6

Tôt le matin, appréciant la fraîcheur de l’air et le soleil brillant, Juliana Frink faisait ses emplettes. Elle flânait sur le trottoir, en portant les deux sacs de papier brun, et en s’arrêtant à chaque boutique pour étudier les vitrines. Elle prenait son temps.

N’y avait-il pas quelque chose qu’elle devait prendre au drugstore ? Elle entra en flânant, essayant de se rappeler. Son cours de judo ne commençait qu’à midi ; c’étaient ses heures de liberté. Elle s’assit au comptoir sur un tabouret, déposa ses sacs de provisions et commença à parcourir les magazines.

Il y avait dans le dernier numéro de Life un grand article intitulé LA TELEVISION EN EUROPE : UN COUP D’ŒIL SUR L’AVENIR. Intéressée, elle se pencha sur la page. Elle vit la photographie d’une famille allemande en train de regarder la télévision dans son salon. Il y a déjà, disait l’article, quatre heures d’émissions d’images par jour depuis Berlin. Un jour il y aura un émetteur dans toutes les principales villes d’Europe. Et, en 1970, on en construira un à New York.

Sur les photographies illustrant l’article, on voyait des ingénieurs électroniciens du Reich en train d’aider le personnel local à résoudre ses problèmes. Il était facile de voir quels étaient les Allemands. Ils avaient cet air sain, bien lavé, énergique, le regard décidé. Quant aux Américains – ils avaient simplement l’air d’hommes, ils ressemblaient à tout le monde.

L’un des techniciens allemands montrait quelque chose au loin et les Américains essayaient de distinguer ce qu’il pouvait bien désigner ainsi. Je pense qu’ils ont meilleure vue que nous, se dit-elle. Un meilleur régime pendant ces vingt dernières années. Comme on nous l’a dit : ils voient des choses que personne ne peut voir. La vitamine A, peut-être ?

Je me demande l’effet que ça fait d’être assis chez soi dans son salon et de voir le monde entier sur un petit tube de verre gris. Si ces Nazis sont capables de faire la navette entre la Terre et Mars, comment ne peuvent-ils pas faire fonctionner la télévision ? Je crois que je préfère regarder ces comédies musicales, voir comment Bob Hope et Jimmy Durante sont dans la réalité, plutôt que d’aller me promener sur Mars.

C’est peut-être ça, se disait-elle en remettant le magazine sur le râtelier, les Nazis n’ont aucun sens de l’humour, alors pourquoi auraient-ils besoin de la télévision ? De toute façon, ils ont tué la plupart des grands comédiens. Parce qu’ils étaient presque tous juifs. En réalité, elle s’en rendait compte, ils ont fait périr la plus grande partie des gens du spectacle. Je me demande comment Hope peut s’en tirer indemne avec tout ce qu’il dit. Il est vrai que ses émissions partent du Canada. Il y a un peu plus de liberté par là. Mais il dit réellement de ces choses ! Comme cette blague à propos de Gœring… Gœring achète Rome, il la fait expédier dans sa retraite de la montagne et remonter. Et il fait revivre les premiers temps du Christianisme pour que ses lions favoris aient quelque chose à…

— Vous vouliez acheter ce magazine, mademoiselle ? demanda le petit vieux desséché qui tenait le drugstore, en prenant un air soupçonneux.

Se sentant coupable, elle remit à sa place le Reader’s Digest qu’elle s’était mise à feuilleter.

Elle flânait de nouveau le long du trottoir avec ses sacs à provisions et elle se disait : peut-être que Gœring sera le nouveau Führer à la mort de ce Bormann. Il semble un peu différent des autres. La seule chose que Bormann ait faite pour accéder à la première place, c’est de venir s’insinuer au moment même où Hitler s’effondrait et ceux qui étaient tout proches de Hitler ont été les seuls à s’apercevoir de la rapidité avec laquelle cela se passait. Le vieux Gœring était au loin, dans sa montagne. Gœring aurait dû succéder à Hitler comme Führer parce que c’était sa Luftwaffe qui avait écrasé ces stations de radar des Anglais et qui avait ainsi liquidé la R.A.F. Hitler leur aurait fait bombarder Londres, comme ils ont fait à Rotterdam.

Mais c’est probablement Goebbels qui arrivera, elle en était persuadée. C’était ce que tout le monde disait. Tant que ce ne sera pas cet affreux Heydrich. Il nous tuerait tous. Il est réellement dingue.

Celui que j’aime, se disait-elle, c’est ce Baldur von Schirach. C’est le seul qui ait l’air normal, en tout cas. Mais il n’a pas une chance.

Elle se tourna et gravit les marches du perron conduisant à la porte de ce vieil immeuble de bois qu’elle habitait.

En ouvrant la porte de son appartement, elle trouva Joe Cinnadella dans la position où elle l’avait laissé, au milieu du lit, sur le ventre, les bras pendant. Il dormait toujours.

Non, se dit-elle. Ce n’est pas possible qu’il soit encore là ; le camion est parti. Est-ce qu’il l’a manqué ? Cela paraît évident.

Elle alla dans la cuisine, déposa ses sacs d’épicerie sur la table, au milieu de la vaisselle du petit déjeuner.

Mais avait-il fait exprès de laisser partir le camion ? se demandait-elle. C’était la question.

Quel homme bizarre… Il avait été tellement passionné. Il n’avait pour ainsi dire pas arrêté de la nuit. Et cependant, c’était comme s’il n’avait pas été vraiment là, comme s’il faisait cela sans s’en apercevoir. Il pensait à autre chose, peut-être.

Par habitude, elle se mit à ranger ses provisions dans le vieux réfrigérateur General Electric à tourelle extérieure et à débarrasser la table du petit déjeuner.

Il en a peut-être fait autant, reconnut-elle. C’est sa seconde nature ; son corps fait les mouvements, comme le mien quand je mets ces assiettes et ces couverts dans l’évier. Il pourrait le faire avec les trois cinquièmes de son cerveau enlevés, comme la patte de la grenouille en classe d’histoire naturelle.

— Eh là ! appela-t-elle. Réveille-toi !

Dans le lit, Joe s’étirait, s’ébrouait.

— As-tu entendu l’émission de Bob Hope l’autre soir ? lui cria-t-elle. Il a raconté cette histoire vraiment drôle, celle où ce major allemand interroge des Martiens. Ils ne peuvent pas donner de documents établissant que leurs grands-parents étaient aryens. Si bien que le major fait savoir à Berlin que Mars est peuplé de Juifs. (Elle entra dans la pièce de séjour où Joe était couché et elle dit :) Et ils ont environ trente centimètres de haut, et ils ont deux têtes… Tu sais comment Bop Hope continue ?

Joe ouvrit les yeux. Il ne disait rien ; il la regardait sans cligner des yeux. Son menton, noir de barbe, ses yeux sombres qui semblaient douloureux… elle aussi se tut.

— Qu’y a-t-il ? finit-elle par demander. Tu as peur ?

Non, se dit-elle, c’est Frank qui a peur. C’est… je ne sais quoi.

— Le bus est parti, dit Joe en s’asseyant.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Elle s’assit elle-même sur le bord du lit, en s’essuyant les mains et les bras avec un torchon.

— Je le rattraperai au retour. Le copain n’en parlera à personne. Il sait que je ferais la même chose pour lui.

— Tu as déjà fait ça avant ? demanda-t-elle.

Joe ne répondit pas. Tu l’as fait exprès, se dit Juliana. J’en suis sûre. Je le sais.

— Et s’il prenait une autre route pour revenir ?

— Il prend toujours la Cinquante. Jamais la Quarante. Il a eu une fois un accident sur la Quarante ; des chevaux qui sont sortis sur la route et il est rentré dedans. Dans les Montagnes Rocheuses.

Il ramassa ses vêtements sur la chaise et se mit à s’habiller.

— Quel âge as-tu, Joe ? lui demanda-t-elle en regardant son corps nu.

— Trente-quatre ans.

Alors, se dit-elle, tu dois avoir été à la guerre. Elle ne remarquait aucun défaut visible ; il avait, en fait, un beau corps mince, avec de longues jambes. Joe, sous son regard, prit un air maussade et se détourna.

