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Mr Nobusuke Tagomi était en train de consulter le Cinquième Livre de la Sagesse divine dans la grande ligne de Confucius, l’oracle taoïste qui a, depuis des siècles, reçu le nom de Yi King ou Livre des transformations. Dès midi, ce jour-là, il avait commencé à éprouver des appréhensions au sujet de son rendez-vous avec Mr Childan, deux heures plus tard.

Ses bureaux, installés au vingtième étage du building de Nippon times dans Taylor Street, donnaient sur la baie. À travers la paroi vitrée, on pouvait voir les bateaux passer sous le pont de Golden Gâte. À cet instant, un cargo se trouvait au-delà d’Alcatraz, mais Mr Tagomi n’y prêtait pas attention. Il s’approcha au contraire de la grande baie, dénoua la cordelette et laissa tomber les stores de bambou qui masquèrent la vue. Le grand bureau situé au centre de l’immeuble s’assombrit ; il n’avait plus à cligner des yeux pour ne pas être ébloui et ses pensées étaient plus claires.

Il n’était pas en son pouvoir, reconnut-il, de faire plaisir à son client. Peu importait ce que Mr Childan allait apporter : le client n’en serait pas impressionné. Il faut voir cette réalité en face, se disait-il. Mais au moins nous pouvons éviter qu’il soit mécontent.

Nous pouvons éviter de lui faire un affront en lui offrant un cadeau démodé.

Le client arriverait bientôt à l’aéroport de San Francisco par la nouvelle fusée allemande, la prestigieuse Messerschmitt 9-E. Mr Tagomi n’était jamais monté à bord d’un tel engin ; en venant chercher Mr Baynes il lui faudrait prendre soin d’avoir l’air blasé, si énorme que soit cette fusée. Exerçons-nous. Il s’installa devant le miroir qui ornait le mur de son bureau, en se composant une expression légèrement ennuyée, en veillant à avoir l’air glacial et à ne rien laisser paraître. Oui, Mr Baynes, ces appareils sont extrêmement bruyants. On ne peut pas lire. Mais le trajet entre Stockholm et San Francisco ne dure que quarante-cinq minutes. Il pourrait peut-être placer un mot sur les échecs allemands dans le domaine de la mécanique ? Je pense que vous avez entendu à la radio. Cette catastrophe au-dessus de Madagascar. Je dois avouer qu’il y a beaucoup à dire pour la défense des vieux moteurs d’avion à pistons.

Essentiel d’éviter les sujets politiques. Il ne connaissait pas les vues de Mr Baynes sur les questions d’actualité. Mais cela pourrait se présenter. Mr Baynes, en sa qualité de Suédois, serait neutre. Il avait choisi la Lufthansa plutôt que SAS. Un sondage prudent… Mr Baynes, on dit que Herr Bormann est très malade. Qu’un nouveau chancelier du Reich va être choisi par le Parti à l’automne. N’est-ce qu’une rumeur ? Il y a tellement peu de communication, hélas, entre le Pacifique et le Reich.

Dans un classeur placé sur son bureau, une coupure du New York Times reproduisait un récent discours de Mr Baynes. Mr Tagomi, maintenant, l’étudiait d’un œil critique, en se penchant par suite d’un défaut de correction de ses verres de contact. Le discours avait trait à la nécessité de procéder à de nouvelles recherches – pour la quatre-vingt-dix-huitième fois – pour découvrir des sources d’eau sur la Lune. Nous pouvons encore résoudre ce dilemme navrant, disait Mr Baynes. Notre voisin le plus proche et jusqu’à présent le plus décevant, sauf dans des buts militaires. Sic ! pensait Mr Tagomi en utilisant un mot latin qui faisait bon effet. Un indice concernant Mr Baynes. Il regarde sans bienveillance ce qui est exclusivement militaire. Il en prit note mentalement.

Il appuya sur le bouton de l’intercom et dit :

— Miss Ephreikian, j’aimerais que vous veniez avec votre magnétophone, s’il vous plaît.

Une moitié de la porte du bureau s’éclipsa et Miss Ephreikian, ce jour-là agréablement parée de fleurs bleues dans les cheveux, fit son apparition.

