« C’est dans la personne seule de Sa Majesté que réside la plénitude de la Justice, et les magistrats ne tiennent que d’Elle leur état et le pouvoir de la rendre à ses sujets. »
Nicolas se leva de bon matin. Il souhaitait s’isoler un moment afin de rédiger un court mémoire explicatif dont deux exemplaires seraient portés, l’un au lieutenant général de police et l’autre au lieutenant criminel. Il occupa une bonne partie de la matinée la bibliothèque de M. de Noblecourt et, vers onze heures, sa tâche accomplie, il décida de prendre l’air afin de réfléchir à la séance décisive de la soirée. La marche déterminait toujours chez lui une exaltation de pensée à la fois passionnée et inconsciente, dont les résultats ne devaient pas être utilisés sur-le-champ mais délibérément emmagasinés, prêts à resurgir à la moindre injonction, comme des munitions de réserve disponibles à tout moment dans le terrible travail qui conduisait à confondre le crime. Il se dirigea à grands pas vers les Tuileries, laissant jouer une imagination que favorisait le spectacle varié de la rue.
Le jardin offrait un coup d’œil agréable par ce beau jour de juin. La grande allée était bordée de deux rangées de jeunes femmes en tenues claires avec, çà et là, des enfants qui jouaient à se poursuivre. Depuis peu, les policiers du bureau des mœurs observaient les filles publiques qui occupaient sur les chaises louées des points stratégiques. De là, elles raccrochaient le passant par des regards qui faisaient baisser les yeux aux plus hardis comme aux plus pudiques. Elles attendaient avant midi que quelqu’un leur offrît à dîner, et elles manquaient rarement leur coup. Le commissaire du quartier s’en était ouvert à Nicolas, tout en lui précisant que l’enclave des Tuileries échappait à sa juridiction, les jardins royaux dépendant de la prévôté de l’Hôtel. Or, les agents de cette institution paraissaient infiniment moins sévères que les hommes de la police. Le bruit courait en effet qu’ils se laissaient facilement corrompre et ne dédaignaient pas de prélever leur tribut de plaisir gratuit en acceptant de fermer les yeux sur la coupable industrie des servantes de Vénus.
Ces réflexions le ramenèrent à ses conversations avec Restif de La Bretonne et à son étonnante confession. Ainsi, Mme Galaine en était venue à se livrer, elle aussi, à ce commerce ! L’honorable épouse d’un maître marchand pelletier n’avait trouvé que cet expédient déshonorant pour sauver l’avenir de son enfant du naufrage attendu de sa maison. Nicolas ne parvenait pas à s’en persuader, néanmoins son informateur, que des liens si étroits attachaient à la police, se révélait, par ses habitudes et ses vices, un témoin qu’on ne pouvait récuser. Nicolas soupçonna sa propre candeur native, pourtant battue et rebattue depuis des années par le contact obscène avec la réalité, de lui jouer un de ces tours où elle misait sur sa petite part d’innocence préservée. Mais le fait était que Mme Galaine, fraîche encore, pouvait, en une industrie régulière et paisible, procurer des plaisirs à toute une foule de bons bourgeois tranquilles que le tapage et la vulgarité de ses consœurs rebutaient. Elle devait rassembler de la sorte une clientèle d’habitués et, semaine après semaine, arrondir benoîtement son bas de laine. Le couple Galaine allait d’évidence à vau-l’eau ; le mari ne prêtait guère attention aux absences régulières de sa femme. Des sorties au théâtre ou à l’Opéra, dont les débours ne l’inquiétaient pas puisqu’on ne lui demandait rien, permettaient de justifier les absences nocturnes de l’épouse. Quant à Dorsacq, le commis dont il faudrait éclaircir le rôle dans tout cela, au mieux il jouait le rôle ingrat d’un sigisbée, au pire, maquereau mondain, il racolait pour la belle moyennant finances et peut-être faveurs. Il résultait de cette nouvelle étonnante que Mme Galaine, l’un des suspects, possédait pour le coup un alibi, mais celui-ci n’impliquait pas forcément que la boutiquière fût pour autant innocente des crimes perpétrés rue Saint-Honoré. Il y avait des complicités pires que des actes.
La pensée de Nicolas continuait à vagabonder, entraînée par les petits nuages blancs qui filaient vers les Boulevards au-dessus de la place Louis-XV où les vestiges de l’incendie du pavillon des artifices avaient presque disparu. La forme d’un nuage, plus effilé que les autres, ramena sa pensée à l’attentat commis sur Naganda. Il revit l’arme précautionneusement retirée par Semacgus du dos de l’Indien, un de ces couteaux de cuisine appelés « eustaches », comme on en vendait par centaines autour de la Halle ; son manche de bois et son unique rivet étaient reconnaissables. Dans le désordre de cette nuit insensée, il se reprochait de ne pas avoir enquêté plus avant sur un acte qui, bien que sans conséquence pour la vie de Naganda, n’en constituait pas moins un crime, et s’inscrivait dans la suite des actes commis chez les Galaine depuis la disparition d’Élodie.
À y bien réfléchir et sous réserve de vérifications, Nicolas jugeait que la tentative de meurtre devait être concomitante avec l’arrêt du tambour servant aux curieuses cérémonies du Micmac. Mais il ne parvenait pas à déterminer clairement la place des uns et des autres à ce moment-là. Après le premier exorcisme au rez-de-chaussée, le père Raccard avait recommandé à chacun de regagner sa « chacunière » : l’expression, peu usuelle, avait alors frappé Nicolas. Ainsi, une fois de plus, tous les membres de la famille Galaine pouvaient être soupçonnés d’une incursion fugitive dans le grenier et pendant que lui-même, Semacgus et l’exorciste entouraient la possédée, n’importe lequel d’entre eux avait pu poignarder Naganda. L’arme provenant sûrement de la cuisine, il faudrait interroger Marie Chaffoureau afin de vérifier ce point particulier.