— Je ne peux pas regarder ? demanda-t-elle. (Toute la nuit passée avec lui, et maintenant, cette pudeur !) Est-ce que nous sommes difformes ? dit-elle. Nous ne pouvons pas supporter de nous voir à la lumière du jour ? Il faut nous enfoncer dans les murs ?

Avec un ricanement amer, il partit vers la salle de bains, en caleçon et chaussettes, en se frottant le menton.

C’est ma maison, se disait Juliana. Je te permets de rester ici, et pourtant tu ne veux pas me laisser te regarder. Pourquoi veux-tu rester, alors ? Elle le suivit dans la salle de bains. Il avait commencé à faire couler de l’eau chaude pour se raser.

Elle vit sur son bras un tatouage, une lettre C en bleu.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-elle. Ta femme ? Connie, Corinne ?

— Le Caire, dit Joe en se savonnant le visage.

Quel nom exotique, se dit-elle avec envie. Puis elle se sentit rougir. Je suis vraiment stupide. Un Italien de trente-quatre ans, originaire de la partie du monde se trouvant entre les mains des Nazis…

Il avait été à la guerre, bien sûr. Mais du côté de l’Axe. Et il s’était battu au Caire ; le tatouage était leur lien, à ces Allemands et Italiens vétérans de la campagne d’Afrique – la défaite des Anglais et des Australiens sous le commandement du général Gott, par Rommel et son Afrikakorps.

Elle sortit de la salle de bains, retourna dans la salle de séjour et se mit à faire le lit ; ses mains volaient.

Les affaires de Joe étaient rangées sur la chaise en un petit tas bien net : vêtements, petite valise, objets personnels. Elle remarqua une boîte recouverte de velours, comme un étui à lunettes ; elle la prit, l’ouvrit et jeta un coup d’œil.

Tu t’es en effet certainement battu au Caire, se dit-elle en regardant la Croix de Fer de seconde classe sur le haut de laquelle était gravée l’inscription : 10 juin 1945. Ils n’ont pas tous eu cela ; seulement les plus braves. Je me demande ce que tu as fait… tu n’avais que dix-sept ans, alors.

Joe apparut à la porte au moment précis où elle sortait la médaille de l’écrin ; elle s’aperçut de sa présence, et, se sentant coupable, elle sursauta. Mais il ne semblait pas s’émouvoir.

— Je jetais juste un coup d’œil, dit Juliana. Je n’en avais encore jamais vu. Est-ce que Rommel te l’a épinglée lui-même ?

— C’est le général Bayerlein qui me l’a remise. Rommel avait déjà été muté en Angleterre, pour terminer la campagne là-bas.

Le ton de sa voix était calme. Mais une fois de plus il s’était remis à faire ce geste qui ressemblait à un tic nerveux chronique : en partant de son front, sa main remontait sur son crâne, inlassablement, en passant dans ses cheveux comme pour les peigner.

— Voudrais-tu m’en parler ? demanda Juliana tandis qu’il revenait à la salle de bains et continuait à se raser.

Ensuite il prit une douche chaude et il ne lui parla guère ; en tout cas, il ne lui dit rien qui ressemblât au récit qu’elle aurait aimé entendre. Ses deux frères aînés avaient servi pendant la campagne d’Éthiopie tandis que lui, à treize ans, faisait partie d’une organisation de jeunesse fasciste à Milan, la ville où il habitait. Ensuite, ses frères avaient été versés dans une batterie d’artillerie d’élite, celle du major Ricardo Pardi, puis, quand la Deuxième Guerre mondiale avait éclaté, Joe avait été en mesure de les rejoindre. Ils avaient combattu sous les ordres de Graziani. Leur matériel, en particulier leurs chars, était épouvantable. Les Anglais les avaient tirés comme des lapins, y compris les officiers supérieurs. Pendant la bataille, il fallait maintenir les portes des tanks fermées avec des sacs de sable, pour les empêcher de s’ouvrir. Cependant le major Pardi avait réclamé des obus réformés, les avait fait polir et graisser et les avait tirés ; sa batterie avait stoppé en 1943 la grande avance désespérée des chars du général Wavell.

— Est-ce que tes frères sont toujours en vie ? demanda Juliana.

Ses frères avaient été tués en 44, étranglés avec du fil de fer par des commandos britanniques, les Groupes du Désert à grand rayon d’action qui opéraient à l’arrière des lignes de l’Axe et qui étaient devenus particulièrement fanatiques pendant les dernières phases de la guerre, quand il était devenu clair que les Alliés ne pourraient vaincre.

— Qu’est-ce que tu éprouves maintenant à l’égard des Anglais ? demanda-t-elle en hésitant un peu.

— J’aimerais voir les Nazis faire à l’Angleterre ce que les Anglais ont ait en Afrique.

Il parlait d’une voix monotone.

— Mais il y a de cela… dix-huit ans, dit Juliana. Je sais que les Britanniques ont fait des choses particulièrement terribles. Cependant…

— On parle de ce que les Nazis ont fait aux Juifs, dit Joe. Les Britanniques ont fait pire. Pendant la bataille de Londres. (Il se tut.) Ces armes qui mettent le feu, le phosphore et le pétrole ; j’ai vu une partie des troupes allemandes, ensuite. Les bateaux brûlaient, ils étaient réduits en cendres les uns après les autres. Ces tuyaux sous l’eau, qui transformaient la mer en océan de feu. Et les populations civiles sous ces raids incendiaires grâce auxquels Churchill croyait pouvoir rétablir la situation au dernier moment. Ces attaques terroristes sur Hambourg et Essen…

— Ne parlons pas de ça, dit Juliana. (Dans la cuisine, elle se mit à faire cuire du bacon ; elle alluma le petit poste Emerson en plastique blanc que Frank lui avait donné pour son anniversaire.) Je vais te préparer quelque chose à manger.

Elle tourna le bouton, en essayant de trouver un peu de musique légère et agréable.

— Regarde ça, dit Joe. (Dans la salle de séjour, il était assis sur le lit, sa petite valise à côté de lui ; il l’avait ouverte et il en sortit un livre froissé et plus ou moins en lambeaux, qui avait l’air d’avoir été beaucoup manipulé. (Il fit un sourire narquois et dit à Juliana :) Viens ici. Tu sais ce qu’on dit ? L’auteur de ce livre… C’est très drôle. Viens t’asseoir. (Il lui prit le bras et la fit se mettre à côté de lui.) Je veux te le lire. Suppose qu’ils aient gagné. À quoi ça ressemblerait ? Tu n’as pas à t’en faire ; cet homme a pensé à tout. (Il ouvrit le livre et se mit à tourner lentement les pages.) L’Empire britannique contrôlerait l’Europe entière. Toute la Méditerranée. Plus d’Italie du tout. Ni d’Allemagne. Les policemen et ces drôles de petits soldats avec leur bonnet à poils et le roi jusqu’à la Volga.

— Est-ce que ça serait tellement mal ? demanda Juliana à voix basse.

— Tu as lu le livre ?

— Non, reconnut-elle en se tordant le cou pour essayer de voir la couverture. (Elle en avait entendu parler, cependant ; un tas de gens l’avaient lu.) Mais Frank – mon ex-mari – et moi nous avons souvent parlé de ce qu’auraient été les choses si les Alliés avaient gagné la guerre.

Joe ne semblait pas l’entendre ; il regardait son exemplaire de La sauterelle pèse lourd.

— Et dans ce livre, continua-t-il, est-ce que tu sais comment l’Angleterre est victorieuse ? Comment elle triomphe de l’Axe ?

Elle secoua la tête ; elle sentait croître la tension dans cet homme assis à côté d’elle. Son menton s’était maintenant mis à trembler ; il ne cessait de se passer la langue sur les lèvres, de se gratter le cuir chevelu… et sa voix était rauque.

— Elle amène l’Italie à trahir l’Axe, dit Joe.

— Oh ! dit-elle.

