IX EXORCISME

« Dans ce combat, le Christ ne se tient pas dans l’entre-deux, Il est tout entier nôtre. Quand nous sommes entrés en lice, Il nous a oints et a enchaîné l’autre. »

Saint Jean Chrysostome

Semacgus décrivit les événements du début de la nuit. Il corroborait les récits précédents de Nicolas. Le chirurgien était si éprouvé par ce qu’il avait constaté qu’il en venait à douter de lui-même et parlait de consulter un confrère pour vérifier son état de santé. Il s’égarait en conjectures plus invraisemblables les unes que les autres afin de trouver une explication qui soulageât son angoisse et ses interrogations. Nicolas se garda bien de triompher devant ce retournement, heureux et rassuré de partager désormais ce poids d’incertitude avec son ami. Quant au père Raccard, il se frottait les mains avec une sorte de jubilation, comme un vieux soldat qui s’apprête à monter à l’assaut de la redoute. Sa bonne humeur agit comme un stimulant sur l’accablement du chirurgien de marine. Nicolas, plus attentif aux avertissements de ses sens toujours en éveil, percevait à nouveau, depuis son entrée dans la demeure des Galaine, le bruit lointain du tambour de Naganda. L’idée l’effleura, sans qu’il s’y arrêtât, d’un lien entre ces pratiques sauvages et le drame qui se répétait dans la chambre de la Miette, soumettant le corps et l’esprit de la servante aux tourments d’une force obscure et menaçante.

Des cris parvinrent du second étage. Bientôt, le fils Galaine, en sueur, les cheveux collés et la chemise déchirée, dévala l’escalier. Il hurlait plus qu’il ne parlait. La Miette s’était détachée. Une force inconnue avait rompu les sangles qui la tenaient liée sur sa couche. Le père Raccard calma son monde. Il ouvrit son portemanteau, en sortit son étole — qu’il embrassa et passa à son cou — puis la bouteille d’eau bénite et les autres objets liturgiques. Il alluma les cierges et les distribua aux assistants, qui avaient été rejoints par les autres membres de la famille. Le marchand pelletier et la cuisinière étaient demeurés devant la porte de la mansarde de la Miette, où plus personne n’osait pénétrer. L’exorciste demanda une assiette dans laquelle il versa un peu d’eau bénite. Il se mit en prières, puis trempa le rameau de buis et aspergea les quatre points cardinaux. Il ordonna que chacun s’agenouille. D’une voix forte et déterminée, il lança une première admonestation.

— Je t’adjure, antique serpent, par le juge des vivants et des morts, par le créateur du monde qui a le pouvoir de te précipiter dans la géhenne, va-t’en sur-le-champ de cette maison. Maudit démon, Il te le commande. Celui à qui obéissent les vents, la mer et la tempête, Il te le commande. Celui qui, du haut des cieux, t’a précipité dans les abîmes de la terre, il te le commande. Celui qui a la puissance de te faire reculer, Il te le commande. Écoute donc, Satan, et tremble. Sors d’ici, vaincu, rampant et adjuré au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui viendra juger les vivants et les morts. Amen.

Il continuait ses aspersions et fit réciter à tous le Pater. D’épouvantables hurlements ponctuaient le sourd murmure des prières. À leur tour, Charles Galaine et la cuisinière, épouvantés, rejoignirent le groupe. Le religieux demanda des braises qu’on courut chercher dans le potager de l’office et qu’on rapporta sur un petit réchaud de terre cuite. Il disposa dessus, en forme de croix, l’encens qu’il tira de la petite boîte en argent. Le rez-de-chaussée s’emplit de fumée.

— Est-ce que vous exorcisez à distance ? demanda Semacgus.

— Nullement. Je tente d’assainir cette maison. Ensuite, nous procéderons sur la patiente.

Il joignit les mains, et reprit :

— Je t’adjure, démon, de sortir de ce lieu, de n’y jamais revenir, de ne plus faire peur à ceux qui y demeurent et de n’y lancer aucun maléfice. Que le Dieu tout-puissant, créateur de toute chose, sanctifie cette demeure avec toutes ses dépendances, que tout fantôme en disparaisse, toute méchanceté, toute astuce, toute ruse diabolique et tout esprit immonde.

Il se remit à bénir la maison.

— Par ce signe, nous lui faisons commandement de cesser à l’instant et pour toujours toutes ses vexations, que disparaissent ses prestiges et fantasmagories et qu’à jamais s’évanouisse la teneur de ce venimeux serpent. Par Celui qui viendra juger les vivants et les morts et, par le feu, purifiera le monde. Amen.

Il semblait que, là-haut, des meubles volaient et heurtaient les murs de la maison. De grands coups sourds ébranlaient la maison.

Le père Raccard se frottait les mains.

— Il réagit, le bougre ! Voilà un bon préambule. Vous tous, rejoignez votre chacunière. Je vais officier là-haut en la seule présence de M. le commissaire et de M. ... ?

Il désignait Semacgus. Nicolas fit les présentations.

— La Faculté, reprit Raccard, ne sera pas de trop dans le chamaillis que va sans doute nous occasionner l’innommable. M. Le Floch m’avait signalé votre scepticisme. Soyez notre conscience raisonnable, maintenant que vous voilà convaincu de la réalité des phénomènes.

— Vous pouvez compter sur moi, mon père, dit Semacgus avec fermeté.

Nicolas se sentit rassuré de voir les deux hommes, l’un ami de longue date, et l’autre de connaissance plus récente, se rapprocher sans effort. Le docteur Semacgus reprit un meilleur visage et ajouta en riant :

— Il vaut mieux chasser le loup en meute.

— S’il ne s’agissait que d’un loup ! Mais le diable est un sinistre farceur, pétri de haine. Il se moque éperdument des pauvres humains et s’amuse à faire le patelin et l’imbécile pour mieux égarer ses victimes. Père du mensonge, son nom est légion et il veillera à tendre des pièges et à brouiller les pistes ! Mais je vous promets de lui tenir la dragée haute.

Il ressembla ses instruments et confia le réchaud à Semacgus.

Ils montèrent tous les trois et trouvèrent la cuisinière plaquée contre le mur du palier, qui regardait, hébétée, la Miette assise dans le vide au-dessus de sa couche, et dont les yeux rougeoyants et brillants les considéraient, un sourire méchant aux lèvres.