La préparation de la séance au Grand Châtelet le préoccupait. Il ne suffisait pas de faire comparaître les suspects ; il fallait également veiller à la mise en scène des pièces à conviction. Cela nécessiterait quelques courses, le recours aux bons soins du père Marie, l’huissier, et à Bourdeau. Nicolas répertoria les pièces à exposer, elles participeraient de la grand-messe judiciaire qu’il entendait organiser et dont l’effet sur les assistants n’était pas à négliger. Il faudrait tout d’abord rassembler les effets d’Élodie Galaine : sa robe de satin jaune à dos flottant, son corsage jaune paille, son corset en soie blanche, deux jupons, des bas de fil gris, ainsi que la perle noire trouvée dans sa main et des vestiges de foin. À quoi il conviendrait d’ajouter les deux tenues de sortie de Naganda, le flacon d’apothicaire, les bandages trouvés sous le lit des deux sœurs Galaine, le mouchoir aux initiales CG découvert dans la grange du couvent des Filles de la Conception, la lettre de Claude Galaine à son frère, le testament, le collier de pierres noires renfilé et, enfin, le couteau de cuisine ayant servi à blesser Naganda. Il réfléchit qu’un ou deux mannequins de couturière apporteraient une touche incongrue, une fois revêtus des tenues de la jeune femme et de l’Indien, et concourraient à ébranler les caractères les mieux trempés.
Pour la première fois depuis l’exorcisme, le souvenir des manifestations insensées dont il avait été le témoin s’imposa à Nicolas. Jusque-là, il avait tenté de le refouler, de faire comme si rien de tout cela n’appartenait au monde réel. Une partie de lui-même refusait l’existence de ces manifestations, dont la seule évocation risquait de rallumer la hantise. Le risque existait aussi de voir la Miette retomber dans son état précédent. À quelle force ou influence s’était-il donc trouvé confronté ? Ce qu’il avait ressenti dans sa chambre, rue Saint-Honoré, lui semblait être associé à un avertissement, à une incitation à poursuivre son enquête, alors que les manifestations de possession de la Miette révélaient de manière plus évidente la présence du mal et ne visaient en rien la résolution de l’énigme. Preuve en était, d’ailleurs, qu’une fois l’exorcisme accompli, c’est une Miette apaisée, libérée et somnambule — état étrange, certes, mais naturel —, qui d’elle-même les avait entraînés dans la cave vers l’endroit où était dissimulé le nouveau-né assassiné.
Peu à peu, le soleil de juin pénétrait Nicolas. Il s’était assis sur la terrasse des Feuillants. Une commère joufflue était venue exiger les deux sols de la location de sa chaise. Maintenant, il s’engourdissait, les yeux fermés, dans le roucoulement des pigeons des grands marronniers et les cris aigus des enfants couvrant le bruit lointain des équipages qui traversaient à grand trot la place Louis-XV. Cet état, qui exprimait aussi la fatigue accumulée de journées sans relâche et de nuits sans sommeil, le conduisit bien au-delà de la méridienne. Il retraversa les jardins pour rejoindre les quais et gagna le Grand Châtelet.
Il retrouva le père Marie dans sa soupente du vieux palais médiéval, dînant seul d’une pièce de veau entourée d’un fricot fumant d’œufs au lard dont il étalait les ingrédients sur de larges tranches de pain frais. Il engagea le commissaire à partager son repas, ajoutant, pour l’appâter, qu’il serait arrosé d’une bière nouvelle qu’une buvette des alentours venait de recevoir. Nicolas se laissa vite convaincre et s’amusa à écouter les doléances de son hôte, persuadé que la longe de viande, portée le matin même dans son plat de terre au four du boulanger voisin, avait perdu en poids et quantité et qu’il soupçonnait la fraude en cette affaire. Nicolas le rassura, se rappelant que sa nourrice Fine, à Guérande, disait la même chose chaque fois qu’elle portait cuire, dans les mêmes conditions, son plat fameux de canard aux pommes. Il consola le vieil homme en observant que rien ne valait, pour ces plats rustiques, la chaleur intense mais régulière du four à pain et que le résultat méritait bien quelques inconvénients au reste largement imaginaires. Ils évoquèrent leur Bretagne natale et le père Marie voulut, à tout prix, qu’ils trinquent avec son fameux contrecoup, ce « lambig » vénérable qui titrait fort, enflammait les entrailles et réveillait les morts. Nicolas ne put qu’accepter, de peur de le vexer ; il réussit cependant à en renverser subrepticement une partie sur une tranche de pain. Il prit ensuite les dispositions nécessaires avec l’huissier pour que les pièces à conviction, entreposées dans une armoire du bureau de permanence, fussent disposées comme il le souhaitait. Le père Marie connaissait un petit atelier de travailleuses à la toilette qui accepteraient moyennant une honnête rétribution de leur prêter deux mannequins.
Bourdeau survint à l’improviste. Nicolas l’informa des derniers éléments de l’enquête et le pria de faire conduire à l’audience le fripier chez lequel des pièces à conviction avaient été mises en gage. Puis, son petit carnet noir à la main, il alla méditer dans la salle d’audience du lieutenant général. Il souhaitait réfléchir sur la manière d’aborder la séance et d’aboutir à un résultat. Sa croyance en la raison lui donnait la certitude que la clé de l’affaire surgirait du déploiement des résultats de l’enquête. Toutefois, il était conscient que le cadre étroit des investigations ne permettait pas d’enfermer les nuances du vivant et de l’humaine condition. Il le savait : seule l’intuition — ce qu’il éprouvait comme une personnelle et particulière connaissance des suspects qui n’excluait pas sympathie et compréhension — pourrait apporter la vérité.
Vers la demie de quatre heures, on vint allumer les flambeaux dans la grande salle gothique où le jour ne parvenait que par d’étroites verrières. Une vieille tapisserie usée figurait les armes de France et, sur une estrade, deux fauteuils attendaient les magistrats. Gardés par des exempts, les suspects prendraient place sur le côté gauche. Nicolas, en robe noire et perruque, se tiendrait face à eux, devant une table rassemblant les pièces à conviction, entouré de deux mannequins portant les défroques de Naganda et d’Élodie. Les ombres mouvantes de ces silhouettes épousaient les vacillements des flammes, offrant une image inquiétante.
Les prévenus arrivèrent, l’air morne et silencieux. Seules les deux sœurs paraissaient outrées de se trouver là et arboraient un air de suffisance. Une fois assises, elles ne cessèrent de toiser Nicolas tout en pérorant à voix basse comme s’il s’était agi de le provoquer. Mme Galaine promenait son air d’indifférence habituel avec le sérieux d’une croyante écoutant un sermon ennuyeux. Les Galaine père et fils baissaient la tête, accablés. La Miette, presque belle, qui se déplaçait seule désormais, souriait comme un séraphin avec un visage restauré dans sa simplicité, et sur lequel l’empreinte du mal avait disparu. Naganda, lui aussi rétabli bien qu’un peu gêné dans sa démarche, observait la scène avec la curiosité d’un voyageur qui découvre des coutumes étrangères et incompréhensibles. Marie Chaffoureau se serrait les mains d’angoisse, ses petits yeux se portant sur tous les coins de ce théâtre sans jamais se fixer sur aucun. Dorsacq tentait de s’éloigner des Galaine comme s’il voulait se désolidariser de la famille. Bourdeau et Semacgus demeuraient debout au fond de la salle, où ils furent bientôt rejoints par le père Raccard.
