ARYA

« Haut ? » jeta Sylvio Forel en taillant vers la tête, et clac ! firent les épées de bois.

« Gauche ! » et sa lame siffla, celle d’Arya surgit en trombe, clac !, il cliqueta des dents.

« Droit ! » dit-il, puis, pressant l’attaque : « Bas ! gauche ! gauche ! » à nouveau : « Gauche ! » de plus en plus vite, plus agressif, et elle reculait pied à pied, parait coup sur coup.

« Botte ! » prévint-il, et elle, comme il se fendait, bondit de côté, balaya l’assaut, tailla vers l’épaule et faillit, faillit si bien faire mouche, oh, d’un poil ! qu’un sourire lui échappa, sous la mèche en sueur qui lui battait les yeux.

Gauche ! » fredonnait cependant sans répit Syrio, « bas ! gauche ! gauche ! » son épée n’étant que vapeur dans la Petite Galerie, clac ! clac ! clac ! clac ! saturée d’échos, « haut ! gauche ! droit ! gauche ! bas ! gauche !!! »

La latte l’atteignit en haut de la poitrine, et d’une piqûre d’autant plus douloureuse et plus foudroyante qu’elle avait surgi mieux à contre-pied. «Ouille ! » cria-t-elle. Un fameux bleu en perspective, à l’heure du coucher, quelque part, au large. Chaque gnon vaut une leçon, se récita-t-elle, chaque leçon se solde par un progrès.

Syrio recula. « Te voilà mort. »

Elle fit une moue boudeuse, s’emporta : « Vous avez triché ! Dit “gauche” et frappé à droite.

— Exact. Et te voilà une fille morte.

— Mais vous avez menti !

— Ma langue, oui. Mais mon bras, mes yeux criaient la vérité. Seulement, tu n’y voyais goutte.

— Si fait. Je ne vous ai pas quitté du regard !

— Regarder n’est pas voir, fille morte. Le danseur d’eau voit, lui. Viens, pose l’épée… Voici venu le moment d’écouter. »

Elle le suivit jusqu’à la banquette du mur où il s’installa. « Sylvio Forel était première épée du Grand Amiral de Braavos, tu le sais, mais sais-tu comment il parvint à le devenir ?

— Vous étiez la plus fine lame de la ville.

— Exact, mais en quoi ? Alors que les autres étaient plus forts, plus vites, plus jeunes, en quoi Sylvio Forel les surclassa-t-il tous ? Je vais te le dire. » Du bout du doigt, il se tapota doucement la paupière. « Le coup d’œil, le coup d’œil authentique, le voilà, le cœur du sujet.

« Ecoute un peu. Les bateaux de Braavos font voile, aussi loin que souffle le vent, jusqu’en des contrées baroques et fabuleuses d’où leurs capitaines ramènent des bêtes extravagantes pour la ménagerie du Grand Amiral. Des bêtes comme tu n’en as jamais vu : et des chevaux zébrés, et d’immenses machins tapissés de taches, à col d’échassier, et des cobayes poilus gros comme des vaches, et des mantécores venimeuses, et des tigres équipés de poches pour leurs petits, et d’effroyables lézards debout, aux mâchoires garnies de faux… Sylvio Forel les a vus, tous ces trucs.

« Or, le jour en question, sa première épée venant de mourir, le Grand Amiral me mande chez lui. Nombre de bretteurs m’y ont précédé, qu’il a tous éconduits sans qu’on sût pourquoi. Moi, je me présente et le trouve assis, un gros chat jaune sur les genoux. “Un de mes capitaines, dit-il tout de go, me l’a rapporté d’une île au-delà du soleil levant. As-tu jamais vu sa pareille ?”

« Et moi, je réponds : “Des milliers, chaque nuit, dans les venelles de Braavos.” Du coup, il se met à rire et, le jour même, je suis nommé première épée. »

Arya tordit le nez. « Je ne comprends pas. »

Il cliqueta des dents. « La prétendue merveille était un chat vulgaire, ni plus ni moins. Mes compétiteurs s’attendaient tellement à quelque animal faramineux qu’ils s’y sont abusés. “De cette taille… !” s’ébahissaient-ils, bien que rien ne le différenciât du commun de ses congénères, hormis la graisse, car, nourri à la table de son maître, il paressait comme un pacha. “Et ces oreilles minuscules, c’est inouï !” Il les avait seulement perdues en combats de gouttière. Bref, le dernier des matous, mais comme le Grand Amiral disait “elle”, les autres n’y virent que du feu. Tu saisis ? »

Elle prit le temps de la réflexion. « Et vous voyiez, vous, l’évidence.