— L’Italie passe dans le camp des Alliés. Elle se joint aux Anglo-Saxons pour ouvrir ce qu’il appelle « le bas-ventre vulnérable de l’Europe ». Mais c’est naturel de la part de l’auteur de penser cela. Nous connaissons tous la couardise de l’armée italienne qui prenait la fuite toutes les fois qu’elle voyait les Anglais. Qui buvait du vin. Insouciants, pas faits pour se battre, les soldats italiens. Ce type… (Joe referma le livre, le retourna pour regarder la couverture.) Cet Abendsen. Je ne lui reproche rien. Il écrit ce que lui dicte son imagination, il essaie de se représenter ce qu’aurait été le monde si l’Axe avait été battu. Comment cela aurait-il pu arriver si l’Italie n’avait pas trahi ? (Sa voix devenait âpre.) Le Duce – c’était un clown ; nous savons tous cela.

Elle se dégagea et courut à la cuisine :

— Il faut que j’aille retourner le bacon.

Il la suivit, le livre à la main, et il continua :

— Ensuite, les États-Unis entrent dans le conflit. Ils liquident le Japon. Après la guerre, les États-Unis et la Grande-Bretagne se partagent le monde. Exactement comme cela s’est passé en réalité avec l’Allemagne et le Japon.

— L’Allemagne, le Japon, et l’Italie… dit Juliana.

Il la regarda avec étonnement.

— Tu oubliais l’Italie.

Elle l’affrontait avec calme. Toi aussi tu as oublié ? se disait-elle à elle-même. Comme tout le monde ? Le petit empire du Moyen-Orient… l’opérette de la Nouvelle Rome.

Elle lui servit sur un plateau des œufs au bacon, des toasts et de la marmelade d’oranges, du café. Il se mit immédiatement à manger.

— Qu’est-ce qu’on vous donnait à manger en Afrique du Nord ? demanda-t-elle en s’asseyant à son tour.

— De l’âne mort, répondit Joe.

— C’est ignoble.

— Asino Morte, dit Joe avec un sourire en coin. Les boîtes de corned-beef portaient les initiales A.M. Les Allemands appelaient cela « Alter Mann » : du vieil homme.

Il se remit rapidement à manger.

Juliana saisit le livre que Joe avait gardé sous le bras et elle se dit qu’elle aimerait le lire. Allait-il rester longtemps ? Le livre était tout graisseux ; des pages avaient été arrachées. Il y avait des marques de doigts à chaque page. Il avait été lu par les chauffeurs de camions pendant leurs longues randonnées, accoudés au comptoir des snacks miteux, tard dans la nuit… J’ai l’impression que tu lis très lentement, se disait-elle. Je parierais que tu as passé des semaines, si ce n’est des mois, sur ce livre.

En ouvrant au hasard, elle lut :


… maintenant, parvenu à la vieillesse, il avait devant lui la tranquillité, un empire dont les Anciens avaient rêvé mais qu’ils n’avaient jamais pu constituer, les bateaux allant de la Crimée à Barcelone, tout ce domaine ne faisant qu’un, avec la même monnaie, la même langue, le même drapeau. Le grand Union Jack flottant du soleil levant au couchant ; elle avait fini par se réaliser, cette union du soleil et du drapeau.


— Le seul livre que j’emporte partout avec moi, dit Juliana, ce n’est pas en réalité un livre ; c’est un oracle, le Yi King – Frank m’a communiqué son enthousiasme pour ce livre et je m’en sers toujours quand il s’agit de prendre une décision. Je ne m’en sépare jamais. Jamais.

(Elle referma l’exemplaire de La sauterelle.) Tu veux le voir ? T’en servir ?

— Non, répondit simplement Joe.

Les coudes sur la table, le menton sur ses mains, elle le regarda de biais :

— Est-ce que tu t’es installé ici à titre définitif ? Et que vas-tu faire ?

Elle revenait par la pensée sur les insultes, les calomnies qu’elle avait entendues et elle disait en elle-même : tu m’as sidérée avec cette haine de la vie que tu as. Mais… tu as quelque chose. Tu es comme un petit animal, sans importance, mais malin. En étudiant son visage basané, intelligent mais borné, elle se disait : Comment ai-je pu le croire plus jeune que moi ? Mais ce côté enfantin est réel ; tu es encore le petit frère, en adoration devant les deux frères aînés, et ton major Pardi, et le général Rommel, peinant et suant pour rompre l’encerclement et triompher des Tommies. Est-ce qu’ils ont vraiment étranglé tes frères avec du fil de fer ? Nous avons entendu parler de cela, nous avons vu les photos, lu les récits d’atrocités qui ont été diffusés après la guerre… Elle eut un frisson. Mais les commandos anglais ont été jugés et châtiés depuis longtemps.

La radio avait cessé de diffuser de la musique ; il y avait, semblait-il, un bulletin d’information, repris d’Europe sur ondes courtes. La voix s’éteignit, se fit entrecoupée. Une longue pause, le silence complet. Puis, tout près, le speaker de Denver parla d’une voix nette. Elle allait tourner le bouton quand Joe l’arrêta.

— … la nouvelle de la mort du chancelier Bormann a frappé l’Allemagne de stupeur ; hier encore on avait la certitude…

Juliana et Joe se dressèrent brusquement.

— … toutes les stations du Reich ont annulé leurs programmes et les auditeurs ont entendu les accents solennels de l’hymne du Parti, Horst Wessel Lied par les chœurs de la division SS Das Reich. Plus tard, à Dresde, où le secrétaire en fonction du Parti et les chefs de la Sicherheitsdienst, le service de sécurité qui a remplacé la Gestapo à la suite…

Joe augmenta le son.

— … de la réorganisation du gouvernement sur l’instigation du Reichsführer défunt, Himmler, d’Albert Speer et d’autres, on a décidé deux semaines de deuil national ; on rapporte que de nombreux magasins et bureaux sont déjà fermés. Comme on ne sait encore rien sur la réunion attendue du Reichstag, le dernier parlement du Troisième Reich, dont l’approbation est exigée…

— Ce sera Heydrich, dit Joe.

— Je souhaite que ce soit ce grand garçon blond, ce Schirach, dit-elle. Seigneur, il a donc fini par mourir. Crois-tu que Schirach ait une chance ?

— Non, dit tout net Joe.

— Il y aura peut-être une guerre civile, dit-elle. Mais ces types sont si vieux, à présent, Gœring et Goebbels – tous ces gars du vieux Parti.

— … l’a touché dans sa retraite dans les montagnes, près du Brenner… disait la radio.

— Ce sera le gros Hermann, dit Joe.

— … a dit simplement qu’il était accablé de chagrin par cette perte, en la personne non seulement d’un soldat, d’un patriote et du fidèle chef du Parti, mais aussi d’un ami personnel comme il l’a dit déjà à plusieurs reprises ; on se rappellera que peu de temps après la guerre, au moment des discussions concernant l’intérim du pouvoir, il l’avait soutenu alors que certains éléments avaient manifesté leur opposition à l’ascension de Herr Bormann jusqu’au pouvoir suprême…

Juliana tourna le bouton.

— Ce n’est que du bla-bla, dit-elle. Pourquoi employer des mots comme ceux-là ? On parle de ces affreux assassins comme s’ils étaient des gens dans notre genre.

— Ils le sont, dit Joe. (Il se rassit et se remit à manger.) Il n’y a rien dans ce qu’ils ont fait que nous n’aurions fait à leur place. Ils ont sauvé le monde du Communisme. S’il n’y avait pas eu l’Allemagne, nous vivrions aujourd’hui sous la domination des Rouges. Ce serait bien pire.

— Tu parles aussi comme la radio, du bla-bla, dit Juliana.

