« Je ne m’entretiendrai plus beaucoup avec vous, car il vient, le Prince de ce monde. »
Semacgus se frottait les mains de jubilation devant la mine stupéfaite de Nicolas.
— Ainsi donc les deux jeunes filles de la maison avaient été engrossées ! L’une a péri dans des circonstances non encore élucidées, et l’autre, qui dissimulait sans doute son état ou l’ignorait, se trouve plongée dans...
Il hésitait sur le mot à employer.
— ... un état indéfinissable que rien n’est venu jusqu’alors expliquer.
— Ne laissez pas votre esprit battre la campagne, dit le chirurgien de marine, redevenant sérieux. Vous avez mieux à faire. Il n’est point de phénomènes que la raison ne puisse ou ne doive éclaircir. Ainsi, votre servante volante, elle ne s’élève pas comme un miracle ambulant !
— Mais, la chronique des saints...
— Ah ! le Breton resurgit, le fils adoptif d’un chanoine ! Vous n’allez pas me mettre en avant des histoires de bonnes femmes ou de frocards. Je considère ces faits apparemment inintelligibles d’une autre manière. Nous autres, docteurs en médecine — si je puis usurper ce titre que certains me disputent[64] —, avons de tout temps observé des crises identiques chez des sujets frustes ou peu doués, comme l’est votre souillon. Pour nommer les choses par leur nom, votre patiente souffre d’hystérie, dont les manifestations passaient jadis pour des interventions du malin.
— Je n’ignore pas ce terme, dit Nicolas, mais vous n’avez pas vu le lit se soulever.
— Allons, cessez de tirer votre poudre aux oiseaux[65]. Au siècle dernier, Charles Lepois plaçait déjà l’origine de ce mal dans le cerveau. À la même époque, l’Anglais Thomas Sydenham mettait au point un remède à base d’opium, appelé laudanum, qu’il estimait calmant et résolutif de ces crises. Paracelse, avant eux, expliquait ces délires par des déviations de l’imagination. Je suis de leur avis, l’homme est un monde à lui-même. Son esprit se joue de sa nature physique, et non le contraire. Quant au reste, je rejette toute influence néfaste qui s’exercerait à broyer les cœurs et à animer les corps. Mais je dois vous avouer que je trouve cette maison malsaine et comprends qu’elle vous tourneboule la tête.
Le discours académique de Semacgus laissait Nicolas perplexe. Son ami, qui n’avait pas connu les affres de la nuit écoulée, ne pouvait mesurer son désarroi et ses interrogations. Il fit front.
— Quoi qu’il en soit, Guillaume, tout doit être mis en œuvre, pour élucider ces mystères. Si vous en avez le loisir, faites-moi la grâce de retourner rue Montmartre et de prier de ma part M. de Noblecourt de me confier son chien Cyrus pour la nuit prochaine. Si je suis éprouvé et ameubli au point d’entendre ce qui n’est pas et de voir ce qui n’existe pas, je suppose qu’une vieille bête innocente n’en éprouvera, elle non plus, aucune impression et que sa passivité confirmera votre diagnostic. Et comme j’entends m’entourer des conseils de mes amis, quand vous reviendrez je vous laisserai de garde près de la Miette pendant que j’irai visiter le père Grégoire au couvent des Carmes déchaux. Il sera heureux de me revoir, je l’ai quelque peu négligé.
Semacgus lisait dans la pensée de Nicolas. Il leva les bras au ciel.
— Après la médecine des corps, la médecine des âmes. Vous voilà bien mal engagé... Enfin, je demeure à votre disposition et ne désespère pas de vous récupérer dans les légions de la nature et de la vérité. Sur ce, je cours me restaurer, et m’est avis que vous devriez en faire autant.
— Vous avez bien raison, depuis vingt-quatre heures je n’ai qu’une omelette sur l’estomac.
— Ce n’est pas très grassouillet, comme disait votre amie, la bonne dame de Choisy[66]. Je vous rappelle qu’un esprit attentif et perspicace exige un ventre plein. Veillez-y.
Son ami parti et après un dernier coup d’œil à la Miette qui reposait paisiblement, Nicolas descendit dans la salle à manger où Mme Galaine, en chenille, servait le café à l’ensemble de la famille. Les deux sœurs paraissaient calmées. Charles, sans sa perruque, révélait une calvitie avancée qui le vieillissait. Après un temps d’hésitation, il s’adressa à Nicolas.
— Monsieur le commissaire, j’ai une requête à vous soumettre. Dans la situation où nous sommes, il m’apparaît important que ma famille et moi-même puissions assister à l’un des offices de la Pentecôte sur le banc habituel de notre paroisse. Cela fera taire les commérages et le Seigneur répondra peut-être à nos prières de voir la paix réintégrer cette demeure.
Nicolas acquiesça tout en pensant que la paix reviendrait le jour où le coupable du meurtre d’Élodie serait découvert. Il indiqua qu’il veillerait la Miette et qu’ainsi tous, y compris Marie Chaffoureau, seraient à même de remplir leurs devoirs religieux en ce jour solennel. Resté seul, il entreprit de boire une tasse de café au lait que son estomac ne parvint pas à accepter, une peau s’étant formée à la surface du liquide, chose que, depuis sa plus tendre enfance, il ne pouvait supporter. La pompe de la cour lui procura, par cette belle matinée de fin de printemps, la joie et la renaissance d’un ébrouement requinquant. Au fond, Semacgus avait peut-être raison : le bien-être du corps dépendait de la pacification de l’esprit et n’impliquait aucune autre cause. Mais qui pouvait savoir ? Il remonta se raser et se coiffer. Sur le coup de neuf heures, la cuisinière passa la tête, lui annonçant le départ de la famille pour l’église Saint-Roch. Il les accompagna, tous vêtus de deuil, jusqu’à la porte de la boutique qui fut fermée à clé de l’extérieur. Le commissaire décida d’accomplir une opération dont l’idée avait germé lorsqu’il s’était rendu compte qu’il était libre de ses mouvements dans une maison où Naganda était enfermé dans sa soupente et la Miette sans conscience sur sa couche. Jamais pareille occasion ne se représenterait de chercher des indices. Il décida de commencer sa perquisition par la chambre du couple Galaine.
Elle était ouverte. Le ht, sous un ciel de velours d’Utrecht poussiéreux, était défait ; des vêtements de nuit en désordre gisaient épars sur la courtepointe. Deux bergères garnies du même tissu, un tapis usé, un guéridon portant une carafe d’eau et deux gobelets d’argent, et une armoire dont la haute silhouette touchait presque les solives en constituaient le décor suranné et quelque peu austère. Seule concession aux modes du temps, un petit secrétaire en bois de citronnier détonnait, par sa splendeur, dans cet ensemble vieillot. Nicolas était toujours surpris par la visite des intérieurs. Après dix ans de carrière, d’innombrables perquisitions lui offraient un catalogue complet de modèles qu’il parvenait maintenant à ordonner et classifier, mais qui ne correspondaient pas toujours aux caractères ou aux situations.