— Exact. La seule chose à faire est d’ouvrir les yeux. Le cœur ment, la tête joue cent tours, les yeux seuls voient juste. Regarde avec tes yeux. Ecoute avec tes oreilles. Goûte avec tes papilles. Flaire avec ton nez. Sens avec ta peau. Que la pensée suive, au lieu de précéder, et dès lors advient la connaissance de la vérité.

— Exact », dit-elle, épanouie.

Il s’accorda un sourire. « M’est avis qu’à notre arrivée dans ton sacré Winterfell, l’heure sera venue de te mettre l’aiguille en main.

— Oui ! s’enflamma-t-elle. Il me tarde tellement de montrer à Jon que… »

Dans son dos venaient de s’ouvrir à la volée les grandes portes de bois. Le fracas la fit pirouetter.

Sous l’arceau du seuil se dressait, cinq Lannister derrière lui, l’un des chevaliers de la Garde, armé de pied en cap mais la visière relevée. Aux favoris rouges, à l’œil flasque, Arya reconnut leur hôte, à Winterfell, lors de la visite royale, ser Meryn Trant. Sous les manteaux rouges à morions d’acier léonins se discernaient hauberts de mailles et cuir bouilli. « Arya Stark, dit Trant, viens avec nous, petite. »

Elle se mâchouilla la lèvre, indécise. « Que me voulez-vous ?

— Ton père désire te voir. »

Elle avança d’un pas, Syrio Forel la retint par le bras. « Et pourquoi lord Eddard envoie-t-il des Lannister au lieu de ses propres gens ? C’est curieux…

— Garde ton rang, maître à danser, rétorqua l’autre. Ceci ne te concerne pas.

— Ce n’est pas vous qu’enverrait mon père », dit Arya, ressaisissant son épée de bois. Dont gloussèrent les Lannister.

« Repose le bâton, petite. Je suis frère juré de la Blanche-Epée.

— Comme le Régicide quand il tua le vieil Aerys, riposta-t-elle. Je n’ai pas à vous accompagner si je ne veux pas. »

La réplique le fit sortir de ses gonds. « Emparez-vous d’elle », ordonna-t-il, avant d’abaisser sa visière.

Dans un cliquetis soyeux de maille, trois de ses hommes se mirent en mouvement. Brusquement affolée, Arya se récita : La peur est plus tranchante qu’aucune épée, pour tenter d’apaiser son cœur.

Syrio Forel s’interposa, sur ces entrefaites, latte tapotant sa botte. « Pas un pas de plus. Etes-vous des hommes ou des chiens, pour menacer un gosse ?

— Tire-toi, le vieux », grogna un Lannister.

Le bâton siffla, fit sonner le heaume. « Je suis Syrio Forel, et je vais t’enseigner le respect.

— De quoi, bâtard chauve ? » L’homme dégaina, le bâton reprit son vol à une vitesse aveuglante, et Arya perçut simultanément, sur un crac formidable, un quincaillement sur les dalles et un beuglement : « Ma main ! »

L’insolent pouponnait ses cinq doigts brisés.

« Rapide, pour un maître à danser, commenta Meryn.

— Lambin, pour un chevalier, repartit Syrio.

— Tuez-le, dit l’autre, et amenez la fille. »

Les quatre Lannister intacts dégainèrent, et le blessé, de la main gauche, tira un poignard en crachant.

Cliquetant de toutes ses dents, Syrio Forel se laissa glisser en posture de danseur d’eau pour ne s’offrir à l’adversaire que de profil. « Petite Arya, déclara-t-il sans lui accorder un regard ni cesser une seconde d’épier les autres, nous voici bons pour danser, aujourd’hui. Mieux vaut t’en aller, maintenant. Cours vite retrouver ton père. »

A contrecœur, et uniquement parce qu’il lui avait appris à obéir aveuglément, «Prompt comme un daim, murmura-t-elle.

— Exact », dit-il, tandis que se resserrait l’étau Lannister.