— J’ai vécu sous la domination des Nazis, dit Joe. Je sais à quoi ça ressemble. Est-ce que ça s’appelle simplement parler, d’avoir vécu douze, treize ans – plus longtemps que ça – près de quinze ans ? J’ai eu une carte de travail de l’Organisation Todt, j’ai travaillé pour elle depuis 1947, en Afrique du Nord et aux États-Unis. Écoute-moi… dit-il en tendant un doigt vers elle. J’ai les dispositions qu’ont tous les Italiens pour les travaux de terrassement. L’Organisation m’a donné une qualification élevée. On ne m’a pas mis à remuer l’asphalte à la pelle et à mélanger du ciment pour les autoroutes ; je collaborais au service des projets. Ingénieur, en quelque sorte. Un jour, le Dr Todt est venu inspecter le travail de notre équipe. Il m’a dit : « Vous connaissez votre travail. » Ça a été un grand moment, Juliana. La dignité du travail ; ils ne se contentent pas de dire des mots sans signification… Avant eux, les Nazis, tout le monde dédaignait les travaux manuels. Le point de vue aristocratique. Le Front du Travail a mis fin à cela. J’ai pour la première fois pris conscience de mes mains. (Il parlait si vite que son accent reparaissait. Elle avait quelque peine à le suivre.) Nous vivions tous dans les bois, dans le nord de l’État de New York, comme des frères. Nous chantions des chansons. Nous allions travailler en marchant au pas. L’esprit de la guerre, mais seulement pour reconstruire, et non pour détruire. Ce fut la plus belle époque, celle de la reconstruction après la guerre – ces rangées d’immeubles d’habitation beaux, nets, durables, construits bloc par bloc, tout le bas de la ville rebâti à New York, Baltimore. Maintenant, bien sûr, ce travail appartient au passé. Les grands cartels comme Krupp und Sohnen de New Jersey mènent la danse. Mais ce n’est pas nazi ; c’est juste les puissants européens d’autrefois, toujours les mêmes. C’est pire, tu m’entends ? Des Nazis comme Rommel et Todt sont un million de fois mieux que des industriels comme Krupp, et les banquiers, tous ces Prussiens ; il aurait fallu les faire passer à la chambre à gaz. Tous ces messieurs en veston.

Mais, se disait Juliana, ces messieurs en veston gardent leurs places et semblent devoir rester toujours. Quant à tes idoles, Rommel, le Dr Todt, ils sont simplement venus après la fin des hostilités pour déblayer les décombres, construire des autoroutes, faire repartir l’industrie. Ils ont même laissé vivre les Juifs, surprise heureuse – amnistie, pour que les Juifs puissent se remettre à la besogne. Jusqu’en 1949, en tout cas… et ensuite, adieu Todt et Rommel qu’on a envoyés paître.

Est-ce que je ne le sais pas ? se demandait Juliana. Est-ce que je n’ai pas entendu tout cela de la bouche de Frank ? Tu ne peux rien m’apprendre de la vie sous le régime nazi ; mon mari était – et est toujours – juif. Je sais que le Dr Todt était l’homme le plus modeste et le plus doux qui ait jamais existé ; je sais que tout ce qu’il voulait, c’était fournir du travail – honnête, estimable – aux millions d’Américains au regard morne, désespéré, hommes et femmes, qui, après la guerre, cherchaient on ne sait trop quoi dans les ruines. Je sais qu’il voulait voir instituer des services médicaux, créer des centres de vacances, construire des logements convenables pour tous, sans considération de race ; c’était un bâtisseur, ce n’était pas un penseur… et dans la plupart des cas il a trouvé le moyen de créer ce qu’il voulait, il y est vraiment parvenu. Mais…

Une préoccupation qui la travaillait depuis un moment jaillit soudain à la surface de sa conscience.

— Dis-moi, Joe, ce livre, La sauterelle, est-ce qu’il n’est pas interdit sur la Côte Est ?

Il fit signe que oui.

— Comment as-tu pu le lire, dans ce cas ? (Il y avait là quelque chose qui la préoccupait.) Est-ce qu’on aurait cessé de fusiller les gens pour avoir lu ?

— Cela dépend de votre groupe racial. Du brassard d’or bien authentique.

C’était donc cela. Les Slaves, les Polonais, les Portoricains sont les plus limités au point de vue de ce qu’ils ont le droit de lire, d’écouter. Les Anglo-Saxons sont beaucoup mieux placés ; ils ont des écoles publiques pour leurs enfants, ils peuvent fréquenter les bibliothèques, les musées et les concerts. Mais même ainsi… La sauterelle est un livre qui n’est pas seulement mis à l’index mais encore interdit, et à tous.

— Je l’ai lu aux cabinets, dit Joe. Je le cachais sous un oreiller. À vrai dire je l’ai lu parce qu’il est interdit.

— Tu es très courageux, lui dit-elle.

— Tu dis ça ironiquement ?

Joe ne savait pas trop quoi penser.

— Non.

Il se détendit légèrement.

— C’est facile pour vous autres, par ici ; vous menez une vie tranquille, sans objectifs en vue, peut-être, mais vous n’avez rien à faire, et pas de soucis. Vestiges d’un passé oublié, en dehors du cours des événements. Ce n’est pas un peu ça ? (Il la regardait d’un air moqueur.)

— Vous vous tuez avec votre cynisme. Vos idoles vous sont retirées une par une et à présent vous n’avez plus personne à qui donner votre amour.

Elle tendait sa fourchette dans sa direction ; il acceptait ce qu’elle lui disait. Mange, pensait-elle. Ou bien, abandonne même les processus biologiques.

Tout en mangeant, Joe désigna le livre d’un mouvement de tête :

— Cet Abendsen habite quelque part de ce côté-ci, d’après la jaquette. À Cheyenne. Il voit le monde entier depuis ce coin bien tranquille. Tu ne l’aurais jamais cru, hein ? Lis ce qu’il dit ; lis à haute voix.

Elle regarda le dos de la jaquette.

— Il a servi pendant la guerre dans les Marines américains, il a été blessé en Angleterre par un char Tigre des Nazis. Il était sergent. On dit que l’endroit où il écrit est pratiquement une forteresse avec des canons partout. (Elle déposa le volume et ajouta :) Ce qu’on ne dit pas ici et que j’ai entendu raconter, c’est qu’il n’est pas loin d’être une sorte de paranoïaque ; l’endroit où il vit est niché dans les montagnes et il est entouré de fils de fer barbelés sous tension. Difficile d’y parvenir.

— Il a peut-être raison, dit Joe, de vivre dans ces conditions après avoir écrit ce livre. Les gros bonnets allemands ont sauté au plafond après l’avoir lu.

— Il vivait déjà comme ça auparavant ; c’est là qu’il a écrit son livre. Sa maison s’appelle… (Elle jeta un coup d’œil à la jaquette du livre.) Le Haut Château. C’est le nom qu’il lui a donné.

— Alors, ils ne l’auront pas, dit Joe en mastiquant rapidement. Il est sur ses gardes. C’est très malin.

— J’estime, dit Juliana, qu’il faut du courage pour écrire un tel livre. Si l’Axe avait perdu la guerre, nous aurions pu dire et écrire tout ce que nous aurions voulu, comme c’était le cas autrefois ; nous serions un pays et nous aurions un système de lois convenables, les mêmes pour tous.

À sa grande surprise, il l’approuva d’un signe de tête, d’un air très raisonnable.

— Je ne te comprends pas, dit-elle. Que crois-tu ? Que veux-tu ? Tu défends ces monstres, ces détraqués qui ont massacré les Juifs et alors, toi…

Ne sachant plus que dire, elle le saisit par les oreilles ; elle se leva, l’entraînant à sa suite ; il sursauta de surprise et de douleur ; ses yeux papillotaient, il était obligé de la suivre.

Ils se firent face, haletants, incapables de parler.

— Veux-tu me dire ? Tu ne veux donc pas me raconter ? Tu sais ce que c’est, par toi-même ; tu comprends très bien, et tu te contentes de continuer à manger en prétendant que tu n’as aucune idée de ce que je veux dire.

Elle lui lâcha les oreilles, après les avoir si bien pincées qu’elles étaient toutes rouges.

— Discours vide, dit Joe. Aucune importance. C’est comme la radio, ce que tu en disais. Tu sais comment les vieilles Chemises Brunes appelaient les gens qui font de la philosophicaillerie ? Eierkopf. Des têtes d’œuf, des grosses têtes. Parce que ces grosses têtes se cassent si facilement… dans les bagarres de rues.

— Si tu penses cela de moi, dit Juliana, pourquoi donc ne pars-tu pas ? Pour quelle raison restes-tu ici ?

Elle fut glacée par sa grimace énigmatique.

