11

Pour le consul du Reich à San Francisco, Freiherr Hugo Reiss, la première affaire de cette journée était inattendue et très désagréable. En arrivant à son bureau, il trouva un visiteur qui l’attendait déjà : un homme mûr, corpulent, à la mâchoire puissante, au visage grêlé ; une grimace de désapprobation faisait se rejoindre ses deux sourcils noirs en broussaille. L’homme se leva, fit le salut du Parti en murmurant en même temps : « Heil ! »

Reiss lui répondit de même. Il grondait intérieurement, mais il gardait un sourire commercial.

— Herr Kreuz vom Meere, quelle surprise ! Voulez-vous entrer ?

Il ouvrit la porte de son bureau personnel, qui était fermée à clef, en se demandant où pouvait bien être son vice-consul et qui avait laissé entrer le chef de la S.D. De toute façon, il était là, on ne pouvait plus rien faire.

En le suivant, les mains dans les poches de son pardessus de lainage sombre, Kreuz vom Meere disait :

— Écoutez, Freiherr. Nous avons repéré ce garçon de l’Abwehr. Ce Rudolf Wegener. Il s’est présenté à une vieille boîte aux lettres de l’Abwehr que nous avons sous surveillance. (Kreuz vom Meere éclata de rire, en montrant une énorme mâchoire aurifiée :) Et nous avons suivi sa trace jusqu’à son hôtel.

— Parfait, dit Reiss en remarquant son courrier sur son bureau.

Ainsi Pferdehuf devait être dans les parages. Il avait sans aucun doute laissé la porte du bureau fermée pour empêcher le chef de la S.D. de se livrer à une petite inspection officieuse.

— Ceci est important, dit Kreuz vom Meere. J’ai avisé Kaltenbrunner. Priorité absolue. Vous allez probablement recevoir d’un instant à l’autre des nouvelles de Berlin. À moins que ces Unratfresser de là-bas ne brouillent tout.

Il s’assit sur la table du consul, sortit de sa poche une liasse de papiers pliés, l’ouvrit laborieusement, ses lèvres continuant à s’agiter :

— Nom de couverture : Baynes. Se fait passer pour un industriel suédois ou un représentant ou quelque chose ayant un rapport avec les fabriques. À reçu ce matin à 8 h 10 un coup de téléphone d’un fonctionnaire japonais concernant un rendez-vous à 10 h 30 dans le bureau de ce Japonais. Nous sommes en train d’essayer de retrouver l’origine de cet appel. Nous aurons probablement le résultat dans une demi-heure. On me le fera connaître ici.

— Je vois, dit Reiss.

— Maintenant, nous pouvons arrêter ce type, poursuivit Kreuz vom Meere. Dans ce cas, nous le renvoyons dans le Reich à bord du premier avion de la Lufthansa. Cependant, les Japonais ou Sacramento peuvent protester et essayer de nous en empêcher. C’est auprès de vous qu’ils protesteront, s’ils le font. En fait, ils peuvent exercer une énorme pression. Et ils enverront à l’aéroport un plein camion de ces durs du Tokkoka.

— Vous ne pouvez pas les empêcher de découvrir la chose ?

— Trop tard. Il est en route pour aller à son rendez-vous. Nous serons peut-être obligés de l’enlever sur place. Entrer, nous emparer de lui, partir aussitôt.

— Ça ne me plaît guère, dit Reiss. Supposez que son rendez-vous soit avec un très haut fonctionnaire japonais ? Il est possible qu’un représentant personnel de l’Empereur se trouve actuellement à San Francisco. J’en ai vaguement entendu parler l’autre jour…

— Ça n’a pas d’importance, dit Kreuz vom Meere en l’interrompant. C’est un ressortissant allemand, il est soumis aux lois du Reich.

Et nous les connaissons, les lois du Reich, dit Reiss en lui-même.

— J’ai une escouade de Kommandos toute prête, poursuivit Kreuz vom Meere. Cinq hommes de premier ordre. (Il éclata de rire :) Ils ont l’air de violonistes. De beaux visages ascétiques. Pleins de flamme. On croirait des séminaristes. Ils entreront. Les Japonais les prendront pour un quatuor à cordes.

— Quintette, rectifia Reiss.

— Oui. Ils iront directement à la porte – ils sont habillés juste comme il faut. Un peu comme vous, dit-il en jetant un coup d’œil au consul.

Merci toujours, dit Reiss en lui-même.

— Ils se montreront au grand jour. Ils s’approchent de ce Wegener, se rassemblent autour de lui. Ils font semblant de conférer. Un message important. (Kreuz continuait de sa voix endormante, tandis que le consul commençait à ouvrir son courrier :) Aucune violence. Simplement : « Herr Wegener, venez avec nous, s’il vous plaît. Vous comprenez. » Et entre deux vertèbres une petite piqûre. Seringue. Paralysie des ganglions supérieurs.