Nicolas s’attela à sa tâche avec la détermination méthodique d’un chasseur en traque. Il s’attaqua d’abord au secrétaire. Rien n’était clos ; les tiroirs et l’écritoire coulissante contenaient des papiers de commerce, factures et correspondances. Il y trouva aussi des bijoux de femme, des parures et des boucles de souliers d’homme. Rien d’intéressant. Le commissaire caressait le bois précieux tout en réfléchissant. Il finit par sortir un tiroir et plongea le bras dans le cœur du meuble. Il tâtonna longuement et sentit sous ses doigts une petite pièce de bois articulée. Il la manipula avec précaution, un double déclic se fit entendre, deux garnitures étroites en colonnes, à l’arrière de l’écritoire, s’ouvrirent laissant jaillir deux petits tiroirs oblongs. L’un contenait quelques louis d’or, l’autre, symétrique, une lettre au cachet rompu représentant deux castors accolés par leur queue, enseigne de la maison de pelleterie familiale.
Il s’en saisit, le cœur battant. Deux impressions se combattaient en lui : la curiosité propre à son état et le scrupule de l’honnête homme conduit à plonger dans le secret des familles. La frontière franchie, rien ne permettait de revenir en arrière et toute innocence s’évanouissait. Il s’assit dans une des bergères et déploya la lettre. Son émotion était telle que les caractères dansaient devant ses yeux et qu’il ne parvenait pas à se concentrer sur les lignes d’une petite écriture pointue mais volontaire, dont l’encre commençait à pâlir avec le temps.
Louisbourg, ce 5 décembre 1750
Mon frère,
L’annonce de la mort de notre père me fait mesurer le malheur d’être éloigné de sa famille et de n’y pouvoir compter désormais que sur la froideur d’un frère dont rien ne justifie l’hostilité constante qu’il m’a toujours manifestée. Je souhaite que le temps aplanisse un différend que je n’ai jamais voulu et qu’il ne m’est pas possible d’évoquer sans une sensible peine.
Cela étant, je dois vous annoncer mon mariage et la naissance de mon premier-né. C’est une fille qui porte le second prénom de notre mère, Élodie. Quel que soit notre éloignement, moi, en Nouvelle-France, et vous si distant et si peu soucieux de sentiments fraternels, je vous confie votre nièce si la guerre qui s’aggrave venait à nous emporter, mon épouse et moi. Un jeune Indien recueilli, Naganda, élevé dans mes factoreries et qui a toute ma confiance, a reçu mes instructions afin de tout tenter pour reconduire notre fille en France.
Les dernières années ont été fructueuses et vous avez eu votre large part de notre négoce et de son succès. Sachez que je laisserai, d’une manière ou d’une autre, traces de mes volontés dernières. Notre notaire en sera informé, au cas ou je devrais périr dans les événements qui s’annoncent.
Embrassez nos sœurs. N’oubliez pas que je vous confie Élodie. Votre malgré tout très affectionné frère,
Claude.
Nicolas recopia soigneusement le texte dans son petit carnet noir, replia la lettre avec soin avant de la réinsérer dans le tiroir secret. Il repoussa tout le système dans le placage de bois précieux, replaça le grand tiroir dans son réceptacle et referma le secrétaire. La suite de ses recherches se révéla infructueuse. Successivement, la chambre d’Élodie — curieusement vidée de tout objet intime ou personnel — et celle de Jean, le fils aîné, n’apportèrent pas de résultats tangibles. Dans la chambrette de Geneviève, Nicolas découvrit, au milieu de poupées, une feuille de papier chiffonnée sur laquelle une main malhabile avait dessiné une scène étrange. Deux personnages vêtus d’une grande cape et d’un haut chapeau, l’un serrant une sorte de mannequin et l’autre tenant une pelle, paraissaient danser une espèce de gigue. Pour le coup, il serra cet étrange tableau dans son habit. L’homme deux fois représenté était-il Naganda ? Tout le laissait penser.
Il acheva son inspection par la chambre commune des sœurs Galaine. Deux lits rapprochés n’en formaient qu’un, occupant presque tout l’espace d’une pièce encombrée d’objets de piété, de deux prie-Dieu et de tableaux à motifs religieux. Outre une petite commode, une sorte d’alcôve servait de cabinet de toilette, le linge et les vêtements étant rangés dans des placards creusés dans la masse du mur. Çà et là, des oiseaux naturalisés demeuraient figés en des pauses fatiguées et ajoutaient une note sinistre et poussiéreuse à cet ensemble ranci.
Soudain Nicolas entendit craquer le parquet du corridor. Qui pouvait bien arriver ? Il supposa que la Miette s’était réveillée et levée, mais le bruit de pas approchait et les intervalles séparant les craquements indiquaient plutôt les pauses d’une très prudente progression. Son premier réflexe fut de chercher autour de lui une cachette. Le placard aux robes ? Certainement pas : le refuge le plus classique était toujours le plus risqué. La cheminée ? Beaucoup trop étroite pour s’y dissimuler. Ce qu’il entrevit en un éclair, ce fut le dessous des deux lits et le tissu de perse fané qui tombait jusqu’au parquet. Il s’y glissa prestement, et se tenait désormais à plat ventre, son dos touchant les bois du lit. Sa respiration déjà accélérée par l’émotion se trouvait encore gênée par une masse de tissu sur laquelle il reposait. Le bruit de pas n’avait pas repris. Le sang qui battait à ses oreilles l’assourdissait. À quelques pouces de son visage, il découvrit une colonne de minuscules fourmis que les tissus semblaient attirer. Beaucoup de maisons, en plus des rats, de la vermine et des puces, étaient fréquentées l’été par ces insectes.
Le bruit reprit, plus proche, très proche... Dans son champ de vision autorisé par les ondulations du tissu, Nicolas vit apparaître deux pieds nus et bruns qui avançaient avec précaution. Ce ne pouvait être que Naganda ; et il devina que le visiteur se livrait lui aussi à une fouille en règle de la chambre. Aurait-il l’idée de regarder sous les lits ? Nicolas frémit quand il le vit s’approcher sur la droite. Le dessus-de-lit remonta, on fouillait brutalement la literie, puis un peu de jour apparut par les crailles du bois : on avait soulevé le matelas. L’Indien piétina encore longtemps dans la pièce, puis finit par s’éloigner. Nicolas attendit un moment que le silence revînt à l’étage. M. Galaine enfermait Naganda, mais oubliait que l’Indien s’était déjà échappé par le châssis du toit et que rien ne lui interdisait de recommencer. Une porte ou une fenêtre mal fermée lui permettait de pénétrer dans la maison. Que pouvait-il chercher, sinon ce fameux talisman, cette pièce secrète accrochée à son cou, dont la perte l’obsédait et dont une perle s’était retrouvée dans la main crispée du cadavre d’Élodie ?