Je voudrais ne l’avoir jamais laissé venir ici avec moi, se disait-elle. Et maintenant, il est trop tard. Je sais que je ne peux pas me débarrasser de lui – il est trop fort. Il y a quelque chose de terrible qui est en train de se passer, se disait-elle. Quelque chose qui sort de lui. Et il me semble que j’y contribue.

— Que se passe-t-il ? (Il tendit la main, la prit sous le menton, lui caressa le cou, passa les doigts à l’intérieur de sa chemise et se mit à lui presser les épaules affectueusement.) Question d’humeur. Ton problème… je t’analyserai gratuitement.

— Et puis après on te traitera d’analyste juif. (Elle eut un faible sourire.) Tu veux donc finir dans un four crématoire ?

— Tu as peur des hommes. C’est bien cela ?

— Je ne sais pas.

— C’était possible à dire la nuit dernière. Seulement parce que… (Il s’interrompit brusquement.) Parce que j’ai veillé tout particulièrement à tenir compte de tes désirs.

— Parce que tu as couché avec tant de filles, dit Juliana, c’est ce que tu étais parti pour dire.

— Mais je sais que j’ai raison. Écoute ; je ne te ferai jamais de mal, Juliana. Sur le corps de ma mère – je t’en donne ma parole. Je serai plein d’égards et si tu veux tirer parti de mon expérience… je t’en donnerai la possibilité. Tu cesseras d’avoir des hantises. Je peux te détendre, t’améliorer, et cela en peu de temps, relativement. C’est simplement parce que tu n’as pas eu de veine.

Elle acquiesça, un petit peu rassérénée. Mais elle avait froid dans le corps, elle était triste et elle ignorait toujours exactement pourquoi.


Pour commencer sa journée, Mr Nobusuke Tagomi se réserva un moment de solitude. Il était assis dans son bureau du Nippon Times, et il réfléchissait.

Déjà, avant de quitter son domicile pour venir à son bureau, il avait reçu le rapport d’Ito au sujet de Mr Baynes. Il ne subsistait aucun doute dans l’esprit de l’étudiant : Mr Baynes n’était pas suédois. Il était certainement de nationalité allemande.

Mais l’aptitude d’Ito à manier les langues germaniques n’avait jamais impressionné les Missions commerciales, ni le Takkoka, la police secrète japonaise. Cet idiot n’avait probablement trouvé aucun sujet de conversation, se dit Mr Tagomi. Un enthousiasme maladroit, combiné à des doctrines romantiques. Chercher à savoir, mais toujours avec un soupçon au départ.

De toute façon, la conférence avec Mr Baynes et ce personnage âgé venu du Japon commencerait bientôt, à l’heure prévue, quelle que puisse être la véritable nationalité de Mr Baynes. Et Mr Tagomi aimait bien cet homme. C’était là, à son avis, la qualité primordiale chez un homme haut placé tel que lui. Reconnaître un homme bien au premier contact. Avoir de l’intuition sur les gens. Couper court à tout cérémonial et protocole. Aller droit au cœur.

Le cœur, enfermé dans deux lignes yin de passion noire. Étranglé, parfois, et pourtant, même ainsi, il y avait la lumière du yang, le scintillement au centre. Il me plaît, se disait Mr Tagomi, qu’il soit allemand ou suédois. J’espère que la zaracaïne lui aura calmé son mal de tête. Que je n’oublie pas de m’en informer, dès que je le verrai.

Il y eut un bourdonnement au pupitre de l’intercom.

— Non, répondit-il sur un ton brusque. Pas de discussion. C’est le moment de la Vérité Intérieure. L’introversion.

Sortant du minuscule haut-parleur, lui parvint la voix de Mr Ramsey :

— Monsieur, la nouvelle vient de nous atteindre à l’instant. Elle provient des services de presse de l’étage au-dessous. Le chancelier du Reich est mort. Martin Bormann.

La voix de Ramsey se tut ; ce fut le silence.

Il faut décommander tous les rendez-vous d’aujourd’hui, se dit Mr Tagomi. Il se leva de son bureau et se mit à arpenter la pièce d’un pas rapide, les mains jointes. Voyons. Envoyer immédiatement une lettre officielle au consul du Reich. Tâche secondaire ; un subordonné peut s’en charger. Profond chagrin, etc. En ces heures de deuil, le Japon tout entier se joint au peuple allemand. Ensuite ? Être aux aguets. Se trouver en mesure de recevoir sans aucun délai toute information en provenance de Tokyo.

Il pressa le bouton de l’intercom :

— Mr Ramsey, assurez-vous de la liaison avec Tokyo. Prévenez les filles du standard. Soyez vigilant. Nous ne devons pas manquer la communication.

— Bien, monsieur, répondit Mr Ramsey.

— À partir de maintenant, je serai dans mon bureau. Écartez tout ce qui concerne les affaires courantes. Renvoyez tous ceux qui n’appellent que pour des questions commerciales.

— Monsieur ?

— Je dois avoir les mains libres pour le cas où j’aurais à prendre des mesures d’urgence.

— Bien, monsieur.

Une demi-heure plus tard, à 9 heures, arriva un message du plus haut fonctionnaire du gouvernement impérial sur la côte Ouest, l’ambassadeur du Japon auprès des États américains du Pacifique, l’Honorable Baron L.B. Kaelemakule. Le ministère des Affaires étrangères avait convoqué une réunion extraordinaire à l’ambassade, dans Sutter Street, et chaque Mission commerciale devait envoyer un personnage haut placé pour y assister. Dans ce cas, cela voulait dire Mr Tagomi en personne.

Il n’avait pas le temps de se changer. Il se précipita vers l’ascenseur express, descendit au rez-de-chaussée et, un instant plus tard, il était en route dans la limousine de la Mission, une Cadillac 1940, conduite par un chauffeur chinois en uniforme.

Autour de l’ambassade les voitures des autres dignitaires étaient une douzaine, au total. Les dignitaires gravissaient les marches du perron et entraient dans l’immeuble ; Mr Tagomi connaissait une partie d’entre eux et les autres lui étaient complètement étrangers. Il sauta par la portière que son chauffeur lui maintenait ouverte, sans lâcher sa serviette ; elle était vide, car il n’avait aucun papier à emporter, mais il était essentiel de ne pas passer pour un simple spectateur. Il monta les marches avec l’autorité de quelqu’un qui joue un rôle essentiel dans les événements en train de se dérouler, bien qu’il ne connût même pas l’ordre du jour de la réunion.

Les personnalités présentes s’étaient rassemblées en petits groupes. Des discussions se poursuivaient dans les couloirs. Mr Tagomi se joignit à des personnes de connaissance, les salua d’un signe de tête et prit un air aussi solennel que le leur.

Un employé de l’ambassade fit son apparition et les précéda dans une vaste pièce. Des chaises pliantes étaient installées là. Tout le monde s’assit en silence. On n’entendait que des bruits de pas et de toux. Aucune conversation.

Sur le devant de l’auditoire, un monsieur portant une liasse de papiers s’avança et alla s’installer devant une table légèrement surélevée. Pantalons rayés : représentant du ministère des Affaires étrangères.

Il y eut un léger brouhaha. D’autres personnages discutaient à voix basse ; des têtes se penchaient l’une vers l’autre.

— Messieurs, dit le représentant du ministère des Affaires étrangères d’une voix forte, sur un ton de commandement. (Tous les yeux se tournèrent vers lui.) Comme vous le savez, nous avons reçu confirmation de la mort du Chancelier du Reich. Par une déclaration officielle de Berlin. Cette réunion, qui ne durera que peu de temps – vous serez bientôt en mesure de regagner vos bureaux – a pour but de vous mettre au courant de ce que nous croyons devoir se produire dans la vie politique allemande ; comme résultat de la lutte entre les différentes tendances ; maintenant qu’il s’agit de pourvoir, dans une libre compétition, au remplacement de Herr Bormann.

» Passons rapidement en revue les candidats les plus importants. Au tout premier plan, Hermann Gœring. Permettez que je vous rappelle des détails qui vous sont familiers.

