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Le jeune et beau couple japonais qui avait visité le magasin de Robert Childan, les Kasoura, lui téléphonèrent vers la fin de la semaine et l’invitèrent à dîner chez eux. Il attendait de leurs nouvelles, il fut donc charmé.

Il ferma American Artistic Handcrafts Inc. un peu plus tôt et prit un vélo-taxi pour se rendre dans le quartier privilégié où demeuraient les Kasoura. Il le connaissait, bien qu’aucun blanc n’y habitât. Le vélo-taxi l’emmenait par des rues qui serpentaient au milieu des pelouses et des saules. Childan levait les yeux vers les immeubles modernes et s’émerveillait de l’harmonie de leur architecture. Les balcons en fer forgé, les colonnes élancées, modernes, les coloris pastel, l’usage de différents matériaux… tout contribuait à en faire des œuvres d’art. Il se rappelait encore l’époque où il n’y avait là que des décombres, résultat de la guerre.

Les petits enfants japonais le regardaient passer, puis retournaient à leur football ou à leur base-ball. Mais il n’en était pas de même des adultes ; les jeunes Japonais bien vêtus qui rangeaient leur voiture ou entraient dans un des immeubles, le regardaient avec un vif intérêt. Ils se demandaient probablement s’il habitait là. Les jeunes hommes d’affaires japonais rentrant de leur bureau… même les chefs des Missions commerciales, résidaient dans ce quartier. Il remarqua des Cadillac en stationnement. À mesure que le vélo-taxi le rapprochait de sa destination, il devenait de plus en plus nerveux.

Peu de temps après, tandis qu’il gravissait l’escalier menant à l’appartement des Kasoura, il se disait : je suis ici, non pas pour affaires, mais parce que j’ai été invité à dîner. Il avait bien entendu apporté un soin particulier à sa tenue ; il pouvait au moins avoir confiance dans son aspect. Mon aspect, se disait-il. Oui, c’est cela. De quoi ai-je l’air ? Cela ne trompe personne ; je n’appartiens pas à ce milieu. À ce pays que les hommes blancs ont défriché et où ils ont bâti l’une de leurs plus belles villes. Je suis un intrus dans ma patrie.

En suivant le couloir recouvert d’un tapis, il parvint à la bonne porte et sonna. On ouvrit, et il vit la jeune Mrs Kasoura en kimono de soie et obi, avec ses longs cheveux noirs et brillants en désordre sur la nuque qui lui souriait en lui souhaitant la bienvenue. Dans la salle de séjour, derrière elle, son mari, un verre à la main, faisait un signe de tête.

— Entrez, Mr Childan.

Il s’inclina puis entra.

Un intérieur d’un goût raffiné. Et tellement… ascétique. Peu de meubles. Ici une lampe, une table, une bibliothèque, une estampe sur le mur. Le sens du wabi – un mot intraduisible en anglais – incroyablement développé chez les Japonais. L’aptitude à découvrir dans les objets simples une beauté au-delà de ce qui est compliqué de forme et orné. Question d’arrangement.

— Un verre ? demanda Mr Kasoura. Whisky soda ?

— Mr Kasoura… commença-t-il à dire.

— Paul, dit le jeune Japonais. (Puis, désignant son épouse :)

— Betty. Et vous ?

— Robert, murmura Mr Childan.

Assis sur le tapis moelleux avec leur verre, ils écoutaient un enregistrement de koto, cette harpe japonaise à treize cordes. C’était un nouvel enregistrement de la Voix de son Maître japonaise, très populaire. Childan remarqua que tous les organes du phonographe, y compris le haut-parleur, étaient cachés. Il n’aurait pas pu dire d’où le son sortait.

— Ne connaissant pas vos goûts, dit Betty, nous avons joué sur le velours. Dans le four électrique est en train de cuire une côte de bœuf. Pour l’accompagner, des pommes de terre au four avec de la sauce à la crème aigre et à la ciboulette. Comme dit le proverbe : on est sûr de ne pas se tromper en servant un steak à un invité la première fois qu’il vient chez vous.

— Absolument parfait, dit Childan. Je suis fou du steak.

C’était certainement exact. Il en mangeait rarement. Les élevages du Middle West n’envoyaient plus grand-chose sur la côte Ouest. Il ne pouvait se rappeler quand il avait mangé un bon steak pour la dernière fois.

C’était le moment de sortir son cadeau.

Il prit dans la poche de son veston un petit objet enveloppé dans du papier de soie. Il le déposa discrètement sur la table basse. Ils le remarquèrent immédiatement l’un et l’autre, ce qui l’obligea à dire :

— Une bagatelle pour vous. Pour vous exprimer bien imparfaitement la joie et la détente que j’éprouve à me trouver ici ce soir.