Un peu avant cinq heures, les portes de la salle furent closes. Le père Marie, en tenue noire d’huissier, annonça les magistrats qui prirent place. Ils étaient tous les deux en simarre, avec les bandes d’hermine dont Nicolas se rappela qu’elles évoquaient, morceaux symboliques du manteau du sacre, l’autorité royale. M. de Sartine, après un regard au commissaire, prit la parole.
— Je déclare, au nom du roi, ouverte cette séance d’enquête, convoquée devant ma cour, en présence du lieutenant criminel de la vicomté et généralité de Paris. Cette procédure exceptionnelle a été requise et ordonnée par Sa Majesté, compte tenu des circonstances à bien des égards extraordinaires qui ont entouré cette délicate affaire dans laquelle je rappelle qu’un meurtre et une tentative d’homicide ont été commis. Monsieur le commissaire au Châtelet, secrétaire du roi en ses conseils, vous avez la parole.
Sartine avait soigneusement évité d’évoquer l’infanticide, dont la nouvelle n’avait pas été répandue. Tous les regards se tournaient déjà vers Nicolas quand, se levant tout à trac, Charles Galaine prit la parole sur un ton strident.
— Monsieur le lieutenant général, je tiens à présenter devant votre cour une solennelle protestation en mon nom et en celui des miens, face à une procédure aberrante dans laquelle ma famille, incarcérée sans raison, se voit appelée devant vous, sans savoir ni comprendre ce qu’on lui reproche et sans pouvoir espérer le recours et le secours d’aucun conseil. J’en appelle à la justice du roi !
On sentait dans ces propos le caractère procédurier d’un représentant d’un grand corps du négoce parisien, habitué aux débats et procès des jurandes et soutien de la fronde des parlements contre le pouvoir. Les deux sœurs se levèrent à leur tour et vociférèrent en même temps, proférant des propos et des menaces qu’on ne parvenait pas à comprendre. M. de Sartine frappa du plat de la main sur l’accoudoir de son fauteuil. Son visage, ordinairement pâle, s’était empourpré.
— Monsieur, répondit-il sur un ton égal, votre protestation n’est pas recevable. Le roi agit par sa seule justice, nous en sommes les garants et les exécuteurs. Les droits que vous réclamez vous seront accordés à vous ou à ceux qui seront convaincus des crimes dont il est question, lorsqu’une certitude nous aura été apportée sur la culpabilité de l’un ou de l’autre d’entre vous, ou lorsque votre innocence aura été prouvée. Ma présence et celle du lieutenant criminel confirment suffisamment le sérieux et l’équanimité de cette audience préliminaire. Le cours naturel de la procédure reprendra à l’issue de cette séance et tiendra compte de ses résultats.
Les deux sœurs Galaine continuaient de hurler.
— Je vous prie, monsieur, reprit Sartine, de bien vouloir calmer vos sœurs avant que je prenne d’autres mesures pour rendre à cette audience le caractère de dignité qui s’impose.
— Cependant...
— Il suffit, monsieur Galaine. La parole est au commissaire Le Floch. Puissent les débats qui s’ouvrent nous éclairer sur cette ténébreuse affaire.
Nicolas croisa les mains, prit son inspiration et tourna la tête vers les deux magistrats.
— Nous comparaissons aujourd’hui, commença-t-il, pour écrire le dernier acte d’une tragédie domestique liée à la catastrophe de la place Louis-XV. Aux victimes innocentes de l’impéritie et de la fatalité s’est ajouté le cas particulier d’Élodie Galaine, retrouvée morte parmi les restes de tous les Parisiens péris dans la nuit du 30 au 31 mai 1770. Il s’agissait, à l’évidence, de maquiller un crime. Reconnu par Charles Galaine, son oncle, et par son cousin germain, Jean Galaine, le corps fut porté sur mon ordre à la Basse-Geôle, où des praticiens expérimentés constatèrent que la jeune fille avait été étranglée et qu’elle venait de surcroît d’enfanter. Immédiatement, sur ordre du lieutenant général de police, une enquête commença à son domicile rue Saint-Honoré, où son oncle possède une boutique de marchand pelletier. Dès l’abord, il apparut qu’aucun des habitants de la maison, parents ou proches, ne pouvait justifier de son emploi du temps à l’heure approximativement fixée de l’assassinat. De ce fait, chacun d’eux avait été en mesure d’attenter à la vie d’Élodie Galaine.
Une nouvelle fois, Charles Galaine se leva.
— Je réitère ma protestation. De la déclaration même du commissaire Le Floch, il appert qu’il se trouve dans l’incapacité de fixer de manière précise l’heure du meurtre supposé de ma regrettée nièce. Dans ces conditions, comment cette séance, hors du droit commun, pourrait-elle conduire à la vérité et préserver les droits de ma famille ?
— Monsieur, fit Sartine, vous aurez toutes occasions d’intervenir, d’interroger et d’être interrogé, de prouver et de contre-prouver, d’attaquer et de contre-attaquer. Pour le moment, je vous ordonne de laisser le commissaire Le Floch exposer devant cette cour les éléments constitutifs d’un dossier délicat et d’une enquête difficile.
Nicolas poursuivit en détaillant par le menu les résultats de ses investigations. Sans se prononcer sur les constatations énoncées, il les énumérait sur un ton régulier, comme un triste inventaire des turpitudes humaines. L’information sur la maternité récente d’Élodie, ou sur celle, présumée, de la Miette, ne déclencha aucune réaction parmi les assistants. Les sœurs Galaine s’étaient calmées et leur frère avait retrouvé son attitude première après ses sursauts initiaux de révolte. Chacun écoutait avec attention le long prologue dans un silence tel qu’on entendait, lors des pauses de l’orateur, le grésillement des torches et des chandelles dont les fumées noirâtres montaient en volutes vers la voûte. Nicolas se garda bien de parler de la possession de la Miette, dont l’évocation risquait de faire sortir des voies de la raison la suite logique de cette audience.
— Messieurs, dit-il enfin sur un ton plus haut, je vais procéder avec votre permission à un ultime interrogatoire des témoins et suspects.
— Procédez, monsieur le commissaire, répondit Sartine après un coup d’œil de courtoisie au lieutenant criminel.