Nicolas espérait que ses propres recherches aboutiraient à quelque chose, même après le passage de Naganda. Il s’y astreignit avec toute la technique d’un professionnel, ce que n’était pas l’Indien. Bien lui en prit, car, en passant la main sous le dessous du tiroir de la commode, il sentit un petit papier légèrement collé par un pain à cacheter. Il le détacha délicatement et lut ce banal billet :
N°8
Reçu en gage un lot pour une valeur remboursable de dix-huit livres, cinq sols, six derniers.
À échéance d’un mois. Ce trente et unième de mai 1770.
Signé : Robillard,
Fripier, rue du Faubourg-du-Temple.
Un prêteur sur gages ? Un usurier ? Un moyen pour les sœurs Galaine de se faire des ressources supplémentaires ? Ce n’était pas tant la nature du billet que sa date qui intriguait Nicolas. Le 31 mai 1770 était le lendemain de la catastrophe de la place Louis-XV. Cela ouvrait bien des voies. Il recopia aussi le reçu, puis le recolla à sa place dans la commode en mouillant de salive le petit rond de pain à cacheter. Au fond du placard, il trouva une paire de chaussures de femme souillées, dont l’empreinte portait des taches de charbon ou de bois brûlé ainsi que de fins morceaux de paille. À laquelle des deux sœurs appartenaient-elles ? À Charlotte, l’aînée, ou à Camille, la cadette ? Sans raison apparente, la présence des fourmis lui revint à l’esprit. Il replongea sous le lit et en sortit des bandes étroites de lin souillées de traînées jaunâtres où couraient encore quelques insectes. Les ayant approchées de son nez, il eut un haut-le-cœur en respirant une forte odeur de lait tourné. Pourquoi les sœurs conservaient-elles ce chiffon souillé ? Cela éveilla pour lui une idée lointaine à laquelle il se promit de réfléchir. Il laissa le tout en place et sortit de la chambre.
Miette dormait toujours, elle n’avait pas bougé. Nicolas passa dans la chambre d’Élodie pour observer de la fenêtre la perspective de la rue Saint-Honoré qui s’emplissait de Parisiens endimanchés. Il vit ainsi revenir la famille Galaine. Leur deuil paraissait incongru sous ce soleil éclatant, mais ces règles étaient intangibles et impératives. Chacun connaissait dans la bourgeoisie boutiquière le strict protocole des tenues et des parures à réserver pour ces circonstances. Prendre ou non le bonnet d’étamine noire ou le fichu de gaze sombre participait de la bonne éducation. Seul le roi portait le deuil en violet, et la reine en blanc. Et encore, les Galaine, dans l’affolement d’un drame et en l’absence d’un corps toujours en dépôt à la Basse-Geôle, n’avaient pas arrêté les pendules, ni tendu de noir les meubles ni voilé les miroirs.
Il entendit bientôt le pas traînant de la cuisinière venue reprendre sa veille auprès du lit de la servante. Il en profita pour s’échapper un moment, car il lui restait une personne à interroger. Il l’entendit chantonner dans sa chambre, insensible à la tristesse ambiante. La petite Geneviève l’accueillit avec une moue qui la fit ressembler à son père. Assise sur un petit tabouret d’enfant elle tortillait une de ses boucles.
— Bonjour, mademoiselle, dit Nicolas.
— Je ne suis pas mademoiselle. Mademoiselle, c’était Élodie. Moi, c’est Geneviève. Et toi ?
— Nicolas. Vous étiez malade, je crois ?
— Oh ! oui. Mais pas comme Miette.
— Vous l’aimez bien, Miette ?
— Oui, mais elle pleure trop. J’aime pas Élodie.
— Ta cousine ? Et pourquoi ?
— Elle ne veut jamais jouer avec moi. Miette est très malade. Je crois que c’est à cause du monstre.
— Le monstre !
Elle s’approcha de lui et lui prit la main.
— Oui, le monstre qui l’a emmenée voir la fête.
— Où avez-vous pris cela ? Vous étiez malade et couchée.
— Non, non ! Je me suis levée, j’ai glissé sur le parquet, j’ai écouté et je sais tout. Je sais tout ! C’est comme cela. J’ai vu la Miette partir avec un monstre au visage blanc. Il avait un grand chapeau noir, et après, les autres...
— Quels autres ?
— Les mêmes.
— Vous voulez dire qu’ils sont revenus après être partis ?
Elle se mit à le frapper de ses petits poings.
— Non, non, tu ne comprends rien, il fallait compter...
Mme Galaine surgit à la porte.
— Que faites-vous à ma fille, monsieur ? demanda-t-elle sèchement. Non content d’imposer votre présence, vous torturez cette enfant !
— Je ne torture personne, madame. Je parlais à votre fille, et c’est une conversation que j’aurai à reprendre tôt ou tard, ne vous en déplaise.
Indifférente à ces éclats, Geneviève se mit à nouveau à chantonner les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vague, sautillant d’un pied sur l’autre.
Nicolas considérait Mme Galaine. Le mystère de cette femme n’était pas le moindre de cette enquête. Elle était encore jeune, mais d’une beauté déjà voilée, comme troublée par l’expression d’une angoisse. D’où venait l’ombre qui pesait sur ce visage ? S’agissait-il de la conséquence d’un mariage mal assorti, dans lequel la mésestime à l’égard du mari nourrissait la frustration d’une âme délicate ? De quoi était fait ce caractère presque violent, qui se manifestait dans la défense de son enfant ou dans son refus obstiné de répondre aux questions, au risque de laisser peser sur elle les plus graves soupçons ? Oui, se répétait Nicolas, seul un lourd secret pouvait justifier cette attitude rageuse de bête traquée. Il fit une dernière tentative.
— Madame, songez que vous n’avez rien à redouter de moi ; je puis tout entendre, tout comprendre et vous aider. Mais, de grâce, parlez si vous savez quelque chose ou, du moins, défendez-vous et confiez-moi l’emploi de votre temps la nuit de la catastrophe. Votre silence, autrement, ne pourra s’apparenter qu’au mensonge et à la dissimulation.
Elle le scruta avec une intensité presque palpable. Elle ouvrit la bouche ; il crut qu’elle allait parler. Une vive rougeur lui montait aux joues ; elle porta ses deux mains à sa face empourprée, dont l’expression se durcit à nouveau. Il sentit qu’elle avait failli baisser la garde et céder, mais qu’elle s’était aussitôt refermée. Elle serra convulsivement sa fille contre elle et recula en jetant à Nicolas un regard presque haineux.