Il déplia le papier de soie et leur montra le cadeau. Un morceau d’ivoire sculpté un siècle auparavant par les pêcheurs de baleines de la Nouvelle-Angleterre. Un minuscule objet d’art délicatement orné, un travail naïf de matelot. Leurs figures s’illuminèrent ; ils connaissaient bien ces petits chefs-d’œuvre sculptés par les pêcheurs à leurs moments perdus. Rien ne pouvait mieux résumer la vieille culture populaire américaine.

Un silence.

— Merci, dit Paul.

Robert Childan s’inclina.

Pendant un instant, il y eut une certaine paix dans son cœur. Cette offrande, cette – comme dit le Yi King – libation. Il avait fait ce qu’il fallait faire. Un peu de l’anxiété et de l’oppression qui pesaient sur lui ces derniers temps commença à se dissiper.

Il avait reçu de Ray Calvin le remboursement pour le Colt 44, en même temps que, par écrit, des assurances lui garantissant que pareille chose ne se reproduirait pas. Et cependant, il n’en était pas soulagé pour autant. C’était seulement en ce moment, dans cette situation sans rapport avec cet événement, qu’il venait pour un instant d’être libéré de cette impression que tout allait constamment de travers. Le wabi autour de lui, une harmonie rayonnante… c’était cela, il en était sûr. Les proportions. L’équilibre. Ils sont si proches du Tao, ces deux jeunes Japonais. C’est la raison pour laquelle j’ai réagi tout de suite en les voyant. J’ai senti le Tao à travers eux. Je l’ai vu moi-même d’un coup d’œil.

À quoi cela doit-il ressembler, se demandait-il, de connaître réellement te Tao ? Le Tao est ce qui donne d’abord la lumière, ensuite l’obscurité. Ce qui amène l’interférence de deux forces élémentaires de telle sorte qu’il y a toujours un renouvellement. C’est ce qui évite à tout cela de s’user. L’univers ne prendra jamais fin parce que au moment précis où les ténèbres semblent avoir tout recouvert, l’emporter vraiment, alors de petites étincelles de lumière jaillissent à nouveau dans les profondeurs mêmes. C’est ainsi que vont les choses. Quand la semence tombe, elle s’enfonce dans le sol. Et, en dessous, invisible, elle prend vie.

— Un hors-d’œuvre, dit Betty.

Elle se mit à genoux pour lui présenter une assiette sur laquelle se trouvaient des petits biscuits au fromage, et diverses autres choses du même genre. Il en prit deux en remerciant.

— Il y a eu ces jours-ci des nouvelles internationales très importantes, dit Paul en buvant une gorgée. En rentrant ce soir en voiture, j’ai entendu une retransmission en direct de la gigantesque parade accompagnant les funérailles officielles à Munich, qui a rassemblé quinze mille personnes, avec drapeaux et tout ce qui s’ensuit. On a beaucoup entendu chanter Ich Hatte einen Kamarad. Le corps est pour le moment exposé en grande pompe à la vue de tous les fidèles.

— Oui, cette nouvelle que nous avons apprise brusquement au début de la semaine a été bouleversante, dit Robert Childan.

— Le Nippon Times de ce soir annonce de source sûre que B. von Schirach est gardé à vue à son domicile, dit Betty, sur les instructions de la S. D.

— Mauvais, dit Paul en hochant la tête.

— Il n’y a aucun doute que les autorités veulent maintenir l’ordre, dit Childan, von Schirach est connu pour entreprendre avec entêtement des actes insuffisamment mûris. En cela, il ressemble beaucoup à Rudolf Hess dans le passé. Rappelez-vous son voyage insensé en Angleterre, par avion.

— Qu’est-ce que le Nippon Times dit d’autre ? demanda Paul en s’adressant à sa femme.

— Beaucoup de désordre, de confusion et d’intrigues. Des unités de l’armée se déplaçant ici et là. Permissions supprimées. Postes frontières fermés. Le Reichstag siège. Tout le monde fait des discours.

— Cela me rappelle le beau discours du Dr Goebbels que j’ai entendu, dit Robert Childan, à la radio, il y a environ un an, beaucoup de mordant et d’esprit. Il tenait comme d’habitude son auditoire à bout de bras. Il joue, sur toute la gamme des émotions diverses. Aucun doute ; mis à part le premier de tous, Adolf Hitler, le Dr Goebbels est l’as des as en fait d’orateurs nazis.