Reiss acquiesça.

— Vous m’écoutez ?

— Ganz bestimmt.

— Alors, on ressort. À la voiture. Retour à mon bureau. Les Japonais font quelque raffut. Mais ils restent polis. (Kreuze vom Meere descendit du bureau pour imiter les courbettes d’un Japonais.) Très déplacé de nous avoir trompé, Herr Kreuz vom Meere. Cependant, adieu, Herr Wegener…

— Baynes, rectifia Reiss. Est-ce qu’il n’utilise pas son pseudonyme ?

— Baynes. Si tristes de vous voir partir. Peut-être que la prochaine fois nous pourrons parler beaucoup plus longtemps. (Sur le bureau de Reiss, le téléphone se mit à sonner et Kreuz vom Meere arrêta ses facéties.) C’est peut-être pour moi, dit-il.

Il s’apprêtait à répondre quand Reiss s’avança pour saisir le récepteur :

— Ici Reiss.

Une voix inconnue lui dit :

— Monsieur le Consul, ici Ausland Fernsprechamt à Nova Scotia. C’est un appel téléphonique transatlantique pour vous, de Berlin. C’est urgent.

— Très bien, dit Reiss.

— Un moment, monsieur le Consul. (Quelques parasites, des craquements. Puis une autre voix, celle d’une téléphoniste :) Kanzler.

— Oui, ici Ausland Fernsprechamt à Nova Scotia. Un appel pour le consul du Reich à San Francisco, Herr Reiss. J’ai le consul au bout du fil.

— Ne quittez pas.

Une longue pause, pendant laquelle Reiss continuait, d’une main, à examiner son courrier. Kreuz vom Meere le regardait faire nonchalamment.

— Herr Konsul, désolé de vous prendre de votre temps. (Une voix d’homme. Le sang de Reiss se glaça instantanément dans ses veines. Une voix de baryton, cultivée, roulant légèrement les « r », une voix qui était familière à Reiss :) Ici le Dr Goebbels.

— Oui, Kanzler.

En face de Reiss, Kreuz vom Meere esquissait lentement un sourire. Sa mâchoire avait cessé de pendre.

— Le général Heydrich vient de me demander de vous appeler. Il y a à San Francisco un agent de l’Abwehr. Son nom est Rudolf Wegener. Vous devez coopérer étroitement avec la police en ce qui le concerne. Je n’ai pas le temps de vous donner des détails. Simplement, mettez votre bureau à sa disposition. Ich danke Ihnen sehr dabei.

— J’ai compris, Herr Kanzler, dit Reiss.

— Au revoir, Konsul. (Et le Reichskanzler raccrocha.)

Kreuz vom Meere regardait attentivement Reiss raccrocher son téléphone.

— Avais-je raison ?

— Pas de discussions, répondit Reiss en haussant les épaules.

— Rédigez une autorisation qui nous permette de réexpédier ce Wegener en Allemagne contre sa volonté.

Reiss prit son stylo, rédigea l’autorisation, la signa et la tendit au chef de la S.D.

— Merci, dit Kreuz vom Meere. Maintenant, quand les Japonais viendront vous voir pour se plaindre…

— S’ils viennent.

— Ils viendront, dit Kreuz vom Meere en le regardant bien en face. Sans aucun doute. Un quart d’heure après l’enlèvement de ce Wegener, ils seront ici. (Il avait cessé de plaisanter, de faire le clown.)

— Pas de quintette à cordes, dit Reiss.

Kreuz vom Meere ne répondit pas.

— Nous l’aurons au cours de la matinée. Soyez donc prêt. Vous pouvez dire aux Japonais qu’il est homosexuel ou faussaire, quelque chose dans ce genre. Recherché pour un crime grave et renvoyé dans son pays. Ne leur dites pas qu’il est recherché pour crimes politiques. Vous savez qu’il y a quatre-vingt-dix pour cent de la loi Nationale-Socialiste qu’ils ne reconnaissent pas.

— Je sais, dit Reiss. Je sais ce que je dois faire.

Il était de mauvaise humeur, il sentait qu’on se moquait de lui. Il est passé par-dessus moi, se disait-il. Comme d’habitude. Il a contacté la Chancellerie. Les salauds !

Ses mains tremblaient. Un coup de téléphone du Dr Goebbels ; ça venait de là ? Une crainte respectueuse du Tout-Puissant ? Ou son ressentiment à sentir qu’il avait été court-circuité par… cette saloperie de police. Ils deviennent de plus en plus forts. Goebbels travaillait déjà pour eux ; ils dirigeaient le Reich.

Mais que puis-je faire ? Y a-t-il seulement quelqu’un qui y puisse quelque chose ?