— Je vais naturellement commencer par Charles Galaine, le chef de la famille et le tuteur d’Élodie, fille de son frère aîné, Claude, disparu en Nouvelle-France. Monsieur, avez-vous des déclarations complémentaires à nous présenter sur votre emploi du temps durant la nuit du 30 au 31 mai 1770 ?
Charles Galaine se leva lourdement.
— Je n’ai rien à ajouter ni à retrancher à mes déclarations. Je persiste à protester sur ce qui m’est imposé.
— Libre à vous. Reconnaissez-vous avoir été informé des intentions de votre frère de prévoir la disposition de sa succession par la lettre retrouvée et déposée parmi les pièces à conviction ?
— Il s’agit d’une correspondance privée.
— J’en prends donc acte ; vous les connaissiez. Avez-vous lu le testament de votre frère et, si oui, à quel moment et par qui en fûtes-vous informé ?
Galaine jeta un regard à sa femme et à ses sœurs.
— Non.
— Saviez-vous que votre nièce était enceinte ?
— Jamais je ne m’en serais douté.
— Comment est-ce possible ?
— Les filles, de nos jours, sont capables de bien des choses. Les mauvais exemples abondent. La vêture et la toilette peuvent, je suppose, dissimuler ce qui autrement serait évident.
— Et connaissiez-vous l’état de votre servante ?
— Pas plus.
— Comment expliquez-vous leur situation ?
— Pour l’une, par une éducation négligée dans un pays à demi sauvage où elle fut sans doute livrée à tous les mauvais exemples et aux plus fallacieuses influences.
— Vraiment ? Chez les religieuses qui l’élevèrent à Québec ?
Le marchand ne répondit pas.
— Et l’autre ? poursuivit Nicolas.
— Elle ne sera pas la première servante à avoir jeté sa vertu par-dessus les moulins. C’est chose malheureusement fréquente de nos jours.
— Vous m’avez affirmé que vos sœurs avaient accompagné Élodie à la fête. Maintenez-vous cette déclaration ?
— Certes oui.
— Et pourtant, elles vous démentent.
— L’émotion, sans doute. La mort de leur nièce les a beaucoup touchées.
— Ainsi, monsieur, point d’alibi. Une nuit où personne n’est capable de témoigner en votre faveur, une nuit environnée de mystères où nul ne vous a rencontré, où vous aviez tout le loisir d’assassiner votre nièce, d’abandonner son corps dans le désordre de la catastrophe, puis d’aller innocemment aux nouvelles. Monsieur, vous êtes suspect à plus d’un titre. Vous, le fils mal aimé, qui avez souffert de la préférence de votre père pour votre aîné, plus brillant, plus entreprenant et plus séduisant. Vous, le timide aux accès de violence, toujours dominé par les femmes de votre entourage : mère, nourrice, vos deux épouses successives. Vous qui m’avez dissimulé la lettre de votre frère, ce frère détesté. Vous qui saviez, ou pressentiez, que l’étui porté au cou par Naganda contenait une pièce importante. Vous à qui votre petite fille Geneviève, l’esprit circulant de la maisonnée, instrument innocent de la perversion, répétait ce qu’elle voyait et entendait. Oui vraiment, tout vous accuse, monsieur !
— Je proteste ! Quel mobile aurais-je eu pour assassiner ma nièce ?
— Mais, justement, l’intérêt, l’intérêt ! Voilà un marchand honorable d’un des grands corps, réputé sur la place, lancé dans des spéculations hasardées avec la Moscovie et sur le point de faire faillite, d’entraîner sa maison et sa famille dans sa débâcle.
Charles Galaine tenta de protester.
— Taisez-vous, monsieur ! Informé que votre frère a laissé en France fructifier une fortune importante et qu’entre cet argent et vous-même seule une pauvre jeune fille fait obstacle, résistez-vous à la tentation ? Elle est sans appui ni conseil, quasiment entre vos mains. N’est-ce pas là un mobile suffisant ? Nous savons, par le testament, que le premier enfant mâle de cette fille sera l’héritier de Claude Galaine.
Galaine murmura :
— Mais si j’avais songé à cette fortune, il aurait suffi que mon fils épouse Élodie !
— Épouser Élodie ! Fi ! monsieur, fi ! Vous faites bon marché des recommandations de notre sainte mère l’Église. Un cousin germain ! Et de surcroît, une fille mère qui allait accoucher...
— Et qui vous dit que cet enfant n’est pas celui de mon fils ?
Jean Galaine se leva, blême.
— Non, mon père, pas ça, pas vous !
— Voyez, dit Nicolas, même votre fils, que j’ai toujours pensé être amoureux de votre nièce, proteste contre cette idée. Et, de surcroît, il ne vous est pas venu à l’esprit que l’enfant à naître pouvait témoigner contre cette proposition ?
M. de Sartine intervint.
— Que voulez-vous insinuer, monsieur le commissaire ?
— Rien d’autre, monsieur, que le nouveau-né ne pouvait témoigner de son origine, mais, qu’en grandissant, il serait sûrement apparu comme ne pouvant pas avoir été engendré par un Jean Galaine ou tout autre jeune homme de Paris.
— Et le pourquoi de cette affirmation ?
Nicolas lança sa première carte dans le jeu compliqué de l’audience.
— Parce que tout laisse présumer que l’enfant d’Élodie était aussi celui de Naganda. Une enfance partagée, les épreuves subies ensemble, une longue traversée de l’océan au milieu des périls de la guerre et de la fortune de mer, puis l’hostilité dont ils furent, sans relâche, entourés dans la maison Galaine les avaient rapprochés au point... Après tout, elle n’avait pas vingt ans et lui en a trente-cinq. Y voyez-vous un obstacle dirimant ? De plus vertueux n’y eussent pas résisté.
Nicolas et les deux magistrats furent seuls à remarquer les larmes qui coulaient sur le visage impassible de l’Indien.
— Nous y reviendrons et nous aurons à demander, à exiger même, des explications circonstanciées à Naganda. Mais, pour le moment, attachons-nous à la famille Galaine. Réservons pour la suite votre cas, monsieur. Considérons celui de votre fils. Voici les mêmes enténèbrements de raisons, la même impossibilité de fournir un récit cohérent de cette nuit fatidique où se bousculent les détails d’une aventure dans les bras d’une fille galante, de rencontres imprévues avec des compagnons de débauche, d’un trou de plusieurs heures et, enfin, d’un retour tardif au logis. Que d’incertitudes, que de parts d’ombre qui ne peuvent que susciter le doute et le soupçon ! Je vous entends penser tout bas, messieurs : « Mais quel serait le mobile de ce jeune homme, et quel motif aurait pu le conduire à vouloir briser le destin de sa cousine ? » Est-il coupable d’un tel acte ? Ces mobiles existent, bien forts et bien pesants. Mais, au préalable, je voudrais poser une question au suspect Jean Galaine, étiez-vous amoureux de votre cousine, Élodie ? Ne vous précipitez pas pour me répondre, car de votre sincérité dépendra presque assurément votre salut, sauf, à Dieu ne plaise, que je ne me sois fourvoyé.