— Exact, dirent en même temps Paul et Betty, en s’inclinant simultanément.

— Le Dr Goebbels a aussi de beaux enfants et une belle femme, continuait Childan. Des personnages de tout premier plan.

— Exact, reconnurent Paul et Betty.

— Un père de famille, à la différence de nombre d’autres grands Mogols de là-bas, dit Paul, de mœurs sexuelles contestables.

— Je ne m’attarde guère à écouter les bruits qui courent, dit Childan. Vous faites allusion à des affaires comme celle de Rœhm. C’est de l’histoire ancienne. Oubliée depuis longtemps.

— Je pense plutôt à Hermann Gœring, dit Paul en sirotant son verre et en l’examinant avec attention. Des orgies romaines avec toutes sortes de fantaisies. Rien qu’à en entendre parler, on en a la chair de poule.

— Mensonges, dit Childan.

— Ça ne vaut même pas la peine d’en discuter, dit Betty avec tact en leur lançant un coup d’œil à tous les deux.

Ils avaient fini leur verre, elle se leva pour les remplir.

— Les discussions politiques excitent beaucoup les gens, dit Paul. Partout où vous allez. L’essentiel, c’est de ne pas perdre la tête.

— Oui, reconnut Childan. Du calme et de l’ordre. Les choses reviennent ainsi à leur stabilité habituelle.

— Sous un régime totalitaire, il y a un moment critique à passer quand le Chef vient à mourir, dit Paul. Le manque de traditions s’associant aux institutions de la classe moyenne… (Il s’interrompit net.) Mieux vaut laisser tomber la politique. (Il sourit.) Comme au temps où nous étions étudiants.

Robert Childan se sentait rougir, il se pencha sur son second verre pour ne pas le laisser voir par son hôte. Quel affreux début. Il avait bêtement et avec lourdeur discuté politique ; il avait marqué son désaccord d’une manière impolie et il avait fallu le tact et l’adresse de son hôte pour sauver la soirée. Combien j’ai encore de choses à apprendre, se disait Childan. Ils sont si aimables, si polis. Et moi… le barbare blanc. C’est exact.

Pendant un certain temps, il se contenta de boire son verre et de ganter une expression artificielle traduisant le plaisir qu’il éprouvait à être là. Il faut que je suive entièrement leur exemple, se disait-il. Être toujours d’accord.

Pris de panique, il en vint à se dire que la boisson lui obscurcissait un peu les idées. Ainsi que la fatigue et l’énervement. Est-ce que je peux y arriver ? Je ne serai jamais plus invité de toute façon ; c’est déjà trop tard. Il se sentait désespéré.

Revenue de la cuisine, Betty se rassit sur le tapis. Comme elle est séduisante, se disait à nouveau Childan. Ce corps mince. Leurs silhouettes sont bien plus jolies. Pas de graisse, pas de rondeurs excessives. Pas besoin de soutien-gorge ni de gaine. Il ne faut pas que je laisse paraître l’effet qu’elle produit sur moi. Et cependant, il lui lançait de temps en temps un regard à la dérobée. Les ravissantes couleurs sombres de sa peau, de ses cheveux, de ses yeux. À côté d’eux nous avons l’air à moitié cuits. Sortis du four avant d’être terminés. Le vieux mythe aborigène ; la vérité est là.

Il faut que je pense à autre chose. Trouver un sujet mondain, n’importe lequel. Ses yeux erraient à la recherche d’un thème quelconque. Le silence pesait lourdement, aggravant son état de tension. Insupportable. Que diable pouvait-il bien dire ? Un sujet sans risque. Ses yeux se posèrent sur un livre placé sur un meuble bas en bois de teck.

— Je vois que vous êtes en train de lire La sauterelle pèse lourd, dit-il. J’en ai entendu parler de bien des côtés, mais l’urgence de mes affaires m’a empêché de m’y intéresser moi-même. (Il se leva, prit le livre, en guettant attentivement leur expression ; ils semblaient répondre à son geste sociable et il continua :) Un policier ? Excusez ma profonde ignorance. (Il tournait les pages.)

— Ce n’est pas un policier, dit Paul. Au contraire, c’est un roman d’un genre intéressant, s’apparentant à la science-fiction.

— Oh non ! dit Betty, qui n’était pas d’accord. Il n’y a aucune science là-dedans. Ni aucune vue sur le futur. La science-fiction traite de l’avenir, en particulier d’un avenir où la science aura progressé par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce livre ne remplit aucune de ces deux conditions.