Mieux vaut coopérer, se disait-il avec résignation. Ce n’était pas le moment de prendre cet homme à rebrousse-poil ; il peut probablement faire rentrer qui il veut en Allemagne, et peut-être aussi faire destituer quiconque lui est hostile.

— Je vois, dit-il tout haut, que vous n’aviez pas exagéré l’importance de cette affaire, Herr Polizeiführer. La sécurité de l’Allemagne dépend de toute évidence de la rapidité avec laquelle vous avez pu détecter cet espion, ce traître, quel qu’il puisse être.

En lui-même, il était honteux de s’entendre choisir de tels mots. Cependant Kreuz vom Meere paraissait satisfait.

— Merci, Consul, dit-il.

— Vous nous avez peut-être tous sauvés.

— Bon, mais nous ne le tenons pas encore, répondit tristement Kreuz vom Meere. Attendons un peu. Je voudrais bien que ce coup de téléphone vienne.

— Je m’occuperai des Japonais, dit Reiss. J’ai une grande expérience, comme vous savez. Leurs plaintes…

— Ne bavardons plus, dit Kreuz vom Meere en l’interrompant. Il faut que je réfléchisse.

Évidemment ce coup de téléphone de la Chancellerie le préoccupait : à son tour, il sentait la pression s’exercer sur lui.

Il est possible que ce type s’en sorte et ça vous coûtera votre poste, se disait le consul Hugo Reiss. Mon poste, votre poste – nous pouvons nous retrouver dans la rue d’un moment à l’autre. Pas plus de sécurité pour vous que pour moi.

En réalité, se disait-il, cela peut valoir la peine de voir comment on pourrait un peu ralentir vos activités, Herr Polizeiführer, en traînant par-ci par-là. Quelque chose de négatif qui ne pourrait jamais être décelé. Par exemple, lorsque les Japonais viendront se plaindre ici, je pourrais m’arranger pour laisser échapper une indication sur l’avion de la Lufthansa à bord duquel ce type sera emmené… ou bien à part cela, les conduire à se sentir encore un peu plus offensés – par un sourire à peine méprisant – qui laisse entendre que le Reich s’amuse d’eux, ne prend pas au sérieux ces petits hommes jaunes. Il est facile de les exciter ainsi. Et lorsqu’ils seront suffisamment en colère, ils porteront peut-être l’affaire devant Goebbels.

Toute une gamme de possibilités. La S.D. ne peut pas réellement faire sortir ce type des États américains du Pacifique sans ma coopération active. Si je peux seulement trouver le joint…

Je déteste les gens qui me passent par-dessus la tête, se disait Freiherr Reiss. Ça me met tout à fait mal à mon aise. Cela me rend tellement nerveux que je ne peux plus dormir, et quand je ne dors pas, je ne peux pas faire mon travail. Je dois donc à l’Allemagne de redresser la situation. Je serais beaucoup plus à mon aise la nuit, comme le jour d’ailleurs, si ce brigand bavarois de bas étage était rentré chez lui, en train de rédiger des rapports dans quelque poste de police obscur.

L’ennui, c’est que l’on n’a pas le temps. Au moment où je suis en train d’essayer de décider comment…

Le téléphone sonna.

Cette fois Kreuz vom Meere tendit la main pour le saisir et le consul Reiss le laissa faire.

— Allô, Allô ! dit Kreuz vom Meere.

Il y eut un moment de silence pendant qu’il écoutait.

Déjà ? pensait Reiss.

Mais le chef de la S.D. lui tendait l’appareil.

— C’est pour vous.

En poussant en lui-même un soupir de soulagement, Reiss prit le récepteur.

— C’est un maître d’école, dit Kreuz vom Meere. Il veut savoir si vous pouvez lui donner des affiches pittoresques d’Autriche pour décorer sa classe.


Vers 11 heures du matin, Robert Childan ferma son magasin et partit, à pied, pour le bureau de Mr Paul Kasoura.

Heureusement, Paul n’était pas occupé. Il accueillit Childan avec politesse et lui offrit une tasse de thé.

— Je ne vais pas vous importuner longtemps, dit Childan lorsqu’ils eurent l’un et l’autre commencé à siroter leur thé.

Le bureau de Paul était petit, moderne et meublé avec simplicité. Sur le mur, une unique et magnifique estampe, le Tigre de Mokkei, un chef-d’œuvre de la fin du XIIIe siècle.

— Je suis toujours heureux de vous voir, Robert, dit Paul sur un ton qui, d’après l’idée que s’en fit Childan, était très légèrement distant.

C’était peut-être de l’imagination de sa part. Childan regardait avec circonspection par-dessus sa tasse de thé. L’autre paraissait certainement amical. Et cependant… Childan sentait comme un changement.