— Oh ! la vilaine ! dit le père Raccard. Comptez sur moi pour lui faire passer cet air-là !

Il s’approcha de la Miette dont le regard pétrifié le suivait, la tête tournant comme celle d’un mannequin de quintaine. Il lui posa la main sur la tête. Le corps oscillait telle une bulle de savon entre deux courants d’air. Elle se mit à geindre sourdement, comme une bête qui retiendrait sa rage.

— Oui, oui, apprête-toi à reconnaître ton maître et à lui obéir, crois-moi.

La Miette ouvrit la bouche et lui lança un long crachat. Sans marquer d’émotion, le prêtre s’essuya d’un revers de sa manche. Le petit corps supplicié laissait maintenant échapper une voix d’homme.

— Frappart[84], tu me fais rire ! Souviens-toi que tu n’as aucun pouvoir sur moi.

Imperturbable, le père disposait une nouvelle fois le contenu de son portemanteau sur une petite table. Semacgus y posa le fourneau rempli de braises. L’odeur sacrée de l’encens emplit la pièce. Les grondements de la Miette montaient en crescendo jusqu’à des aigus assourdissants. Sa tête se courba en arrière, presque à la perpendiculaire du corps. Elle hurlait à la mort, comme pour lutter contre l’envahissement entêtant du parfum.

— Cela n’est pas possible ! dit Semacgus. Regardez comme les muscles et les chairs se distendent.

— Oh ! j’ai vu pire que cela ! gronda Raccard. Des possédés qui s’allongeaient tellement qu’ils arrivaient à en gagner le quart de leur taille.

— Est-ce là illusion ou faux-semblant ? Sommes-nous soumis à une influence qui nous fait prendre des vessies pour des lanternes ?

— Que non ! Il s’agit de phénomènes inquiétants, spectaculaires, mais bien réels, devant lesquels nous devons conserver la tête froide.

Il prit son étole qu’il passa sur le visage de la Miette. Les mains de la jeune fille, repliées comme des pattes griffues, tentèrent de la saisir. Les ongles crissèrent sur la soie du tissu, égratignant au passage une croix surbrodée d’argent. Le corps retomba lourdement sur le lit.

— Cela te fait de l’effet, hein, coquine ? dit l’exorciste. N’aie crainte, nous allons te soulager de ton visiteur.

Nicolas admirait le calme de l’officiant qui, dans ces circonstances hallucinantes, conservait sang-froid, humour et courage. Seuls, les yeux mobiles, perçants, demeuraient en perpétuelle surveillance, comme ceux d’un chasseur sur le qui-vive qui traque un gibier dangereux et anticipe ses tours et détours.

— Vous deux, tenez-la fermement en pesant sur elle de tout votre poids. Peu importe qu’elle se débatte et soit un peu froissée. Évitez surtout qu’elle échappe à votre étreinte.

Semacgus et Nicolas se disposèrent de chaque côté de la Miette. Sa chair parut glacée à Nicolas, qui la supposait brûlante de fièvre. Elle gémit doucement. Le père remit son étole et reprit le rituel. Il éleva la voix après plusieurs minutes de prière silencieuse.

— Seigneur, Dieu de vertu, recevez les prières que nous vous offrons, quoique indigne, pour votre servante Ermeline, afin que vous daigniez lui accorder la rémission de ses péchés et l’arracher au démon qui l’assiège et l’opprime. Dieu saint, père éternel, jetez un regard propice sur votre servante en proie à une douloureuse affliction...

Un râle profond venu de l’intérieur de la Miette se fit entendre. Par extraordinaire, il se confondit un instant avec le gémissement précédent, puis s’enfla, le surmontant en puissance. À l’effarement des assistants, le corps en souffrance produisait deux cris différents, l’un grave et l’autre aigu. Le père Raccard vit ses aides au bord de la panique. Il reprit ses aspersions d’eau bénite.

— Recule, recule, bête immonde, rentre dans ton antre ! Arrière, arrière, arrière !

Il regarda Nicolas et Semacgus.

— Et vous, ne vous troublez pas, il ne s’agit que de quelques-uns de ses tours préliminaires qui viennent battre nos défenses, user notre volonté et abuser notre foi. Souvenez-vous que le règne, la puissance et la gloire sont en nous !

Maintenant, la Miette n’émettait plus aucun cri, mais une bave abondante, qui rappela à Nicolas l’image incongrue des escargots plongés dans les orties par Catherine en sa cuisine de la rue Montmartre, coulait comme un fleuve ininterrompu et inondait peu à peu sa pauvre poitrine.

— Je t’adjure, démon, reprit Raccard, par Celui qui est ressuscité le troisième jour, d’avoir à sortir et à fuir de cette servante de Dieu, avec toutes tes iniquités, tes maléfices, tes incantations, tes ligatures et toutes tes actions. Ne demeure point ici, esprit immonde. Il est venu pour toi le jour du jugement éternel où toi et tes anges apostats seront précipités dans un brasier ardent pour l’éternité.

Soudain, les deux amis furent rejetés contre les murs de la mansarde. Les deux bras fluets de la Miette, ayant acquis la rigidité de l’acier, s’étaient gonflés sous leurs doigts, et ils avaient senti une force invraisemblable les écarter.

— Il résiste, il résiste ! hurlait Raccard.

Bien que son existence ait été pourtant fertile en drames et spectacles d’horreur, la scène qui suivit allait demeurer à jamais dans la mémoire de Nicolas, qu’elle hanterait jusqu’à sa mort. Le père Raccard ahanait comme un bûcheron entamant un grand arbre, luttait et mettait toute sa force à maîtriser et à chasser le démon qui possédait la Miette. Il semblait que les muscles et les tendons se multipliaient et cuirassaient le corps de la servante. Le visage du prêtre était écarlate, la sueur lui coulait dans les yeux, les veines du front et des tempes gonflaient, bleuâtres, prêtes, semblait-il, à éclater. Et, tout au long de ce combat, la chose déversa d’une voix grinçante un flot d’obscénités qui laissèrent Raccard impavide, mais qui épouvantèrent Nicolas et Semacgus. Maintenant, le prêtre hurlait pour couvrir la voix du démon.