— Mais, dit Paul, il traite d’un présent différent. Bien des romans célèbres de science-fiction appartiennent à ce genre. (Puis, s’adressant à Robert :) Excusez mon insistance sur ce point mais, comme ma femme le sait, j’ai été longtemps un fanatique de la science-fiction. J’ai commencé très tôt, quand j’avais à peine douze ans. Durant les premiers temps de la guerre.

— Je vois, dit Robert Childan, avec une grande politesse.

— Vous aimeriez que nous vous prêtions La sauterelle ? demanda Paul. Nous l’aurons bientôt terminé, sans aucun doute d’ici un jour ou deux. Mon bureau se trouve dans le bas de la ville, assez près de votre estimable magasin, je serai donc heureux de vous le déposer un jour à l’heure du déjeuner. (Il se tut un moment et alors – probablement, se dit Childan, à la suite d’un signe fait par Betty – il continua :) Vous et moi, Robert, nous pourrions déjeuner ensemble, à cette occasion.

— Merci, répondit Robert.

Il ne pouvait en dire plus. Déjeuner dans l’un de ces restaurants élégants du bas de la ville pour hommes d’affaires. Lui et ce jeune Japonais haut placé si moderne et plein d’allure. C’en était trop ; il sentit que son regard se brouillait. Mais il continua à examiner le livre en hochant la tête.

— Oui, dit-il, ceci me semble intéressant. J’aimerais beaucoup le lire. J’essaie de me tenir au courant des questions dont on discute. (Que convenait-il de dire ? Avoir l’air de dire que l’intérêt qu’il portait à ce livre tenait au fait qu’il était à la mode. Peut-être cela manquait-il de classe. Il ne savait pas, mais il en avait l’impression.) On ne peut pas juger d’un livre par son succès commercial, dit-il. Nous savons tous cela. Bien des best-sellers appartiennent à la littérature de bas étage. Celui-ci, cependant… (Il hésitait.)

— C’est tout à fait vrai, dit Betty. En général le goût des gens est abominable.

— C’est comme en musique, dit Paul. On ne s’intéresse pas au jazz américain authentique populaire, par exemple. Robert, aimez-vous, disons Bunk Johnson et Kid Ory, et d’autres du même genre ? Le jazz Dixieland des débuts ? J’ai une discothèque de cette musique, des enregistrements originaux Genet.

— Je crains de pas connaître grand-chose à la musique nègre, dit Robert. (Ils n’eurent pas l’air tellement heureux de cette remarque.) Je préfère les classiques. Bach et Beethoven.

C’était sûrement possible à admettre. Il se sentait à présent légèrement irrité. Est-ce qu’on attendait de lui qu’il reniât les grands maîtres de la musique européenne, les classiques éternels, en faveur du jazz de La Nouvelle-Orléans florissant dans les dancings et les bistrots du quartier nègre ?

— Peut-être pourrai-je vous jouer une sélection des New Orléans Rythm Kings, commença Paul en s’apprêtant à sortir de la pièce.

Mais Betty lui lança un regard en guise d’avertissement. Il hésita et haussa les épaules.

— Le dîner est presque prêt, dit-elle.

Paul revint s’asseoir. Sur un ton un peu boudeur, du moins c’est ce que Robert crut percevoir, il dit à mi-voix :

— Le jazz de La Nouvelle-Orléans est la musique populaire américaine la plus authentique qui soit. Elle est née sur ce continent. Tout le reste est venu d’Europe, par exemple ces ballades sirupeuses dans le style anglais accompagnées à la guitare.

— C’est un perpétuel sujet de discussions entre nous, dit Betty en souriant à Robert. Je ne partage pas son adoration pour le jazz d’origine.

Robert tenait toujours à la main l’exemplaire de La sauterelle pèse lourd ; il dit :

— Quel est l’« autre présent » décrit dans ce livre ?

— Un présent dans lequel l’Allemagne et le Japon auraient perdu la guerre, dit Betty au bout d’un moment.

Ils restèrent tous silencieux.

— Il est temps de se mettre à table, dit Betty en se mettant sur ses pieds. Venez, s’il vous plaît, vous deux, les hommes d’affaires affamés.

Elle les dirigea gentiment vers la table. Le couvert était mis. Nappe blanche, argenterie, porcelaine, grandes serviettes rugueuses dans des ronds en os que Robert reconnut comme étant de l’art primitif américain. Les couverts étaient en argent massif américain. Les tasses et les soucoupes étaient du Royal Albert, bleu foncé et jaune. Très exceptionnel, il ne pouvait s’empêcher de les regarder avec admiration, en professionnel.

Les assiettes n’étaient pas américaines. Elles semblaient japonaises, il ne pouvait le dire, cela sortait des limites de sa compétence.