— Un brin de lilas, fit remarquer Mr Tagomi.

Il fut un temps où il cultivait des fleurs, là-bas, chez lui, à Hokkaido, à titre professionnel. Miss Ephreikian, une grande jeune fille brune arménienne, s’inclina.

— Vous êtes prête, avec votre Zip-Track Speed Master ? demanda Mr Tagomi.

— Oui, Mr Tagomi.

Miss Ephreikian s’assit ; le magnétophone à piles était prêt à fonctionner :

— J’ai interrogé l’oracle, commença Mr Tagomi… « Mon entrevue avec Mr Childan sera-t-elle profitable ? » lui ai-je demandé. À ma grande déception j’ai obtenu l’hexagramme menaçant : La prépondérance des grands. La poutre maîtresse s’affaisse. Trop chargée en son milieu ; pas d’équilibre. Nettement en désaccord avec le Tao.

Le magnétophone ronronnait. Mr Tagomi observa une pause, pour réfléchir. Miss Ephreikian le regardait, attendant. Le ronronnement s’arrêta.

— Faites-moi venir Mr Ramsey pour un moment, s’il vous plaît, dit Mr Tagomi.

— Oui, Mr Tagomi.

Elle se leva, déposa le magnétophone, puis sortit du bureau en faisant claquer ses talons.

Portant sous le bras un grand classeur de bordereaux d’embarquement, Mr Ramsey fit son apparition. Jeune, souriant, il s’avança ; il portait sur sa chemise à carreaux le lacet des États du centre de l’Amérique et ces blue-jeans étroits, sans ceinture, considérés comme très élégants par les gens à la mode.

— Bonjour, Mr Tagomi, dit-il. Une belle journée, monsieur.

Mr Tagomi fit un petit salut. Sur ce, Mr Ramsey se raidit brusquement et s’inclina à son tour.

— J’ai consulté l’oracle, dit Mr Tagomi, tandis que Miss Ephreikian se rasseyait avec son enregistreur. Vous avez compris que Mr Baynes qui, comme vous le savez, va bientôt arriver en personne, s’en tient à l’idéologie nordique en ce qui concerne la prétendue culture orientale. Je pourrais prendre la peine de l’éblouir en lui donnant une meilleure compréhension des œuvres authentiques représentatives de la peinture chinoise sur parchemin et des céramiques de notre période Tokugawa… mais ce n’est pas notre travail que de le convertir.

— Je vois, dit Mr Ramsey. (Son visage au type caucasien était contracté sous l’effort d’une concentration pénible.)

— Nous allons donc nous conformer à ses préjugés et lui donner plutôt un objet américain d’une valeur inestimable.

— Oui.

— Vous, Ramsey, vous êtes d’origine américaine. (Il examinait Mr Ramsey d’un œil scrutateur :) Bien que vous vous soyez donné la peine de faire foncer la couleur de votre peau.

— Ce hâle a été obtenu avec une lampe à rayons ultra-violets, murmura Mr Ramsey. Uniquement pour développer la vitamine D. (Mais son expression humiliée le trahit.) Je vous assure que j’ai conservé des liens authentiques avec… (Mr Ramsey butait sur les mots.) Je n’ai pas rompu tous mes liens avec… mes origines ethniques.

— Reprenons, s’il vous plaît, dit Mr Tagomi en s’adressant à Miss Ephreikian.

Le magnétophone se remit à ronronner.

— En consultant l’oracle et en obtenant l’hexagramme Ta Kouo, Vingt-huit, j’ai reçu ensuite le Neuf défavorable à la cinquième place. Il est ainsi conçu :


Un peuplier flétri produit des fleurs.

Une femme d’un certain âge prend un mari.

Pas de blâme. Pas d’éloge.


» Cela indique clairement que, à 2 heures, Mr Childan n’aura aucun objet de valeur à nous offrir. (Mr Tagomi marqua un temps.) Soyons francs. Je ne peux pas me fier à mon propre jugement quand il s’agit d’objets d’art américains. C’est pourquoi un… (Il s’attarda à chercher le mot qui convenait.) Mr Ramsey, vous êtes ce que j’appellerai un autochtone. C’est de vous que j’ai besoin. Nous devons évidemment faire de notre mieux.

