14

Il n’y a pas de réponse, se disait Mr Nobusuke Tagomi. Aucune compréhension. Même dans l’Oracle. Pourtant, il faut bien que je vive, jour après jour.

J’irai là où je pourrai me faire tout petit. Vivre invisible, en tout cas. Jusqu’à ce que viennent d’autres temps, quand…

De toute façon, il dit au revoir à sa femme et quitta sa demeure. Mais non pour aller au Nippon Times comme il faisait tous les jours. Pourquoi pas un peu de détente ? Aller jusqu’au parc de Golden Gâte pour voir le zoo et l’aquarium ? Voir des endroits où des êtres qui ne pensent pas trouvent néanmoins du plaisir à vivre.

Le temps. C’est un long trajet pour un vélo-taxi et cela donne plus de temps pour percevoir les choses. Si l’on peut dire.

Mais les arbres et le zoo ne sont pas liés à la personne humaine. Il faut que je me raccroche à la vie humaine. Cela a fait de moi un enfant, mais cela pourrait me faire du bien. Je pourrais m’arranger pour qu’il en soit ainsi.

Le vélo-taxi pédalait en suivant Kearny Street, en direction du centre. Prendre le funiculaire, telle fut l’idée subite de Mr Tagomi. Le bonheur d’un voyage émouvant, presque à pleurer, sur un horizon découvert, dans ce véhicule attendrissant qui aurait-dû disparaître depuis 1900 mais qui, assez étrangement, survivait encore.

Il renvoya le vélo-taxi et marcha vers le funiculaire le plus proche.

Je ne pourrai peut-être plus jamais retourner dans l’immeuble du Nippon Times, qui empeste la mort. Ma carrière est finie, mais c’est aussi bien ainsi. Le Bureau des Missions commerciales peut me trouver un remplaçant. Mais Tagomi existe toujours, il va et vient, se rappelle le moindre détail. Rien n’est donc terminé.

De toute façon, la guerre, l’Opération Pissenlit, doit nous balayer. Peu importe ce que nous ferons à ce moment-là. Notre ennemi, c’est celui aux côtés de qui nous avons combattu pendant la dernière guerre. Quel bien en avons-nous tiré ? Nous aurions aussi bien pu nous battre contre lui. Ou contribuer à sa défaite ? aider ses ennemis, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie.

Aucun espoir de quelque côté qu’on se tourne.

L’oracle énigmatique. Il avait peut-être été tiré du monde de l’homme plongé dans le chagrin. Le départ des sages.

Nous étions entrés dans un Moment où nous nous trouvions seuls. Nous ne pouvons donc obtenir aucune assistance, comme auparavant. Eh bien, se dit Mr Tagomi, c’est peut-être bon, cela aussi. On peut être rendu bon. On doit toujours essayer de trouver la Voie.

Il monta dans le funiculaire de California Street, fit tout le trajet jusqu’au terminus. Il descendit même pour aider à enrouler le câble sur sa bobine de bois. De toutes les expériences qu’il avait de la ville, c’était celle-ci qui, habituellement, avait le plus de signification pour lui.

Cette fois, ce ne fut pas aussi passionnant ; il ressentait le vide avec encore plus d’acuité, car de tous les endroits, celui-ci était le plus vicié.

Naturellement il fit le trajet de retour. Mais… ce n’était qu’une simple formalité, constata-t-il en voyant les rues, les maisons, la circulation défiler en sens inverse.

En approchant de Stockton, il se leva pour sortir. Mais au moment où il se préparait à descendre, le conducteur l’interpella :

— Votre serviette, monsieur.

— Merci.

Il l’avait oubliée dans le funiculaire. Il tendit la main pour la reprendre, puis se baissa au moment où le funiculaire se remettait en marche. Le contenu de cette serviette est de grande valeur, se dit-il. Un Colt 44 de collection. Il le gardait constamment à portée de la main, pour le cas où les apaches vindicatifs de la S.D. essaieraient de lui rendre la pareille. On ne sait jamais. Et cependant Mr Tagomi avait l’impression que malgré l’excuse représentée par ce qui était arrivé, ce comportement avait de sa part quelque chose de névrotique. Je ne devrais pas y céder, se disait-il encore une fois en marchant avec sa serviette à la main. Contrainte – obsession – phobie. Mais il ne pouvait s’en libérer.

Cette chose, je la tiens, elle me tient, se disait-il.

Ai-je donc perdu la possibilité de prendre du plaisir à collectionner ? se demandait-il. Est-ce que le souvenir de ce que j’ai fait vient tout corrompre ? Et le goût de la collection serait atteint dans sa totalité, non pas seulement mon attitude à l’égard de cet objet en particulier ? Point essentiel d’une région où je m’attardais avec tant de satisfaction.