— C’est de la porcelaine Imari, dit Paul en remarquant l’intérêt qu’elles éveillaient en lui. Elles viennent d’Arita, au Japon, qui est considéré comme produisant les plus belles porcelaines.

Ils s’assirent.

— Café ? demanda Betty en s’adressant à Robert.

— Volontiers, merci, dit-il.

— Vers la fin du repas, dit-elle en allant chercher le chariot pour faire le service.

Bientôt, ils mangeaient. Robert trouvait les mets délicieux. Betty était vraiment une cuisinière exceptionnelle. La salade lui plaisait tout particulièrement. Des avocats, des fonds d’artichauts, une sorte de sauce au fromage de Roquefort… Dieu merci, ils ne lui avaient pas préparé un repas japonais, ces plats où l’on trouve toutes sortes de salades et de viandes, dont il avait tellement mangé depuis la guerre.

Et ces fruits de mer à n’en plus finir. Il en était arrivé à ne plus pouvoir supporter la vue d’une crevette ou d’un coquillage quel qu’il fût.

— Il y a une chose que je voudrais savoir, dit Robert.

Comment suppose-t-il que se présenterait le monde si l’Allemagne et le Japon avaient perdu la guerre ?

Paul et Betty restèrent un moment sans répondre. Paul finit par dire :

— Il y a des différences très compliquées à expliquer. Mieux vaut lire le livre. Cela risquerait de gâcher votre plaisir de l’entendre raconter avant.

— J’ai à ce sujet des convictions bien arrêtées, dit Robert, j’y ai souvent songé. Le monde serait encore pire qu’il n’est. (Il entendit sa propre voix qui était ferme, et presque dure.) Bien pire.

Ils paraissaient pris par surprise. C’était peut-être son intonation.

— Le communisme régnerait partout, continua Robert.

— L’auteur, dit Paul en acquiesçant, étudie ce point comme étant une conséquence d’une expansion sans contrôle de la Russie soviétique. Mais comme dans la Première Guerre mondiale, même en se trouvant dans le camp des vainqueurs, la Russie, principalement peuplée de paysans arriérés, se trouve naturellement très vite sur le déclin. Il y a de quoi rire longtemps en se rappelant la guerre que le Japon a menée contre eux, lorsque…

— Vous en avez tout de même souffert, dit Robert, vous avez dû payer le prix, mais vous l’avez fait pour la bonne cause. Pour arrêter l’invasion slave.

— Personnellement, dit Betty à voix basse, je ne marche pas dans ces discours hystériques à propos d’« inondation mondiale » par n’importe quel peuple, qu’il soit slave, chinois ou japonais.

Elle regardait Robert avec calme. Elle se contrôlait parfaitement, elle ne se laissait pas entraîner ; mais elle tenait à exprimer son sentiment. Une tache rouge foncé était apparue sur chacune de ses joues.

Ils continuèrent à manger sans rien dire.

Voilà que j’ai recommencé, constata Robert Childan. Impossible d’éviter le sujet. Parce qu’il se trouve partout, dans un livre que je prends par hasard, ou dans une collection de disques, dans ces ronds de serviette en os – le butin pillé par les conquérants. Le pillage de mon peuple.

Regardons les faits en face. Je suis en train d’essayer de prétendre que ces Japonais et moi, nous sommes pareils. Mais considérons une chose : même lorsque j’éclate d’enthousiasme parce qu’ils ont gagné la guerre qu’a perdue mon pays – il n’y a toujours pas de terrain de rencontre. Le sens que les mots ont pour moi contraste vivement avec celui qu’ils ont pour eux. Leurs cerveaux sont différents. Leurs âmes également. Regardez-les boire dans leurs tasses de porcelaine anglaise coquille d’œuf, manger dans de l’argent estampillé États-Unis, écouter de la musique nègre. Tout est en surface. Les avantages conférés par la richesse et la puissance leur permettent d’en disposer, mais ce sont des ersatz, aussi vrai qu’il fait jour à midi.

Même le Yi King qu’ils nous ont forcés à ingurgiter ; il est chinois. Emprunté depuis cette époque. Qui trompent-ils ? Eux-mêmes ? Chiper des habitudes à gauche et à droite, s’habiller, manger, parler, marcher, comme par exemple savourer avec délices des pommes de terre au four avec de la crème et de la ciboulette, un plat américain à l’ancienne mode venant s’ajouter à leur menu habituel. Mais personne ne s’y laisse prendre, je peux vous le dire, moi moins que personne.