Mr Ramsey n’avait rien à répondre. Mais, malgré les efforts qu’il faisait pour le dissimuler, ses traits laissaient paraître une déception muette ; il avait l’air vexé et irrité.

— Maintenant, dit Mr Tagomi, j’ai consulté l’oracle plus avant. Pour des raisons de politique, je ne peux pas vous révéler la question, Mr Ramsey. (En d’autres termes, d’après ce que signifiait son ton : vous et les pinocs de votre genre vous n’êtes pas autorisés à être dans le secret des importantes affaires que je traite.) Il suffit de dire, toutefois, que j’ai reçu une réponse extrêmement provocante. Elle m’a plongé dans des réflexions interminables.

Mr Ramsey et Miss Ephreikian le regardaient avec une vive attention.

— Cela a trait à Mr Baynes, dit Mr Tagomi.

Ils hochèrent la tête.

— Ma question concernant Mr Baynes a fait sortir, à travers le processus occulte du Tao, l’hexagramme Cheng, Quarante-six. Un bon jugement. Et les versets Six au début et Neuf au second rang.

Sa question avait été : « Pourrai-je traiter avec Mr Baynes et réussir ? » Le Neuf au deuxième rang lui en avait donné la certitude. Il était ainsi conçu :


Si l’on est sincère

Il est avantageux d’apporter une offrande même petite.

Pas de blâme.


Évidemment, Mr Baynes serait satisfait par tout cadeau quel qu’il fût qui lui serait offert par la Mission commerciale grâce aux bons offices de Mr Tagomi. Mais, en posant la question, Mr Tagomi avait une arrière-pensée plus profonde, dont il était à peine conscient. Comme cela arrive souvent, l’oracle avait saisi cette demande plus fondamentale et, en répondant à l’autre, avait pris sur lui de répondre également à cette question sous-jacente.

— Comme nous le savons, dit Mr Tagomi, Mr Baynes nous apporte un compte rendu détaillé sur les nouveaux moules à injection mis au point en Suède. Si nous réussissions à signer un accord avec sa firme, nous pourrions sans aucun doute remplacer une grande partie des métaux actuellement utilisés, et devenus très rares, par des matières plastiques.

Depuis des années, le Pacifique avait essayé d’obtenir une aide fondamentale du Reich dans le domaine des produits synthétiques. Cependant, les grands cartels chimiques allemands, l’I.G. Farben en particulier, avaient recueilli tous les brevets ; ils avaient, en fait, créé un monopole mondial des plastiques, particulièrement dans le domaine des polyesters. Par ce moyen, le commerce du Reich avait gardé un avantage sur le commerce du Pacifique et, en technologie, le Reich avait dix ans d’avance. Les fusées interplanétaires quittant l’Europe Festung étaient faites principalement de plastiques résistant à la chaleur, très légers mais si durs qu’ils étaient à l’épreuve des plus gros météores. Le Pacifique n’avait rien dans ce genre ; les fibres naturelles telles que le bois étaient encore utilisées et bien entendu l’alliage de cuivre et de plomb que l’on trouve partout. Quand il y pensait, Mr Tagomi se sentait humilié ; il avait vu dans les foires commerciales quelques-unes des créations les plus avancées de l’Allemagne, y compris les automobiles entièrement synthétiques, comme la D.S.S. – der Schnelle Spuk – qui revenait à environ six cents dollars E.A.P.