Jean Galaine se dressa et répondit d’une voix presque inaudible, qui finit par se briser tout à fait :
— Monsieur le commissaire, je dois reconnaître en conscience que j’ai nourri depuis le premier jour pour Élodie un amour démesuré, mais rien ni personne n’aurait pu me conduire à lui vouloir du mal.
— Et pourtant, monsieur, repartit Nicolas, quelle situation que la vôtre ! Fils aîné d’un premier lit, vous détestez votre marâtre qui vous le rend bien, sous couvert de son indifférence. Désespérément amoureux de votre cousine germaine, cet amour impossible vous mine et vous détruit. Votre union, si tant est qu’elle accepte de jeter un regard sur vous, exigerait une dispense que l’on octroie quelquefois à de grandes et nobles maisons qui ont un prince de l’Église dans leur manche. Amour délirant qui se nourrit d’images et de frustrations ! Amour d’autant plus douloureux que vous avez pu connaître ou deviner les liens qui — supposons-le toujours — unissaient Élodie et l’Indien. La passion peut mener au crime et quand, à ce puissant mobile, s’ajoute celui de l’intérêt, car vous aviez, comme votre père, le même avantage à la voir disparaître, tout est alors possible. Mais, à votre décharge, je vous ai vu, avec un autre, le seul dans cette maison vraiment touché par la mort de votre cousine. J’ai même traversé votre esprit lorsque, regardant votre père, vous l’avez soupçonné d’être le coupable de ce meurtre.
— Monsieur le commissaire, s’écria Sartine, veuillez rester dans les limites de votre dossier, sans faire intervenir l’intime conviction que vous pouvez nourrir !
— Je m’y attache, monsieur, mais la vérité ne peut éclater que dans le croisement fécond des faits rationnels et des intuitions incertaines. Ainsi, le doute demeure autour de Jean Galaine.
Nicolas reprit son souffle, traversa la pièce et s’approcha de Mme Galaine.
— Madame, vous compliquez la tâche ingrate qui est la mienne. Quel destin que le vôtre ! Il semble que cette maison de la rue Saint-Honoré favorise les fausses positions. De fait, vous êtes la maîtresse de maison. Vous aidez et suppléez votre époux dans les affaires de son négoce. Vous lui avez donné une fille. Mais il paraît que vous êtes une étrangère dans votre propre demeure. Vous ne bénéficiez ni de l’affection, ni même de l’indulgence des autres membres de la famille. Votre beau-fils ? Hostile. Vos belles-sœurs ? Haineuses. Naganda ? Pour vous, c’est un meuble, vous ne le voyez même pas. Dorsacq, le commis de boutique ? Vous menez avec lui un jeu de coquetterie et de femme savante dont il paraît esclave. Que d’angoisse pour vous, dans cette maison ! Vous songez chaque jour à ce qui vous attend, auprès d’un mari incertain et veule, que vous n’estimez point et qui reste soumis à l’influence pernicieuse de ses sœurs. Vous avez découvert qu’il mène son affaire à la ruine, menaçant votre survie mais surtout celle de votre fille, Geneviève, dont l’avenir vous tient à cœur, car vous êtes une bonne mère. Il existe bien une espérance, celle de la fortune de Claude Galaine. Or, il y a un obstacle entre celle-ci et votre mari : la pauvre Élodie. Là encore, madame, que dire de votre obstination à dissimuler sans raison ni prétexte l’emploi du temps d’une nuit décisive ? Une dernière fois, je vous adjure solennellement de décharger votre conscience.
Mme Galaine le regarda sans répondre.
— Madame, veuillez réveiller votre mémoire, insista Nicolas. Il ne faut pas sortir du collège d’Harcourt ou de Presles pour revivre un passé si proche !
— Qu’est donc ce collège de Presles que je ne connais point ? demanda le lieutenant criminel.
Mme Galaine se leva, empourprée ; le subterfuge de Nicolas avait touché son but, et elle avait immédiatement saisi ce que son propos énigmatique suggérait.
— Madame, il ne tient qu’à vous, reprit Nicolas. Si vous souhaitez confier quelque chose à M. le lieutenant général de police, plaise à lui de vous faire approcher et de vous entendre.
Intrigué, M. de Sartine consulta son voisin et fit signe à Nicolas de les rejoindre.
— Que signifie, monsieur le commissaire ? Votre mémoire, pourtant si précis, ne laissait pas attendre de telles ambiguïtés.
Nicolas se rapprocha encore des deux magistrats, dont les têtes se penchèrent vers lui.
— Cela signifie, messieurs, que l’alibi de cette femme tient à une pratique déshonorante qu’elle ne peut avouer publiquement. C’est pour cette raison que je souhaite que vous l’entendiez en confidence.
Le lieutenant général invita Mme Galaine à s’avancer et celle-ci, les yeux gonflés de larmes, révéla à voix basse ce que le commissaire avait déjà découvert lors de sa rencontre avec Restif de La Bretonne. Elle regagna sa place sous les regards intrigués du mari et soupçonneux de ses belles-sœurs. Après un encouragement de M. de Sartine, le commissaire reprit la parole.
— Messieurs, vous jugerez après la confidence que vous venez de recevoir que Mme Galaine ne saurait être matériellement soupçonnée du meurtre de sa nièce par alliance, même si rien ne l’exonère d’une éventuelle complicité dans la préparation de cet acte criminel. Et puisque nous parlons de Mme Galaine, ne serait-il pas opportun d’examiner le cas de M. Dorsacq, commis de cette boutique de la rue Saint-Honoré ? Il fait ouvertement profession d’être le chevalier servant de la dame en question. Certes, il n’est pas de la famille, mais son emploi l’entraîne à en être le commensal obligé. Voilà un jeune homme qui, d’évidence, bénéficie de la confiance de maître Galaine. Il peut nourrir de grandes espérances. Il est intime avec sa patronne, il l’accompagne, l’escorte, sort au spectacle et communie avec elle dans la chronique de la cour et de la ville, et cela avec l’assentiment tacite du mari qu’il décharge ainsi d’un rôle qui lui pèse. Nourrit-il quelques sentiments indiscrets à l’égard de la maîtresse de maison ? Je ne le crois pas. J’estime au contraire que leurs attitudes se complètent naturellement et qu’elles participent de dissimulations. Ainsi feint-il de faire la cour à sa patronne...