» Le Gros, comme on l’appelle, en raison de sa corpulence, a été tout d’abord un courageux as de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, a fondé la Gestapo et a occupé un poste très important dans le gouvernement de la Prusse. C’est l’un des plus impitoyables parmi les premiers Nazis, mais par la suite ses excès de sybaritisme ont donné naissance à une image trompeuse, celle d’un aimable amateur de bons vins, image que notre gouvernement vous demande instamment d’écarter de votre esprit. On a également prétendu que cet homme n’était pas bien portant, et même morbide par ses appétits et on le ferait ressembler plutôt à ces Césars de la Rome antique qui se permettaient tous les excès, et dont la puissance semblait augmenter plutôt que diminuer à mesure qu’ils avançaient en âge. Le tableau haut en couleur qu’on fait de cet homme en toge au milieu de ses lions favoris, dans un château immense plein de trophées et d’objets d’art est certainement conforme à la vérité. Pendant la guerre, des trains entiers d’objets de valeur volés étaient acheminés sans aucun motif militaire dans sa propriété privée. Notre estimation : cet homme ambitionne un pouvoir énorme et est capable de l’obtenir. Se permettant plus que n’importe quel Nazi, il contraste nettement avec le défunt Himmler qui a toujours vécu d’un salaire minime dans un état de gêne permanente. Herr Gœring est le symbole de la mentalité corrompue, c’est un homme qui utilise le pouvoir pour augmenter sa fortune personnelle. Une mentalité primitive, souvent vulgaire, mais un homme très intelligent, peut-être le plus intelligent de tous les chefs nazis. Son objectif : instaurer à son profit un culte personnel à la manière des empereurs de l’Antiquité.

» Ensuite, Herr J. Goebbels. A souffert de poliomyélite dans sa jeunesse. De naissance catholique. Brillant orateur, écrivain, esprit à la fois souple et fanatique, spirituel homme du monde, cosmopolite. Très porté sur les dames. Élégant. Bien élevé. De hautes capacités. Grande puissance de travail ; un besoin forcené de commander. On dit qu’il ne prend jamais de repos. Personnage très respectable. Peut être charmant, mais a la réputation d’avoir des crises de colère sans équivalent chez les autres Nazis. Orientation idéologique faisant penser à un point de vue médiéval jésuitique exacerbé par le nihilisme allemand post-romantique. Considéré comme le seul intellectuel authentique du Parti. Dans sa jeunesse, a eu l’ambition d’être auteur dramatique. Peu d’amis. N’est pas aimé par ses subordonnés, mais il est néanmoins le produit très raffiné de bien des éléments de la culture européenne, pris parmi les meilleurs. Derrière son ambition on ne doit pas voir une tendance à assurer des satisfactions personnelles, mais le besoin de puissance pour la puissance. Esprit d’organisation dans le sens classique où on l’entendait dans l’État prussien.

» Herr R. Heydrich.

Le fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères marqua un temps, promena un regard circulaire, puis reprit :

— Beaucoup plus jeune que les précédents ; il a collaboré à la Révolution de 1932. A fait carrière dans le groupe de SS placés sous le commandement direct de Himmler, a peut-être joué un rôle dans la mort encore partiellement inexpliquée de ce dernier en 1948. A officiellement éliminé ses rivaux dans le personnel policier, tels que A. Eichmann, W. Schellenberg et autres. On dit que cet homme est redouté par bien des membres du Parti. Responsable de la reprise en main des éléments de la Wehrmacht après la fin des hostilités au cours de ce célèbre heurt entre la police et l’armée qui a conduit à la réorganisation du système gouvernemental et d’où le NSDAP est finalement sorti victorieux. A soutenu d’un bout à l’autre Mr Bormann. Produit de l’entraînement des élites et cependant antérieur au système dit du Château SS. On prétend qu’il est complètement dépourvu d’affectivité au sens traditionnel du mot. Énigmatique dans son comportement. On peut dire de lui qu’il a de la société une vue qui ramène la lutte entre les hommes à une suite de jeux ; un détachement particulier et quasi scientifique qu’on trouve également dans certains milieux technologiques. Ne participe pas aux discussions idéologiques. En résumé : au point de vue mentalité peut être défini comme moderne ; du genre postérieur au siècle de lumières qui se passe des illusions prétendues nécessaires, comme la croyance en Dieu, etc. La signification de cette mentalité dite réaliste ne peut être explorée par les sociologues de Tokyo, si bien que cet homme doit être considéré comme un point d’interrogation. Cependant, on doit noter une ressemblance avec une détérioration de l’affectivité qui s’observe dans la schizophrénie pathologique.

Mr Tagomi était fatigué d’écouter.

— Baldur von Schirach. Ancien chef des Jeunesses hitlériennes. Considéré comme un idéaliste. Personnellement attirant, en apparence, mais considéré comme modérément expérimenté et compétent. Croit sincèrement dans les buts du Parti. A pris la responsabilité d’assécher la Méditerranée et de réclamer d’énormes surfaces à livrer à la culture. Mêlé également à une politique très répréhensible d’extermination raciale dans les pays slaves au début des années 50. S’est adressé directement au peuple allemand pour défendre le principe consistant à cantonner les restes des peuples slaves dans les régions sans communications avec l’extérieur, au cœur de l’Europe, analogues à des réserves. On lui a demandé de mettre fin à certaines formes d’euthanasie et d’expérimentation médicale, mais il ne l’a pas fait.

» Dr Seyss-Inquart. Ancien nazi autrichien, chargé à présent des régions coloniales du Reich, responsable de la politique coloniale. Est peut-être l’homme le plus haï sur tout le territoire du Reich. Est considéré comme l’instigateur de la plupart sinon de la totalité des mesures de répression prises à l’égard des peuples conquis. A travaillé avec Rosenberg à remporter des victoires idéologiques d’une ampleur extrêmement alarmante, comme cette tentative pour stériliser la totalité de la population russe survivant après la fin des hostilités. On ne dispose pas de faits certains sur ce point, mais on le considère comme l’un des responsables de la décision qui a été prise de faire un holocauste du continent africain, et de créer ainsi à l’égard de la population noire les conditions d’un génocide. Peut-être le plus proche au point de vue du tempérament du premier Führer, Adolf Hitler.

Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères cessa sa lente et sèche lecture. Je crois que je deviens fou, se dit Mr Tagomi. Il faut que je sorte d’ici ; j’ai une attaque. Mon corps ne garde rien, rejette tout – je me meurs. Il y voyait à peine, il se mit péniblement sur ses pieds, descendit la travée en passant devant les autres chaises où des gens étaient assis ; il lui fallait aller aux lavabos. Il courut pour remonter de l’autre côté.

Des têtes se tournèrent. On le vit. Humiliation. Malade à une réunion importante. Sa place était perdue. Il courait toujours, il franchit la porte, maintenue ouverte par un employé de l’ambassade.

La panique cessa sur-le-champ. La tête ne lui tournait plus, il distinguait à nouveau les objets. Le plancher, les murs se stabilisaient.

Une attaque de vertige. Dysfonctionnement de l’oreille moyenne, sans aucun doute.

Défaillance physique momentanée.

Donner à ses pensées une orientation rassurante. Se rappeler l’ordre auquel le monde obéit. Qu’y a-t-il pour le faire mouvoir ? La religion ? Voyons, se disait-il, une gavote s’exécute posément. Très bien vous deux, très bien vous deux, vous vous y êtes pris d’une façon charmante. C’est précisément le style qu’il faut. À une petite échelle, un monde reconnaissable. Les Gondoliers. G et C. Il ferma les yeux, il revit la Compagnie D’Oyle Carte quand elle avait fait cette tournée après la guerre. Le monde aux dimensions finies, le monde aux dimensions finies…

Un employé de l’ambassade, le prenant par le bras, lui dit :

— Monsieur, puis-je vous aider ?

— Ça va mieux, dit Mr Tagomi en s’inclinant.

Le visage de l’autre, calme, exprimant le respect. Aucune moquerie. Ils rient tous de moi, peut-être bien ? se dit Mr Tagomi. Complètement coulé.

C’est le mal. Cela se touche, comme le ciment.