Mais sa question sous-jacente, qu’il ne pourrait jamais révéler aux pinocs évoluant autour des missions commerciales, concernait un aspect des activités de Mr Baynes suggéré par le premier câble codé expédié de Tokyo. Tout d’abord, les messages codés étaient rares, et ils concernaient habituellement les questions de sécurité, et non des affaires commerciales. Et le chiffre était du genre métaphorique, mettant en jeu une allusion poétique, qui avait été employée pour rouler les contrôleurs du Reich – capables de décrypter n’importe quel code littéral, si compliqué qu’il soit. C’était donc clairement le Reich que les autorités de Tokyo avaient en vue, et non les cliques quasi déloyales des îles nippones. La phrase clef « Lait écrémé dans son régime » faisait allusion à Pinafore, la chanson étrange qui exposait la doctrine : « Les choses sont rarement ce qu’elles semblent être. Le lait écrémé se fait passer pour de la crème. » Et le Yi King, consulté par Mr Tagomi, lui donna confirmation de ce point de vue. Son commentaire était le suivant :


On suppose ici qu’il s’agit d’un homme fort. Il est vrai qu’il ne s’harmonise pas avec son entourage, attendu qu’il est trop brusque et qu’il ne prête pas assez d’attention à la forme. Mais comme il est d’un caractère équitable, il répond à cet appel…


Cela voudrait simplement dire que Mr Baynes n’était pas ce qu’il avait l’air d’être ; que son objectif réel en venant à San Francisco n’était pas de signer un contrat concernant des moules à injection. Que Mr Baynes était en réalité un espion.

Sa vie en aurait dépendu, que Mr Tagomi n’aurait pu imaginer de quelle sorte d’espion il s’agissait, pour qui ou pour quelle cause il travaillait.


À 1 h 40 ce même après-midi, avec beaucoup de répugnance, Robert Childan fermait à clef la porte principale de l’American Artistic Handcrafts Inc. Il porta ses lourdes valises jusqu’au bord du trottoir, héla un vélo-taxi et dit au Chinetoque de le conduire à l’immeuble du Nippon Times.

Le visage décharné, le dos voûté, tout transpirant, le chinetoque fit un signe qui voulait dire qu’il connaissait l’endroit ; Il se mit à charger les valises. Puis, après avoir aidé Mr Childan à s’installer lui-même sur le siège recouvert de moquette, il déclencha le taximètre et se mit à pédaler le long de Montgomery Street, au milieu des voitures et des autobus.

La journée entière avait été employée à trouver l’article qui conviendrait à Mr Tagomi ; l’amertume et l’anxiété n’avaient pas été loin de submerger Childan, alors qu’il regardait les bâtiments défiler devant lui. Et cependant, c’était le triomphe. Un aspect très particulier de sa personnalité, cette habileté dont il avait fait preuve en trouvant exactement la chose qui convenait. Mr Tagomi en serait tout attendri et son client, quel qu’il fût, serait au comble de la joie. Je donne toujours satisfaction, se disait Childan. À mes clients. Il avait pu se procurer, par miracle, un exemplaire presque neuf du numéro 1, première série, des Tip Top Comics. Il datait des années 30, c’était une pièce de choix du folklore américain, un des premiers livres drôles, une rareté constamment recherchée par les collectionneurs. Il avait naturellement emporté d’autres articles, qu’il montrerait pour commencer. Il arriverait progressivement à ce livre amusant. Son exemplaire était soigneusement protégé dans une boîte de cuir enveloppée de papier de soie et placée dans la plus grande de ses valises.

La radio du vélo-taxi diffusait des chansons populaires tout comme celle des autres taxis, des voitures et des autobus. Childan n’entendait plus ; il était habitué. Il ne remarquait pas non plus les énormes enseignes au néon avec leur publicité permanente qui recouvraient la façade de presque tous les grands immeubles. Après tout, il avait lui aussi son enseigne ; la nuit, elle s’allumait et s’éteignait alternativement, comme faisaient toutes les autres enseignes de la ville. Quel autre moyen avait-on de faire de la publicité ? Il faut être réaliste.

En réalité, le vacarme de la radio, de la circulation, la vue des enseignes et des passants lui apportaient plutôt de l’apaisement, effaçaient les soucis intimes qu’il pouvait avoir. Et c’était agréable d’être traîné par un autre être humain qui pédalait à votre place, de sentir l’effort musculaire du chinetoque transmis sous forme de vibrations régulières. Une sorte de machine à relax, se disait Childan. Être tiré au lieu de tirer soi-même. Et occuper – ne serait-ce que pour un instant – une position plus élevée.