— Monsieur, s’indigna Charles Galaine, vous m’outragez ! Comment pouvez-vous supposer...
— J’ai dit : il paraît, répliqua Nicolas. Entre l’apparence et le fait matériel, il y a une différence que vous franchissez bien aisément — ce que moi, je ne fais pas. Il paraît, disais-je, faire la cour à sa patronne, comme pour mieux dissimuler autre chose de moins publiable. Je le suppose, à ses mauvais rôles, engagé dans diverses aventures. Est-il amoureux d’Élodie, la jeune fille de la maison ? Est-il conscient de l’intérêt à pousser sa cause de ce côté-là ? Cela lui permettrait de s’introduire dans la famille, d’y faire sa place. A-t-il eu vent des espérances d’Élodie ? Tout est possible et le soupçon pèse également sur lui. En réponse à nos interrogations, il persiste à camper sur une attitude affectée de souci de l’honneur d’une dame. Cela tient-il, lorsqu’on se trouve sous la menace d’une inculpation pour un crime capital dont la seule issue sera un supplice en place de Grève ? Et pourtant, on ne veut pas révéler l’emploi de son temps dans cette même nuit. Permettez-moi, messieurs, de me livrer devant vous à une petite confrontation qui ouvrira, je l’espère, de nouvelles perspectives à notre affaire.
Nicolas appela Bourdeau et lui donna ses instructions. L’inspecteur se dirigea vers un exempt, le plus jeune. Il lui fit ôter sa perruque et sa veste et le plaça sur le parquet, face aux deux magistrats, puis, il invita Jean Galaine et Louis Dorsacq à se tenir de part et d’autre.
— Messieurs, reprit Nicolas, plaise à vous d’autoriser la comparution d’un témoin.
La porte de la salle d’audience s’ouvrit et le père Marie, tout pénétré de son importance, introduisit un petit homme chétif, à moitié chauve. Il portait des besicles à monture d’acier derrière lesquelles des yeux apeurés contemplaient la solennité de l’assemblée. Un habit râpé de ratine noire, des souliers trop grands, éculés et sans boucles offraient un ensemble misérable.
— Approchez, dit Nicolas, monsieur ?
— Robillard Jacques, monsieur, pour vous servir.
— Indiquez-nous votre occupation.
— Je suis marchand fripier, rue du Faubourg-du-Temple.
— Monsieur Robillard, vous avez bien déclaré à l’inspecteur Bourdeau avoir, tôt le matin du 31 mai 1770, reçu en gage pour une valeur de dix-huit livres, cinq sols, six deniers, des vêtements et objets dont certains sont disposés dans cette salle. Reconnaissez-vous le reçu et ceux-ci ?
— Je reconnais tout, monsieur, c’est la vérité même. Deux tenues identiques avec manteau et chapeau, de bonne qualité. L’homme m’a étonné d’accepter si peu. Et un flacon d’apothicaire. Je n’ai pas discuté, vous pensez. Une bonne affaire pour moi, parce qu’on les revoit jamais et qu’on peut disposer des gages en garantie.
— Maintenant, monsieur Robillard, voyez ces trois hommes de dos. Je vais vous inviter à défiler devant eux et à me dire si vous reconnaissez votre client de l’autre jour.
Nicolas priait le ciel pour que le témoin n’ouvrît pas la bouche pour répéter ce qu’il avait déjà confié à Bourdeau, à savoir qu’il n’avait pas prêté attention aux traits de sa pratique et qu’il n’en pouvait donner, de la sorte, aucun signalement tangible. Il espérait qu’un détail lui reviendrait et estimait devoir jouer cette carte, si incertaine fût-elle. Avant même que Robillard ne se trouve devant les trois jeunes gens, Louis Dorsacq se retourna et fit trois pas vers Nicolas.
— Monsieur le commissaire, dit-il à voix basse, avant que cet homme ne me reconnaisse, je préfère indiquer que c’est moi qui suis allé mettre ces objets en gage afin de payer une dette de jeu.
Nicolas eut le sentiment qu’on tentait, une nouvelle fois, d’égarer la justice.
— Voilà un bien intéressant revirement ! Toutefois, indiquez-nous précisément d’où vous sortez ce bric-à-brac remis en gage, sans discussion ni marchandage, abandonné pour la somme misérable de dix-huit livres. Et votre aveu appelle d’autres questions. À qui devez-vous cette somme ?
— À des joueurs de mes amis.
— Voilà qui est des plus précis ! Mais, j’insiste, où avez-vous trouvé les objets mis en gage ?
De toute évidence, Dorsacq tentait avec désespoir de construire des circonstances plausibles. Elles ne pouvaient pas tromper Nicolas, informé des origines probables d’au moins une tenue de Naganda et du flacon d’apothicaire.
— Dans l’office...
— Comment, dans l’office !
— Oui, je les ai trouvés, le matin, dans l’office, déposés en désordre sur le sol...
— Quel matin ?
— Le matin de la catastrophe de la place Louis-XV. Ces objets, j’ai cru qu’on les voulait jeter. Je m’en suis saisi, et je le regrette bien maintenant.
— Et le flacon d’apothicaire ?
— Lui aussi traînait là.
— Ainsi, quand les objets de vos maîtres traînent, il vous paraît normal de les escamoter. Tout cela est parfaitement vraisemblable et crédible ; la cour devrait s’en trouver confondue ! Que faisiez-vous d’ailleurs si tôt à la boutique ? Vous n’habitez pas là.
— J’étais venu pour l’inventaire d’été.
Nicolas ne souhaitait pas encore sortir de sa manche les atouts dont il disposait. Pour le moment, il lui suffisait de constater les mensonges patents de Dorsacq, qui abandonnait l’un pour se jeter dans un autre. Il n’était pas nécessaire de précipiter les choses avant la fin de l’interrogatoire de tous les suspects. Il ne poussa donc point son avantage, congédia le fripier qui sortit en multipliant les révérences et saluts à la ronde. Les deux jeunes gens reprirent leur place sur le banc et l’exempt se rhabilla. Après un très long silence de réflexion, le commissaire se tourna vers Naganda.
— Monsieur, votre situation me plonge dans la perplexité. Comme tous ceux-ci...
D’un geste large, il désigna les Galaine assis en face de lui.