— Qui que tu sois, être superbe et maudit, qui, malgré l’invocation du Nom divin, ne cesses tes vexations contre cette créature et vomis des ordures, ne te crois pas à l’abri de la colère du Très-Haut, car le feu, la grêle, la neige, la glace et l’esprit des tempêtes seront ta part de calice !

La Miette ahanait désormais comme une bête à bout de souffle, aux abois. Le père Raccard redoubla d’efforts. Il lui tendit le crucifix. Au fur et à mesure que l’objet sacré approchait de son visage, la servante s’enfonçait dans sa couche, sifflant et crachant comme un chat, en répandant une odeur infecte.

— Je t’exorcise, esprit immonde ! Sors de cette créature de Dieu ! Ce n’est pas moi, pécheur, qui te commande, mais l’agneau immaculé. Ils accourent, triomphants de toi, les archanges et les anges, les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges. Tes forces diaboliques s’effondrent. Rends à ta victime la force de ses membres et l’intégrité de ses sens. Ne surviens ni dans sa veille ni dans son sommeil et ne la trouble pas dans sa recherche de la vie éternelle. Satan maudit, reconnais ta sentence. Je te chasse et t’extirpe du corps de cette servante. Dieu tout-puissant, faites que ce corps obsédé du démon soit, par votre grâce, entièrement délivré dorénavant de la méchanceté diabolique. Par Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui viendra juger les vivants et les morts et le siècle par le feu. Amen.

Le père Raccard, épuisé, se laissa aller en arrière contre le mur. Les assistants éprouvèrent comme le passage d’un souffle brûlant et fétide. Le carreau de la petite fenêtre éclata et le silence retomba sur la mansarde. La Miette reposait, apaisée, apparemment délivrée de l’oppression qui avait été son ordinaire depuis des jours. Les excrétions dont elle avait été couverte au paroxysme de sa crise disparaissaient comme évaporées. Nicolas nota que le tambour de Naganda avait cessé de battre de son rythme obsédant. La Miette bougea soudain, les yeux fermés. Le corps rigide, elle se leva et, sans un regard vers les trois hommes, ouvrit la porte, s’engagea sur le palier et descendit l’escalier. Nicolas saisit un bougeoir et se précipita à sa suite, engageant les autres à l’accompagner et marquant d’un doigt sur ses lèvres d’avoir à observer le plus grand silence. Il entendait éviter de troubler ce qui maintenant apparaissait comme une crise de somnambulisme, sans doute consécutive à la possession ou à ce qui en avait tenu lieu.

Ils ne croisèrent aucun membre de la famille, qui demeurait claquemurée dans ses chambres. Au rez-de-chaussée, la servante pénétra dans l’office et ouvrit une porte en demi-cintre de bois ajouré qui donnait sur un raide escalier. Ils se retrouvèrent tous dans une cave de belles dimensions, emplie de ballots de toile de jute qui devaient contenir, au jugé de l’odeur fauve qui accablait l’atmosphère, des peaux destinées au négoce de la maison Galaine. La Miette s’arrêta devant l’un d’eux, tomba à genoux et se mit à pleurer en joignant les mains comme si elle priait puis, brusquement, s’effondra inanimée. Le prêtre et Semacgus coururent lui porter secours. Nicolas poussa le ballot ; dessous, le sol en terre battue avait été récemment remué, sans doute creusé, puis aplani. Il se chercha un outil, mais ne trouva que son canif de poche. Il gratta la terre encore assez meuble à l’endroit suspect, avant d’en dégager quelques boisseaux avec ses mains. Ses doigts sentirent bientôt un morceau de tissu, et une odeur de décomposition s’exhala. Elle monta vers lui et surmonta l’âcre parfum des peausseries. Il poursuivit avec précaution son travail de dégagement pour mettre finalement au jour une petite masse oblongue et légère, enveloppée de chiffons : le corps déjà abîmé d’un nouveau-né, recroquevillé dans ses langes.

La Miette avait repris connaissance, mais selon Semacgus, toute raison s’en était échappée. Elle restait incapable de parler, et encore moins de répondre aux questions posées. Il fallait aviser, et jamais Nicolas n’était plus à l’aise que dans ces moments de désordre où un semblant de raison devait être rétabli dans un univers déconcerté. D’abord, le père Raccard reconduirait dans sa chambre la Miette, pour laquelle il n’y avait rien à faire dans l’immédiat. L’exorcisme avait réussi ; il fallait laisser reposer la malade plongée dans son marasme et s’en remettre à la douce pitié du Seigneur. Peut-être la raison lui reviendrait-elle. Semacgus examinerait le cadavre de l’enfant après les premières constatations ; il serait par la suite déposé à la Basse-Geôle, où Sanson procéderait à l’autopsie. Ils étaient seuls au courant de cette découverte. Deux morts suspectes dans la maison, c’était trop ; il fallait arrêter toute la maisonnée et les mettre au secret à la prison du Châtelet, séparés les uns des autres. La cuisinière et Geneviève, la petite fille, seraient seules autorisées à rester au logis. Dorsacq, le commis de boutique, serait appréhendé à l’aube.

Nicolas entendit soudain par le soupirail au ras de la rue Saint-Honoré une voix qui appelait ; il reconnut Bourdeau. L’inspecteur possédait la qualité précieuse et quasi magique d’apparaître toujours au moment où sa présence était le plus nécessaire. Nicolas remonta et courut l’accueillir. Bourdeau paraissait pressé de lui communiquer diverses informations, mais Nicolas l’interrompit dans ses explications et le mit brièvement au courant des événements extraordinaires survenus dans la maison. Bourdeau, l’air faraud et moqueur, clignait des yeux, ce qui eut le don d’irriter Nicolas, qui le bouscula quelque peu et lui ordonna d’appeler le guet, d’établir un cordon autour de la maison, de convoquer des voitures et de conduire les Galaine au Châtelet. Dorsacq devait être saisi au saut du lit et rejoindre les autres sur-le-champ. Quant au reste, il serait bien temps de l’examiner plus tard. Et, ajouta le commissaire, les moqueurs feraient bien de s’abstenir, n’étant au fait de rien, n’ayant pas vu ce qu’il avait vu et qu’on ne vienne pas, pour couronner le tout, lui apprendre, tout quinaud, que l’un ou l’autre des suspects s’était homicidé. Il fallait les surveiller tous étroitement. Bourdeau, riant sous cape, fit remarquer avec un air benoît que certains adjoints prenaient de plus en plus le ton de leur chef, et que le commissaire Le Floch se mettait à sartiniser avec la plus grande aisance et volupté. Cela eut le don de détendre l’atmosphère et un fou rire nerveux s’empara de Nicolas sous le regard effaré de Semacgus qui les rejoignait, portant le petit cadavre dans ses bras.