— Votre femme, dit Childan, a été déçue par ce cadeau mal fini. Je lui ai peut-être fait injure. Cependant comme je vous l’ai expliqué en vous l’offrant, lorsqu’il s’agit de quelque chose de nouveau qui n’a encore jamais été mis à l’épreuve, on ne peut faire une estimation convenable ou définitive – et en tout cas cela ne peut être fait par quelqu’un qui ne voit que le côté commercial. Vous êtes certainement tous les deux mieux placés que moi pour en juger.

— Elle n’a pas été déçue, Robert. Je ne lui ai pas donné ce bijou. (Il sortit de son tiroir la petite boîte blanche.) Il n’a pas quitté ce bureau.

Il sait, se dit Childan. Quel homme intelligent. Il ne lui en a même jamais parlé. C’est donc ainsi. À présent, espérons qu’il ne va pas s’en prendre à moi. M’accuser d’une façon ou d’une autre d’avoir tenté de séduire sa femme.

Il pourrait me ruiner, se disait Childan. Le visage impassible, il continuait à boire son thé.

— Vraiment ? dit-il d’une voix douce.

Paul ouvrit la boîte, sortit la broche et se mit à l’examiner. Il la tenait dans la lumière, la retournait dans tous les sens.

— Je me suis permis de montrer cet objet à un certain nombre de mes relations d’affaires, dit Paul, des gens qui partagent mon goût pour les objets historiques américains ou pour des créations artisanales d’une valeur esthétique certaine. (Il ne quittait pas Childan des yeux.) Bien entendu, personne n’avait encore rien vu de pareil. Comme vous me l’avez expliqué, jusqu’à présent on ne connaissait pas de travaux contemporains de cette nature. Vous m’avez également dit, je crois, que vous étiez représentant exclusif ?

— C’est exact, dit Childan.

— Vous voulez connaître leur réaction ?

Childan s’inclina.

— Ces gens, dit Paul, ont ri.

Childan ne disait toujours rien.

— Moi aussi, j’ai ri sous cape, sans que vous vous en doutiez, dit Paul, l’autre jour quand vous êtes venu me montrer cette chose. Naturellement, pour éviter de vous faire perdre votre sang-froid, j’ai évité de le laisser paraître ; comme vous vous en souviendrez certainement, je ne me suis guère compromis par ma façon de réagir.

Childan approuva.

Examinant toujours la broche, Paul continua :

— Cette réaction est facile à comprendre. Voici un morceau de métal qui a été fondu jusqu’à devenir informe. Il ne représente rien. Il ne comporte aucun dessin, aucune intention. Il est simplement amorphe.

Childan approuva encore.

— Cependant, continua Paul, voilà plusieurs jours que je l’examine et sans raison logique il exerce sur moi un certain attrait. Pourquoi cela ? me permettrai-je de demander. Je ne vais même pas projeter dans cette bricole, comme on fait dans les tests psychologiques allemands, ma propre psyché. Je continue à n’y voir aucune forme. Mais cet objet participe d’une façon ou d’une autre du Tao. Vous voyez ? (Il faisait des gestes dans la direction de Childan.) Il est équilibré. À l’intérieur, les forces se compensent. Elles sont au repos. Pour ainsi dire, cet objet a fait la paix avec l’univers. Il s’en est séparé et il a trouvé cependant le moyen d’arriver à l’homéostase.

Childan hochait toujours la tête, en examinant le bijou, mais Paul l’avait laissé bien en arrière.

— Il n’a pas de wabi, dit Paul, et il ne pourra jamais en avoir. Mais… (Il touchait la broche de son ongle.) Robert, cet objet a du wu.

— Je crois que vous avez raison, dit Childan.

Il essayait de se rappeler ce que c’était que le wu ; ce n’était pas un mot japonais – il était chinois. La sagesse, se dit-il. Ou la compréhension. De toute façon, c’était extrêmement bon.

— Les mains de l’artisan, dit Paul, avaient du wu, et ont permis à ce wu de s’infiltrer dans cette pièce. Il est possible qu’il ne sache qu’une chose, c’est que cette pièce le satisfait. Elle est complète, Robert. En la contemplant, nous acquérons nous-mêmes plus de wu. Nous éprouvons la tranquillité associée non à l’art, mais aux choses saintes. Je me rappelle un sanctuaire à Hiroshima où l’on pouvait voir le tibia d’un saint du Moyen Age. Cependant, il s’agit ici d’un objet artisanal, et dans l’autre cas, d’une relique. Ceci est vivant dans le présent, du fait que c’est seulement resté. Par cette méditation sur laquelle je me suis largement étendu depuis votre dernière visite, je suis arrivé à identifier la valeur qu’a cet objet, en opposition avec l’historicité. Je suis profondément bouleversé, comme vous pouvez le voir.