Il s’éveilla avec un sentiment de culpabilité. Trop de projets à échafauder ; pas le temps de faire la sieste. Était-il convenablement vêtu pour pénétrer dans l’immeuble du Nippon Times ? Peut-être allait-il se trouver mal dans l’ascenseur ultra-rapide. Mais il avait pris ses comprimés contre le mal des transports, un produit allemand. La façon de s’adresser aux gens selon la catégorie à laquelle ils appartenaient… il savait. Qui l’on doit traiter avec politesse, ou avec rudesse. Être brusque avec le portier, le liftier, la réceptionniste, le guide, tout ce qui ressemble à un concierge. S’incliner devant tout Japonais quel qu’il soit, bien entendu, même si cela oblige à des centaines de courbettes. Mais il y avait les pinocs. Là, la situation était confuse. Inclinez-vous, mais regardez à travers leur corps comme s’ils étaient transparents, comme s’ils n’existaient pas. Est-ce que cela couvrait toutes les situations ? Et un visiteur étranger ? On voyait souvent des Allemands dans les missions commerciales, de même que des neutres.

Et puis, il pouvait aussi rencontrer un esclave.

Des bateaux allemands ou du Sud faisaient constamment relâche à San Francisco et les Noirs étaient parfois autorisés à descendre à terre pour un court moment. Pas plus de deux à la fois, et jamais après la tombée de la nuit ; même aux termes de la loi du Pacifique, ils devaient se soumettre au couvre-feu. Mais il y avait aussi les esclaves qui déchargeaient les marchandises dans les docks ; ceux-là vivaient continuellement à terre, ils habitaient des cases aménagées sous les quais, plus bas que la surface de la mer. Aucun n’était dans les bureaux de la Mission commerciale, mais s’il y avait quelque chose à décharger… par exemple, est-ce que Mr Childan devrait porter lui-même ses valises jusqu’au bureau de Mr Tagomi ? Sûrement pas. Il lui faudrait trouver un esclave, même si cela l’obligeait à attendre une heure debout. Même s’il devait manquer son rendez-vous. Il était hors de question de laisser un esclave le voir porter quelque chose ; il lui faudrait faire très attention. Une erreur de ce genre pouvait lui coûter cher ; il ne trouverait jamais aucune place parmi les gens qui auraient vu cela.

Dans un certain sens, se disait Childan, je prendrais presque plaisir à porter en plein jour mes valises dans l’immeuble du Nippon Times. Quel geste plein de grandeur ! Et qui n’est pas réellement illégal ; je n’irais pas en prison pour cela. Mais j’afficherais mes véritables sentiments, un aspect de moi-même qui n’apparaît jamais en public. Mais…

Je pourrais le faire, se disait-il, s’il n’y avait pas ces satanés esclaves noirs qui se cachent dans tous les coins ; je pourrais supporter que ceux qui se trouvent au-dessus de moi me voient faire, je pourrais supporter leur mépris – après tout, ils me le manifestent journellement, ce mépris, et ils m’humilient. Mais je ne pourrais pas permettre à ceux qui sont au-dessous de moi de me voir, je ne pourrais supporter leur dédain. Comme ce chinetoque en train de pédaler devant moi. Si je n’avais pas pris un vélo-taxi, s’il m’avait vu essayer d’aller à pied à un rendez-vous d’affaires…