Bourdeau disparut pour exécuter les instructions reçues. Le corps du nouveau-né lui avait été confié pour son transfert à la Basse-Geôle. Nicolas songea à nouveau à Naganda. Une sourde prémonition le tenaillait. Pourquoi le tambour s’était-il arrêté ? Une voix intérieure lui conseillait de ne pas s’inquiéter, qu’il avait cessé simplement parce que le rituel auquel se consacrait l’Indien avait pris fin. Il voulut en avoir le cœur net et fit signe à Semacgus de le suivre. Ils remontèrent au grenier. La clé était toujours sur la porte de la soupente. Nicolas l’ouvrit et éleva le bougeoir dont il s’était muni. Le corps inanimé de Naganda gisait sur le sol, un couteau planté dans le dos. Semacgus se précipita, s’agenouilla et lui prit le pouls. Il releva la tête, souriant.

— Il vit, il vit ! Il respire. Il faut le tirer de là, l’arme ne paraît pas avoir touché d’organe noble. Elle est maladroitement plantée de biais. Le risque serait que la pointe ait porté au poumon gauche et qu’il s’ensuive une effusion sanguine qui risquerait d’asphyxier notre homme. Aidez-moi, Nicolas.

Ils relevèrent le grand corps et l’installèrent sur la paillasse. Semacgus était transformé. Il ôta son habit et son gilet.

— Trouvez-moi un bout de tissu et du vin ou du vinaigre.

Nicolas redescendit dans sa chambre et revint l’instant d’après, tenant à la main une des petites fioles d’eau des Carmes dont le père Grégoire le fournissait avec une touchante régularité. Semacgus se lava les mains.

— On ne fera jamais le compte exact de tous nos soldats et marins péris d’avoir été manipulés par des mains sales. On ne sait trop comment l’expliquer, mais c’est ainsi.

Il s’agissait d’ôter l’arme sans aggraver les lésions possibles et sans susciter d’hémorragie qui noierait le poumon de la victime. À la lueur de la chandelle, l’opération se déroula sans difficulté, facilitée par la perte de connaissance de Naganda. La lame avait traversé un muscle, puis buté sur une côte. Une chemise neuve de Nicolas, déchirée, fit un pansement provisoire honorable. La plaie ne saignait plus. Leurs bras disposés en berceau, ils retournèrent le blessé qui revenait à lui. Le chirurgien versa sur ses lèvres quelques gouttes d’eau des Carmes qui le firent grimacer et le réveillèrent tout à fait.

— Je... fit-il en maîtrisant un cri. Que m’est-il arrivé ?

— C’est plutôt à nous à vous poser la question, dit Nicolas.

— J’ai senti une forte douleur dans le dos, et puis plus rien.

— On vous a proprement planté un couteau entre les omoplates. Vous étiez sans doute dans l’une de vos étranges cérémonies et j’ai entendu votre tambour s’arrêter. Cela m’a intrigué et m’a paru bizarre. Comme une intuition...

— Il était écrit que vous seriez la main du destin et que vous me sauveriez la vie. La grenouille sacrée l’avait prévu. C’est sans doute vous, sans le savoir, qui êtes le fils de la pierre.

— Votre sauveur, le voici, c’est le docteur Semacgus.

— Je crois, Nicolas, dit l’intéressé, que vous mésestimez votre capacité à prévoir les événements. Si nous n’étions pas intervenus, monsieur serait mort. Et le fils de la pierre s’applique à vous comme un gant.

— Comment cela ?

— Ne m’avez-vous pas raconté que le chanoine Le Floch, votre tuteur et père adoptif, vous avait découvert sur la pierre tombale du gisant des seigneurs de Carné, dans la collégiale de Guérande ? Voilà une énigme fort claire présentement résolue. Nous continuons, pour le coup, à vivre dans l’inexplicable. Cela devient une habitude. On s’y fait, ma foi !

— Naganda, soupçonnez-vous quelqu’un en particulier ? demanda Nicolas.

— Je n’ai jamais rencontré dans cette demeure autre chose qu’hostilité et menaces, répondit l’Indien.

— N’avez-vous rien à ajouter à ce que vous m’avez déjà confié ?

— Non, rien.

— Il est essentiel de tout me dire. Si la mémoire vous revenait de quelques faits intéressants, n’hésitez pas à m’appeler. À propos, vous prétendez toujours être demeuré, près d’une journée, drogué et endormi ?

— Je le maintiens.

— Soit. J’ai le regret de vous annoncer — et cela n’a aucun lien avec notre conversation — que les occupants de cette maison seront placés au secret dans une prison d’État.

Semacgus fit un mouvement de dénégation en désignant du doigt la blessure.

— Compte tenu de voue blessure, poursuivit Nicolas, vous serez transporté à l’Hôtel-Dieu afin d’y recevoir les soins qu’elle nécessite. La vérité désormais ne devrait pas être longue à apparaître. Disposez-vous d’une pelle ?

Naganda le regarda dans les yeux.

— Je n’en ai pas, mais vous en trouverez une dans l’appentis de la cour, avec les ustensiles de jardin et une brouette qui sert à transporter les ballots de peaux à leur arrivée.

Nicolas laissa l’Indien aux bons soins de Semacgus. Il redescendit dans la boutique pour réfléchir et attendre Bourdeau, le guet les exempts et les voitures. C’était la première fois qu’il pouvait faire le point sur les événements de la nuit. Il ne parvenait pas encore à surmonter le choc de circonstances d’une intensité telle que leur caractère insensé continuait à s’imposer à son esprit. Il ne savait plus que penser de la tempête levée dans cette maison par la possession de la Miette. Au fur et à mesure que se dissipait la fièvre de la crise, la raison lui revenait, et avec elle les arguments de la logique et les suggestions du scepticisme. Certes, il n’avait pas rêvé, et ses compagnons non plus, mais il fallait reprendre pied sur la terre ferme, celle des faits, des preuves et de la vie humaine au quotidien.