Dans le corridor, il croisa Charles Galaine et supposa qu’il avait entendu cet échange sans vouloir intervenir. Il lui demanda à brûle-pourpoint de lui communiquer le nom du notaire de la famille. L’autre cilla, interdit et hésitant. Devant l’insistance du commissaire, il finit par lui indiquer qu’il s’agissait de Maître Jame, rue Saint-Martin, en face la rue aux Ours. À ce moment, Semacgus réapparut, un panier d’osier au bras et tenant Cyrus en laisse, tout rajeuni et frétillant de cette sortie inattendue.
— Quel équipage ! dit Nicolas, alors que Charles Galaine s’esquivait. Vous voilà chargé comme une mule !
— Faites le bien à vos amis, voilà comme ils vous traitent ! En revenant je suis passé à l’hôtel d’Aligre. Mais descendons...
Dans l’office, il lui découvrit ses trésors : un chapon au gros sel, des langues de Vierzon, un flacon de bourgogne. Du pain et des croquets complétaient ce festin, fis s’attablèrent sans vergogne. Le chirurgien tenta une nouvelle fois de mettre Nicolas en garde contre les inconvénients qu’entraînerait un constat officiel du caractère extraordinaire des phénomènes observés. Que diable, ajoutait-il, nous ne sommes ni au fond de l’Afrique ni dans nos comptoirs de l’Inde pour en juger autrement ! Pour dérider Nicolas que ces propos assombrissaient, il lui raconta le dernier « miracle » observé à Paris, une dizaine d’années auparavant. Le peuple, lors d’une procession au faubourg Saint-Antoine, avait imaginé qu’une statue en plâtre de la Vierge, placée dans une niche, tournait la tête pour saluer le passage de son divin fils. Le lendemain, cinquante mille personnes obstruaient la chaussée et allumaient des cierges aux pieds de la statue. Ce concours de peuple devint si considérable que la police ne sut comment le disperser.
— Et alors ? demanda Nicolas, amusé.
— Alors, on remarqua que la statue était adossée à la boutique d’un marchand épicier dont le principal négoce était de vendre des cierges. En effet, il eut bientôt vidé son magasin ! Finalement, on enleva la Vierge qui fut transportée et enfermée dans un lieu retiré et secret.
— Cela me fait penser, dit Nicolas, que M. de Sartine m’avait dépêché, le 25 avril dernier, aux cérémonies de la Sainte-Chapelle, la nuit du Vendredi saint. Il fallait veiller à ce que rien de fâcheux n’arrivât, là aussi, à la foule qui s’y assemble. Vous savez que la tradition veut que tous les possédés se rendent dans cette église pour se guérir des diables qui les tourmentent. On les touche alors avec des reliques de la vraie croix. J’ai observé que leurs hurlements cessent aussitôt et que leurs contorsions se calment. Ils sortent du sanctuaire ayant recouvré leur état normal. M. de Sartine m’a expliqué, en ricanant, que ce sont des mendiants que l’on paie pour jouer ce rôle ! Mais comment croire que des prêtres respectables accepteraient de se prêter à une si indécente comédie ?
— Il n’en démord pas, le bougre ! Les prêtres en ont fait bien d’autres ! Et, au reste, qu’est-il besoin de créer des possédés ? L’espèce est si commune qu’il n’est pas nécessaire d’en fabriquer de factices. L’un des vices de votre raisonnement est de confondre les choses avec leurs caricatures, et la religion avec la superstition, si tant est que la religion...
Pour finir, ils trinquèrent en riant. Semacgus aurait tout le loisir d’examiner la patiente en attendant le retour de Nicolas qui sortit chercher une voiture afin de se rendre au couvent des Carmes déchaux, rue de Vaugirard. Mais en ce jour de fête, les familles se visitaient de quartier en quartier et les fiacres étaient rares.
Il dut attendre un long moment, place du Palais-Royal devant le Château d’eau, entre les rues Fromenteau et Saint-Thomas-du-Louvre, qu’un cocher voulût bien s’arrêter. Il eut tout loisir de considérer cet édifice à deux étages, avec son monumental porche ovale. Cette construction, au demeurant factice, servait de vis-à-vis en trompe l’œil au Palais-Royal. Une plaisanterie parisienne consistait à envoyer un nouveau domestique, fraîchement émoulu de sa province, chercher une place chez le suisse du Château d’eau. En réalité, le bâtiment dont la fonction correspondait à cette dénomination se trouvait sur le boulevard du Temple, face à la rue des Filles-du-Calvaire. Il comprenait quatre pompes actionnées par quatre chevaux relevés toutes les deux heures. Ces machines emplissaient un bassin et l’effet de chasse d’eau servait à nettoyer deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, le grand égout entre la Bastille et l’ouest de la ville[67], lieu où les immondices se déchargeaient en aval dans la Seine. Ces indications avaient été fournies à Nicolas par les services de la lieutenance générale de police en charge de la voirie.
Quand il arriva rue de Vaugirard, le grand office de Pentecôte était achevé. Il jeta un œil à l’intérieur de l’église, tout embrumée d’encens, en songeant au corps disloqué de la comtesse de Ruissec retrouvé au fond du puits des morts[68]. Désormais, ses souvenirs s’accrochaient trop souvent aux visages d’êtres disparus. Son travail consistait à apaiser les mânes irrités des victimes en retrouvant leurs meurtriers. Il reprit sans hésitation le chemin si souvent parcouru qui conduisait à l’apothicairerie. Depuis quelque temps, le père Grégoire vieillissait et il ne quittait plus son laboratoire, où il poursuivait ses études sur les simples, qu’à l’heure des offices réguliers. Par autorisation spéciale du prieur, il s’y était fait installer une couche où ses nuits d’insomnie se déroulaient en prières et en méditation. Nicolas pouvait être assuré de le trouver dans ce lieu, à l’écart de la vie du couvent.
Quand il entra dans la vaste salle voûtée, tout enveloppée de vapeurs et d’arômes, avec ses étranges cornues où clapotaient à petit feu des préparations et des mixtures dont les couleurs passaient du blanc opalescent au vert émeraude profond, il reconnut son vieil ami assoupi dans un grand fauteuil du dernier règne, recouvert d’une tapisserie représentant une forêt de fougères. Il fut frappé des changements opérés en peu de temps sur le visage du moine. Les effets de la maladie avaient comme décapé son visage plein, dégagé les méplats, à présent comme taillés à coups de serpe, et faisaient ressortir le nez pincé, à l’arête aiguë. Du religieux replet de jadis, il ne restait plus aucune trace. Nicolas se trouvait en face d’un ascète et soudain la vérité du religieux apparaissait, transfigurée. Les mains croisées sur le devant de sa robe de bure, diaphanes et ivoirines, semblaient celles d’un gisant. Il priait sans doute plus qu’il ne dormait et, ayant senti une présence humaine, il ouvrit des yeux encore vifs qui s’adoucirent et se voilèrent quand il reconnut Nicolas.