Il héla un vélo-taxi et se fit conduire dans Montgomery Street, au magasin de Robert Childan. Il faut trouver. Il reste un fil conducteur, qui me relie à la région où s’exerce la volonté. Je puis peut-être ruser avec mes tendances à l’anxiété. Échanger le revolver contre un objet d’une historicité plus reconnue. Ce revolver a pour moi trop de subjectivité historique… et du genre qui ne convient pas. Mais cela se termine avec moi ; personne d’autre que moi ne peut l’éprouver avec ce revolver. C’est uniquement à l’intérieur de ma psyché.

Que je me libère, décidait-il tout énervé. Quand le revolver s’en va, il laisse tout le nuage du passé. Parce que cela ne se trouve pas seulement dans ma psyché ; cela se trouve – comme on l’a toujours dit dans la théorie de l’historicité – aussi bien dans le revolver. Nous sommes à égalité !

Il arrivait au magasin. Où j’ai traité tant de questions, se disait-il en payant le conducteur. À la fois d’affaires publiques et privées. Il se hâta d’entrer, tenant toujours sa serviette.

À la caisse enregistreuse, Mr Childan était en train de polir un objet avec un chiffon.

— Mr Tagomi, dit Childan en s’inclinant.

— Mr Childan, dit Tagomi, en s’inclinant à son tour.

— Quelle surprise ! Je suis tout ému.

Childan reposa l’objet et le chiffon. Il fit le tour du comptoir et s’approcha. Le rituel habituel, les salutations et ainsi de suite. Cependant, Mr Tagomi trouvait son hôte différent de ce qu’il était habituellement. Plutôt éteint. Une amélioration, estimait-il. Il était toujours un petit peu bruyant, criard, agité. Mais ce changement pouvait être aussi un mauvais présage.

— Mr Childan, dit Mr Tagomi en posant sa serviette suc le comptoir et en tirant la fermeture à glissière, je voudrais échanger un objet que je vous ai acheté il y a plusieurs années. Vous faites ce genre d’opération, si mes souvenirs sont exacts.

— Oui, dit Mr Childan, ça dépend des conditions. (Il ne le quittait pas des yeux.)

— Revolver Colt 44, dit Mr Tagomi.

Ils restèrent tous les deux sans rien dire, ils regardaient le revolver couché dans sa boîte de bois de teck ouverte avec son carton de munitions entamé.

Mr Childan semblait légèrement refroidi. Ah ! comprit Mr Tagomi. Bon, qu’il en soit ainsi.

— Vous n’êtes pas intéressé ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, dit Mr Childan sur un ton guindé.

— Je n’insisterai pas.

Il ne se sentait aucune force. Je cède. Yin, l’adaptation, la réceptivité, règne sur moi, je le crains…

— Pardonnez-moi, Mr Tagomi.

Mr Tagomi s’inclina, rangea le revolver, les munitions, la boîte, dans sa serviette. C’est le destin. Je dois conserver cet objet.

— Vous paraissez… tout à fait déçu, dit Mr Childan.

— Vous l’avez remarqué.

Il était bouleversé ; avait-il laissé paraître à la vue de tous son univers intime ? Il haussa les épaules. C’était certainement cela.

— Y avait-il une raison spéciale pour que vous désiriez échanger cet article ? dit Mr Childan.

— Non, dit-il, dissimulant une fois de plus son univers intime – comme on doit le faire.

Après avoir hésité, Mr Childan dit :

— Je… me demande si cet objet vient de chez moi. Je ne tiens pas cet article.

— J’en suis sûr, dit Mr Tagomi. Mais cela n’a pas d’importance. J’accepte votre décision. Je ne suis pas vexé.

— Monsieur, dit Childan, permettez-moi de vous montrer ce qui vient de me rentrer. Vous avez un instant ?

Mr Tagomi sentit naître l’agitation intérieure bien connue.

— Quelque chose qui présente un intérêt exceptionnel ?

— Venez.

Childan montrait le chemin à travers le magasin. Mr Tagomi suivait.

À l’intérieur d’une vitrine fermée à clef, sur des plateaux de velours noir, reposaient de petites spirales métalliques, affectant un vestige de forme plutôt qu’une forme bien définie. Mr Tagomi se pencha pour les examiner et ces objets lui donnèrent une impression étrange.

— Je les montre impitoyablement à tous mes clients, dit Robert Childan. Savez-vous ce que c’est ?

— Des bijoux, semble-t-il, dit Mr Tagomi qui avait remarqué une broche.

— Ce sont des objets de fabrication américaine. Bien sûr. Mais, monsieur, ils ne sont pas anciens.

Mr Tagomi leva les yeux.

— Non, monsieur, ce sont des objets modernes. (Les traits pâles et tirés de Mr Childan étaient bouleversés par la passion :) C’est la vie nouvelle de mon pays, monsieur. Le commencement de quelque chose sous la forme de semences minuscules mais impérissables. Des semences de beauté.