Il restait que la crise de la Miette, quelle qu’en fût l’origine, avait entraîné son enquête dans une direction nouvelle, en faisant découvrir ce qui apparaissait bel et bien comme un infanticide. On pouvait supposer que les crises de la Miette avaient pour origine la conscience troublée d’une jeune fille en situation intéressante et qui avait peut-être donné la main à l’assassinat d’un nouveau-né. Ceci expliquait cela, et Nicolas était assez enclin à estimer que la complicité dans un acte aussi barbare pouvait conduire à un délabrement de l’âme et aux manifestations étranges qui en étaient la conséquence. Encore fallait-il être assuré que le nouveau-né avait subi des manœuvres dolosives qui avaient conduit à son décès. Seule l’ouverture du corps pourrait en apprendre davantage. Ainsi, paraissait-il assuré qu’Élodie, fille légère, entourée de multiples soupirants, avait récolté le fruit de ses égarements. Avait-elle décidé elle-même ce crime, s’était-il accompli à son insu, et qui pouvaient en être les instigateurs ou les complices ?

Mardi 5 juin 1770

Nicolas s’était assoupi dans un fauteuil de la boutique. Bourdeau le réveilla une heure plus tard en frappant à la devanture. La maison connut aussitôt une vive agitation. On apporta deux brancards, l’un pour Naganda et l’autre pour la Miette, que Nicolas ne souhaitait pas laisser derrière lui, avec l’espoir qu’elle pourrait recouvrer ses esprits et apporter son témoignage. Il faudrait, dans ce cas, veiller avec le plus grand soin à ce qu’elle n’ait de contacts qu’avec la police. La famille Galaine, terrée dans ses repaires, fut rassemblée. Un exempt arriva bientôt avec Dorsacq, habillé en désordre et le cheveu ébouriffé. Nicolas leur tint un petit discours sans évoquer ni les résultats de la séance d’exorcisme ni la macabre découverte de la cave. Il leur signifia qu’au point où son enquête était parvenue, il jugeait essentiel pour la manifestation de la vérité qu’ils fussent séparés les uns des autres et placés au secret dans une maison de force jusqu’au terme de ses investigations. Ceux qui n’avaient rien à se reprocher ne pouvaient que se satisfaire d’une mesure qui accélérerait sans aucun doute la marche et le dénouement de cette affaire. Quant aux autres... Devant le silence de son mari prostré, Mme Galaine se fit l’avocat de la famille, vivement soutenue par ses deux belles-sœurs. Elle cria au déni de justice et protesta avec énergie de l’arbitraire du commissaire dont le parti pris éclatait aux yeux de tous en cette circonstance. Elle en appelait aux magistrats et engageait les siens à ne se point laisser faire et à résister à leur scandaleux enlèvement. Il lui fut répondu qu’on avait tout pouvoir pour décider de leur sort, et que ce qu’elle nommait arbitraire n’était autre que la volonté du roi, agissant par son commissaire, et que toute discussion s’apparenterait à de la sédition.


Le départ fut tumultueux au milieu des cris et des protestations. Une longue théorie de fiacres et deux fourgons qui contenaient les malades prirent la direction du Châtelet et de l’Hôtel-Dieu. Avant de quitter à son tour la rue Saint-Honoré, Nicolas s’entretint un moment avec la cuisinière, à qui il confia Geneviève. Elle l’assura de son savoir-faire, lui rappelant qu’elle avait déjà élevé le père et les tantes. La brave femme craignait de demeurer seule dans une demeure agitée par le malin depuis plusieurs jours, mais Nicolas finit par la convaincre que tout danger était passé et qu’un de ses hommes serait en permanence à proximité pour parer à toute éventualité. Son besoin de s’épancher et son souci de retarder le départ de Nicolas la conduisirent à s’étendre avec attendrissement sur le passé sans qu’il songe à l’interrompre, et à enchaîner quelques anecdotes sur l’enfance de Camille et de Charlotte. Enfin, emportée par ses souvenirs, elle lui apprit que, dans leur jeunesse, un grave différend les avait dressées l’une contre l’autre. Il s’agissait d’une rivalité amoureuse, et leur opposition véhémente avait fini par dégoûter leur prétendant commun.

Nicolas monta ensuite voir Geneviève, qui ne dormait pas. Assise dans son lit, elle serrait contre son cœur un pantin de chiffon, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tenta de la consoler, lui expliquant la situation avec des mots simples et sans entrer dans les détails. Il la borda et elle s’endormit presque aussitôt. Cyrus, qui avait accompagné le commissaire, jouait languissamment avec une boulette de papier, la mâchouillant de ses vieilles dents. Intrigué, Nicolas la lui tira de la bouche et, après l’avoir dépliée, l’approcha de son bougeoir. Il découvrit avec stupeur et une espèce de jubilation une écriture qu’il connaissait. C’était celle de Claude Galaine, le père d’Élodie, mort en Nouvelle-France. Il s’agissait de ses dernières volontés écrites sur un parchemin de petit format, plié et replié. Elles portaient clairement que toute sa fortune, énumérée en bas du document et qui consistait en une masse considérable de capitaux placés et de propriétés, devait revenir à sa fille unique, Élodie. Toutefois, elle n’en aurait que l’usufruit, dans l’attente de son premier-né mâle qui en serait l’héritier : Si par malheur elle venait à décéder fille, l’héritage reviendrait au premier-né mâle de Charles Galaine. Voilà qui ouvrait d’intéressantes perspectives. L’essentiel, à présent, était de savoir qui détenait ce document et qui avait pu en prendre connaissance. Nicolas fouilla dans les jouets de la petite fille, et il tomba sur un collier de perles noires, identiques à celle trouvée dans la main d’Élodie, le tout provenant sans conteste possible de l’objet volé à Naganda. Sans doute, Geneviève, séduite par ces perles, les avait-elle renfilées pour se constituer un bijou.