Seules les races blanches sont douées d’une faculté de création, se disait-il. Et moi, cependant, apparenté à celle-ci par le sang, je dois me prosterner devant ces deux-là. Pensez à ce que cela aurait été si nous avions vaincu ! Nous les aurions écrasés jusqu’à leur disparition complète. Il n’y aurait plus de Japon aujourd’hui ; et les États-Unis seraient la seule grande puissance qui rayonnerait sur le monde entier.

Il faut que je lise ce livre, La sauterelle, se dit-il. C’est un devoir patriotique, d’après ce que j’entrevois.

— Robert, vous ne mangez rien, dit Betty d’une voix douce, ces plats ne sont donc pas bien préparés ?

Il prit immédiatement une fourchette de salade.

— Non, dit-il, c’est probablement le repas le plus délicieux que j’aie fait depuis des années.

— Merci, dit-elle, visiblement charmée. J’ai fait de mon mieux pour être authentique… par exemple, j’ai fait soigneusement mes achats dans les marchés américains minuscules tout le long de Mission Street. J’ai compris que c’était le fin du fin.

Vous préparez à la perfection les plats du pays, pensait Robert Childan. Ce que l’on dit est exact : vos possibilités d’imitation sont immenses. Tarte aux pommes, Coca-Cola, promenade en sortant du cinéma, Glenn Miller… Vous pourriez assembler en faisant sortir les éléments d’une boîte de conserve et de papier de riz une Amérique artificielle complète. Le papier de riz de maman à la cuisine, le papier de riz de papa qui lit son journal. Le papier de riz du petit chien à ses pieds.

Paul l’observait en silence. Childan, remarquant soudain l’attention dont il était l’objet, interrompit le fil de ses pensées et s’intéressa uniquement à ce qu’il mangeait. Peut-il lire dans mon esprit ? se demandait-il. Voir ce que je pense en réalité ? Je sais que je ne le laisse pas paraître. Je maintiens sur mon visage l’expression qui convient ; il ne peut absolument rien dire.

— Robert, dit Paul, puisque vous êtes né et que vous avez été élevé ici, en parlant la langue américaine, peut-être pourrai-je obtenir que vous m’aidiez dans la lecture d’un livre qui me donne un peu de mal. C’est un roman des années 30 par un auteur américain.

Robert s’inclina légèrement.

— Ce livre, dit Paul, est très rare, et j’en possède un exemplaire ; il a été écrit par Nathanael West. Il a pour titre Miss Cœur-solitaire. Je l’ai lu avec plaisir mais je ne saisis pas complètement ce que veut dire l’auteur.

Il lançait à Robert un regard chargé d’espoir.

Mais ensuite, Robert Childan dut reconnaître :

— Je… n’ai jamais lu ce livre, je le crains.

Il se disait qu’il n’en avait même jamais entendu parler.

La déception se peignit sur les traits de Paul.

— C’est vraiment dommage. C’est un tout petit livre. Il y est question d’un homme qui écrit des chroniques dans un quotidien ; on lui soumet constamment des problèmes sentimentaux à résoudre jusqu’au moment où il finit par se prendre pour Jésus-Christ. Vous vous rappelez ? Il y a peut-être longtemps que vous l’avez lu.

— Non, répondit Robert.

— Ce livre ouvre de curieux aperçus sur la souffrance, dit Paul. Il y a une tentative des plus originales d’exploration du sens de la douleur sans cause, problème qui a été étudié par toutes les religions. Les religions telles que le Christianisme déclarent souvent qu’il doit y avoir péché pour expliquer la souffrance. Nathanael West semble y ajouter une vue plus astreignante par-dessus les notions plus anciennes. Cette idée de Nathanael West qu’on peut souffrir sans cause doit être due au fait qu’il était juif.

— Si l’Allemagne et le Japon avaient perdu la guerre, dit Robert, les Juifs dirigeraient le monde, par l’intermédiaire de Moscou et de Wall Street.

Les deux Japonais, l’homme et la femme, parurent se cabrer. On aurait dit qu’ils s’effaçaient, se refroidissaient, descendaient en eux-mêmes. La pièce elle-même se refroidit. Robert Childan se sentait seul. Il mangeait seul, il n’était plus en leur compagnie. Qu’avait-il fait à présent ? Quel était le malentendu ? Une incapacité stupide de leur part à saisir une langue étrangère, la pensée occidentale. Ce qu’on dit leur échappe et ils en prennent ombrage. Quelle tragédie ! se disait-il en continuant de manger. Et cependant… qu’y faire ?

