CATELYN

Si la distance et les nappes de brouillard empêchaient de les distinguer nettement, les bannières se révélaient néanmoins blanches, à la faveur d’effilochures et de brèves trouées, blanches et frappées en leur centre d’une tache sombre qui ne pouvait être que le loup-garou Stark, gris sur son champ de glace. Sans plus douter du témoignage de ses propres yeux, Catelyn immobilisa sa monture et se recueillit sur une fervente action de grâces. Les dieux étaient bons. Elle arrivait à temps.

« Ils nous ont attendus, madame, dit ser Wylis Manderly, conformément aux promesses du seigneur mon père.

— N’abusons pas de leur patience, ser. » Brynden Tully éperonna son cheval et partit au grand trot, sa nièce à ses côtés.

Ser Wylis et son frère, ser Wendel, suivirent, à la tête de leur troupe, dans les quinze cents hommes : quelque vingt chevaliers, autant d’écuyers, deux cents lanciers, bretteurs et francs-coureurs montés, le reste à pied, muni de tridents, de piques, de pertuisanes. Eu égard à son âge, près de soixante ans, et à sa corpulence, qui lui interdisait de monter, lord Wyman était demeuré en arrière pour assurer la défense de Blancport. « Si je m’étais jamais attendu à revoir éclater la guerre, j’aurais boulotté un peu moins d’anguilles, avait-il dit à Catelyn en l’accueillant au débarqué, panse en avant, claques à deux mains, doigts aussi gras que des saucisses. Mais n’ayez crainte, mes garçons vous amèneront saine et sauve auprès de votre fils. »

Les « garçons » étaient en l’occurrence plus âgés qu’elle, et ils avaient à ses yeux le fâcheux mérite de tenir un peu trop du papa. Il ne manquait à ser Wylis qu’une poignée d’anguilles pour ne plus pouvoir enfourcher son cheval, et c’était tant pis pour la pauvre bête. Quant à ser Wendel, le cadet, elle l’eût décrété son plus bel obèse sans la concurrence hélas vérifiée de ses père et frère. Néanmoins, si Wylis se montrait taciturne et gourmé, Wendel gueulard et turbulent, force était de leur concéder à tous deux le bénéfice ostentatoire de crânes aussi pelés qu’aucun fessier de nouveau-né par-dessus des moustaches de morse, et de sembler ne posséder ni l’un ni l’autre un seul vêtement que n’agrémentassent des traces de gloutonnerie. A ces détails près, d’assez bonnes gens, et qu’elle aimait bien. Elle allait, grâce à eux et comme leur père l’avait promis, revoir Robb, rien d’autre ne comptait.

Elle remarqua avec satisfaction que son fils avait, même à l’est, dépêché des guetteurs. Les Lannister auraient beau, s’ils venaient, arriver du sud, cet excès de prudence était un bon point. Mon fils mène une armée à la bataille, se dit-elle, à demi incrédule encore. Si fort qu’elle craignît pour lui et pour Winterfell, elle ne pouvait se défendre d’en éprouver quelque fierté. Mais, simple adolescent l’année précédente, qu’était-il à présent ?

En reconnaissant les Manderly à leurs armoiries – la sirène blanche émergeant, trident au poing, d’une mer bleu-vert –, des estafettes les saluèrent avec chaleur, avant de les mener sur une éminence suffisamment sèche pour dresser le camp. Ser Wylis ordonna la halte et, pendant qu’il mettait pied à terre afin de veiller à l’établissement des feux et au pansage des bêtes, son frère poursuivit, en compagnie de Catelyn et de son oncle, afin d’aller transmettre l’hommage de son père a leur suzerain.

Moelleux et humide sous les sabots, le terrain s’abaissait doucement devant eux, parsemé de fosses d’où s’exhalaient de lentes volutes bleuâtres, biffé de chevaux en lignes, encombré de fourgons que bossuaient quartiers de bœuf salé et pains de munition. Sur un escarpement rocailleux qui dominait les collines environnantes se dressait un pavillon tendu de toile à voile et au-dessus duquel flottait, familier, l’orignac Corbois, brun sur champ tango.