Le poing fermement serré sur sa propre latte, elle entreprit de battre en retraite. A le regarder, maintenant, elle comprenait qu’il s’était jusque-là, lors de leurs duels, contenté de badiner. Les Lannister et leur acier l’enveloppaient sur trois côtés. De la maille couvrait leur torse et leurs bras, des braguettes d’acier leur doublaient les chausses, mais du simple cuir les gainait aux jambes. Ils avaient les mains nues, leurs heaumes un nasal mais point de visière.

Sans attendre qu’ils fussent sur lui, Syrio volta sur la gauche à une vitesse qu’Arya n’eût jamais crue possible, contra une épée, tourbillonna pour en esquiver une autre, et comme son deuxième adversaire, déséquilibré, boulait dans le premier, lui botta le train : tous deux s’affalèrent. Un troisième les enjamba pour tailler à la tête du danseur d’eau, mais celui-ci plongea sous la lame en frappant d’estoc vers le haut, et l’homme s’écroula en hurlant : le sang giclait à flots du trou rouge qu’avait occupé jusqu’alors l’œil gauche.

Voyant se relever les précédents, Syrio taillada la face de l’un et décoiffa l’autre. L’homme au poignard abattit son arme, mais le heaume seul encaissa le coup, tandis que le bâton volait écrabouiller une genouillère. Avec un juron, le dernier manteau chargea, cisaillant à deux mains l’espace et, grâce à une cabriole à droite de Syrio, prit au défaut de l’épaule son copain nu-tête alors qu’il se démenait pour s’agenouiller, lui ravageant dans un cri strident et maille et cuir et chair, mais il n’eut pas le temps de libérer la lame que Syrio Forel lui faisait avaler sa glotte. Un cri rauque, et, s’étreignant le col, il basculait en arrière. Sa face, déjà, se marbrait de noir.

Des ennemis, cinq gisaient, blessés ou morts ou moribonds, quand Arya atteignit la porte qui desservait les cuisines, à l’arrière, et qu’avec un juron, « Bougres de corniauds ! » défourailla ser Meryn Trant.

Syrio Forel reprit la posture, cliqueta des dents. « Petite Arya, déclara-t-il, sans lui accorder un regard, va-t’en, maintenant. »

Il avait dit : Regarde avec tes yeux… Elle vit : le chevalier, blanc de pied en cap, les jambes et la gorge et les mains cuirassées de fer, l’œil à l’abri sous son névé de heaume, et redoutable acier au poing. Là-contre, épée de bois, justaucorps de cuir. « Syrio, cria-t-elle, fuyez !

— La première épée de Braavos ne fuit pas », fredonna-t-il comme ser Meryn taillait dans sa direction. Il esquiva d’un entrechat, son bâton se fit moins que brume et, en un clin d’œil, eut martelé l’adversaire à la tempe, au coude, au gosier, bois sourd contre métal clinquant du heaume, de la cubitière, du gorgeret. Arya, médusée, demeurait. Ser Meryn avança, Syrio recula, contra le premier assaut, bondit à l’écart du deuxième, dévia le troisième.

Le quatrième trancha la latte, en éparpilla mille échardes, entra dans le cœur de plomb.

Pivotant à même un sanglot, Arya prit ses jambes à son cou.

En trombe, elle traversa la cuisine et l’office, s’y faufilant, malgré la panique qui l’aveuglait, parmi les cuistots et les marmitons, se trouva brusquement devant une mitronne chargée d’un plateau, la culbuta sous une ondée capiteuse de miches chaudes et, talonnée par des vociférations, balança vivement, face à un boucher colossal qui, rougi jusqu’aux coudes, exorbité, lui barrait la route, dépeçoir en main, finit par le tourner.

En un éclair affluaient dans sa cervelle toutes les leçons reçues de Syrio Forel. Vite comme un daim. Silencieux comme une ombre. La peur est plus tranchante qu’aucune épée. Preste comme un serpent. Calme comme l’eau qui dort. La peur est plus tranchante qu’aucune épée. Fort comme un ours. Intrépide comme une louve. La peur est plus tranchante qu’aucune épée. Qui a peur de perdre a déjà perdu. La peur est plus tranchante qu’aucune épée. La peur est plus tranchante qu’aucune épée. La poignée ce sa latte était gluante de sueur lorsqu’elle atteignit, hors d’haleine, le palier de la tourelle et, une seconde, s’y pétrifia : haut ? bas ? Grimper menait, par le pont couvert qui enjambait la petite cour, droit à la tour de la Main, mais on compterait précisément qu’elle eût emprunté cet itinéraire.Ne jamais faire le geste escompté. Elle dévala quatre à quatre le colimaçon qui, à force de tournicoter, débouchait sur l’antre d’un cellier. Empilés sur une hauteur de vingt pieds, des fûts de bière s’y discernaient, panse à panse, à la faveur de la maigre lumière qu’au ras de la voûte diffusaient d’étroits soupiraux.