— ... vous m’avez menti. Je sais d’expérience qu’il existe des mensonges pour la bonne cause, de pieux mensonges, mais il n’importe : vous m’avez menti. Vous voilà, enfant d’un nouveau monde, déraciné, transporté, jeté sur les rives d’un vieux royaume au milieu de gens curieux ou hostiles ou qui entendent mal qu’on puisse être autre chose que Parisien, sans appuis, sans amis, abandonné à vous-même. Vous voilà ensuite, comme un criminel, enfermé, drogué, trompé, pour ce que vous nous en dites, et pour finir, on tente de vous tuer. Comment n’éprouverait-on pas, pour vous et votre lamentable situation, la plus élémentaire compassion ? Et pourtant, vous avez menti. Au point où nous en sommes, je vous prie de mesurer ce qui vous reste à sauver. Rappelez-vous que seule la vérité fonde la justice. Si, comme vous le prétendez, le souvenir d’Élodie vous est cher, alors franchissez ce dernier pas en souvenir d’elle. Autrement, persistez dans votre aberration et vous nourrirez contre vous toutes les préventions, ou plutôt, vous en augmenterez le poids, vous accroîtrez le soupçon et, pour finir, je vous le prédis, la marche inexorable de la loi vous écrasera. Ne croyez pas, en effet, qu’il n’y ait pas de mobiles contre vous.
Nicolas répondait à un mouvement de dénégation de l’Indien.
— Réfléchissons un moment. Élodie, cette jeune femme qu’on disait légère, inconséquente, coquette en un mot et ne repoussant pas les hommages des jeunes gens, comment ses attitudes n’auraient-elles pas provoqué l’amour qui pouvait exister entre vous ? Peut-être, en effet, la victime n’était-elle pas raisonnable. Il y a des témoignages. Mes propos vous laissent indifférent, Naganda ? Libre à vous. Songez toutefois que ces éléments peuvent expliquer — je vous fais l’honneur d’écarter toute idée d’intérêt personnel — la naissance d’un sentiment violent de jalousie, d’autant plus violent que vous êtes issu d’une tribu guerrière où ce genre d’affront, si l’on en croit les récits des voyageurs, se règle dans le sang.
— Chez les miens, s’écria Naganda en dressant la tête avec orgueil, on ne tue pas les jeunes filles !
— Remarque bienvenue, si elle était accompagnée de la vérité que je vous réclame depuis tant de jours.
— Monsieur le commissaire, dit Naganda, je vais répondre en toute clarté et remettre mon sort entre vos mains. Vous m’avez toujours témoigné la considération que j’attendais des habitants du pays du roi auquel j’avais rêvé toute mon enfance. Interrogez-moi.
— Bien, sourit Nicolas. Vous m’avez bien dit avoir été drogué et inconscient jusqu’au lendemain après-midi, soit de l’après-midi du 30 mai à celle du 31. Confirmez-vous vos déclarations ?
— Non. J’ai été drogué de bien méchante manière par une boisson servie par la cuisinière dans l’après-midi du 30. J’ai dormi très profondément durant plusieurs heures. Quand je me suis éveillé, il faisait nuit, je n’avais plus mon talisman ni le collier qui le portait, et la tête me faisait mal. J’étais enfermé, on avait dérobé mes hardes. Je me suis enfui une première fois par le toit. J’ai erré dans la nuit autour de la maison pendant quelques heures. Les gens paraissaient insensés et ne faisaient pas attention à moi. Ils criaient, ils couraient, des voitures passaient au grand galop. J’ai soupçonné un grave événement. J’étais d’autant plus inquiet que je savais qu’Élodie devait aller à la fête, qu’elle en avait exprimé plusieurs fois le désir et que sa délivrance était proche. Ne pouvant rien faire dans mon état, je suis rentré au logis. Ce n’est que le lendemain que je me suis enfui pour de bon, car je craignais pour ma vie.
— Soit. Vous reconnaissez par là même tous les liens qui vous attachaient à Élodie Galaine qui, selon vous, était enceinte de vos œuvres. N’aviez-vous pas appris sa délivrance ?
— À aucun moment. Depuis quelques jours, on m’empêchait de la voir en la disant souffrante. Je me rongeais, rien que d’y penser. Je n’ai donc rien su sur cette naissance que vous évoquez. J’aimais Élodie. Nous nous étions promis l’un à l’autre sur le bateau qui nous conduisait en France. Depuis des mois, elle dissimulait son état autant que faire se pouvait. La vie devenait insupportable dans sa famille et nous comptions nous enfuir dès la naissance pour retourner en Nouvelle-France. Elle avait mis en gage ses bijoux et les quelques objets précieux qui provenaient de ses parents...
Nicolas comprit enfin pourquoi il n’avait rien retrouvé des objets personnels de la jeune femme.
— Elle ignorait comme moi être l’héritière d’une grande fortune, reprit l’Indien. Je vous dis la vérité comme si je témoignais devant M. de Voltaire, l’apôtre de la justice. Je ne sais rien d’autre. Pour le reste, j’ai pratiqué les rites de mon peuple afin que les esprits apaisent l’âme d’Élodie et confondent son meurtrier. J’ai parlé.
Le lieutenant général de police fit un signe discret au commissaire d’avoir à passer outre sur ce point particulier qui risquait de ramener trop directement le débat sur la parenthèse démoniaque de la possession de la Miette.
— Quels sentiments vous inspirait la réputation faite à Élodie ?
— Nous avions décidé de donner le change. Ainsi jouait-elle la comédie. Elle s’exerçait en lisant les dialogues de M. de Marivaux. Nous riions ensemble des tentatives de Jean Galaine et de Louis Dorsacq qui s’évertuaient à la séduire. Élodie scandalisait aussi ses tantes par des propos légers et ambigus qui confirmaient ce qu’elles pouvaient penser d’elle. Derrière ce paravent de faux-semblants, nous étions — du moins, nous avions la faiblesse de le croire — dissimulés et protégés.
— Est-ce tout ? Avez-vous autre chose à confier à la Cour ?
— Je veux bien tout révéler à celui qui m’a sauvé la vie !
— Ne croyez pas cela, votre blessure n’était pas mortelle.
— Si vous n’étiez pas monté, la vie allait s’échapper avec mon sang.
Semacgus, sur lequel Nicolas jeta un œil, approuvait.
— Soit, je vous écoute.
— Comme l’homme de la pierre m’a sauvé, j’ai vu Élodie tuée par...
M. de Sartine s’agita à nouveau et interrompit l’Indien au grand désespoir de Nicolas.
— Monsieur le commissaire, ne nous égarons pas dans des voies traversières. Veuillez poursuivre.