Ce sont les Allemands que l’on doit rendre responsables de cette situation. Cette tendance qu’ils ont à entreprendre plus qu’ils ne peuvent mener à bien. Après tout, ils avaient à peine trouvé le moyen de gagner la guerre qu’ils se précipitaient aussitôt à la conquête du système solaire, pendant que, chez eux, ils édictaient des mesures qui… eh bien ! l’idée au moins était bonne. Et ils avaient réussi avec les Juifs, les Bohémiens et les Étudiants de la Bible. Et les Slaves avaient été ramenés à deux mille ans en arrière, renvoyés à leur terre d’origine, l’Asie. Entièrement chassés d’Europe, au grand soulagement de tous. De nouveau en train de chevaucher les yaks, de chasser à l’arc et aux flèches. Et ces grands magazines sur papier glacé imprimés à Munich, distribuée dans toutes les librairies et tous les kiosques… on pouvait y voir en pleine page quadrichromie, ne serait-ce que ceci : les pionniers aryens aux yeux bleus et aux cheveux blonds en train de labourer, de semer, de récolter avec art dans le vaste grenier du monde, l’Ukraine. Ces garçons avaient certainement l’air heureux. Leurs fermes, leurs chaumières étaient bien propres. On ne voyait plus de photographies de Polonais ivres et obtus, vautrés sous des porches de maisons en ruine ou colportant au marché quelques navets étiolés. Tout cela appartenait au passé, comme les petites routes non goudronnées, sillonnées d’ornières qui, à la saison des pluies, se transforment en cloaques et dans lesquelles les chariots s’embourbent.

Mais il y avait l’Afrique. Là, ils avaient laissé leur enthousiasme prendre le dessus et il fallait les admirer pour cela ; cependant des avis plus réfléchis auraient tout de même pu les inciter à attendre peut-être un petit peu, par exemple jusqu’à la réalisation du projet Terre nourricière. Mais là, les Nazis avaient fait preuve de génie ; l’artiste s’était vraiment montré. La Méditerranée close de toutes parts, asséchée, transformée en terres cultivables grâce à l’utilisation de l’énergie atomique, quelle audace ! Les rieurs en avaient été pour leurs frais, comme certains commerçants de Montgomery Street, par exemple. C’était un fait, l’Afrique avait été presque un succès… Mais dans un programme de cette envergure, c’était un mauvais présage d’entendre utiliser le mot presque. Le célèbre pamphlet de Rosenberg avait paru en 1958 ; c’est là que ce mot avait fait son apparition : En ce qui concerne la solution définitive du problème africain, nous avons presque atteint nos objectifs. Malheureusement, cependant…

Toutefois, il avait fallu deux cents ans pour régler la question des populations autochtones américaines et l’Allemagne était presque parvenue au même résultat en Afrique en quinze ans. Il n’y avait donc aucune raison valable pour critiquer. Childan avait en fait discuté récemment de cette question en déjeunant avec d’autres commerçants. Ils s’attendaient à des miracles, évidemment, comme si les Nazis avaient pu remodeler le monde par enchantement. Non, il s’agissait de science, de technologie et de cette aptitude fabuleuse pour les travaux les plus ardus et les plus pénibles. Les Allemands ne cessaient de se perfectionner. Et quand ils entreprenaient une tâche, ils la menaient à bien.

De toute façon, les vols vers Mars avaient distrait l’attention mondiale des difficultés rencontrées en Afrique. Si bien que tout se ramenait à ce qu’il avait dit à ses collègues boutiquiers ; ce que les Nazis ont et qui nous manque, c’est l’idéalisme. Admirons-les pour leur amour du travail, ou leur efficacité… mais c’est le rêve qui fait agir. Les premiers vols spatiaux ont eu pour objectif la Lune, puis ce fut Mars ; à moins que ce ne soit la plus ancienne aspiration de l’humanité, notre plus noble espoir de gloire. D’autre part, pensait-il, les Japonais, je les connais assez bien ; je fais des affaires avec eux, après tout, du matin au soir. Ce sont – regardons les choses en face – des Orientaux. Des jaunes. Nous autres blancs, nous devons leur faire des courbettes parce qu’ils détiennent le pouvoir. Mais nous surveillons l’Allemagne, nous voyons ce qui peut se faire quand les blancs sont vainqueurs, et c’est tout différent.

— Nous approchons de l’immeuble du Nippon Times, monsieur, dit le chinetoque qui, haletant de fatigue, venait de ralentir après avoir grimpé une côte.

Childan essayait de s’imaginer le client de Mr Tagomi. Il était clair qu’il s’agissait d’un homme exceptionnellement important ; le ton de Mr Tagomi au téléphone, son extrême agitation lui en avaient donné la certitude. L’image d’un des clients très importants de Childan ou plutôt d’un de ses acheteurs réguliers se présenta à son esprit, un homme qui avait fait beaucoup pour asseoir la réputation de Childan parmi les personnages de marque résidant dans la région de la baie.