Il fallait ramener la clarté qui avait régné d’abord, il y avait un moment. Jusqu’ici elle n’avait pas encore régné à son maximum. Robert Childan ne se sentait pas tout à fait aussi mal à l’aise qu’auparavant parce que ce rêve sans signification qui occupait son esprit s’était dissipé. J’attendais tant de cette rencontre en arrivant ici, se rappelait-il. Tandis que je montais l’escalier j’étais plongé dans une sorte de brume romantique, comme un adolescent. Mais on ne peut méconnaître la réalité ; nous devons devenir adultes.

Il y avait une conclusion directe à en tirer : ces gens ne sont pas exactement des êtres humains. Ils en ont pris l’aspect extérieur mais ils sont comme des singes qu’on habille en hommes dans les cirques. Ils sont intelligents, capables d’apprendre, mais c’est tout.

Dans ce cas pourquoi ai-je pour eux ces prévenances ? Sont-elles dues au seul fait que ce sont les vainqueurs ?

Cette rencontre a permis à un grave défaut de caractère de se révéler chez moi. Mais d’après la tournure que prennent les choses, j’ai une tendance tragique à… eh bien, dirons-nous, à choisir à coup sûr entre deux maux, le moindre. Comme la vache qui aperçoit l’abreuvoir ; je galope sans réfléchir.

Ce que j’ai fait, c’est de faire les gestes qui convenaient, parce que c’était plus sûr ; après tout, ils sont les vainqueurs… ils commandent. Et je vais continuer de même, je crois. Parce que, pourquoi me rendrais-je malheureux ? Ils ont lu un livre américain et ils veulent que je le leur explique ; ils espèrent que moi, un homme blanc, je vais pouvoir leur donner la réponse. Et j’essaie de le faire ! Mais dans le cas présent, je ne peux pas ; cependant, si j’avais lu le livre, j’aurais pu le faire, sans aucun doute.

— Peut-être qu’un jour, je jetterai un coup d’œil sur cette Miss Cœur-solitaire, dit-il à Paul. Et je vous dirai alors la signification que j’y vois.

Paul acquiesça d’un léger signe de tête.

— Cependant, pour le moment, je suis trop absorbé par mon travail, dit Robert. Plus tard, peut-être… je suis sûr que cela ne me prendra pas longtemps.

— Non, murmura Paul, c’est un livre très court.

Ils ont l’air triste tous les deux, se disait Robert Childan. Il se demandait s’ils sentaient la présence entre eux et lui de ce gouffre infranchissable. Il espérait pourtant que non. Ils méritaient de l’ignorer. Une honte d’être obligé de les laisser découvrir par eux-mêmes le message contenu dans ce livre.

Il mangeait avec plus de plaisir.


La soirée ne fut plus troublée par le moindre heurt. En quittant à 10 heures l’appartement des Kasoura, Robert Childan éprouvait toujours le sentiment de confiance qui, chez lui, avait pris le dessus au cours du repas.

Il descendit l’escalier de l’immeuble sans se préoccuper vraiment des locataires japonais qui, en allant ou en revenant des bains municipaux, pouvaient le remarquer et le regarder. Il sortit sur le trottoir obscur, héla un vélo-taxi qui passait et il fut bientôt en route pour son domicile.

Je m’étais toujours demandé quel effet cela me ferait de rencontrer dans le privé certains de mes clients. Ce n’est pas si désagréable, après tout. Et, se disait-il, cette expérience peut très bien m’être utile dans mes affaires.

C’est une thérapeutique de rencontrer ces gens qui vous ont intimidé. Et de découvrir comment ils sont en réalité. Alors on cesse de l’être.

Plongé dans ses pensées, il arriva près de sa maison, devant sa porte. Il paya le chinetoque et gravit l’escalier qui lui était familier.

Dans la première pièce de son appartement était assis un homme qu’il ne connaissait pas. Un blanc qui portait un pardessus ; il était sur le divan et lisait le journal. Voyant Robert Childan s’arrêter sur le seuil, surpris, l’homme posa son journal, se leva en prenant son temps et prit son portefeuille dans la poche de son veston. Il l’ouvrit et lui montra une carte.

— Kempeitaï.

C’était un pinoc. Un employé de cette Police d’État installée à Sacramento par les autorités d’occupation japonaises. Terrifiant !

— Vous êtes Robert Childan ?

— Oui, monsieur, répondit-il, le cœur battant.

— Dernièrement, dit la policier en consultant une fiche extraite d’une serviette déposée sur le divan, vous avez reçu la visite d’un homme, un blanc, se faisant passer pour le représentant d’un officier de la Marine impériale. Des recherches ultérieures ont révélé qu’il n’en était rien. Cet officier n’existe pas. Le bateau non plus. (Il examinait Childan.)