— Oui, dit Childan.

— Que cet objet n’ait aucune historicité, ni aucune valeur artistique, esthétique, et qu’il comporte cependant une valeur immatérielle, cela tient du miracle. Précisément parce que c’est une bricole misérable, minuscule, paraissant dénuée de valeur ; cela, Robert, tient au fait qu’elle possède le wu. Car, c’est un fait, le wu se trouve habituellement dans les endroits les moins imposants ; comme dans l’aphorisme chrétien, dans « les pierres rejetées par le bâtisseur ». On prend conscience du wu dans des objets de rebut tels qu’un vieux bâton, une boîte de bière rouillée abandonnée sur le bord d’une route. Cependant, dans ces cas-là, le wu se trouve à l’intérieur de l’observateur. C’est une expérience religieuse. Ici, l’artisan a mis le wu dans l’objet, il n’a pas simplement constaté qu’il contenait le wu. (Il leva les yeux.) Est-ce que je me fais bien comprendre ?

— Oui, dit Childan.

— En d’autres termes, cet objet nous laisse entrevoir un monde entièrement nouveau. Il ne s’agit ni d’art, à cause de l’absence de forme, ni de religion. Qu’est-ce que c’est ? J’ai longuement médité sur cet objet, sans pouvoir le découvrir. Nous manquons évidemment de mots pour désigner un tel objet. Vous avez donc raison, Robert. Il s’agit véritablement d’une chose tout, à fait nouvelle sur la surface du globe.

Authentique, pensait Childan. Oui, certainement. Je saisis cette notion. Quant au reste…

— Lorsque j’en fus parvenu à ce point de mes méditations, reprit Paul, j’ai convoqué ici les mêmes relations d’affaires. J’ai pris sur moi, comme je viens de le faire avec vous, de me livrer à une déclaration complètement dépourvue de tact. Pour obtenir un jugement sincère je devais avoir l’air de n’attacher personnellement aucune importance à cet objet. Il fallait que ces gens m’écoutent.

Childan savait que pour un Japonais tel que Paul, imposer ses idées à d’autres personnes avait quelque chose d’incroyable.

— Le résultat fut encourageant, dit Paul. Ils se sont trouvés dans l’obligation d’adopter mon point de vue ; ils ont vu ce que je leur indiquais. Cela en valait la peine. Après avoir fait cela, je me suis reposé. Rien de plus, Robert, je suis épuisé. (Il remit la broche dans la boîte.) Je ne suis plus responsable. Je passe la main. (Il poussait la boîte vers Childan.)

— C’est à vous, dit Childan, éprouvant quelque appréhension.

La situation ne correspondait à rien qu’il eût déjà rencontré. Un Japonais portant aux nues un objet dont on lui a fait présent, et le rendant ensuite. Childan se sentait vaciller sur ses jambes. Il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire ; il essayait de rassembler son courage, il se sentait rougir.

— Robert, vous devez regarder la réalité en face avec plus de courage, dit Paul avec calme, presque avec dureté.

— Je suis troublé par… bégaya Childan en pâlissant.

— Prenez garde. C’est votre travail. Vous êtes agent exclusif, pour cet article et d’autres du même genre. Vous êtes d’autre part un professionnel. Isolez-vous pendant quelque temps. Méditez, consultez si possible le Livre des Transformations. Ensuite, étudiez vos vitrines, votre publicité, votre système commercial.

Childan restait bouche bée.

— Vous verrez quelle est votre voie, dit Paul. Comment vous devez vous y prendre pour lancer ces objets en grand.

Childan était frappé de stupeur. Cet homme est en train de m’expliquer que je suis obligé d’assumer la responsabilité morale de la joaillerie Edfrank. Cette fameuse conception névrotique du monde des Japonais ; aux yeux de Paul Kasoura on ne peut concevoir en la matière qu’une relation sans intermédiaire avec la joaillerie sur le plan spirituel aussi bien que commercial.

Et ce qu’il y avait de pire, c’était que Paul s’exprimait certainement avec autorité, et que ce qu’il disait émanait du cœur même de la culture et de la tradition japonaise.

L’obligation, se disait-il avec amertume. Cela pouvait s’attacher à lui pour le reste de sa vie, une fois que cela aurait commencé. Jusqu’à la tombe. Paul – pour sa propre satisfaction, en tout cas – s’était acquitté de la sienne. Mais celle de Childan ; ah ! celle-là portait malheureusement une marque indiquant qu’elle était sans fin.