Je ne peux y croire. Je ne peux le supporter. Le mal n’est pas une manière de voir. Il errait au hasard dans le vestibule, il entendait le bruit de la circulation dans Sutter Street, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères s’adressant à son auditoire. Toute notre religion est fausse. Que vais-je faire ? se demandait-il. Il alla jusqu’à la grande porte de l’ambassade ; un employé la lui ouvrit, Mr Tagomi descendit les marches jusqu’à l’allée. Les voitures en stationnement. La sienne. Les chauffeurs qui attendent.

Il y a un principe en nous. Dans le monde. Il se répand sur nous, il s’infiltre dans nos corps, nos cerveaux, nos cœurs, dans le trottoir, même.

Pourquoi ?

Nous n’y voyons pas plus que des taupes. Nous rampons sur le sol, nous flairons avec notre museau. Nous ne savons rien. Je m’en suis aperçu… à présent je ne sais pas où aller. Hurler de terreur, c’est tout. M’enfuir.

Pitoyable.

Ils se moquent de moi, se disait-il en voyant les chauffeurs le regarder tandis qu’il allait vers sa voiture. Oublié ma serviette. Je l’ai laissée là-bas, à côté de ma chaise. Tous les yeux tournés vers lui quand il fait signe à son chauffeur. On lui tient la porte ouverte ; il se glisse dans la voiture.

Emmenez-moi à l’hôpital, est-il sur le point de dire. Non, rentrons au bureau.

— L’immeuble du Nippon Times, dit-il à haute voix. Allez doucement.

Il regardait la ville, les voitures, les boutiques, de hauts immeubles, maintenant très modernes. Les gens. Tous ces hommes, toutes ces femmes allant, chacun de leur côté, à leurs affaires.

En arrivant à son bureau il donna comme instructions à Mr Ramsey de prendre contact avec une autre Mission commerciale, celle des Métaux non ferreux et de demander que leur délégué à la conférence du ministère des Affaires étrangères veuille bien l’appeler dès son retour.

L’appel téléphonique eut lieu un peu avant midi.

— Vous avez peut-être remarqué que j’ai eu des ennuis au cours de cette réunion, dit Mr Tagomi au téléphone. Cela a dû se voir, et surtout mon départ précipité.

— Je n’ai rien remarqué, dit l’homme des métaux non ferreux. Mais après la réunion, ne vous voyant pas, je me suis demandé ce que vous étiez devenu.

— Vous êtes plein de tact, dit Mr Tagomi d’un air morne.

— Pas du tout. Je suis sûr que tout le monde était trop absorbé par la conférence des Affaires étrangères pour faire attention à quoi que ce fût d’autre. Quant à ce qui s’est passé après votre départ… avez-vous entendu ce qui concernait la ruée des candidats dans cette lutte pour le pouvoir ? C’est par là que cela a commencé.

— J’ai entendu jusqu’au passage concernant le Dr Seyss-Inquart.

— À la suite de cela, l’orateur s’est étendu sur la situation économique là-bas. Le point de vue des îles métropolitaines, c’est que le plan de l’Allemagne tendant à réduire en esclavage les populations d’Europe et d’Asie septentrionale – et en outre à mettre à mort tous les intellectuels, les représentants de la bourgeoisie, la jeunesse patriote et Dieu sait quoi – a été une catastrophe au point de vue économique. Seules les formidables réalisations de la technique, de la science et de l’industrie allemandes ont pu sauver la situation. Des armes miracles, pour ainsi dire.

— Oui, dit Mr Tagomi. (Toujours assis à son bureau, tenant le téléphone d’une main, il se versa de l’autre une tasse de thé bouillant.) Comme l’ont fait les armes miracles V 1 et V 2 et les avions de combat à réaction pendant la guerre.

— C’est un tour d’escamotage, disait l’homme des métaux non ferreux. Tout d’abord, la situation a été maintenue par leurs utilisations de l’énergie atomique. Et la diversion procurée par leurs voyages vers Mars et Vénus. Il a souligné le fait que, mis à part leur caractère sensationnel, ceux-ci n’ont rien apporté de tangible au point de vue économique.

— Mais ils sont dans une situation dramatique, dit Mr Tagomi.

— Le pronostic était sombre. Il a l’impression que la plupart des Nazis placés aux postes de commande refusent d’envisager les faits à la lumière de la situation économique. Ce faisant, ils accentuent la tendance qui conduit à des aventures de plus en plus acrobatiques, à l’inconnu, à l’instabilité en général. Le cycle de l’enthousiasme délirant, puis de la peur, puis enfin des solutions les plus désespérées proposées par le Parti. Le point où il voulait en venir, c’est que tout aurait tendance à amener au pouvoir les candidats les plus inconscients et les plus fanatiques.

Mr Tagomi acquiesça.

— Nous devons donc nous attendre au plus mauvais choix, plutôt qu’au meilleur. Les éléments modérés et conscients de leurs responsabilités seront les vaincus dans la lutte actuelle.

— Qui a-t-il désigné comme étant le pire ? demanda Mr Tagomi.

— R. Heydrich, le Dr Seyss-Inquart, Hermann Gœring. C’est l’opinion du gouvernement impérial.

— Et le meilleur ?

— Peut-être von Schirach et le Dr Goebbels. Mais sur ce point il s’est montré moins explicite.

— Rien d’autre ?

— Il nous a dit que nous devions avoir confiance dans l’Empereur et son Cabinet, en ce moment plus que jamais. Que nous pouvions nous tourner vers le Palais avec confiance.

— Y a-t-il eu une minute de silence ?

— Oui.

Mr Tagomi remercia l’homme des métaux non ferreux et raccrocha.

Pendant qu’il buvait son thé, l’intercom sonna. C’était la voix de Miss Ephreikian :

— Monsieur, vous désiriez envoyer un message au consul d’Allemagne. (Un temps.) Êtes-vous disposé à me le dicter maintenant ?

C’est vrai, il avait oublié.

— Venez dans mon bureau, répondit-il.

Elle entra peu après, avec un sourire plein d’espoir.

— Vous sentez-vous mieux, monsieur ?

— Oui. On m’a fait une piqûre de vitamines qui m’a fait du bien. (Il réfléchit.) Rappelez-moi comment s’appelle le consul allemand.

— Je l’ai noté, monsieur. Freiherr Hugo Reiss.

— Mein Herr, dit Mr Tagomi pour commencer. Nous avons appris une nouvelle bouleversante : votre chef, Herr Martin Bormann, est décédé. Tandis que j’écris ces lignes, les larmes me viennent aux yeux. Quand je me remémore les actes hardis accomplis par Herr Bormann pour assurer le salut du peuple allemand contre ses ennemis intérieurs aussi bien qu’extérieurs, les mesures bouleversantes de sévérité prises à l’égard des défaitistes et des traîtres qui se disposaient à ruiner toute possibilité pour le genre humain d’avoir une vision du cosmos, dans lequel, après des siècles, les races nordiques aux cheveux blonds et aux yeux bleus ont enfin plongé dans leur…

Il s’arrêta. Il n’y avait pas moyen de terminer cette phrase. Miss Ephreikian avait arrêté son enregistreur et attendait.

— C’est une grande époque, dit-il.

— J’enregistre ces mots, monsieur ? Ils font partie du message ?

Elle remit sa machine en marche, sans être très sûre.

— Je m’adressais à vous, dit Mr Tagomi.

Elle sourit.

— Faites-moi repasser ce que je viens de dicter, dit Mr Tagomi.

On entendit tourner la bobine. Puis ce fut sa voix, fluette et métallique, qui sortait du haut-parleur de cinq centimètres. «… accomplis par Herr Bormann pour assurer le salut…» Il écoutait ce crissement d’insecte à mesure que la bobine se dévidait. Des grincements et des clapotements au niveau du cortex, se disait-il.

— J’ai ma conclusion, dit-il quand la bobine eut fini de se dévider. Détermination de s’élever et de s’immoler, afin d’obtenir dans l’Histoire une place dont rien de vivant ne pourra les déloger, quoi qu’on puisse apprendre ensuite. (Il marqua un temps.) Nous sommes tous des insectes, dit-il en s’adressant à Miss Ephreikian. Nous allons à tâtons vers quelque chose de terrible ou de divin. Êtes-vous d’accord ?

Il s’inclina. Miss Ephreikian, toujours assise à côté de son magnétophone, fit à son tour une légère courbette.