Nicolas était au désespoir d’avoir à la réveiller. La fillette s’étira avec une moue chagrine. Interrogée, elle commença par se taire, puis se mit à pleurer. Oui, elle avait trouvé ce papier et les perles dans la boîte à ouvrage de ses tantes. La boîte contenait un œuf en bois d’acajou pour repriser, et cet objet lui plaisait beaucoup, car il était creux et on pouvait le dévisser. D’habitude, ses tantes y plaçaient des épingles et des aiguilles. La dernière fois qu’elle l’avait ouvert, elle avait trouvé un papier tout plié et des perles noires. Nicolas essaya de savoir à quand remontait cette découverte. Un jour ou deux, la petite ne se souvenait plus vraiment. Nicolas était cependant intrigué par un fait, il avait fouillé la chambre des deux sœurs et n’avait point remarqué ce petit meuble. Il exigea des précisions. Il apprit qu’il n’était pas toujours dans la chambre, mais suivait les pérégrinations des travaux de couture dans les différentes pièces et étages où se trouvaient Camille et Charlotte. Il calma l’enfant, et ne la laissa qu’une fois endormie.

Nicolas remonta dans sa chambre prendre son portemanteau. Il n’y avait plus trace ni de Semacgus ni du père Raccard dans la maison ; sans doute avaient-ils accompagné leurs patients. Bourdeau, toujours prévoyant, lui avait réservé une voiture. Nicolas ordonna qu’on le conduisît rue Montmartre. Il souhaitait à la fois ramener Cyrus au bercail — le vieux chien, au demeurant folâtre et gaillard, méritait un bon repas et un peu de tranquillité —, faire toilette et prendre des nouvelles de M. de Noblecourt. Quand il arriva sous le porche du vieil hôtel, la boulangerie exhalait la réconfortante odeur de la première fournée. Passé la porte cochère et après avoir prié la voiture de l’attendre, il entendit une petite voix timide le héler. C’était le jeune mitron.

— Monsieur Nicolas, j’ai à vous dire qu’en balayant ce matin j’ai trouvé une chose en métal, la même que celle que vous avez ramassée hier. Je l’ai gardée, pensant qu’elle vous intéresserait.

Il lui tendit un petit ferret doré identique à celui trouvé dans la serrure des combles de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires.

— Tu ne pouvais me faire plus grand plaisir ! s’exclama Nicolas.

Il fouilla dans sa poche, en tira une poignée de liards et les offrit à l’enfant qui les reçut en rougissant.

— As-tu déjà monté les petits pains à M. de Noblecourt ?

— Pas encore. Je m’y apprêtais en guettant votre retour.

— Veux-tu parfaire mon contentement ? Ajoute aux pains mollets quelques croissants et brioches. Aujourd’hui, je dévorerais bien la boutique et le mitron avec !

Le garçon s’enfuit en riant. Le jour qui se levait mettait dans la vieille cour une lueur indécise. Le carré de ciel virait du bleu-noir au gris perle. Des oiseaux pépiaient et s’ébrouaient près d’une flaque. Un jour nouveau succédait à l’horreur des ténèbres. Ferait-il éclater la vérité ? Permettrait-il de confondre les coupables en faisant le lien entre les éléments composites et péniblement rassemblés au cours de l’enquête ? Serait-il illuminé par une vision fugitive et irraisonnée qui mêlerait les informations comme les dés dans le cornet puis les rejetterait dans un ordre nouveau en faisant éclater la solution ? La découverte d’un nouveau ferret écartait tout scrupule de l’esprit de Nicolas. En dépit du nihil obstat de M. de Sartine et de son absolution administrative, il n’était pas convaincu jusque-là que l’acte destiné à confondre Langlumé n’appartenait pas à ceux dont on garde le souvenir amer tout au long de sa vie. La providence, cette justice immanente, venait d’en décider autrement. Ce ne serait pas seulement l’attentat contre un vieil homme que la loi punirait, mais aussi l’offense faite à un magistrat, c’est-à-dire au détenteur d’une partie de l’autorité royale.

La maison Noblecourt était déjà en pleine effervescence. Après une bonne nuit, le vieux magistrat s’était éveillé à l’aube, juste un peu moulu suite à l’agression de la veille, mais ragaillardi et affriandé à l’idée de pouvoir faire une pause, avec la bénédiction de la Faculté, dans son austère régime habituel. Il avait commandé son chocolat et attendait ses pains mollets. Lorsque Nicolas entra dans sa chambre, le vieil homme, revêtu d’une robe en perse amarante et la tête enveloppée dans un madras qui cachait ses pansements, surveillait avec impatience les pas menus de Marion et les grandes enjambées de Catherine qui dressaient toutes deux le couvert près de la fenêtre donnant sur la rue. Cyrus, jappant et gémissant, se précipita aux pieds de son maître.

— Ah ! mon vieux compagnon, dit Noblecourt mi-ironique, mi-ému, tu as dû vivre de bien terribles aventures avec Nicolas ! Tu pars sans un regard mais tu reviens content de te retrouver céans !

Il se tourna vers Nicolas en désignant sa tenue d’un geste théâtral.

— Ne me trouvez-vous pas grand Mamamouchi, ainsi ? Quid novi, mon bon ami ? Vous paraissez fatigué. Prenez place, asseyez-vous et contez-moi tout par le détail.

Catherine posa un grand plateau avec le chocolat, les tasses, les pains, rejoints par les croissants et les brioches, et trois pots de confiture.

— Je crois qu’il faut d’abord demander à Catherine de préparer une bonne pâtée pour Cyrus, qui n’a pas fait grande chère rue Saint-Honoré.

À ces mots, le chien s’agita et fila sur ses vieilles pattes vers l’office.

— Et de surcroît, vous me l’avez affamé ! Mais que vois-je ? Des croissants et des brioches !

Catherine grommela.

— C’est bour Nicolas, bas bour vous, monsieur. Soyez raisonnable. Les betits bains suffisent.

— Bien, bien. Tu peux disposer.

Mécontent, il la chassa comme s’il écartait une mouche. À peine eut-elle le dos tourné que sa main s’arrondit sur une brioche qu’il emplit, après l’avoir ouverte, d’une large cuillerée de confiture de cerises sous le regard sévère de Nicolas, qui commença son récit. Quand il se tut, le vieux magistrat, rassasié, se recula dans son fauteuil et, après un regard sur la me Montmartre, joignit les mains.