Ils ont perdu la tête, se disait Childan. Exemple : ils ne porteront pas secours à un homme blessé gisant dans le ruisseau, à cause de l’obligation qui en résulte. Comment appelez-vous cela ? Je dis que c’est typique ; exactement ce qu’on peut attendre d’une race à laquelle appartient cet homme qui, chargé de reproduire un destroyer anglais, est allé jusqu’à copier les pièces qu’on avait dû mettre à la chaudière aussi bien que…

Paul ne le quittait pas des yeux. Heureusement, une longue habitude avait appris à Childan à dissimuler automatiquement ses sentiments réels. Il avait pris une expression douce et réservée qui convenait à la situation. Il s’était composé un masque, il croyait le sentir sur son visage.

C’est épouvantable, Childan s’en rendait compte. Une catastrophe. Il eût mieux valu que Paul ait cru qu’il essayait de séduire sa femme.

Betty. Il n’y avait plus aucune chance à présent pour qu’elle vît cet objet, pour que son plan d’origine se réalisât. Wu était incompatible avec la sexualité ; c’était, comme Paul l’avait dit, solennel et saint, comme une relique.

— J’ai donné l’une de vos cartes à chacune de ces personnes, dit Paul.

— Pardon ? demanda Childan, toujours plongé dans ses préoccupations.

— Vos cartes commerciales. Pour qu’ils puissent aller vous voir et examiner d’autres spécimens.

— Je vois, dit Childan.

— Il y a plus. L’un d’eux veut discuter de l’ensemble de la question avec vous à son bureau. Je vous ai noté ici son nom et son adresse. (Et Paul lui remit un papier plié.) Il veut que ses collègues vous entendent. C’est un importateur. Il importe et exporte en grandes quantités. Spécialement avec l’Amérique du Sud. Des appareils de radio, de photo, des jumelles, des magnétophones et des appareils analogues.

Childan regardait le papier.

— Il traite, naturellement, par énormes quantités. Peut-être par dizaines de mille pour chaque article. Sa société a le contrôle de diverses entreprises qui fabriquent pour lui avec des frais généraux peu élevés et qui sont toutes situées en Orient, où la main-d’œuvre est meilleur marché.

— Pourquoi est-il… commençait Childan.

— Des pièces comme celle-ci… dit Paul qui prenait une fois de plus la broche à la main. (Il referma le couvercle et rendit la boîte à Childan.)… peuvent être produites en grande série. Soit en métal soit en plastique. D’après un moule. En n’importe quelles quantités.

— Et en ce qui concerne le wu ? demanda Childan au bout d’un instant. Est-ce qu’il subsisterait dans les articles ainsi fabriqués ?

Paul ne répondit rien.

— Vous me conseillez de le voir ? dit Childan.

— Oui, dit Paul.

— Pourquoi ?

— Fétiches, dit Paul. Childan paraissait stupéfait.

— Des fétiches porte-bonheur. À porter sur soi. Pour les gens relativement pauvres. Une série d’amulettes à répandre dans toute l’Amérique latine et en Orient. Les masses croient encore, pour la plupart, à la magie, vous savez. Les charmes. Les philtres. C’est un commerce important, d’après ce qu’on m’a dit. (Le visage de Paul était figé, sa voix sans intonation.)

— Il semblerait, dit Childan, qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner là-dedans.

Paul fit signe que oui.

— C’est cela votre idée ? demanda Childan.

— Non, dit Paul et il resta silencieux.

Votre patron, pensa Childan. Vous avez montré cette pièce à votre supérieur, qui connaît cet importateur. Votre supérieur – ou quelque personnage important placé au-dessus de vous, quelqu’un qui exerce une autorité sur vous, quelqu’un de riche et d’important – a contacté cet importateur.

C’est pour cela qu’il m’a repassé le renseignement, réalisa Childan. Il ne veut aucune part dans cette affaire. Mais il sait ce que je sais : que je me rendrai à cette adresse et verrai cet homme. Il le faut. Je n’ai pas le choix. Je concéderai l’utilisation de ces dessins ou je les vendrai moyennant un pourcentage ; j’arriverai à un accord quelconque avec ces gens.

Cela n’est plus entre vos mains. Ce serait de mauvais goût de votre part de prétendre m’arrêter ou discuter avec moi.

— Il y a une occasion pour vous, dit Paul, de devenir extrêmement riche.

Il continuait à garder les yeux fixés stoïquement devant lui.

— Je suis frappé par le côté bizarre de l’idée, dit Childan. Faire des fétiches porte-bonheur avec de tels objets d’art. J’ai peine à l’imaginer.

— Parce que ce n’est pas votre genre d’affaires habituel. Vous vous êtes consacré à un ésotérisme raffiné. Je me trouve dans le même cas. De même que les gens qui viendront à bref délai visiter votre magasin, ceux dont je vous ai parlé.

— Que feriez-vous à ma place ? demanda Childan.