Juste au-delà, les échappées de brouillard trahissaient par instants les murs et les tours de Moat Cailin…, enfin, leurs vestiges. D’énormes blocs noirs de basalte qui, chacun de la taille d’une métairie, gisaient éparpillés, culbutés tels des cubes de bois par un caprice d’enfant gâté, certains à demi enfouis dans la tourbe du marécage. Tout ce qui subsistait, en définitive, d’une enceinte jadis aussi majestueuse que celle de Winterfell. Quant au donjon de bois, pourri depuis un bon millier d’années, plus rien, pas même une poutre, n’indiquait son emplacement. De l’énorme forteresse des Premiers Hommes, seules se dressaient encore en tout et pour tout trois tours…, trois des vingt qu’à en croire les conteurs elle comportait initialement.

La tour du Concierge conservait un air assez gaillard, épaulée qu’elle demeurait par deux pans du rempart. Campée dans les fondrières à l’ancien point de jonction des murs ouest et sud, la tour du Pochard penchait comme un homme en train d’alimenter le caniveau. Et l’élégante et hautaine tour des Enfants, où la légende voulait que les enfants de la forêt eussent imploré leurs dieux sans nom d’ouvrir les vannes du déluge, avait perdu la moitié de son couronnement : on eût dit que quelque bête phénoménale avait mordu dans les créneaux puis postillonné les moellons vers les vasières d’alentour. Ces trois spectres étaient verts de mousse et, enraciné sur le flanc nord de la tour du Concierge, un arbre tordait ses branches empêtrées dans les linceuls blêmes et visqueux de la fantomaire.

« Miséricorde ! s’écria ser Brynden à l’aspect des lieux. C’est ça, Moat Cailin ? mais ce n’est qu’un piège à…

— …morts, termina Catelyn. Je conçois d’autant mieux votre réaction, mon oncle, que ce fut la mienne, la première fois, mais Ned ma démontra que, malgré ses dehors, ce ramas de ruines était tout sauf bénin. Ses trois dernières tours verrouillent intégralement les accès. L’ennemi, d’où qu’il vienne, se voit forcé de passer entre elles. Le marais qu’elles commandent est impraticable : la tourbe et les sables mouvants conspirent à vous y engloutir, et il pullule de serpents. Pour attaquer l’une d’elles, une armée devrait s’embourber jusqu’à la ceinture avant de franchir une douve infestée de lézards-lions puis d’escalader des murs gluants de mousse, et ce constamment sous le tir des archers postés dans les deux autres. » Elle régala Brynden d’un souris lugubre. « Et dès la tombée de la nuit, dit-on, rôdent des esprits vengeurs, lémures et larves glacés du nord, assoiffés de sang du midi. »

Il pouffa sous cape. « Fais-moi souvenir de ne point m’attarder. Aux dernières nouvelles, j’étais un méridional. »

Des étendards claquaient au sommet des tours : à celle du Pochard l’échappée Karstark, sous le loup-garou, de même que le titan Omble à celle des Enfants ; mais celle du Concierge arborait les seules armes Stark : c’est là que Robb avait établi ses quartiers. Catelyn s’y rendit, suivie de ses deux compagnons, par l’espèce de caillebotis de bûches et de madriers qui, jeté au travers des champs de fange vert et noir, contraignait leurs montures à tâtonner sans cesse.

Elle trouva Robb, entouré des bannerets de son père, dans une salle où les vents coulis ne privaient pas un feu de tourbe, au fond d’un âtre bitumeux, de vous enfumer. Assis à une table de pierre massive, devant un monceau de cartes et de paperasses, il devisait d’un air attentif avec Roose Bolton et Lard-Jon. S’il ne remarqua pas d’abord l’entrée de sa mère, son loup le fit, qui, allongé près du foyer, dressa instantanément la tête et darda ses prunelles d’or dans celles de Catelyn, qui le trouva décidément plus gros qu’il n’était permis. Une à une cependant se taisaient les voix, et ce silence inopiné ne manqua pas d’alerter Robb qui leva les yeux. « Mère ! » s’étrangla-t-il, vaincu par l’émotion.