Cul-de-sac. Point d’autre issue que par la voie d’accès… Mais elle n’osait pas remonter, ne pouvait pas non plus demeurer là. Il lui fallait retrouver Père et l’aviser du guet-apens. Père la protégerait.

Fourrant la latte dans sa ceinture, elle entreprit d’escalader les futailles et, par bonds successifs, se rapprocha d’un soupirail vers lequel, agrippée des deux mains aux aspérités de la pierre, elle se hissa. Percée dans un mur épais de trois pieds, l’ouverture formait une espèce de tunnel pentu. Arya s’y inséra, se tortilla vers la blancheur du jour et, une fois parvenue au niveau du sol, lorgna, par-delà la courtine, la tour de la Main.

Défoncée, rompue comme à coups de hache, la lourde porte pendait sur ses gonds. En travers des marches gisait, face contre terre, un cadavre aux épaules rougies sous la maille. Enchevêtré sous lui, son manteau. Un manteau de laine grise à bordure de satin blanc, découvrit-elle avec horreur. Qui ?

« Oh non… », souffla-t-elle. Que se passait-il donc? Où donc était Père ? Pourquoi les manteaux rouges étaient-ils donc venus la chercher ? Elle se souvint brusquement des propos de la barbe jaune, le jour où elle avait découvert les monstres : Une Main est bien morte, pourquoi pas deux ? Des larmes lui vinrent aux yeux. Elle arrêta de respirer pour tendre l’oreille. Et depuis la tour de la Main lui parvinrent, parmi le tohu-bohu de combats, le fracas de l’acier contre l’acier, des éclats de voix, des gémissements. Impossible de retourner là. Père…

Trop effrayée d’abord pour esquisser un geste, elle ferma les yeux. On avait tué Jory, Wyl, Heward, on avait tué – qui n’importait guère… – le garde du perron, là, on tuerait peut-être aussi Père, on la tuerait elle-même, si on l’attrapait. « La peur est plus tranchante qu’aucune épée », dit-elle à haute voix, mais la conjuration n’opéra point. Bien joli que de se prétendre danseur d’eau, quand Syrio Forel, authentique danseur d’eau, lui, le chevalier blanc l’avait probablement tué, qu’elle n’était, de toute façon, rien d’autre qu’une fillette éperdue, seule, et dérisoire avec son bâton.

Elle finit néanmoins par se couler dehors et, l’œil aux aguets, se redressa. Le château semblait désert. Semblait. Jamais le Donjon Rouge n’était désert. Ses habitants devaient se terrer, simplement, portes verrouillées. Après un regard nostalgique aux fenêtres, là-haut, de sa chambre, Arya, collée contre le mur et glissant d’ombre en ombre, s’éloigna de la tour de la Main. Elle essaya de se convaincre qu’elle partait chasser des chats…, seulement, le chat, c’était elle, à présent, et, en cas de capture, la mort assurée.

Parmi les édifices elle s’insinua, franchit des murs, attentive à se préserver de toute surprise sur ses arrières en se plaquant le plus possible au grès. Elle abordait la courtine intérieure quand y surgirent à toutes jambes une douzaine de manteaux d’or équipés de maille et de plate, mais elle préféra, faute de savoir à quel bord ils appartenaient, se pelotonner dans l’ombre et attendre qu’ils fussent passés. Et, sans autre encombre, elle parvint aux écuries.

Près de la porte, elle trouva Hullen, leur grand écuyer de toujours, à Winterfell, recroquevillé dans une mare de sang. On l’avait si sauvagement massacré que sa tunique avait l’air constellée de fleurs écarlates. A pas de loup, elle s’approcha, persuadée qu’il était mort, mais il ouvrit les yeux, chuchota : « Arya Sous-mes-pieds… Il faut… il faut… » Un caillot mousseux lui souilla la bouche. Une à une y crevaient des bulles. « …avertir ton… le seigneur ton père… » Ses paupières se refermèrent, il ne dit plus rien.