— Ne sous-estimez pas l’éventualité présentée par cet estimable importateur. C’est un étrange personnage. Vous et moi – nous ne soupçonnons pas le nombre de gens non évolués qui peuvent exister. Ils peuvent se procurer au moyen d’objets moulés et identiques une joie qui nous serait refusée à nous. Nous devons pouvoir nous dire que nous sommes en possession d’un exemplaire unique, ou en tout cas de quelque chose de rare que peu de gens peuvent avoir. Et, bien entendu, quelque chose de parfaitement authentique. Non pas un moulage ou une copie. (Il continuait à regarder dans le vide, sans que ses yeux s’arrêtent sur Childan) Non pas quelque chose qui se trouve tiré à des dizaines de milliers d’exemplaires.

Childan se demandait s’il n’entrevoyait pas cette vérité, à savoir que certains des objets historiques qui se trouvaient dans des magasins tels que le sien – sans parler de nombreux échantillons de sa collection personnelle – étaient des imitations ? On pouvait peut-être en déceler la trace dans ses paroles. Comme s’il avait sous-entendu ironiquement un message tout à fait différent de ce qu’il paraissait être. Ambiguïté, comme celle qui se trouve un peu partout dans l’oracle… Qualité, comme on dit, de l’esprit oriental.

Childan pensait que l’autre était en train de lui demander : « Lequel des deux êtes-vous, Robert ? Celui que l’oracle appelle l’« homme inférieur », ou cet autre à qui tous les bons avis sont destinés ? C’est le moment de décider. Vous pouvez partir d’un côté ou de l’autre, mais pas des deux côtés à la fois. C’est le moment du choix. »

Et de quel côté ira l’homme supérieur ? se demandait Robert Childan. Du moins, selon Paul Kasoura. Et ce que nous avons devant nous n’est pas un concentré vieux de plusieurs milliers d’années de sagesse inspirée par la divinité ; c’est simplement l’opinion d’un mortel – d’un jeune homme d’affaires japonais.

Cependant, il y a un fondement à tout cela. Wu, comme aurait dit Paul. Le wu de la situation est celui-ci : quelle que soit notre répugnance personnelle, il n’y a aucun doute, la réalité se trouve du côté de l’importateur. C’est dommage pour ce qui entrait dans nos intentions ; nous devons nous adapter, comme le déclare l’oracle.

Et, après tout, les originaux peuvent encore se vendre dans mon magasin. À des connaisseurs, aux amis de Paul, par exemple.

— Vous luttez contre vous-même, lui fit remarquer Paul. C’est sans doute un moment où l’on préfère être seul. (Il était déjà parti vers la porte du bureau.)

— J’ai déjà pris ma décision.

Les yeux de Paul papillotèrent. En s’inclinant, Childan déclara :

— Je vais suivre votre conseil. Maintenant je prends congé pour aller rendre visite à cet importateur. (Il montra le papier plié.)

Chose étrange, Paul ne paraissait pas satisfait ; il se contenta d’émettre un grognement et de retourner à son bureau. Ils refrènent leurs réactions jusqu’au bout, se dit Childan, pensif.

— Tous mes remerciements pour l’aide que vous m’avez apportée dans mes affaires, dit Childan en se préparant à partir. J’espère pouvoir un jour vous payer de retour. Je n’oublierai pas.

Mais le jeune Japonais ne bronchait toujours pas. Ce n’est que trop vrai, ce qu’on dit, pensait Childan : ils sont impénétrables.

En l’accompagnant à la porte, Paul semblait plongé dans des réflexions profondes. Soudain, il ne put s’empêcher de dire :

— Les artisans américains ont fait cet objet entièrement à la main, c’est exact ? C’est un travail de leur corps ?

— Oui, depuis le dessin original jusqu’au dernier polissage.

— Monsieur ! Est-ce que ces artisans vont marcher ? J’imaginerais qu’ils rêvent d’autre chose pour leur travail.

— Je me risquerai à dire qu’on pourra les persuader, dit Childan. (Le problème lui apparaissait comme mineur.)

— Oui, dit Paul. Je le suppose.

Il y avait quelque chose dans le ton de Paul que Childan remarqua aussitôt. Une façon nébuleuse et particulière d’insister. Cela s’imposa à Childan. Il avait sans aucun doute dissipé l’ambiguïté : il voyait.

Bien sûr. Toute cette affaire, c’était le cruel renoncement auquel aboutissaient les efforts des Américains, et il y assistait. Du cynisme, mais à Dieu ne plaise, il avait avalé l’hameçon, la ligne et le plomb. Il m’a fait le reconnaître pas à pas, se dit-il. Il m’a conduit à cette conclusion : les productions manuelles américaines sont tout juste bonnes à servir de modèles pour des porte-bonheur de pacotille.

