’armes du château tendit l’équivalent à Bronn, celui-ci l’écarta d’un geste avec un crachat dégoûté. Si trois jours de poil noir hérissaient sa mâchoire et ses joues, ce n’était pourtant pas faute de rasoir, car le fil de son épée présentait le redoutable éclat de l’acier qu’on a repassé durant des heures, chaque jour, jusqu’à ce qu’il blesse au moindre contact.

Ser Vardis tendit sa main bardée d’un gantelet, et l’écuyer y plaça une somptueuse rapière à double tranchant. Des niellures d’argent d’un travail exquis évoquaient sur la lame les fluctuations de ciels montagnards ; le pommeau figurait un chef de faucon, la garde, des ailes. « Je l’avais fait réaliser pour Jon, à Port-Réal, dit Lysa à ses hôtes d’un air faraud, tandis que le chevalier testait l’arme. Il l’arborait chaque fois qu’il occupait le Trône de Fer pour suppléer le roi Robert. N’est-elle pas ravissante ? Il m’a semblé des plus délicat de faire venger Jon avec sa propre épée. »

C’était là, sans conteste, un chef-d’œuvre, mais Catelyn ne pouvait s’empêcher de penser que ser Vardis eût manié son épée personnelle avec plus d’aisance. Elle garda néanmoins sa réflexion pour elle. Autant s’épargner ces prises de bec stériles avec son étourneau de sœur.

« Mais qu’ils se battent ! » piailla lord Robert.

Ser Vardis fit face au sire des Eyrié, leva son arme en guise de salut. « Pour les Eyrié et le Val ! »

On avait installé Tyrion Lannister, sous bonne garde, à un balcon qui surplombait la lice, et c’est à sa personne que Bronn adressa un salut fugace.

« Ils n’attendent plus que tes ordres, glissa Lysa au seigneur son fils.

— Battez-vous ! » piaula le petit, les mains tellement tremblantes qu’il dut tâtonner pour agripper les bras de son fauteuil.

Haussant son lourd bouclier, ser Vardis pivota, de même que Bronn, et leurs épées sonnèrent, une fois, deux, à titre d’essai. Le reitre recula d’un pas, le chevalier, protégé par son rempart de bois, progressa d’autant, tenta de tailler, mais un saut en arrière mit Bronn hors de portée de la lame d’argent qui ne fendit que l’air. Bronn se mit à tourner vers sa droite. Vardis suivit le mouvement et, non sans interposer toujours son bouclier, se fit plus pressant, tout en plaçant soigneusement chacun de ses pas sur le sol inégal. Un imperceptible sourire aux lèvres, Bronn prit du champ. Vardis attaqua en taillant de droite et de gauche, Bronn lui échappa d’un bond léger par-dessus la saillie moussue d’un rocher, puis se mit à tracer des cercles vers la gauche, sur le flanc vulnérable de son adversaire, mal couvert là par le bouclier. Vardis essaya de lui cisailler les jambes, mais sans succès, vu l’intervalle. Bronn alla danser plus à gauche, Vardis tournicota sur place.

« Un pleutre, déclara lord Hunter. En garde, et combats, maraud ! » Des voix indignées se joignirent à la sienne.

Du regard, Catelyn consulta ser Rodrik. Lequel branla sèchement du chef. « Il veut simplement se faire poursuivre. Le poids de l’armure et de l’écu finit par épuiser l’homme le plus vigoureux. »

Depuis sa naissance, elle avait vu presque chaque jour des hommes s’entraîner, assisté jadis à une bonne cinquantaine de tournois, mais cette danse-ci était toute différente et, au moindre faux pas, fatalement mortelle… Du coup revint l’assaillir, brusquement, vivace comme de la veille, le souvenir d’un autre duel, à une tout autre époque.

… La rencontre a lieu sur la courtine inférieure de Vivesaigues. En voyant Petyr ne porter qu’un heaume, une cotte de mailles et un rectoral de plates, Brandon se désarme presque entièrement. Elle a refusé à Baelish ce qu’elle a accordé à Stark, son promis : la faveur d’arborer ses couleurs. Sous les espèces d’un mouchoir bleu pâle où elle a, de ses propres mains, brodé la truite au bond Tully. En le lui remettant, elle a plaidé la cause du rival. « Ce n’est qu’un béjaune, mais je le chéris comme un frère. Sa mort me ferait grand peine. » Alors, il a posé sur elle ses prunelles grises et froides d’homme du nord et promis d’épargner le soupirant transi.