A l’intérieur, des cadavres encore. Un palefrenier qu’elle avait eu pour compagnon de jeux. Trois autres des gardes de Père. Abandonné près de l’entrée, un fourgon chargé de coffres et de ballots. L’attaque avait dû se produire alors que les victimes s’affairaient en vue du départ vers les docks. Quelques pas furtifs, et elle reconnut Desmond. Qui, naguère, se faisait si fort, main sur le pommeau, de protéger Père… Couché sur le dos, il fixait le plafond d’un regard aveugle où nageaient les mouches. A ses côtés gisait un manteau rouge sous son heaume à mufle de lion. Mort, bien mort. Mais rien qu’un. Chaque épée du nord en dix de cette bougraille du sud, prétendait Desmond. « Espèce de menteur ! grogna-t-elle et, prise de fureur, elle lui donna un coup de pied.

Affolées dans leurs stalles par l’odeur du sang, les bêtes hennissaient, bronchaient, renâclaient. Arya n’avait qu’une idée en tête, en prendre une et filer, quitter ce château, quitter cette ville. Ensuite, il lui suffirait de suivre la grand-route pour aboutir à Winterfell. Elle décrocha du râtelier selle, bride, harnais.

Comme elle s’avançait, ainsi lestée, derrière le fourgon, un coffre tombé à terre lui attira l’œil. Heurté durant le combat ou brusquement lâché lors du chargement, il s’était fracassé, son couvercle ouvert et son contenu répandu. Reconnaissant là les soieries, satins et velours qu’elle refusait d’endosser, elle songea que pour son voyage, des vêtements chauds, quoique…, et puis, mais oui…

Elle s’agenouilla dans la crotte et, parmi les parures éparpillées découvrit un gros manteau de laine, une jupe de velours et une tunique de soie, quelques sous-vêtements, une robe brodée par Mère expressément pour elle et, souvenir de sa petite enfance, une gourmette en argent qu’elle pourrait vendre puis, rejetant de côté le couvercle à demi disloqué, tâtonna dans le coffre en quête d’Aiguille Elle l’y avait cachée tout au fond, sous les piles de vêtements, mais la chute avait si bien chamboulé toutes choses qu’elle commençait à craindre que quelqu’un n’eût volé l’épée quand ses doigts en éprouvèrent la rigidité sous un tas de chiffons soyeux.

« La v’là ! » chuinta quelqu’un derrière elle.

Elle sursauta, pivota. A deux pas se dressait, souriant d’un air fourbe, un jeune palefrenier vêtu d’un justaucorps souillé d’où dépassait un pan de chemise pisseux. Ses bottes étaient couvertes de fumier, et il maniait une fourche. « Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— A’m’connaît point, mais j’la connaissons, moué, mêm’ ben. La fille au loup.

— Aidez-moi à seller un cheval, pria-t-elle en farfouillant de nouveau dans le coffre pour saisir Aiguille. Mon père est la Main du Roi. Il vous récompensera.

— Ton père ? ’l est mort, dit-il, savatant vers elle. C’la reine qu i m’récompens’ront. Par ici, p’tiot’.

— Bas les pattes ! » Sa main se referma sur la garde d’Aiguille.

« Par ici, j’ ’vons dit. » Et il lui empoigna brutalement le bras.

Aussitôt furent oubliées toutes les leçons de Syrio Forel, et la terreur n’en suscita qu’une, celle de Jon Snow, la toute première.

Avec une force hystérique, elle frappa d’estoc, de bas en haut.

Aiguille traversa le justaucorps de cuir, la viande blanchâtre du ventre et ressortit entre les omoplates de l’individu qui, lâchant sa fourche, émit un petit son bizarre, à mi-chemin du soupir et du hoquet. Ses mains se refermèrent sur la lame. «Dieux d’dieux… geignit-il, tandis que s’empourprait le pan de sa chemise, r’tir-moué ça. » Et il mourut lorsqu’elle retira ça.

Les chevaux menaient un tapage d’enfer. Epouvantée par le spectacle de la mort, Arya contemplait, sans un mot, le corps. En s’effondrant, le type avait dégueulé du sang, le sang coulait à gros bouillons de ses tripes ouvertes, et il barbotait dans le sang. Ses paumes étaient deux plaies sanglantes. Elle recula lentement, Aiguille toute rouge au poing. Il fallait partir. Partir loin d’ici. N’importe où. Quelque part où ne l’atteindrait plus l’air accusateur de ces yeux.