— Mon fils, voilà bien le miracle de ce jour de gloire où le Seigneur appela l’Esprit-Saint sur ses disciples. Le vieil homme reçoit ta visite !
Il leva la main droite et le bénit.
— Je n’ai plus beaucoup de temps à vivre, reprit-il. Chaque visite est une joie que Dieu m’accorde encore.
— Avez-vous consulté la Faculté ?
— Mon fils, la Faculté n’a rien à voir à cela, et chacun se termine. Les simples que j’ai toujours aimés me soutiennent et m’aident à attendre la fin. Je prie le Seigneur, s’il daigne m’en juger digne, de m’envoyer ses anges porter mon âme en paradis. Mais toi qui demeures dans le siècle, comment vas-tu ?...
Il sourit avec une espèce de finesse, tout en tapotant de ses doigts sur les accoudoirs de son fauteuil.
— Tu n’es pas seulement venu me saluer, tu as besoin de mon aide. Parle sans crainte de me fatiguer. Le silence me pèse quelquefois et j’ai droit à la grâce de la parole, d’autant que cette rencontre sera sans doute la dernière, mon bon Nicolas.
Nicolas sentit l’émotion le gagner. La voix assourdie du père Grégoire lui rappelait deux autres voix révérées, celle du chanoine Le Floch et celle du marquis de Ranreuil. De ces trois hommes qui avaient marqué sa vie, deux n’étaient plus que des ombres, le troisième s’éloignait peu à peu du monde des vivants.
Nicolas se reprit et tenta d’exposer, sans excès de sensibilité, le drame de la rue Royale, le meurtre d’Élodie, les soupçons qui pesaient sur les membres de la famille Galaine et les manifestations étranges qui s’étaient multipliées. Il ne cacha ni son trouble, ni son désarroi, ni les hypothèses auxquelles il s’était raccroché afin de jeter un peu de raison raisonnante sur l’incompréhensible. Le père Grégoire l’écouta les yeux fermés ; à l’énoncé de certains détails, ses lèvres se serraient jusqu’à blanchir comme si une invincible douleur le poignait. Il resta un moment silencieux, puis désigna à Nicolas un petit flacon posé sur un bahut proche. Il le porta à ses lèvres, et peu à peu les couleurs lui revinrent.
— C’est une thériaque[69] de ma composition, précisa-t-il. Elle m’offre l’illusion de quelques instants d’apaisement.
Il prit sa respiration.
— Mon fils, aucun conseil n’est plus difficile à donner que celui que tu sollicites, ni plus périlleux... Combien de fois ai-je été le témoin de cas où tout laissait supposer l’action du mal et qui, au bout du compte, se révélaient une hasardeuse conjonction de faux-semblants ! Or, le mal existe en fonction du bien. Héroïque ou futile, le croyant qui se vanterait de n’avoir jamais éprouvé le moindre frisson à la pensée du démon.
Il se signa.
— Les Écritures sont catégoriques à cet égard. Ce n’est pas pour rien que saint Jean nous avertit que Satan séduit le monde entier, que saint Pierre nous conseille, face à cet adversaire qui rôde autour de nous comme un lion rugissant, de résister ferme dans la foi. Quelle que soit notre intrépidité ou notre aveuglement, nous avons tout lieu de redouter ses embûches. C’est pour lutter contre l’ange déchu que le fils de Dieu a paru.
Une porte claqua violemment dans le lointain. Il semblait à Nicolas que le liquide des cornues s’activait avec une énergie renouvelée.
— Mon père, comment puis-je être juge de la véracité et de la sincérité de ces manifestations ? Comment démêler la réalité incompréhensible, mais naturelle, de la trouble séduction ?
— Il y faut tout d’abord une âme sereine. Le pur seul peut combattre l’impur. Il faut ensuite savoir reconnaître l’assaut des dominations diaboliques. Écoute la parole séculaire de l’Église : les signes de la possession sont connus, vérifiés et immuables : « Parler en langue inconnue ou la comprendre, dévoiler des choses éloignées ou secrètes et manifester des forces au-dessus de son âge ou des conditions de la nature. » Tu dois avoir ces trois signes constamment présents à l’esprit. Si tu les croises, mets-toi en garde, recommande ton âme à Dieu, le doute n’existe plus, tu es bien en présence d’un être possédé.
— Jusqu’à présent, je n’ai constaté de mes yeux et de manière indubitable que le troisième de ces signes.
— Alors, attends et observe et, si tu parviens à les réunir ensemble, combats.
— Mais comment lutter ?
— Seul le recours à un prêtre habitué à traiter ces questions délicates et autorisé à le faire par son évêque est licite. Lui seul peut pratiquer l’exorcisme qui chassera la bête infâme. Quand le mal a envahi la victime, l’a réduite à l’impuissance absolue et s’est emparé de sa volonté, il n’y a rien d’autre à faire, car le démon est maître désormais de l’esprit et du corps du possédé ; il parle avec sa langue et entend avec ses oreilles.
— Si les phénomènes s’aggravaient autour de la servante et dans la maison Galaine et si les signes se révélaient indubitables, qui pourrait m’aider ? Vous, mon père ?
— Tu ne vois donc pas mon état ! soupira le père Grégoire en levant les deux mains. L’exorcisme exige une force spirituelle que Dieu m’accorde encore, mais aussi une résistance et une ardeur que je n’ai plus. Seul le prêtre chargé de ces cérémonies dans le diocèse de Paris a le droit d’opérer. Trop d’abus passés ont imposé ces précautions nécessaires. Cependant, pour qu’il intervienne, il te faut obtenir l’autorisation de Mgr Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. Tu dois l’avoir rencontré dans tes fonctions...
— Je l’ai aperçu à la Cour à deux reprises. Sa Majesté le tient en lisière, l’ayant souvent exilé[70].
— Hélas, c’est le drame de notre Église... Je le connais de longue main depuis un séjour à Blois, où il était vicaire général. L’homme est poli, exact, mais c’est un doux entêté, méfiant, opiniâtre, emporté par des préventions excessives et trop sensible aux conseils de son entourage. Sa finesse consiste à n’en point avoir, et ainsi sa franchise frise trop souvent la maladresse. La Cour est un pays étranger où il ne pouvait réussir.
— Mais encore ?
— Il n’avait jamais souhaité son élévation ; c’est un calice qu’il a longtemps repoussé, satisfait qu’il était de son évêché de Vienne. Il vivait saintement, réglé dans ses mœurs et en bonne intelligence avec ses chanoines. À la mort de son prédécesseur, personne n’aurait pu imaginer qu’il fût sur les rangs et tous ses amis ont été dans un étonnement indescriptible lorsqu’il fut nommé.
— Et il a fait taire ses scrupules ?