Et voici que la lutte s’achève, à peine commencée. En homme fait, Brandon a forcé Littlefinger à parcourir la cour dans toute sa largeur, à descendre l’escalier d’eau, à subir à chaque pas, titubant, saignant de toutes parts, une averse d’acier. Il a crié : « Demande grâce !» et à maintes reprises, mais, chaque fois, Petyr, dents serrées, multipliait les signes de dénégation, s’obstinait à résister, farouche. Alors, Brandon, dont déjà la rivière baigne les chevilles, décide d’en finir et, d’un effroyable revers, tranche au bas des reins cuir, maille, entamant si profond la chair que, Catelyn en jurerait, la blessure doit être mortelle. Les yeux sur elle, le gamin tombe, murmure : « Cat », le sang ruisselle, écarlate, entre ses doigts gantés…

Des images si nettes, alors qu’on s’imagine avoir tout oublié… !

Les dernières qu’elle eut de lui… jusqu’à ce qu’il se la fasse amener, au Donjon Rouge, par le guet.

Quinze jours passèrent avant qu’il ne fût en état de quitter Vivesaigues, mais quinze jours durant lesquels Père avait formellement interdit qu’elle se rendît à son chevet. Lysa joignait ses soins à ceux du mestre. Si douce et timide, à l’époque ! Edmure aussi s’était déplacé pour le voir, mais Petyr l’avait éconduit, ne lui pardonnant pas d’avoir servi d’écuyer, lors de la rencontre, à Brandon. Et puis, et puis, sitôt qu’il le sut transportable, lord Hoster le réexpédia chez lui dans une litière fermée. Purger sa convalescence sur le petit doigt de roc battu par les vents qui l’avait vu naître.

Le fracas de l’acier sur l’acier pulvérisa les songes anciens. Aussi offensif du bouclier que de l’épée, ser Vardis menait la vie dure à Bronn. Sans un instant cesser de le tenir à l’œil, celui-ci battait constamment en retraite, pied à pied, parait, jamais en défaut pour déjouer l’embûche, racine ou pierre, du terrain. A l’évidence, il était plus prompt ; et s’il maintenait à distance, invariablement, l’arme élégante du chevalier, sa vilaine lame grisâtre avait déjà su taillader la plate d’épaule.

A peine commencée finit la vivacité de l’assaut, car Bronn, d’un pas de biais, se faufila derrière la statue présumée d’Alyssa et, en poussant une botte directe où il aurait dû le trouver, Vardis n’endommagea que la cuisse en marbre.

« Ils ne se battent pas pour de bon, Mère…, pleurnicha le sire des Eyrié. Je veux les voir se battre !

— Ils vont le faire, mon bébé mignon, le consola-t-elle. Le reître ne pourra courir toute la journée. »

Certains des seigneurs plantés là se répandaient en insultes et en quolibets, tout en lampant sec, mais, à l’autre bout du jardin, les yeux vairons de Tyrion Lannister ne lâchaient pas plus le ballet des champions que si rien d’autre au monde n’eût existé.

Aussi prompt que la foudre et toujours par la gauche, Bronn ne rejaillit auprès de l’effigie que pour assaillir, à deux mains, le flanc découvert de son adversaire qui bloqua le coup, mais si gauchement que la lame grise fusa vers sa tête et, lui faisant sonner le heaume, envoya s’écraser au diable une aile de faucon. Dans l’espoir de se ressaisir, Vardis retraita d’un pouce, bouclier brandi, sous les coups redoublés de Bronn qu’environnaient des copeaux de chêne puis auquel un nouveau pas vers la gauche entrebâilla la brèche juste assez pour frapper au ventre. L’estoc acéré mordit dans la plate, y pratiquant une encoche rutilante.

Ser Vardis n’en reprit pas moins son équilibre en avançant un pied, tandis que son épée d’argent décrivait une parabole sauvage que Bronn dévia, tout en se rejetant hors d’atteinte, par un entrechat, contre la statue, qui en tituba sur son socle. Passablement secoué, le chevalier recula, et la rotation saccadée de sa tête indiquait assez que l’étroitesse de la visière lui compliquait la recherche de l’adversaire.

« Derrière vous, ser ! » hurla lord Hunter. Trop tard. Bronn, à deux mains, abattait son arme et atteignait Vardis en plein coude droit, y écrabouillant la fragile articulation de métal. Avec un grognement de douleur, Vardis fit front, brandissant sa lame, sans que, cette fois, Bronn se dérobât. Les épées volèrent l’une vers l’autre, et le chant de l’acier, repris en écho par les blanches tours, peupla le jardin des Eyrié.

« Vardis est blessé », commenta gravement ser Rodrik.

Précision superflue. Catelyn avait des yeux pour voir, et elle voyait. Le filet de sang qui dégoulinait sur l’avant-bras. Le reflet gluant, même pas suspect, à l’intérieur de la cubitière. Et chaque parade du chevalier se faisait un rien plus lente, un rien plus basse que la précédente. Il avait beau tâcher de compenser à l’aide de son bouclier, de présenter le moins possible son flanc découvert, Bronn le déjouait toujours, par son mouvement circulaire et sa prestesse féline à s’insinuer, Bronn semblait sans cesse redoubler de force. Et ses coups laissaient des traces, désormais. Un peu partout, sur l’armure du chevalier, miroitait leur marque. Sur la cuisse droite, sur le bec du heaume, en travers du pectoral de plates, tout du long sur la face antérieure du gorgeret. Proprement sectionnée en deux, la rondelle lune-et-faucon de l’épaule droite ballottait au bout de son attache. Et trop distinctement se percevait, au travers des prises d’air et de la visière, un halètement rauque.