— Un autre que vous m’aurait conté cela, je ne l’aurais jamais cm, dit-il. Certes, notre foi nous impose de porter créance à mille récits de la vie des saints. Se peut-il qu’existent un autre versant, un revers à la médaille, un reflet néfaste et ténébreux de notre propre existence ? L’Église, c’est vrai, nous incite à le croire et il me plaît d’apprendre que l’homme chargé des exorcismes, ce père Raccard, soit d’évidence un homme raisonnable et non un de ces petits esprits rancis et rétrécis qui regrettent l’Inquisition et n’auraient de cesse de jeter la pauvre victime en proie à ces folies dans les flammes du bûcher. Il faudra me le présenter. On invitera le maréchal de Richelieu et quelques beaux esprits et on dissertera devant quelques fines bouteilles. Quelle soirée en perspective !

Tout en parlant, il tordait sournoisement la corne d’un croissant.

— Vous êtes-vous posé les questions essentielles ? reprit-il. Soit la fille était proprement possédée, et pourquoi cet excès d’indignité ? Soit il s’agissait d’une malade comme notre ami Semacgus en eut l’intuition première, et alors qu’apporte sa « crise » dans le cours de votre enquête ? Dans le premier cas, pourquoi le malin se serait-il intéressé à une pauvre servante ? Si nous nous plaçons du point de vue de l’Église, c’est sans doute parce qu’elle avait offert l’occasion au démon de s’emparer de son âme. Et si tel est le cas, tirez-en immédiatement les conséquences. Cette Miette se trouve au centre de votre enquête. Dans le second cas, si la pauvrette est malade, les conclusions que son état inspire nous dirigent vers la même explication. Quels faits épouvantables, quelle responsabilité insupportable ou quelle lourde complicité ont-ils pu la mener à cet état de délabrement mental ? Pour moi, elle est au centre de tout. Faites-la parler.

— Hélas, soupira Nicolas, elle a perdu la raison et rien ne dit qu’elle la recouvrera. Voilà bien mon souci, et vous avez mis le doigt à l’endroit exact où nous achoppons. Si un certain nombre de faits s’accumulent, je suis, en dépit de tout, contraint de lâcher les chiens en des directions opposées et moi, je routaille[85] derrière l’un ou l’autre des suspects. Bien des éléments me manquent encore, mais tout conspire à les soupçonner tous. Aucun, à vrai dire, ne possède d’alibi pour le moment concernant le meurtre d’Élodie. Quant à l’infanticide, si tant est qu’il soit prouvé, il sera difficile de parvenir jusqu’à son auteur.

— Et votre si étonnant naturel de la Nouvelle-France ? Le voilà hors de cause, si je ne m’abuse ; on a tenté de l’assassiner. Vous ne m’allez tout de même pas affirmer qu’il demeure sur la liste de vos suspects ?

— Oh ! que si ! Sa blessure ne prouve rien, on l’a très maladroitement servi, pour parler comme un veneur. Raté, à peine blessé ! N’est-ce pas étrange ? Même si l’attentat perpétré contre sa vie est réel, il prouve tout et ne prouve rien. Il est possible qu’un sien complice ait voulu se débarrasser de lui. Or, j’ai des doutes sur l’alibi de Naganda, tant je le soupçonne d’avoir lui aussi des motifs pour souhaiter la disparition d’Élodie.

— Ne vous laissez pas entraîner dans des embrouillements infinis. Je m’en voudrais que mes questions alourdissent votre réflexion dans une affaire déjà trop chargée d’hypothèses. Tout crime, je le sais d’expérience, est une machine complexe à trois ou quatre centres de mouvements. N’écartez rien, mais restez simple et ouvert à l’évidence. À qui profite le crime ? Quels sont ses ressorts habituels ? Bien sûr, l’intérêt et la passion. Démontez vos suspects comme vous le feriez d’une pendule ; la pièce qui manque se retrouvera naturellement.

— Vous avez raison, murmura Nicolas. Plus on disserte sur une affaire, plus on lui ajoute d’éléments confus et plus elle devient inextricable.

— Voilà ! Le flambeau de la vérité s’obscurcit lorsqu’il est agité trop violemment. Pressez-vous, à partir de ce que vous savez, d’établir un plan de bataille. Écoutez votre intuition. J’observe, depuis des années, qu’elle vous guide plus souvent qu’elle ne vous égare. Le cœur est ému chez vous avant que l’esprit réfléchisse.

La deuxième corne du croissant disparut prestement engloutie. Le reste allait suivre quand Cyrus, revenu, s’en saisit sous le regard courroucé de son maître.

— Ah ! le petit coquin ! s’esclaffa Nicolas en riant. Il brave une disgrâce tant il a soin de la santé de son maître. Je vais faire de même et vous laisser reposer.

Il se leva et, après avoir souhaité un prompt rétablissement à M. de Noblecourt, qui le salua d’un petit geste menaçant, il prit ce qui restait de croissants et de brioches et regagna son appartement. Quelques instants après, alors qu’il allait repartir, Bourdeau frappa et passa sa figure rougeaude et réjouie. Nicolas pensait souvent que rien, dans l’apparence de son adjoint, ne pouvait donner la mesure de sa profondeur et de sa finesse. L’inspecteur baissait rarement la garde et préservait son quant-à-soi. Rares et précieux étaient les moments où il avait découvert à Nicolas les aspects secrets d’une personnalité attachante et complexe.

— Tout est en ordre, fit-il. Chaque membre de la famille Galaine est au secret. Six cachots sûrs à trouver, ce ne fut guère facile.

— Ils sont « à la pistole[86] » ?

— Rien du tout. Cela signifierait allées et venues incessantes. Ils sont « à la dure », mais cela ne créera pas de difficultés, vous en aurez fini bien avant.

— Merci pour la confiance ! Notre système de prison est insupportable et ne concourt point à la manifestation de la vérité. Les vrais maîtres des lieux sont le concierge, les geôliers et leurs valets, et les guichetiers avec lesquels les prisonniers sont en relations quotidiennes. Je ne parle pas des commissionnaires qui vont et viennent entre le dedans et le dehors. J’ai jeté quelques idées à ce propos sur un papier à l’intention de M. de Sartine. Un de ces jours, je les lui soumettrai. Et la Miette ? Et Naganda ?