Rattrapant précipitamment le harnachement, elle courut vers sa jument mais, sur le point de la seller, ses bras retombèrent, accablés du désespoir brutal que seraient fermées les portes du château. Celles de l’arrière ? Sous bonne garde, vraisemblablement. Peut-être les gardes ne la reconnaîtraient-ils pas ? S’ils la prenaient pour un garçon, peut-être la laisseraient-ils… ? non. Ils auraient pour consigne de ne laisser sortir personne. Qu’ils la connaissent ou pas n’y changerait rien.

Restait une autre issue par où s’échapper…

La selle lui glissa des mains, toucha terre avec un bruit sourd et une bouffée de poussière. Le caveau des monstres… Encore fallait-il le retrouver. Saurait-elle ? Rien de moins sûr, mais elle devait essayer.

De retour à ses nippes, elle enfila le manteau dont les vastes plis camoufleraient Aiguille, noua le reste en saucisson, le fourra sous son bras, gagna d’un pas furtif le fond de l’écurie et, entrebâillant la porte, examina les alentours. Au loin se percevait un cliquetis d’épées. Le cri d’un blessé, quelque part, lui glaça les moelles. Descendre, là-bas, l’escalier sinueux, longer les petites cuisines et la porcherie, voilà ce qu’il fallait refaire, comme l’autre fois, sur les traces du matou noir, seulement… Seulement, ce chemin-là menait droit devant les casernes des manteaux d’or. Impraticable. Elle s’efforça d’en concevoir un autre. En passant par l’autre côté du château, il lui serait possible de se couler le long des murs surplombant la Néra puis, à travers le bois sacré…, oui, mais. Mais d’abord, il y avait la cour à traverser, au nez et à la barbe des sentinelles du rempart.

Et jamais elle n’y en avait tant vu. Des manteaux d’or, pour la plupart, équipés de piques. Certains la connaissaient de vue. Comment réagiraient-ils s’ils la voyaient traverser en courant, minuscule de là-haut ? Seraient-ils capables de l’identifier ? S’en soucieraient-ils ?

Il fallait partir, et tout de suite, se disait-elle, mais, au moment de s’élancer, la panique la paralysait.

Calme comme l’eau qui dort, chuchota contre son oreille une voix flûtée. De saisissement, elle manqua laisser choir ses frusques. Elle regarda vivement tout autour, mais il n’y avait personne d’autre dans l’écurie qu’elle, les chevaux, les morts.

Silencieux comme une ombre, entendit-elle. Sa propre voix, ou celle Syrio ? Elle n’eût su dire, mais cela calma bizarrement ses transes.

Et elle sortit.

Le risque le plus fou qu’elle eût pris de sa vie. Alors qu’elle mourait d’envie de courir se tapir, elle s’obligea à marcher, à traverser posément la cour, pas après pas, comme un qui a tout son temps et rien à craindre de quiconque. Elle eût juré sentir fourmiller, telles des punaises, les yeux sous ses vêtements, à même sa peau, mais pas une fois ne leva les siens. Qu’elle vît leurs regards, et son courage l’abandonnerait, elle le savait, et elle lâcherait son paquet, se mettrait à courir, en larmes, comme un bambin, et là, ils l’auraient. Aussi ne cessa-t-elle de fixer le sol, et si, lorsqu’elle atteignit enfin, de l’autre côté, l’ombre du septuaire royal, elle était en nage et glacée, aucun haro du moins n’avait retenti, ni le moindre appel.

Elle trouva le septuaire ouvert et désert. Seuls y brûlaient, au sein d’un capiteux silence, une cinquantaine de cierges dévots. Deux de plus ou de moins…, se persuada-t-elle, les dieux ne lui en voudraient pas. Après les avoir enfouis dans ses manches, elle s’esbigna par une fenêtre. Se faufiler jusqu’à l’impasse où elle avait acculé le matou lui fut dès lors un jeu d’enfant, mais ensuite elle s’égara. Pendant plus d’une heure, elle erra, n’enfilant fenêtre après fenêtre que pour s’en extirper aussitôt après, sautant des murs et, silencieuse comme une ombre, cherchant sa voie de cave en cave. Elle entendit pleurer une femme, une fois. Finalement se profila tout de même l’étroit soupirail qui plongeait vers les oubliettes où, dans le noir, les monstres guettaient sa venue.