Elle brûlait de courir à lui, de baiser son cher front, de l’embrasser, de l’étreindre si étroitement qu’il ne risquerait jamais rien…, mais la présence de tant de témoins la retint, elle n’osa pas. Le rôle d’homme qu’il tenait à présent, elle ne voulait pas l’en déposséder. Aussi demeura-t-elle au bas bout du bloc de basalte qui servait de table, tandis qu’à pas feutrés Vent Gris venait lui flairer la main. « Tu as de la barbe », dit-elle à Robb.

Il se massa la mâchoire avec une soudaine gaucherie. « Oui. » Il avait le poil plus flamboyant que les cheveux.

« J’aime bien. » Elle caressa doucement la tête du loup. « Elle te fait ressembler à ton oncle Edmure. » Par jeu, Vent Gris lui mordilla les doigts puis regagna sa place au coin du feu.

Ser Helman Tallhart eut le premier la présence d’esprit de lui succéder auprès d’elle en venant offrir ses respects et, s’agenouillant, pressa le front contre sa main. « Vous êtes plus belle que jamais, lady Catelyn. Une vision bienvenue, en ces temps troublés… » Les Glover l’imitèrent, Galbart puis Robett, suivis de lord Omble et de chacun des autres tour à tour. Theon Greyjoy fut le dernier. « Je n’aurais pas espéré de vous voir en ces lieux, madame, dit-il en s’agenouillant.

— Je n’avais pas envisagé d’y venir avant de débarquer à Blancport et d’apprendre, de la bouche de lord Manderly, que Robb avait convoqué le ban. Vous connaissez son fils, ser Wendel. » Celui-ci s’avança et s’inclina aussi bas que son volume l’y autorisait. «Et mon oncle, ser Brynden, qui a quitté le service de ma sœur pour le mien.

— Le Silure…, dit Robb. Merci de vous joindre à nous, ser. Nous avons besoin de braves de votre trempe. Quant à vous, ser Wendel, je suis heureux de vous compter des nôtres. Et ser Rodrik, Mère? Il m’a manqué.

— Il est en route pour le nord. Je l’ai nommé gouverneur et chargé de tenir Winterfell jusqu’à notre retour. Tout précieux qu’est mestre Luwin comme conseiller, l’art de la guerre lui est étranger.

— Craignez rien de ce côté-là, lady Stark, intervint Lard-Jon de sa basse tonitruante. Winterfell risque rien. Nous lui foutrons bientôt notre épée dans le trou du truc, sauf votre respect, au Tywin Lannister, le Donjon Rouge a déjà plus qu’à libérer Ned.

— Une question, madame, si vous permettez. » Roose Bolton, sire de Fort-Terreur, ne disposait que d’un faible organe mais, quand il parlait, les gros bras faisaient silence pour écouter. Et ses yeux d’une pâleur bizarre, presque incolores, avaient un regard des plus dérangeant. « On prétend que vous détenez le fils de lord Tywin, le nain.., L’avez-vous amené ? On tirerait un bon parti, selon moi, d’un pareil otage…

— Je détenais effectivement Tyrion Lannister, mais il n’est plus eu mon pouvoir. » L’aveu suscita un brouhaha de consternation. « Je la déplore autant que vous, messires, les dieux ont jugé bon de le libérer, non sans que ma sotte de sœur leur donne un sérieux coup de pouce. » Si déplacé qu’il fut d’afficher ses dédains, la rancœur du départ des Eyrié la taraudait trop. Comme elle offrait d’emmener lord Robert à Winterfell et de l’y garder quelques années comme fils adoptif, osant arguer que la compagnie d’autres garçons lui serait bénéfique, Lysa était entrée en transes. « Essaie seulement de me voler mon bébé…, et je te préviens que, sœur ou pas, c’est par la porte de la Lune que tu sortiras ! » Folle à lier. Inutile, après cela, d’ajouter un mot.

Le désir de la questionner plus avant se lisait sur tous les visages. Elle coupa court en levant la main. « Assez sur ce chapitre, nous aurons bien assez le temps d’y revenir. Mon voyage m’a éreinté. J’aimerais causer tête à tête avec mon fils. Vous voudrez bien me par donner, messires. »

Sur ce congé sans réplique, lord Corbois sut s’incliner en parangon de civilité, et tous se retirèrent à sa suite. « Vous aussi, Theon », spécifia-t-elle en voyant le peu d’empressement de Greyjoy. Il sourit et sortit.