— Sa Majesté intervint en personne et lui écrivit une lettre de sa propre main, après laquelle il n’était plus possible de reculer. Il n’avait pas l’usage du monde et sa prestation de serment à Versailles frôla le ridicule. La tradition voulait qu’il saluât Mesdames et leur baisât la main, mais sa timidité et son embarras furent tels qu’il recula au fur et à mesure qu’elles avançaient sur lui.
— Dans mon souvenir, il se déplace avec difficulté.
— Sa santé n’est guère plus satisfaisante que la mienne, dit le père Grégoire avec un pauvre sourire. Gravelle, diurie et pierre l’accablent en crises successives depuis son élévation. La lutte contre les jansénistes et l’expulsion des jésuites l’ont peu à peu miné. Isolé, il s’est parfois livré à des chimères comme le montrent des prétentions avouées à descendre d’une illustre lignée. Je puis m’entremettre auprès de lui, mais il serait sage d’obtenir avant toute audience le nihil obstat de M. de Sartine, c’est-à-dire du roi. Il reste que défenseur de la compagnie, il devrait être sensible à ton éducation par les bons pères.
— Et qui occupe aujourd’hui la charge d’exorciste du diocèse ? demanda Nicolas.
— Le père Guy Raccard, confrère étrange et savantissime, murmura le carme en hochant la tête.
Tout avait été dit. Les incertitudes de Nicolas n’étaient pas dissipées par cet entretien, mais une marche à suivre lui avait été indiquée. Il suffirait d’attendre la suite des événements. Il prit congé avec effusion du père Grégoire qui se souvint, au moment des adieux, d’avoir à lui remettre une lettre de Pierre Pigneau de Behaigne[71], missionnaire apostolique en Cochinchine. Venu du fond de sa Thiérache natale pour suivre les études au séminaire des Trente-Trois à Paris, il s’était lié à Nicolas. Ils fréquentaient tous deux les concerts spirituels du Louvre et les délices de la pâtisserie Stohrer[72], rue Montorgueil.
Nicolas décida de rentrer à pied ; il avait besoin de réfléchir et le grand air favorisait cet exercice. Si les paroles du père Grégoire avaient tracé une voie, elles n’avaient pas calmé une angoisse que l’état du religieux avait au contraire augmentée. Il se rendait compte que la génération qui avait entouré ses jeunes années allait disparaître, et il songea avec regret que ses amis les plus proches étaient aussi les plus âgés. Même l’inspecteur Bourdeau aurait pu être son père. Restaient M. de Sartine, plus jeune qu’on ne le supposait, La Borde, à peine plus âgé que lui, et le cher Pigneau, maintenant bien loin de France. Il décacheta la lettre toute tachée et jaunie par le voyage et en prit connaissance tout en marchant.
À Hon-dat, ce cinquième de janvier 1769
Mon cher Nicolas,
Vous avez dû être surpris de mon mystérieux départ en septembre 1765. Appelé au dur et fécond labeur de l’apostolat, je n’ai prévenu ni famille ni amis, au premier rang desquels vous demeurez, connaissant ma faiblesse et leur amitié. Il m’en a beaucoup coûté de prendre ce parti sans vous en avertir.
Je me suis embarqué à Lorient sur un des navires de la Compagnie des Indes. Je suis arrivé à Hon-dat, petite île du golfe du Siam, après bien des aventures que j’espère vous conter un jour. Au début de janvier 1768, les Siamois nous ont envahis et j’ai eu le bonheur de passer le saint temps du carême en prison, condamné à la cangue, c’est-à-dire portant au cou une échelle d’environ six pieds. J’y ai attrapé une fièvre de quatre mois dont je suis pour l’heure guéri.
Je prie le Seigneur qu’il me fasse la grâce de rentrer bientôt en prison et d’y souffrir et mourir pour son saint nom. Souvenez-vous de moi qui ne vous oublie pas.
Pierre Pigneau
miss. apost.
Que pesaient ses propres tourments au regard d’une telle foi et d’une aussi sublime abnégation ? Nicolas mesura soudain à quel point cet ami des premiers temps lui manquait. Il héla une vinaigrette[73] et décida de se faire conduire au Grand Châtelet. Semacgus patienterait bien jusqu’à son retour. Il voulait s’entretenir avec Bourdeau pour lui confier diverses missions destinées à vérifier les constatations faites au cours de sa perquisition de la maison Galaine. Mais l’inspecteur était introuvable et le père Marie, ahuri, lui fit remarquer que c’était dimanche, jour de Pentecôte, et qu’en cette fête carillonnée Bourdeau se consacrait à sa nombreuse famille. Déçu, Nicolas reprenait le chemin de la rue Saint-Honoré quand il fut retenu par la manche de son habit par Tirepot.
— Te sauve pas, Nicolas ! Tu vas pouvoir rebaudir[74], j’ai travaillé pour toi. Bourdeau m’avait décrit votre sauvage. Je le connais bien. Pas difficile à repérer avec son drôle d’accoutrement. Il avait coutume de musarder dans le quartier avec sa figure ombreuse.
— Avant le jour de la fête place Louis-XV ?
— Bien avant ! Durant des mois. Un flandrin comme ça, tu parles qu’on le rate pas. Le soir de la catastrophe, je l’ai vu deux fois.
— Deux fois ?
— Comme je te le dis, et pas au même endroit.
— Cela n’a rien d’extraordinaire.
— Tu plaisantes ! Si je te vois au bord de la Seine, immobile près du parapet, et que je te croise vers la ville et qu’à cent toises, je te voie marcher sur moi, je suis autorisé à penser que tu es un fantôme qui joue à cligne-musette[75] ou que vous êtes deux. Si tu trouves ça normal, je m’incline bien bas devant ta judicière.
Il s’inclina et les deux seaux qu’il portait suspendus en équilibre sonnèrent sur le pavé.
— Bon, soit. Il était seul ?
— Non, la première fois avec une fille en guenille, et la deuxième avec une fille en jaune. Et c’est pas tout. Le même soir, des habits bleus — des gardes françaises, quoi —, qui fréquentaient mes seaux pour avoir trop fessé la bouteille, devisaient gaiement. Ils décrivaient le sauvage et son chapeau, entraînant une égueulée en robe jaune pâle dans une grange à foin près des jardins des religieuses de la Conception. Pour sûr, disaient-ils en riant, il avait basculé la poulette dans la paille et devait prendre du bon temps.
— Une égueulée ? Qu’est-ce à dire ?
— Paraît qu’elle se débattait et qu’elle ne se lassait pas de hurler des injures.
Nicolas réfléchissait, les idées se bousculaient dans sa tête. Il tenait là un premier fil d’Ariane qui lui permettrait, peut-être, de sortir du lacis des présomptions pour trouver des preuves. Les remarques et le dessin de Geneviève, dépourvus de sens au premier abord, prenaient soudain un autre poids, une signification particulière. Il fallait serrer la vérité, la circonscrire, la réduire à des faits précis inscrits dans l’écoulement du temps, puis recouper, comparer et finalement découvrir.