— Envoyez cela, dit-il. Signez, et ainsi de suite. Travaillez un peu les phrases, si vous voulez, pour qu’elles aient un sens. (Au moment où elle quittait le bureau, il ajouta :) Ou bien laissez-les ainsi de manière à ce qu’elles n’aient aucun sens. Ce que vous jugerez préférable.

En ouvrant la porte, elle le regarda avec curiosité.

Après son départ, il s’attaqua aux affaires courantes. Mais presque aussitôt, Mr Ramsey l’appelait sur l’intercom.

— Monsieur, c’est Mr Baynes qui vous demande.

Bon, se dit Mr Tagomi. Maintenant nous allons pouvoir aborder la discussion importante.

— Passez-le-moi, dit-il en décrochant son téléphone.

— Mr Tagomi… (C’était la voix de Mr Baynes.)

— Bonjour. Par suite de la nouvelle de la mort du chancelier Bormann, je me suis trouvé obligé de sortir ce matin, alors que cela n’était pas prévu. Cependant…

— Est-ce que Mr Yatabé est entré en rapport avec vous ?

— Pas encore, dit Mr Tagomi.

— Avez-vous bien recommandé à votre personnel de guetter son arrivée ? dit Mr Baynes, qui paraissait très agité.

— Oui, répondit Mr Tagomi. On doit l’introduire directement dès qu’il sera là. (Il nota dans sa tête de prévenir Mr Ramsey ; il n’avait pas encore abordé le sujet avec lui.) Est-ce que nous ne devrions pas commencer nos discussions, alors, en attendant l’arrivée de ce vieux monsieur ? J’ai hâte de commencer. Êtes-vous en mesure de nous présenter vos moules à injection ? Bien que nous ayons été un peu bouleversés aujourd’hui…

— Il y a eu un changement, dit Mr Baynes. Nous attendrons Mr Yatabé. Vous êtes bien sûr qu’il n’est pas arrivé ? Je veux que vous me donniez votre parole de me prévenir dès qu’il vous aura appelé. Faites de votre mieux, s’il vous plaît, Mr Tagomi. (La voix de Mr Baynes paraissait étranglée, tremblante.)

— Je vous en donne ma parole. (C’était lui, à présent, qui se sentait agité. La mort de Bormann était à l’origine de ce changement.) En attendant, se hâta-t-il d’ajouter, je serais heureux de jouir de votre compagnie, peut-être aujourd’hui à déjeuner. Je n’ai pas encore pu me mettre à table à cette heure-ci. (Il continua, improvisant à mesure :) Tout en attendant pour entrer dans les détails, peut-être pourrions-nous passer en revue la situation mondiale, en particulier…

— Non, dit Mr Baynes.

Non ? répéta en lui-même Mr Tagomi.

— Monsieur, dit-il, je ne me sens pas bien aujourd’hui. J’ai eu un accident désagréable ; j’avais l’espoir de vous en faire part.

— Je regrette, dit Mr Baynes. Je vous rappellerai plus tard.

On entendit le déclic du téléphone. Il avait raccroché brusquement.

Je l’ai offensé, se dit Mr Tagomi. Il a dû saisir avec raison que j’avais omis de prévenir mon personnel en temps voulu à propos du vieux monsieur. Mais ce n’est pas grave ; il pressa le bouton de l’intercom et dit : « Mr Ramsey, s’il vous plaît, venez dans mon bureau. » Je peux rectifier sur-le-champ. Il y a eu des choses plus importantes. La mort de Bormann l’avait secoué.

Une chose sans gravité – mais cependant symptomatique de mon attitude irréfléchie et de mon manque d’énergie. Mr Tagomi se sentait coupable. Ce n’est pas un bon jour, se dit-il. J’aurais dû consulter l’oracle, déterminer à quel Moment nous nous trouvons. J’ai dérivé très loin du Tao ; c’est évident.

Sous lequel des soixante-quatre hexagrammes suis-je en train d’agir. Il ouvrit le tiroir de son bureau, étala devant lui les deux volumes du Yi King. Tant de choses à demander aux sages. Tant de questions qui se posent en moi et que je puis à peine formuler…

Quand Mr Ramsey entra dans le bureau, il avait déjà trouvé l’hexagramme. Il lui montra le livre :

— Regardez, Mr Ramsey.

C’était l’hexagramme Quarante-sept. L’accablement (l’épuisement).

— Mauvais présage, en général, dit Mr Ramsey. Quelle est votre question, monsieur ? Si je puis me permettre de vous le demander.

— Je me renseignais sur le Moment, dit Mr Tagomi. Le Moment pour nous tous. Pas de lignes en mouvement. Un hexagramme statique.

Il referma le livre.


À 3 heures ce même après-midi, Frank Frink, qui attendait toujours avec son associé la décision de Wyndam-Matson au sujet de l’argent, décida de consulter l’oracle. Comment les choses allaient-elles tourner ? demanda-t-il en lançant les pièces.

L’hexagramme était le Quarante-sept. Il obtint une ligne mobile. Neuf à la cinquième place.


On a le nez et les pieds coupés.

On est accablé par les hommes aux genouillères pourpres.

La joie vient doucement.

Il est avantageux de présenter des offrandes et des libations.


Longtemps – au moins une demi-heure – il étudia le verset et les éléments en rapport avec lui, essayant d’imaginer ce qu’il pouvait bien vouloir dire. L’hexagramme, et tout particulièrement le verset mobile le troublaient. À la fin il conclut à contrecœur que l’argent n’arriverait pas.

— Vous faites trop confiance à cette chose, dit Ed McCarthy.

À 4 heures, un coursier de la W.M. Corporation fit son apparition ; il remit à Frink et McCarthy une enveloppe entoilée. En l’ouvrant, ils y trouvèrent un chèque certifié de deux mille dollars.

— Ainsi, vous vous trompiez, dit McCarthy.

Alors, se dit Frink, l’oracle doit faire allusion à quelque conséquence future. C’est là l’ennui ; plus tard, une fois que cela s’est produit, on peut regarder en arrière et voir exactement ce qu’il voulait dire. Mais maintenant…

— Nous pouvons commencer à installer l’atelier, dit McCarthy.

— Aujourd’hui ? Tout de suite ? (Il se sentait soucieux.)

— Pourquoi pas ? Nos commandes sont prêtes ; tout ce que nous avons à faire, c’est de les mettre à la poste. Le plus tôt sera le mieux. Et les trucs qu’on peut trouver sur place, nous irons les chercher nous-mêmes.

Il mit son veston et il s’approcha de la porte de la chambre de Frink.

Ils avaient parlé au propriétaire de Frink de lui louer le sous-sol de l’immeuble qui était actuellement utilisé comme entrepôt. Dès que les cartons en auraient été sortis, ils pourraient construire leur établi, faire poser les câbles, l’éclairage, commencer à monter les moteurs et les courroies de transmission. Ils avaient fait des croquis, déterminé les caractéristiques du matériel, dressé des listes de pièces détachées. Ils avaient déjà commencé, en réalité.

L’affaire démarrait, et Frank Frink s’en rendait compte. Ils s’étaient même mis d’accord sur un nom.

— Tout ce que je peux faire aujourd’hui, dit-il, c’est acheter le bois pour l’établi, et peut-être du matériel électrique. Mais pas les fournitures de joaillerie.

Ils se rendirent donc chez un marchand de bois du sud de San Francisco. Au bout d’une heure, ils avaient leur bois.

— Qu’est-ce qui vous tracasse ? demanda Ed McCarthy au moment où ils entraient dans un magasin de quincaillerie qui vendait au prix de gros.

— L’argent. Ça me déprime. De financer les choses de cette façon.

— Le vieux W. M. comprend, lui, dit McCarthy.

Je sais, se disait Frink. C’est justement ce qui me déprime. Nous sommes entrés dans son univers. Nous sommes comme lui. Est-ce une pensée agréable ?

— Ne regardez pas en arrière, dit McCarthy. Regardez devant vous. Du côté des affaires.

Je regarde devant moi, se disait Frink. Il pensait à l’hexagramme. Quelles offrandes, quelles libations dois-je faire ? Et… à qui ?

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