— C’est exact, dit Childan.

— Nous avons un rapport, continua le policier, concernant une organisation de malfaiteurs opérant dans la région de la baie de San Francisco. Cet homme en fait évidemment partie. Pourriez-vous le décrire ?

— Petit, la peau assez sombre, commença Childan.

— Juif ?

— Oui ! dit Childan. Maintenant que j’y pense. Cela m’avait échappé sur le moment.

— Voici une photo, dit l’homme du Kempeitaï en la lui passant.

— C’est bien lui, dit Childan qui le reconnaissait effectivement. (Il était un peu effrayé par les pouvoirs de détection du Kempeitaï.) Comment l’avez-vous découvert ? Je n’ai pas fait de rapport sur lui, mais j’ai téléphoné à mon revendeur, Ray Calvin, et je lui ai dit…

Le policier lui fit signe de se taire.

— J’ai un papier à vous faire signer, c’est tout. Vous n’aurez pas à vous présenter devant le tribunal ; c’est une formalité légale et vous ne serez pas mêlé à la suite de l’affaire. (Il tendit à Childan un papier et même un stylo.) Il est déclaré ici que vous avez été approché par cet homme, qu’il a essayé de vous escroquer en se présentant sous une fausse identité et ainsi de suite. Lisez le papier. (Le policier remontait sa manchette et regardait l’heure tandis que Robert Childan lisait.) Est-ce exact dans l’ensemble ?

C’était exact… dans l’ensemble. Robert Childan n’avait pas le temps d’examiner le papier avec plus d’attention et, de toute façon, il avait l’esprit un peu confus à la suite de tout ce qui était arrivé dans cette même journée. Mais il savait que cet homme s’était présenté sous une fausse identité et qu’il y avait là-dessous une affaire d’escroquerie ; et comme le disait l’homme du Kempeitaï, ce type était un Juif. Robert jeta un coup d’œil au nom qui se trouvait sous la photo. Frank Frink. Originairement Frank Fink. Oui, il était certainement juif. Tout le monde aurait pu le dire, avec un nom comme Frink. Et encore il l’avait changé.

Childan signa le papier.

— Merci, dit le policier.

Il ramassa ses affaires, mit son chapeau, souhaita le bonsoir à Childan, et se retira. Toute l’affaire n’avait pris qu’un instant.

Je crois qu’ils le tiennent, se dit Childan. Quel que soit le coup sur lequel il était.

Un grand soulagement. Ils travaillaient vite, et bien.

Nous vivons dans une société où règnent la loi et l’ordre, où les Juifs ne peuvent employer leur esprit subtil à exploiter les innocents. Nous sommes protégés.

Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas reconnu ses caractères raciaux en le voyant. Je suis évidemment facile à tromper.

Simplement, se dit-il avec certitude, je ne suis pas capable de tromper et cela me laisse sans défense. Sans la loi, je serais à leur merci. Il aurait pu me convaincre de n’importe quoi. C’est comme une sorte d’hypnose. Ils peuvent ainsi contrôler toute une société.

Demain il faudra que je sorte pour acheter ce livre, La sauterelle, se dit-il. Ce sera intéressant de voir comment l’auteur décrit un monde dirigé par les Juifs et les Communistes, avec le Reich en ruine, le Japon devenu sans doute une province de la Russie ; avec la Russie s’étendant en fait de l’Atlantique au Pacifique. Je me demande si l’auteur – quel que soit son nom – décrit une guerre entre la Russie et les États-Unis ? Livre intéressant. Curieux que personne n’ait pensé jusqu’ici à l’écrire.

Il doit nous aider à apprécier notre bonheur. En dépit des inconvénients évidents… nous pourrions être tellement plus mal partagés. Ce livre dégage une grande leçon de morale. Oui, ici, nous avons les Japonais au pouvoir, nous sommes un pays vaincu. Mais nous devons regarder devant nous ; nous devons construire. De grandes choses doivent sortir de tout cela, la colonisation des planètes, par exemple.

Il devrait y avoir un bulletin d’information à la radio.

Il s’assit et alluma son poste. Le nouveau chancelier du Reich a peut-être été choisi. Il était déjà excité. À mes yeux, ce Seyss-Inquart me paraît le plus dynamique, se dit-il. Le plus capable de réaliser des programmes hardis.

Je voudrais me trouver là-bas. Un jour, peut-être, j’aurais assez d’argent pour faire le voyage et voir ce qui a été réalisé en Europe. C’est une honte de manquer cela. De rester cloué sur cette côte Ouest, où rien ne se passe. L’Histoire se déroule sans nous.

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