— Jean, reprit Nicolas, à quelle heure la première apparition ?
— Je suis pas trop sûr, mais, en tout cas, avant le feu d’artifice, et comme je sens que tu vas me demander la deuxième, je dirais quelques instants après.
— Es-tu certain que ce n’était pas la même personne ?
— Non, non ! Le premier sauvage était plus petit que le second.
— Bon, je résume. Tu as vu deux individus ressemblant au sauvage accompagnés de deux filles habillées différemment. Tu m’assures que ce ne pouvait être les mêmes. Et les gardes françaises ? À quelle heure ont-ils eu recours à tes services ?
— Après la fête. Le bruit courait déjà que ça n’avait pas fusé trop bien sur la place. Mais je crois surtout qu’ils évoquaient une égrillardise qui datait déjà. À ce moment-là, il était deux heures avant minuit, tout au plus.
— Merci, Jean. Tout cela me sera fort utile.
En lui serrant la main, il lui glissa un écu de cinq livres qui fit grimacer Tirepot de plaisir. Nicolas poursuivit son chemin. Quel malheur, songeait-il, que Miette n’ait pas repris connaissance et qu’il soit impossible de l’interroger ! Il lui avait bien été précisé qu’elle accompagnait sa jeune maîtresse à la fête. Que s’était-il passé ? Et que dissimulait cet imbroglio insensé qui doublait les apparences de Naganda, alors que lui-même était drogué dans sa soupente et qu’on lui avait volé ses vêtements ?
Nicolas s’accorda un certain temps avant de rejoindre les Deux Castors. Il avait besoin de faire le vide en lui afin de permettre à sa réflexion de mieux intégrer les éléments confus et contradictoires que l’enquête ne cessait de lui apporter.
Quand il arriva rue Saint-Honoré, la famille Galaine s’apprêtait à souper. Il déclina l’invitation du maître de maison, tout en le rassurant sur la continuité de la pension qu’il lui versait. Il retrouva Semacgus dans la chambre de Miette. Le chirurgien de marine s’interrogeait sur la nature d’une torpeur qu’il était dans l’impuissance de dissiper. Il confia Cyrus à Nicolas et l’avertit, goguenard, qu’il comptait passer la soirée, et sans doute la nuit, chez la Paulet, au Dauphin couronné. Ainsi ne serait-il guère éloigné et il accourrait aussitôt si Nicolas l’envoyait chercher.
Dans sa chambrette, le commissaire considéra les restes du repas apporté par Semacgus. Il n’avait pas faim et en fit profiter Cyrus, à qui il versa aussi un peu d’eau dans une écuelle. Heureusement, son ami avait songé à lui apporter des bougies de bonne cire. Dès que le jour tomba, il les alluma, se déshabilla et s’allongea sur la couchette afin de se consacrer à la lecture. M. de Sartine l’autorisait à emprunter des livres dans la bibliothèque de l’hôtel de Gramont, privilège d’autant plus précieux qu’il collectionnait les ouvrages interdits ou saisis. Il se plongea dans l’Essai sur les gens de lettres et sur les grands de d’Alembert. Le philosophe y opposait les vaines prétentions de la noblesse et du sang aux vertus du talent et de l’égalité. Pour lui, la société devait désormais être organisée autour du progrès de la science et du commerce. Bientôt, le livre lui tomba des mains. Il entendit les Galaine rejoindre leurs chambres respectives. Il revécut sa journée et songea au pauvre visage ravagé du père Grégoire, auquel son esprit fatigué surimposa soudain celui du roi. Lui aussi avait bien vieilli. Les chagrins ne lui manquaient pas. La piété de sa fille Louise venait de lui inspirer le projet de se retirer chez les carmélites. En avril, elle avait cédé à sa vocation et, avec l’agrément de son père, s’était enfermée dans le couvent de Saint-Denis, se séparant de tout ce qui pouvait tenir au monde et à sa dignité. Le chagrin du roi, selon La Borde, perdurait, et seules les fêtes du mariage de son petit-fils l’avaient quelque peu atténué, mais la catastrophe du 30 mai risquait de le ranimer.
Cyrus s’était hissé sur le matelas et dormait, confiant, une patte sur la jambe de son ami ; Nicolas l’écarta avec douceur. Avant de s’endormir, il lui restait une dernière chose à faire. Il prit une boîte de poudre à perruque dans son nécessaire de toilette et, sur la pointe des pieds, ouvrit la porte de son réduit, sortit dans le corridor et répandit une demi-circonférence de la substance tout autour de l’entrée. Ainsi, si l’on voulait vraiment lui jouer un tour, le coupable laisserait les empreintes de ses pas. Il regagna son lit et observa les mêmes précautions que la veille contre l’engeance rampante et piquante. Bercé par la calme respiration de Cyrus, il s’endormit aussitôt, non sans avoir au préalable récité les prières de son enfance apprises de la bouche du chanoine Le Floch et de sa nourrice. Celle-ci lui avait conseillé de ne jamais les oublier, sous peine de donner prise au démon.
Des coups violents frappés à la porte le firent se dresser sur son séant. Haletant et en sueur, il écoutait le silence revenu, attentif au moindre mouvement suspect. Mais ce qui le fit encore davantage frissonner, ce fut le pauvre Cyrus, réveillé lui aussi, et qui tremblait de peur en poussant de plaintifs gémissements. Le doute n’était plus possible. Au moment où Nicolas commençait à se ressaisir, une volée de coups retentit. Il se produisit une série de bruits désordonnés, rumeurs claquantes, sifflantes et raclantes qui laissèrent soudain la place à un cri sourd qui se transforma à son tour en un rire moqueur. Nicolas battit le briquet et alluma sa bougie, puis se dirigea d’un pas décidé vers la porte qu’il ouvrit. Personne. Il s’accroupit pour éclairer l’entrée de la chambre : la couche de poudre était intacte. Derechef, il entendit à l’intérieur de la pièce comme un bruit de tempête, et il reçut le pauvre Cyrus dans les jambes. Le chien, fou de terreur, cherchait une issue pour s’enfuir. Il s’aplatit sur le sol et s’oublia. Puis, Nicolas sentit comme un vide : les présences responsables de ce tumulte s’étaient éloignées. Le monde extérieur reprit ses droits et, dans le jardin voisin, un oiseau de nuit jeta un cri qui résonna comme une libération. Devait-il fane chercher Semacgus ? Il doutait que celui-ci fût davantage convaincu par ces nouveaux phénomènes ; il se contenterait de morigéner à nouveau Nicolas en émettant des vérités premières sur la faiblesse de l’esprit humain et les lumières de la raison.