Après y avoir balancé le balluchon, elle courut la chance de repartir en vitesse rallumer un cierge à un feu entr’aperçu durant ses vagabondages. De fait, celui-ci tombait en cendres et, tandis qu’elle soufflait sur les braises, des voix se rapprochaient dangereusement. A peine s’éclipsait-elle par la fenêtre, les doigts reployés autour d’une flamme précaire, que s’ouvrait la porte, mais elle n’eut cure de savoir sur qui.

Cette fois, les monstres la laissèrent froide. Quasiment l’air de vieux copains. Elle éleva la lumière au-dessus de sa tête. Chacun de ses pas faisait mouvoir leurs ombres sur les parois comme s’ils se tournaient pour la regarder passer. «Des dragons », chuchota-t-elle en tirant Aiguille de sous son manteau. La lame paraissait bien frêle et les dragons bien gros, mais le contact de l’acier lui procura un certain mieux-être.

L’interminable corridor aveugle, au-delà du seuil, se révéla aussi ténébreux qu’elle se le rappelait. Sa main gauche – la bonne – étreignait Aiguille, sa droite le cierge. Entre ses phalanges dégouttait la cire chaude. L’accès au puits se trouvant à gauche, elle prit à droite. Quelque chose en elle était tenté par le triple galop, mais le risque de souffler la flamme l’effrayait par trop. Elle entendait couiner des rats, discerna même, à la lisière de la lumière, deux minuscules rougeoiements, mais les rats, elle s’en fichait. Pas du reste. Il était si facile, par ici, de se cacher. De se cacher, comme elle du barbu bifide et du magicien… Peu s’en fallait qu’elle ne vît, debout contre le mur, là, les doigts recourbés en griffes et les paumes encore sanguinolentes, le palefrenier qu’elle avait tué. Il pouvait, tapi dans un angle, attendre, prêt à bondir. Il la verrait venir de loin, la flamme vacillante… Ne valait-il pas mieux, tout compte fait, l’éteindre ?

La peur est plus tranchante qu’aucune épée, chuchota la petite voix intérieure, et Arya, tout à coup, se remémora les cryptes de Winterfell. Bien autrement lugubres que ces lieux-ci, se dit-elle. Elle y était descendue pour la première fois tout enfant. Robb les menait, elle et Sansa et Bran, alors pas plus grand que maintenant Rickon. Une seule chandelle les éclairait tous, et les yeux du petit s’élargirent à la vue des rois de l’Hiver, de leurs physionomies de pierre, des loups lovés à leurs pieds, des épées de fer leur barrant le giron.

Robb les conduisit jusqu’au fin fond, par-delà Grand-Père et Brandon et Lyanna, pour leur montrer leurs propres tombes. Terrifiée à l’idée qu’elle pourrait s’éteindre, Sansa ne lâchait pas des yeux la grosse chandelle qui s’amenuisait. Vieille Nan lui avait en effet conté que l’araignée pullulait là, et le rat gros comme un limier. Son appréhension fit sourire Robb. « Bagatelle, ici, que tes rats et tes araignées. » Il chuchota : « Nous nous trouvons sur la promenade des morts, et… » A cet instant précis s’exhala, funèbre à vous flanquer la chair de poule, une espèce de râle caverneux. Bran empoigna la main d’Arya.

Alors, du caveau béant, pas à pas, émergea, livide, ululant sa soif de sang, le spectre, et, pendant qu’avec des piaillements stridents Sansa se ruait vers l’escalier, que Bran cramponnait ses hoquets à la jambe de Robb, elle-même, loin de décamper, boxait l’apparition – tout bonnement Jon, barbouillé de farine – en clamant : « Espèce d’idiot ! Terrifier ce petit… », sans autre succès qu’un concours de fous rires si inextinguible des deux aînés qu’en moins de rien leurs benjamins s’étouffaient de même.

Ce vieux souvenir fit sourire Arya et, dès lors, les ténèbres ne recélèrent plus de terreurs. Le palefrenier ? mort, bel et bien, tué par elle, et elle le tuerait de nouveau s’il s’avisait de lui sauter dessus. Elle rentrait à la maison, là. A la maison, tout irait mieux. Le granit gris de Winterfell la mettrait à l’abri, là.

Elle plongea résolument vers le fond des ténèbres où là-bas, loin, loin, la précédait l’écho mat de ses propres pas.

Загрузка...