C’était ainsi que les Japonais imposaient leur domination, non par la brutalité, mais avec subtilité, ingéniosité, une ruse inlassable.

Seigneur ! Nous sommes des Barbares à côté d’eux. Nous sommes simplement des lourdauds en présence de raisonnements aussi impitoyables. Paul ne m’a pas dit que notre art est sans valeur ; il me l’a fait dire. Et par une ironie suprême, il se prend à regretter ce que j’ai dit. Une manifestation de chagrin simulé, comme peut en avoir un civilisé, en entendant la vérité sortir de ma bouche.

Il m’a brisé, dit Childan, presque à haute voix – heureusement, cependant, on ne l’entendit pas, cette pensée resta pour lui seul. Il nous a humiliés, ma race et moi. Et je suis sans recours. Il n’y a pas moyen de se venger ; nous sommes battus et nos défaites sont comme cela, si ténues, si délicates que nous pouvons à peine les percevoir. En réalité, il nous faut franchir une étape dans notre évolution pour pouvoir prendre même conscience que c’est arrivé.

Quelle preuve supplémentaire peut être présentée pour établir que les Japonais sont aptes à diriger ? Il avait presque envie de rire, en appréciant peut-être la drôlerie de la chose. Oui, c’était bien cela, c’est comme lorsqu’on entend raconter une bonne histoire. Il faut se la rappeler, la savourer plus tard, la répéter même. Mais à qui ? Ici, problème. Trop personnel pour être raconté.

Dans un coin du bureau de Paul il y avait un panier à papier. Dedans ! Cette pièce de joaillerie de pacotille, débarrassée de son wu.

Est-ce que je peux le faire ? La jeter ? Mettre fin à cette situation sous les yeux de Paul ?

Je ne peux même pas la jeter. Il s’en aperçut et il la tint serrée dans sa main. Il ne le faut pas, se dit-il. Si tu prévois de te retrouver devant ton camarade japonais.

Qu’ils aillent au diable, je ne peux me libérer de leur influence, céder à l’impulsion. Toute spontanéité est écrasée… Paul le regardait avec insistance, il n’avait besoin de rien dire ; sa présence suffisait. Sa conscience était prise au filet, un fil invisible partait de cet objet de pacotille qui se trouvait dans ses mains et remontait son bras pour le relier à son âme.

Je crois que j’ai trop longtemps vécu dans leur voisinage. Trop tard à présent pour m’enfuir, retourner parmi les Blancs et vivre comme eux.

— Paul, dit Robert Childan. (Sa voix était comme un coassement maladif ; ni contrôle ni modulation.)

— Oui, Robert.

— Paul… je… suis… humilié.

La pièce tournait.

— Pourquoi cela, Robert ?

Il paraissait intéressé, mais il était plutôt détaché. Il ne se sentait pas en cause.

— Paul. Un moment. (Il tripotait le petit bijou, qui était humide de sueur.) Je… suis fier de ce travail. Il ne peut pas être envisagé d’en faire des porte-bonheur de pacotille. Je rejette l’idée.

Une fois de plus, il ne put saisir la réaction du jeune Japonais, qui prêtait simplement l’oreille, sans plus.

— Merci tout de même, dit Robert Childan.

Paul s’inclina.

Robert Childan s’inclina.

— Les hommes qui ont fait cela, dit Childan, sont des artistes américains pleins de fierté. Moi compris. Suggérer d’en faire des porte-bonheur de pacotille est donc une injure et je demande des excuses.

Un silence incrédule et prolongé.

Paul le guettait toujours. Un sourcil relevé légèrement et ses fines lèvres crispées. Un sourire ?

— Je le demande, dit Childan.

C’était tout ; il ne pouvait pas aller plus loin.

À présent, il se contentait d’attendre.

Rien ne se passait.

S’il vous plaît, disait-il en lui-même, aidez-moi.

— Pardonnez mon excès de prétention.

Il lui tendit la main.

— Très bien, dit Robert Childan.

Ils se serrèrent la main.

Le calme revint dans l’esprit de Childan. J’ai traversé l’épreuve et j’en suis sorti. Tout est fini. Par la grâce de Dieu ; cela s’est produit au moment précis où il le fallait pour moi. Une autre fois – cela se passerait autrement. Pourrais-je jamais oser une fois de plus forcer ma chance ? Probablement non.

Il se sentait mélancolique. Un bref instant, comme s’il montait à la surface et la voyait dégagée.

La vie est courte, se disait-il. L’art, ou quelque chose qui n’est pas la vie, est long, cela s’étend sans fin, comme un ver solide. Plat, blanc, il n’est pas lissé par le passage de quoi que ce soit par-dessus ou en travers. Je suis là. Mais pas pour longtemps. Il prit la petite boite et rangea la joaillerie Edfrank dans la poche de son veston.

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