De la bière et du fromage traînaient sur la table. Catelyn emplit une corne, s’assit, but une gorgée et examina son fils. Elle le trouva grandi, son bouchon de barbe le vieillissait. « Edmure avait seize ans quand lui poussèrent ses premiers favoris.

— Je vais sur mes seize ans.

— Mais tu en as quinze. Quinze, et te voici à la tête d’une armée. Conçois-tu que je m’en inquiète, Robb ? » Il prit un air buté. « Il n’y avait personne d’autre.

— Personne ? Qui sont donc les hommes que je viens de voir, s’il te plaît ? Roose Bolton, Rickard Karstark, Galbart et Robett Glover, li Lard-Jon, Hellman Tallhart…, tu pouvais confier le commandement à n’importe lequel d’entre eux. Bonté divine ! tu pouvais même envoyer Theon, encore que ma préférence personnelle n’irait pas à lui.

— Ils ne sont pas des Stark.

— Ils sont des hommes, Robb, et des hommes aguerris. Voilà moins d’un an, tu maniais une épée de bois. »

Une lueur de colère alluma ses yeux pour s’éteindre aussi vite, et il redevint un gamin, tout à coup. « Je sais, dit-il d’un air désemparé. Allez-vous me… me renvoyer à Winterfell ? »

Elle soupira. « Il le faudrait. Tu n’aurais jamais dû partir. Mais je n’ose pas, pas maintenant. Tu t’es trop avancé. Un jour, ces seigneurs te considéreront comme leur suzerain. Si je te réexpédiais, à présent, comme un marmot qu’on envoie au lit sans dîner, ils ne manqueraient pas de s’en souvenir et de se gausser dans leurs coupes. Or, l’heure viendra où tu devras t’en faire respecter, voire craindre un brin, et le ridicule empoisonne la crainte. Si fort que je désire te préserver, je ne te jouerai pas ce tour-là.

— Soyez-en remerciée, Mère. » Sous la formule guindée perçait un énorme soulagement.

Tendant la main par-dessus la table, elle lui toucha les cheveux. « Tu es mon premier-né, Robb. Il me suffit de te regarder pour me rappeler le jour où tu vins au monde, cramoisi de cris. »

Manifestement gêné du contact, il se leva, s’approcha de l’âtre. Vent Gris se frotta la tête contre sa jambe. « Vous savez… pour Père ?

— Oui. » La mort subite de Robert et la chute de Ned l’avaient terrifiée au-delà de toute expression, mais elle préféra n’en rien laisser paraître. « Lord Manderly m’en a informée dès mon arrivée à Blancport. Des nouvelles de tes sœurs ?

— J’ai reçu une lettre, dit-il, tout en flattant la gorge du loup. Une autre vous était adressée par la même occasion, mais à Winterfell. » Retournant à la table, il fourragea parmi les documents qui l’encombraient, finit par en extraire une pièce toute chiffonnée. « Voici celle que m’a écrite Sansa. Je n’ai naturellement pas emporté la vôtre. »

Percevant dans le ton une réticence alarmante, elle lissa les pliures, se mit à lire, et sur sa physionomie se succédèrent sans transition l’anxiété, la stupeur, la colère et, finalement, l’effroi. « C’est de Cersei, pas de ta sœur, dit-elle, une fois au bout. Le véritable message est dans ce que tait Sansa. Sous ce papotage à propos de la gentillesse et de la délicatesse des Lannister…, j’entends, moi, tout susurré qu’il est, le son d’une menace. Ils la retiennent en otage et entendent bien la garder.

— Et pas un mot d’Arya…, signala-t-il, anéanti.

— Non. » Ce que cela signifiait, elle n’y voulait pas songer, pas encore, pas en ce lieu.