Tout aveuglés qu’ils étaient par leur morgue, les chevaliers et les seigneurs du Val se rendaient compte eux-mêmes du tour que prenaient les choses, mais Lysa point. « Assez joué, ser Vardis ! cria-t-elle de tout son haut, finissez-le-moi, maintenant, mon bébé commence à être fatigué ! »

Alors, il faut le porter à son crédit, le preux ser Vardis Egen puisa dans sa loyauté l’énergie d’obéir aux ordres de sa dame, dussent-ils être les derniers reçus. L’instant d’avant le voyait reculer, à demi pelotonné derrière son bouclier lacéré, l’instant d’après le vit foncer. Cette charge inopinée de taureau prit Bronn à contre-pied. Ser Vardis vint s’écraser sur lui, lui balançant à la volée son bouclier dans la figure, et il s’en fallut de rien, de rien, qu’il n’en fut renversé…, chancela vers l’arrière d’un pas, deux, buta contre une saillie du rocher, dut s’agripper à la statue pour ne pas tomber. Déjà, rejetant de côté son bouclier, ser Vardis se ruait sur lui. Depuis le coude jusqu’au bout des doigts, son bras droit n’était plus à présent que sang, ce qui l’obligeait à recourir à ses deux mains pour lever l’épée, mais l’énergie de son désespoir eût fendu Bronn jusqu’au nombril…, si Bronn se fût soucié d’encaisser le coup.

Or Bronn bondit hors de portée. La belle épée niellée d’argent de Jon Arryn flamboya contre le coude blanc de la pleureuse et s’y rompit net. De l’épaule, Bronn poussa l’antique effigie d’Alyssa Arryn qui oscilla pesamment puis, dans un vacarme assourdissant, renversa sous elle ser Vardis Egen.

En un clin d’œil, Bronn était sur lui et, d’un coup de pied, rejetait de côté la spallière démantibulée pour mettre à nu le défaut de l’épaule et du pectoral de plates. Immobilisé par le torse de marbre brisé, le vaincu gisait sur le flanc. Catelyn l’entendit grogner lorsque le reître empoigna son épée à deux mains et, pesant dessus de tout son poids, la lui enfonça sous l’aisselle puis dans les reins. Quelques spasmes, et ser Vardis Egen s’immobilisa.

Le silence avait pétrifié les Eyrié. Bronn retira sa coiffe et la laissa choir dans l’herbe, à ses pieds. Vilainement tuméfiée par le bouclier, sa lèvre saignait, la sueur collait ses cheveux charbonneux. Il cracha une dent cassée.

« C’est terminé, Mère ? » demanda le sire des Eyrié.

Non, lui eût volontiers répondu Catelyn, cela ne fait que débuter.

« Oui », dit Lysa d’un air revêche, mais d’une voix aussi froide et morte que le capitaine de sa garde.

« Je peux faire voler le petit homme, maintenant ? »

A l’autre bout du jardin, Tyrion se leva. « Pas ce petit homme-ci, dit-il. Ce petit homme-ci va redescendre dans la corbeille aux navets, merci mille fois.

— Vous présumez…, commença Lysa.

— Je présume que la maison Arryn se souvient de sa propre devise : Aussi haute qu’Honneur.

— Vous m’aviez promis que je le ferais voler… ! » couina le sire des Eyrié. Ses tremblements le reprenaient déjà.

La colère empourprait sa mère. « Les dieux ont trouvé malin de proclamer son innocence, mon enfant. Cela nous oblige à le relâcher. » Elle força le ton. « Gardes ! emmenez messire Lannister et son… acolyte hors de ma vue. Escortez-les à la Porte Sanglante et libérez-les. Veillez à ce qu’on leur fournisse suffisamment de chevaux et de provisions pour atteindre le Trident, et assurez-vous qu’on leur restitue ponctuellement leurs armes et leurs biens. Ils en auront le plus grand besoin, sur la grand-route.

— La grand-route… », répéta Tyrion Lannister.

Lysa s’accorda l’ombre d’un sourire de satisfaction. Elle venait de prononcer là, comprit soudain Catelyn, une espèce inédite d’arrêt de mort. Le Lutin ne pouvait non plus s’y méprendre. Il gratifia néanmoins lady Arryn d’une révérence narquoise. « A vos ordres, madame, dit-il. Le trajet, si je ne m’abuse, nous est familier. »

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