Naganda se rassit. Nicolas saisit le flacon d’apothicaire, et, tenant l’objet au bout des doigts, le promena sous le regard des suspects en observant leurs réactions. Ils suivaient son manège du regard sans ciller.
— Qui d’entre vous connaissait ce flacon ?
Les mains de Jean Galaine et de Charlotte, la sœur aînée, se levèrent. Qui devait-il interroger en premier ? Il se doutait de ce qu’allait révéler le fils Galaine, puisqu’il se proposait de parler. Il avouerait sa visite chez l’apothicaire de la rue Saint-Honoré. Nicolas se décida donc pour Charlotte.
— Mademoiselle, que pouvez-vous nous dire là-dessus ?
— En toute franchise, monsieur le commissaire, c’est ma sœur, ma sœur Camille. Elle n’a plus sa tête, elle dort fort mal. Elle prend des potions dans des flacons identiques, qu’on lui prépare chez l’apothicaire.
— C’est exact monsieur le commissaire, intervint la cadette, je dors mal et use de fleur d’oranger pour m’inciter au sommeil.
— Puis-je vous faire observer qu’on achète ce produit chez tous les épiciers ? Pourquoi avoir recours à votre apothicaire ?
— C’est l’habitude, et son efficacité est plus grande ; je crains que les épiciers ne la coupent. Ainsi, un jour...
Nicolas l’interrompit.
— Y a-t-il longtemps que vous en avez acheté ?
— Trois semaines environ, peut-être plus. Je donne du lait au chat et une petite cuillerée dans ma tasse en même temps... et encore... pas tous les soirs.
— Vous êtes-vous procuré une autre potion ces derniers jours ?
Charlotte reprit la parole devant l’hésitation de sa sœur.
— Certes oui, Camille ! Décidément, tu perds la tête avec tout ce charivari ! Jean est allé te chercher un flacon chez maître Clerambourg, notre voisin. Cela avait bon goût et tu as voulu que j’en prenne aussi.
Camille, ahurie, regardait sa sœur sans savoir que dire.
— Si tu le dis... Mais vraiment, je ne sais plus et quelle importance d’ailleurs ?
Nicolas se tourna vers Jean Galaine.
— Monsieur, vous confirmez ?
— Tout à fait. Je suis allé, à la demande de mes tantes, acheter un flacon de laudanum.
— Vos tantes, dites-vous ? Laquelle ?
— Je l’ignore.
— Comment pouvez-vous l’ignorer ?
— La demande m’a été présentée par la cuisinière, à qui, d’ailleurs, j’ai remis le flacon.
Enfin, songeait Nicolas, voilà un élément nouveau de première main. Cette Marie Chaffoureau, à qui l’on eût donné le Bon Dieu sans confession, avait dissimulé son rôle dans cette affaire.
Il se tourna vers la cuisinière.
— Qu’est-ce à dire, Marie, et pourquoi m’avoir caché ce point particulier ? Nous avions pourtant longuement évoqué ensemble ce problème de flacon. Qui vous a chargée de faire acheter ce laudanum, substance si dangereuse ?
— Qu’on ne compte pas sur moi pour trahir la confiance de mes maîtres, bougonna la cuisinière.
— Mauvaise réponse, Marie Chaffoureau. Alors, qui de Camille ou de Charlotte Galaine ?
— Y avait un papier à l’office.
— Et où se trouve ce papier ?
— Je l’ai jeté dans le potager ; il n’est plus que cendres.
On s’enfonçait de plus en plus dans les arguties de témoins qui pouvaient être des coupables et qui compliquaient à plaisir la marche de la justice. Nicolas s’éloigna du banc des témoins et resta un moment à contempler les deux mannequins et les pièces à conviction : papiers, objets, vêtements, robe, corsage et corset. Il réfléchit soudain au fait qu’on n’avait pas retrouvé les chaussures d’Élodie Galaine. Il se rendit compte que la perruque de M. de Sartine oscillait dangereusement d’avant en arrière, signe, chez son porteur, de grande irritation. Il écarta cette vision et s’attacha à chaque pièce.
C’est alors que le jour se fit. Oui, cela pouvait être le chemin de la vérité, sauf à tomber, par une coïncidence insensée, sur deux cas identiques. Une voix lui répétait le témoignage opportunément resurgi et qui ne laissait plus aucun doute. Il vit nettement le moyen à utiliser, risqué, certes, mais décisif. Comme toutes les démarches ultimes, celle-ci s’apparenterait à une espèce de jeu. Cela ne réglerait pas tout, mais un grand pas aurait été fait. Nicolas redressa la tête et appela Bourdeau qui s’approcha. Il lui parla à l’oreille, l’autre acquiesça et sortit aussitôt de la salle d’audience. En attendant son retour et pour occuper la galerie, Nicolas devait continuer à interroger les témoins, resserrer peu à peu le cercle des questions, sans éveiller par trop leur méfiance. Le lieutenant général interrompit sa réflexion.
— Allons-nous attendre longtemps, monsieur le commissaire, les conclusions de ces pauses par lesquelles vous trouvez bon d’interrompre le cours languissant de cette comparution ? Je suspends les débats quelques instants. Le lieutenant criminel et moi-même souhaitons vous entretenir sur-le-champ dans mon cabinet.
Les deux magistrats sortirent par le fond de la salle, où un petit couloir conduisait au cabinet de Sartine ; Nicolas les suivit. À peine entré, son chef, qui faisait les cent pas, l’apostropha sur le ton froid et concentré qu’il affectionnait quand il maîtrisait une colère.
— Il ne suffit pas, monsieur le commissaire, de nous livrer des développements qui ne mènent à rien, avec ces flacons, cet Indien qui divague et tous ces propos insensés. Chaque suspect est un coupable ou un innocent en puissance. Or, jusqu’à présent, l’obscurité domine dans votre présentation des éléments disparates de cette affaire. Où nous conduisez-vous ?
— Oui, appuya le lieutenant criminel, où nous conduisez-vous ? Je vous croyais plus prompt, monsieur : vous me décevez. Voilà bien les aléas d’une procédure détournée. Ah ! je déplore les circonstances et les pressions qui m’ont incité...
M. de Sartine, excédé, lui coupa la parole.
— M. Testard du Lys parle d’or. Ou vous aboutissez céans et dans l’heure qui suit, ou nous renvoyons ces gens au cachot et engageons une procédure plus convenue et peut-être plus efficace.
— Messieurs, dit Nicolas, je suis désormais assuré d’aboutir.
M. de Sartine le considéra avec un rien d’attendrissement.
— Eu égard à votre passé, je veux bien vous croire. Retournons en séance.