« J’avais espéré… qu’avec le Lutin…, un échange… » Il récupéra la lettre et, à la manière dont il la froissa dans son poing, Catelyn comprit que ce n’était pas la seconde fois. « Quelles nouvelles des Eyrié ? J’ai écrit à tante Lysa pour réclamer son aide. A-t-elle convoqué le ban du Val ? Les chevaliers d’Arryn vont-ils se joindre à nous ?

— Un seul. Le meilleur, mon oncle…, mais en tant que Tully. Ma sœur n’est pas près de s’aventurer au-delà de sa Porte Sanglante. »

Il accusa le coup. « Que faire, Mère ? J’ai beau avoir concentré toute cette armée, dix-huit mille hommes, je… je ne suis pas sûr… » Il l’interrogeait du regard, l’œil trop brillant. En un instant s’évapora le jeune lord si fier, en un instant reparut l’enfant, un gamin de quinze ans quémandant des réponses auprès de sa mère.

Pas de ça !

« De quoi as-tu si peur, Robb ? demanda-t-elle d’une voix douce.

— Je… » Il se détourna pour lui dérober la première larme. « Si nous marchons…, dussions-nous vaincre…, les Lannister détiennent Sansa – et Père. Ils les tueront, non ?

— Ils veulent nous le faire croire.

— Vous voulez dire qu’ils mentent ?

— Je l’ignore, Robb. Je ne sais qu’une chose, tu n’as pas le choix. Si tu te rends à Port-Réal pour faire allégeance, on ne te permettra jamais d’en repartir. Si tu regagnes Winterfell la queue entre les jambes, tes vassaux en profiteront pour te mépriser, quelques-uns même pour passer, peut-être, aux Lannister et, débarrassée de ce sujet de crainte, la reine aura les mains libres en ce qui concerne ses prisonniers. Notre meilleur espoir, notre seul espoir véritable, est que tu parviennes à battre l’adversaire en rase campagne. Et si, par bonheur, tu t’emparais de lord Tywin ou du Régicide, eh bien, là, ton idée d’échange aurait de fortes chances d’aboutir, mais tel n’est pas le point crucial. Aussi longtemps que ta puissance les forcera de te redouter, ils ne toucheront pas un cheveu de Ned ou de ta sœur. Cersei est assez maligne pour comprendre de quel levier elle disposerait pour obtenir la paix, si la guerre en venait à tourner contre elle.

— Et si la guerre ne tourne pas contre elle ? Si elle tourne contre nous ? »

Elle lui prit la main. « Robb…, je ne vais pas te maquiller la vérité. Si tu perds, nous sommes tous perdus sans retour. Ce n’est pas en l’air que l’on dit : “Rien que de la pierre au cœur de Castral Roc.” Souviens-toi des enfants de Rhaegar. »

Dans les yeux juvéniles, elle lut la peur, mais aussi la résolution. Dans ce cas, je ne perdrai pas ! protesta-t-il.

— Dis-moi ce que tu sais des combats du Conflans, reprit-elle, afin de sonder s’il était bien prêt.

— Voilà moins de quinze jours s’est déroulée une bataille dans les collines au pied de la Dent d’Or. Oncle Edmure avait envoyé lord Vance et lord Piper tenir le col, mais le Régicide a fondu sur eux et les a mis en fuite. Lord Vance a été tué. Aux dernières nouvelles, lord Piper se repliait, talonné par le Régicide, sur Vivesaigues afin d’opérer sa jonction avec votre frère et le reste des bannerets. Mais il y a pire. Pendant qu’ils se battaient au col, lord Tywin les tournait par le sud avec une seconde armée. On la dit plus importante encore que celle de Jaime.

« Père devait être au courant, car il a dépêché contre elle, sous la bannière personnelle du roi, un petit contingent dont il a confié le commandement à un petit seigneur du sud, lord Erik, Derik ou quelque chose d’approchant, non sans le faire accompagner, entre autres chevaliers, par ser Raymun Darry et, à en croire la lettre, appuyer par une partie de ses propres gardes. Seulement, il s’agissait d’un traquenard. A peine lord Erik eut-il traversé la Néra que les Lannister lui tombaient dessus, du diable les couleurs royales ! et Gregor Clegane le prit à revers lorsqu’il voulut battre en retraite par le Gué-Cabot. Il se peut que ce lord Erik et quelques autres en aient un réchappé, nul ne sait au juste, mais ser Raymun y a péri, ainsi que la plupart de nos hommes de Winterfell. Il paraîtrait que lord Tywin a bouclé la route royale et marche à présent plein nord sur Harrenhal, incendiant tout sur son passage. »

De mal en pis, songea Catelyn. La gravité de la situation passait ses plus sombres prévisions. « Tu comptes l’affronter ici ? demanda-t-elle.