Nicolas se recoucha, mais ne put se rendormir. Vers cinq heures, un cri bestial retentit dans la maison. Il se rhabilla en hâte et gagna la chambre de Miette, suivi par les hommes de la maison. Devant la porte, ils trouvèrent Marie Chaffoureau étendue sur le sol, sans connaissance. Dans la chambre elle-même, la Miette, quasiment nue, sa paillasse ondulant à quelques pouces du sol, paraissait subir des tortures insupportables. Complètement muette et la bouche grande ouverte, elle se déchirait avec les ongles et, les lèvres couvertes de bave, se débattait avec une force inouïe contre un adversaire invisible. Nicolas, Charles Galaine et son fils se précipitèrent. Ils luttèrent longtemps, au risque de se faire éborgner eux-mêmes, pour empêcher la jeune fille de se blesser à la figure ou à la poitrine. Aussitôt qu’on lui saisissait un membre, il se raidissait et devenait dur comme une barre de fer ; à peine était-il lâché qu’il retrouvait toute sa souplesse. Elle finit cependant par retomber dans son immobilité première. Nicolas constata avec stupeur que la sueur et la bave dont elle était recouverte refluaient et disparaissaient comme les flots de la marée au jusant, ou comme l’eau qui s’évapore d’un plat chauffé à blanc. Il posa la main sur un des bras et dut la retirer aussitôt : c’était un brasier. La sensation s’apparentait à celle d’une froideur brûlante, comme celle ressentie l’hiver quand on a laissé la main trop longtemps sur la glace d’une mare. La respiration de la Miette, au bord de la suffocation durant le paroxysme de la crise, retrouvait un rythme normal.
À bout de forces, les assistants reprenaient, eux aussi, leur souffle. Le fils Galaine frappa Nicolas par son apparence de bête traquée ; il ne cessait de regarder autour de lui comme s’il appréhendait d’être l’objet d’on ne savait quelle agression. Nicolas s’apprêtait à prendre de nouvelles dispositions, estimant que, la crise du matin terminée, rien ne devrait se passer tout de suite et que la Miette, prostrée, attendrait l’aube du prochain jour pour se manifester, si toutefois son état devait se maintenir. Ainsi en allait-il de certaines fièvres tierces ou quartes dont les accès frappaient à intervalles réguliers.
Il s’apprêtait à porter secours à la cuisinière toujours évanouie, quand la Miette releva la partie supérieure de son corps à angle droit, les deux bras tendus devant elle. Ses paupières s’ouvrirent avec lenteur, comme celles d’un automate de M. de Vaucanson. Sa tête pivota latéralement, par à-coups, comme mue par un invisible mécanisme intérieur. Les yeux aux pupilles dilatées apparurent à Nicolas avoir changé de couleur ; le bleu-gris terne dont il avait le souvenir avait pris une teinte verte, mordorée, profonde, semblable au liquide des cornues du père Grégoire, et dans laquelle flottaient d’inquiétantes paillettes pourpres. Le mouvement de la tête s’arrêta soudain ; le regard, d’une intensité éprouvante, s’était fixé sur Nicolas. Devant les trois spectateurs stupéfaits, la langue de la jeune fille sortait en un mouvement reptilien, s’allongeait démesurément avant d’être sinueusement ravalée dans la gorge. Nicolas se souvint d’un autre regard et, comme si le souvenir avait déclenché un irrésistible engrenage, il entendit avec horreur la Miette proférer, d’une voix d’homme, des paroles qui le figèrent d’effroi.
— Alors, monsieur le Breton, je vois que tu m’as reconnu ! Oui, tu ne rêves pas, ce sont bien les beaux yeux verts, mes yeux de couleuvre, comme tu le pensais il y a neuf ans, dans l’escalier du Châtelet. Oui, tu peux frémir ; c’est bien moi que ton épée a transpercé[76].
Nicolas résista à l’envie de s’enfuir et de mettre ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre cette voix sarcastique venue d’outre-tombe. C’était la voix de Mauval, le sicaire au visage d’ange du commissaire Camusot, que Nicolas avait tué en état de légitime défense dans le salon du Dauphin couronné. Il eut la force de crier :
— Qui es-tu ?
— Ah ! ah ! antichristos, la contrefaçon de l’agneau ! Celui qu’ont annoncé Irenée, Hippolyte, Lactance et Augustin.
— Tu es un démon ?
— In Ja und Nein bestehen aile Dinge !
— Je ne comprends pas cette langue, dit Nicolas.
— C’est de l’allemand, dit Charles Galaine d’une voix éteinte. Cela signifie que « toutes choses consistent en oui et non ».
— Au nom de Notre-Seigneur, fit Nicolas en se signant, retire-toi !
Il se souvint un peu tard des conseils du père Grégoire quant à la prudence qu’il convenait d’observer avec ces entités. Or, tout portait à croire que ce qui parlait par la voix de la Miette appartenait à l’ordre des choses indicibles. La Miette oscilla comme une statue qu’on ébranle et cracha un long trait de bave. Nicolas, fasciné malgré tout ce qu’il éprouvait, comprit que la « chose » se modifiait, que la pauvre défroque de la servante allait servir, comme un habit cédé à un fripier poursuit son existence sur des dos différents, à abriter une autre apparence fallacieuse.
— Tu me menaces, prononça une autre voix d’homme, comme tu m’as un jour bravé, toi qui as tenté de séduire ma fille, ta propre sœur.
Nicolas fléchit sur ses genoux : la Miette parlait désormais avec la voix de son parrain, le marquis de Ranreuil, son père.
— Oui, ton père, reprit la voix impitoyable. Et l’homme qui te prête le chien, je le vois frappé, à ta place.
Après ce dernier trait, la Miette retomba. Ils demeurèrent de longs instants immobiles, incapables de se regarder ou de dire un mot. Nicolas ne cessait de s’interroger ; pourquoi cette « chose » — il ne pouvait plus la nommer autrement — s’en prenait-elle à lui, dévoilant des secrets de sa vie passée que lui seul connaissait, qu’il conservait enfouis au fond de son cœur comme une blessure toujours ouverte ? Il devinait vaguement que toute cette frénésie devait être liée à sa visite au père Grégoire, que la créature qui s’exprimait par l’intermédiaire de l’enveloppe corporelle de la Miette avait reconnu en lui son principal adversaire, celui par lequel surgirait peut-être le trait fulgurant destiné à la rejeter dans les ténèbres extérieures. Il frémit de la malédiction lancée contre le vieux procureur de la rue Montmartre, son ami et son hôte.
Un bruit de voix et des pas précipités provenaient de l’escalier ; ils s’y jetèrent tous. Un vieil homme montait vers eux, suivi de Mme Galaine. Ses cheveux blancs ébouriffés, la respiration sifflante et la livrée en désordre, Poitevin, le vieux valet de M. de Noblecourt, tomba dans les bras du commissaire.
— Oh ! monsieur Nicolas, Dieu soit loué, je vous trouve ! On a assassiné M. de Noblecourt.