Quatre ans auparavant, Childan ne s’occupait pas encore d’objets rares et recherchés ; il tenait une boutique de livres d’occasion assez mal éclairée sur Geary. Les magasins voisins vendaient de vieux meubles, de la quincaillerie, quand ce n’étaient pas des blanchisseries. Un voisinage bien peu agréable. La nuit, il y avait des vols à main armée et quelquefois des viols sur le trottoir, en dépit des efforts de la police de San Francisco et même des Kempeitai, les hauts fonctionnaires japonais. Toutes les vitrines, dès la fin de la journée, étaient protégées par des grillages de fer pour éviter qu’on pût entrer par effraction. Cependant, un ancien militaire japonais assez âgé, le major Ito Humo, était venu habiter ce quartier. Grand, mince, blanc de cheveux, la démarche raide et le port guindé, ce major Humo avait donné à Childan un premier point de départ dans le choix des marchandises qu’il pourrait se mettre à vendre.

— Je suis un collectionneur, avait expliqué le major Humo.

Il avait passé tout un après-midi à fouiller dans les monceaux de vieux magazines qui se trouvaient dans son magasin. De sa voix douce, il avait expliqué à Childan une chose que celui-ci n’avait pu saisir sur-le-champ : pour bien des Japonais riches et cultivés, les objets populaires anciens de la civilisation américaine étaient d’un intérêt comparable à celui des antiquités plus reconnues. Pourquoi il en était ainsi ? Le major l’ignorait lui-même ; il s’adonnait tout particulièrement à la collection des vieux magazines concernant les boutons américains en cuivre, aussi bien que des boutons eux-mêmes. C’était du même ordre que les collections de pièces ou de timbres ; on ne pouvait en donner aucune explication rationnelle. Et les riches collectionneurs payaient des prix élevés.

— Je vais vous donner un exemple, dit le major. Savez-vous ce que sont les cartes sur les « Horreurs de la guerre » ?

Il regardait Childan avec curiosité.

En fouillant sa mémoire, Childan avait fini par se rappeler. Du temps de son enfance, ces cartes étaient distribuées comme primes avec le chewing-gum. Un cent pièce. Il y en avait eu plusieurs séries, chaque carte évoquant une horreur particulière.

— L’un de mes bons amis, avait continué le major, collectionne les « Horreurs de la guerre ». Il lui en manque une, cependant. Le naufrage du Panay. Il en offre une somme importante.

— Cartes volantes, dit soudain Childan.

— Pardon ?

— Nous les faisions voler. Elles avaient chacune un côté face et un côté pile. (Il avait huit ans, alors.) Chacun de nous avait un paquet de cartes. Nous nous placions l’un en face de l’autre. Chacun lançait une carte de telle sorte qu’elle décrive une trajectoire. Le gosse dont la carte atterrissait de manière que l’image soit sur le dessus gagnait deux cartes.

Comme c’était agréable de se remémorer cette belle époque, l’heureux temps de son enfance.

Le major Humo réfléchit :

— J’ai entendu mon ami parler des cartes des « Horreurs de la guerre », mais il n’a jamais fait mention de ce détail. Mon opinion, c’est qu’il ne sait pas à quoi ces cartes servaient réellement.

Ensuite, l’ami du major était venu au magasin de Childan pour l’entendre lui-même raconter son histoire. Cet homme, également un officier en retraite de l’armée impériale, avait été fasciné.

— Capsules de bouteilles s’était écrié Childan sans avertissement.

Le Japonais avait cligné des yeux en ayant l’air de ne pas comprendre.

— Quand nous étions gosses, nous collectionnions les capsules des bouteilles de lait où était porté le nom de la laiterie. Il devait y avoir des milliers de laiteries sur toute l’étendue des États-Unis. Chacune faisait spécialement imprimer ses capsules.

Les yeux de l’officier s’étaient mis à briller.

— Est-ce qu’il vous reste des éléments de votre collection de cette époque, monsieur ?