— S’il se risque aussi loin, mais personne n’y croit. J’ai néanmoins averti le vieil ami de Père, Howland Reed, à Griseaux. Si les Lannister s’aventurent dans le Neck, ils se feront saigner à chaque pas par les gens des paluds, mais Galbart Glover dit lord Tywin trop fin renard pour commettre cette bévue, et Roose Bolton en est d’accord. Il collera au Trident, selon eux, et prendra un par un les châteaux des seigneurs riverains jusqu’à ce que se retrouve isolé Vivesaigues. Il nous faut donc descendre à sa rencontre. »

Cette seule idée la glaça jusqu’aux moelles. Quelle chance de succès avait-il, à quinze ans, contre des chefs de guerre aussi chevronnés que Jaime et Tywin Lannister ? « Est-ce bien prudent ? Ici, tu te trouves en position de force. On assure qu’à Moat Cailin les vieux rois du Nord repoussèrent victorieusement des forces dix fois supérieures aux leurs.

— Certes, mais nos stocks de fournitures et de provisions fondent comme neige au soleil, et il serait malaisé de vivre sur un pays pareil. Nous attendions lord Manderly, ses fils sont là, il faut nous mettre en route. »

Par son truchement, c’est la voix des bannerets qu’elle entendait, convint-elle. Au fil des ans, elle avait hébergé nombre d’entre eux à Winterfell et, en compagnie de Ned, chauffé ses mains à leur foyer, pris place à leur table. Elle savait, elle, quels hommes ils étaient, chacun dans son genre. Mais Robb s’en doutait-il, lui ?

Leurs avis, du reste, ne manquaient pas de bon sens. Les forces assemblées là par son fils ne ressemblaient en rien aux armées permanentes qu’entretenaient les cités libres ni aux escouades du guet soldées en bel et bon argent. La pâte qui les composait provenait pour la plus grande part de gens du petit peuple : métayers, journaliers, pêcheurs, bergers, fils d’aubergistes, de tanneurs ou de boutiquiers, et une once de francs-coureurs et de reîtres avides de rapine servait de levain. Ils répondaient à l’appel des seigneurs…, mais à titre fort provisoire. « Se mettre en route est très joli, riposta-t-elle, maispour où ? et dans quel dessein ? Que projettes-tu ? »

Il hésita. « Lard-Jon pense qu’il faut imposer la bataille à lord Tywin en le prenant au dépourvu, mais les Glover et les Karstark trouveraient plus sage de le tourner pour aller renforcer Oncle Edmure face au Régicide. » D’un air malheureux, il plongea ses doigts dans la masse auburn de sa chevelure. « Ce qui me tracasse, c’est de penser que, lorsque nous atteindrons Vivesaigues… Je ne suis pas certain…

— Sois certain, lui dit-elle, ou rentre à la maison et reprends ton épée de bois. Tu ne peux te permettre ces airs indécis sous le nez d’hommes comme Roose Bolton et Rickard Karstark. Ne t’y méprends pas, Robb, ils sont tes bannerets, pas tes amis. Tu t’es désigné pour commander ? Commande. »

Manifestement estomaqué, il parvint à bredouiller, finalement : « Bien, Mère.

— Je repose ma question : que projettes-tu ? »

En travers de la table, il étala une vieille carte de cuir aux tons passés et quelque peu loqueteuse d’avoir été roulée, déroulée, mata le reploiement maniaque du bord supérieur en y déposant son poignard. « Les deux plans qu’on me suggère ont des qualités, mais…, voyez. Si nous essayons de tourner lord Tywin, nous risquons d’être pris en tenaille par le Régicide. Quant à l’attaquer…, nos indicateurs sont unanimes, il possède plus de fantassins et de cavaliers que moi. Et Lard-Jon a beau prétendre que peu importe, si nous le prenons au déculotté, moi, je doute qu’avec toute son expérience le vieux Lannister baisse jamais ses braies.