— Le second, à l’Hôtel-Dieu. Mais il a fallu que j’élève la voix. Les malades y sont quatre par lit, se passant leur vermine. J’ai dû lâcher quelques écus afin d’obtenir une méchante pièce pour l’Indien. J’y ai laissé un exempt. Tout cela va faire des frais...

Il agita un papier.

— Préparez-moi un mémoire que je signerai. Vous savez combien les Duval, ces harpies du bureau du cabinet de M. de Sartine, sont tatillons sur le sujet, aussi bien le fils que le père.

— La France périra des paperassiers !

— Et la Miette ?

— Impossible de la mettre à l’Hôtel-Dieu. Charenton et Bicêtre bien trop loin. Je l’ai fait conduire avec des instructions au couvent des Lazaristes, rue du Faubourg-Saint-Denis. Là aussi, dépense à prévoir : une religieuse la surveille.

— Provisoire, très provisoire. Du moins je l’espère. Confrontation et crise finale approchent.

— Quant au reste, j’ai des choses importantes à vous dire que vous m’avez rentrées dans la gorge rue Saint-Honoré.

— Urgence, mon cher, urgence ! J’avais bien noté votre souhait et suis toute curiosité de ce que vous m’allez apprendre.

— Rabouine a bien fait la commission à son retour de Versailles. Je me suis rendu, muni du billet que vous aviez joint à vos instructions, chez Robillard, fripier rue du Faubourg-du-Temple. Bouge immonde et galeux au dernier point. Là échouent toutes les défroques hors d’âge des garnis. J’ai dû le secouer un peu, et il a fini par me sortir les garanties du billet à terme. Un drôle de lot qui ne va pas manquer de vous intéresser.

— Je vous écoute, ne me faites pas languir.

— C’est pour mieux vous satisfaire à la fin, dit Bourdeau en riant. Il m’a sorti deux manteaux sombres, deux chapeaux et deux masques en papier mâché blanc. Et, j’oubliais, un flacon de verre d’apothicaire. Cet ensemble hétéroclite lui avait été apporté en toute hâte dans la matinée du 31 mai, dès les premières heures du jour. C’est-à-dire le matin même de la catastrophe de la place Louis-XV.

— Et qui le lui avait apporté ?

— Un jeune homme.

— Sans d’autres précisions ?

— Non. Vous paraissez déçu.

— Aucunement. Mais tout se complique une nouvelle fois. Avez-vous au moins relevé un quelconque signalement ?

— La banalité même. L’échoppe est sombre, peu éclairée le matin, et le Robillard n’a rien vu. D’ailleurs, son métier incite à la discrétion, car de fripier à receleur il n’y a pas loin. Tout s’est déroulé très rapidement. Ce qui était surprenant pour lui, c’était d’avoir à traiter avec un personnage trop bien pour son négoce et qui a abandonné, sans discuter la somme, des vêtements de bonne qualité qui valaient beaucoup plus.

— Ainsi, ce serait un homme... fit Nicolas, songeur. Après tout, pourquoi pas ? Ou une femme déguisée en homme. Tout est possible.

— Vous me voyez désolé, reprit Bourdeau, de n’être pas porteur de plus éclairantes nouvelles.

— Point du tout, Pierre, vous n’y êtes pour rien. Le carton que j’avais découpé ne s’adapte plus à l’ensemble du jeu, c’est tout. Il ne faudra pas oublier de faire examiner ce flacon. Cet objet a contenu quelque chose. Nul doute que Semacgus pourrait nous aider utilement dans ce domaine. Quant aux autres pièces à conviction, veillez à les tenir enfermées dans notre bureau de permanence du Châtelet. Et quoi encore ?

— En sortant des Deux Castors cette nuit, je me suis heurté à M. Nicolas qui surveillait la maison.

— M. Nicolas ? Depuis quand me donnez-vous du Monsieur Nicolas ?

— Non, pas vous, bien sûr. Vous le connaissez, cet imprimeur qui écrit lui-même et qui brave en permanence les censeurs.

— Ah ! Restif, Restif de La Bretonne ! Il a longtemps intrigué le bureau des mœurs. C’est un sacripant très luxurieux, insatiable même.

— Vous savez qu’il n’a rien à nous refuser, et qu’à l’occasion il nous sert d’informateur bénévole. Nous fermons les yeux sur bien des choses... Je lui ai demandé ce qu’il faisait là. Il a paru gêné, a désigné la boutique et a pris la poudre d’escampette en ricanant. Je n’avais guère le loisir de le poursuivre avec toute cette caravane de voitures à ébranler. Mais je reste persuadé d’un mystère à éclaircir et je n’écarte pas, le connaissant, qu’il ait tissé quelque intrigue avec une occupante de la maison Galaine.

— Vu la réputation du personnage, cela me paraît en effet vraisemblable. Pierre, retrouvez-moi son adresse. Il loge, si je ne m’abuse, pas très loin de la rue de Bièvre. Le jour, on peut le pincer chez lui, car il ne sort que la nuit. Est-ce tout ?

— Que non pas ! J’ai consulté le notaire de Galaine. Lui aussi fermé comme une huître. Mais ces tabellions-là, ça ne résiste pas à une parole un peu forte. Des plumassiers !

— Monsieur l’inspecteur, dit Nicolas d’un ton noble, vous vous oubliez. Savez-vous que vous parlez à un ancien clerc de notaire ?

— Dieu merci, vous vous en êtes sorti ! Bref, l’homme a parlé. Aucun testament n’a été déposé à son étude, mais il dispose d’une lettre de Claude Galaine qui l’avertit que ses dernières volontés se trouveront entre les mains innocentes — il a insisté sur ce qualificatif — d’un Indien de la tribu des Algonquins qui, le moment venu, sera chargé de les rendre publiques.

Nicolas se frottait les mains. À la grande surprise de Bourdeau, il sortit de sa poche un petit papier plié qu’il agita victorieusement.

— Le testament, le voici ! Il était dans l’œuf et, auparavant, au cou de Naganda.

Il pirouetta, prit l’inspecteur par l’épaule et l’entraîna dans l’escalier.

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