Naturellement, Childan n’avait plus rien. Mais… il était probablement encore possible de retrouver des capsules anciennes, oubliées depuis longtemps, datant de l’époque d’avant-guerre où le lait était livré en bouteilles de verre plutôt qu’en récipients de plastique.

Et c’est ainsi que, peu à peu, il était entré dans ce genre d’affaires. D’autres avaient ouvert des maisons similaires, tirant parti de la folie toujours croissante des Japonais pour le folklore américain… mais Childan avait conservé son avance.

— Le compteur marque un dollar, dit le chinetoque, en le tirant de sa méditation.

Il avait déchargé les valises et il attendait.

Childan le paya en pensant à autre chose. Oui, il était très probable que le client de Mr Tagomi ressemblait au major Humo ; du moins, à mon point de vue, se disait Childan. Il avait traité avec tant de Japonais… mais il avait éprouvé toujours les mêmes difficultés à les distinguer les uns des autres. Il y avait les petits trapus, bâtis comme des lutteurs. Il y avait le genre pharmacien. Il y avait le jardinier arbre-arbuste-fleur… il avait ses catégories. Et les jeunes qui, pour lui, ne ressemblaient pas du tout à des Japonais. Le client de Mr Tagomi devait être probablement un homme d’affaires bedonnant qui fumait des cigares des Philippines.

Et puis là, debout devant l’immeuble du Nippon Times, ses valises posées à côté de lui, Childan eut soudain une idée qui le fit frissonner : et si ce client n’était pas un Japonais ! Tout ce qui se trouvait dans ce sac avait été choisi en fonction de leur esprit, de leurs goûts…

Mais l’homme était sûrement un Japonais. La première commande de Mr Tagomi avait été une affiche des services de recrutement de la guerre de Sécession ; il n’y avait qu’un Japonais pour s’intéresser à ce genre de relique. C’était caractéristique de leur penchant pour le futile et de leur fascination de légistes pour les documents, les proclamations, les publicités. Il se souvenait d’un Japonais qui consacrait ses loisirs à collectionner des annonces de journaux pour des produits pharmaceutiques des années 1900.

Il y avait d’autres problèmes auxquels il devait faire face. Des problèmes immédiats. Des hommes et des femmes, tous élégants, franchissaient les hautes portes de l’immeuble du Nippon Times ; leurs voix arrivaient aux oreilles de Childan, et il se mit en marche. Un coup d’œil de bas en haut au grand édifice, le plus élevé de San Francisco. Un mur de bureaux, de fenêtres, les conceptions fabuleuses des architectes japonais – et les jardins où l’on voyait des arbres nains toujours verts, des rocailles et le paysage karesansui, une imitation en sable d’un torrent asséché serpentant entre des racines parmi des pierres plates, aux formes irrégulières…

Il vit un noir qui venait de porter des bagages et qui était à présent libre. Il l’appela :

— Porteur !

Le noir arriva vers lui en trottant, le sourire aux lèvres.

— Au vingtième étage, dit Childan de sa voix la plus dure. Appartement B. Et vite !

Il désigna les valises et s’avança à grandes enjambées vers les portes de l’immeuble. Sans naturellement se retourner.

Un instant plus tard, il se trouvait serré dans l’un des ascenseurs express ; autour de lui, il y avait surtout des Japonais dont les figures bien lavées luisaient légèrement à la lumière vive qui régnait dans la cabine. Puis ce fut l’ascension brusque qui lui mit l’estomac en révolution, avec le rapide déclic au passage des étages. Il ferma les yeux, se planta solidement sur ses pieds et fit des prières pour que le voyage prît rapidement fin. Le noir avait naturellement emporté les valises dans l’ascenseur de service. C’eût été parfaitement déraisonnable de l’admettre dans celui-ci. En fait – Childan le vérifia en entrouvrant les yeux pendant une seconde –, il n’y avait, à part lui, que très peu de blancs dans l’ascenseur.

Lorsqu’il fut déposé au vingtième étage, Childan était déjà en train de s’incliner mentalement, pour se préparer à affronter le personnel des bureaux de Mr Tagomi.

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