— Bravo », dit-elle. Assis, là, perplexe devant sa carte, il avait certaines des intonations de Ned. « Continue.

— Je serais tenté, moi, de laisser à Moat Cailin une petite garnison composée pour l’essentiel d’archers, d’emmener le gros de mes forces par la grand-route et, au-delà du Neck, de les diviser. L’infanterie poursuivrait, pendant que la cavalerie franchirait la Verfurque aux Jumeaux. » Son doigt marquait l’itinéraire. « En apprenant que nous avons fait mouvement vers le sud, lord Tywin se portera au nord pour affronter notre principale armée, manœuvre qui laissera la seconde libre de galoper sur la rive gauche jusqu’à Vivesaigues. » Sans aller jusqu’à sourire, il se rejeta contre le dossier de son siège, point trop mécontent de lui-même mais affamé d’un bout d’éloge.

Les yeux attachés à la carte, elle fronça le sourcil. « Tu mettrais une rivière entre tes deux armées…

Et entre Jaime et Tywin ! » s’enflamma-t-il. Et, sans plus réprimer son sourire : « Après le gué des Rubis, la Verfurque est infranchissable tout du long vers l’amont jusqu’au pont des Jumeaux, mais c’est lord Frey qui le contrôle…, et il est vassal de Grand-Père, non ? »

Lord Frey le Tardif, songea-t-elle. « Oui…, mais mon père s’est toujours défié de lui. Fais de même.

— Je n’y manquerai pas, promit-il. Mais dites-moi votre sentiment… ? »

Elle était impressionnée, malgré qu’elle en eût. Il a l’allure d’un Tully, mais il n’en est pas moins le fils de son père, et Ned l’a bien formé, « Quelle armée commanderais-tu ?

— La seconde », répondit-il sans l’ombre d’une hésitation. Tout son père, à nouveau. Ned ne manquait jamais d’assumer la tâche la plus périlleuse.

« Et la première ?

— Lard-Jon ne cesse de répéter qu’il faut écrabouiller Tywin. Je pensais lui en laisser l’honneur. »

Son premier faux pas. Mais comment le lui signaler sans blesser sa sécurité de béjaune ? « Ton père m’a dit un jour n’avoir jamais connu d’homme plus intrépide. »

Il s’épanouit. « Vent Gris lui a dévoré deux doigts, et ça l’a fait rire ! Donc, vous m’approuvez ?

— Ton père n’est pas intrépide, insinua-t-elle, il se contente d’être brave, c’est très différent… »

Il médita la chose un moment. « L’armée de l’est constituera le seul obstacle entre Tywin et Winterfell, dit-il, tout pensif. Enfin…, le seul avec ce que je laisserai d’archers à Moat Cailin. Ainsi, pas d’intrépide, c’est cela ?

— C’est cela. Il faut à ce poste du sang-froid, selon moi, de la rouerie, pas de la témérité.

— Roose Bolton…, grommela-t-il aussitôt. Ce type me fait froid dans le dos.

— Hé bien, prions qu’il fasse le même effet à lord Tywin. »

Robb acquiesça d’un signe et entreprit d’enrouler la carte. « Le temps de donner mes ordres, et je vous compose une escorte pour regagner Winterfell. »

Jusque-là, Catelyn s’était fouetté les flancs pour ne pas flancher, par amour pour Ned, par amour pour ce bougre de brave opiniâtre qu’était son fils. Elle avait jusque-là repoussé son désespoir, sa peur, tels des vêtements importuns…, et voilà, brusquement, qu’elle s’apercevait n’avoir cessé de les porter quand même.

« Je ne vais pas à Winterfell, s’entendit-elle annoncer, non moins déconcertée par l’afflux des larmes qui sans préavis brouillaient sa vision. Père est peut-être à l’agonie, derrière les remparts de Vivesaigues. Mon frère est assailli de toutes parts. Je dois me rendre auprès d’eux. »

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