Avec un véritable intérêt, Mr Tagomi prit le temps d’examiner plusieurs pièces en les tenant à la main. Oui, elles sont animées par quelque chose de nouveau, dit-il. Ici la Loi du Tao se trouve vérifiée ; lorsque le yin se développe partout, le premier éclat de lumière se met à vivre soudain dans les ténèbres les plus profondes, nous sommes tous familiarisés avec ce phénomène ; nous l’avons vu se produire déjà, comme je le vois moi-même aujourd’hui. Et pourtant ce ne sont pour moi que des débris de métal. Je ne parviens pas à être pris, comme l’est Mr Childan, ici présent. Malheureusement pour nous deux. Mais c’est ainsi.

— Tout à fait ravissant, dit-il en reposant les bijoux.

— Monsieur, ça ne se produit pas instantanément, dit Mr Childan d’une voix énergique.

— Pardon ?

— La nouvelle façon de voir dans votre cœur.

— Vous êtes converti, dit Mr Tagomi. Je voudrais pouvoir l’être. Mais je ne le suis pas.

Il s’inclina.

— À une autre fois, dit Mr Childan en l’accompagnant jusqu’à l’entrée du magasin.

Il ne fit pas le geste de montrer d’autres articles, et Mr Tagomi le remarqua.

— Votre assurance est d’un goût douteux, dit Mr Tagomi. Elle ressemble à une insistance maladroite.

Mr Childan ne parut pas gêné.

— Pardonnez-moi, dit-il, mais je suis sincère. Je sens en puissance dans ces objets très exactement le germe de l’avenir.

— Qu’il en soit ainsi, dit Mr Tagomi. Mais votre fanatisme anglo-saxon ne m’impressionne pas. (Il sentait néanmoins un certain renouveau d’espoir. Son espoir à lui, en propre.) Bonjour, dit-il en s’inclinant. Je reviendrai vous voir un de ces jours. Nous pourrons peut-être examiner votre prophétie.

Mr Childan s’inclina sans rien dire.

Mr Tagomi s’en alla, portant toujours sa serviette contenant le Colt 44. Je m’en vais comme je suis venu, se disait-il. Toujours en train de chercher. Manquant toujours de ce qu’il me faut si je dois retourner dans le monde.

Et si j’avais acheté l’un de ces objets étranges et peu reconnaissables ? Si je l’avais gardé, examiné, contemplé… est-ce que j’aurais, par la suite, trouvé, grâce à lui, mon chemin de retour ? J’en doute.

Ils sont pour lui, et non pour moi.

Et cependant, même si une seule personne trouve sa voie… cela signifie qu’il existe une Voie. Même si pour ma part je ne réussis pas à la découvrir.

Je l’envie.

Mr Tagomi fit demi-tour et retourna vers le magasin. Mr Childan était là, sur le pas de la porte, il le regardait. Il n’était pas encore rentré.

— Monsieur, dit Mr Tagomi, je vais acheter l’un de ces objets, celui que vous choisirez pour moi. Je n’ai pas la foi, mais j’ai coutume de m’accrocher au moindre fétu. (Il suivit une fois de plus Mr Childan à l’intérieur du magasin, jusqu’à la vitrine.) Je n’y crois pas. Je vais le porter sur moi, le regarder à intervalles réguliers. Un jour sur deux, par exemple. Après deux mois, si je ne vois pas…

— Vous pouvez me le rendre et je vous le reprends au même prix, dit Mr Childan.

— Merci, dit Mr Tagomi.

Il se sentait mieux. On doit quelquefois essayer n’importe quoi, se dit-il. Il n’y a aucune honte à cela. Au contraire, c’est un signe d’intelligence, de sagesse, de juste appréciation d’une situation.

— Ceci vous calmera, dit Mr Childan.

Il sortait un petit triangle d’argent orné de petites gouttes en creux. Noir en dessous, brillant et lumineux au-dessus.

— Merci, dit Mr Tagomi.


Mr Tagomi se rendit en vélo-taxi jusqu’à Portsmouth Square, un petit parc public sur la pente au-dessus de Kearny Street avec vue sur le poste de police. Il s’assit sur un banc au soleil. Des pigeons parcouraient les sentiers pavés à la recherche de leur nourriture. Sur d’autres bancs, des hommes crasseux lisaient le journal ou somnolaient. De-ci de-là d’autres étaient couchés sur le gazon, à moitié endormis.

Mr Tagomi était assis, se chauffant au soleil, il avait sorti de sa poche le sac de papier portant le nom du magasin de Mr R. Childan et il le tenait à deux mains. Puis il l’ouvrit et sortit sa nouvelle acquisition pour l’examiner dans la solitude de ce petit parc fait de pelouses et de sentiers, fréquenté par des vieux.

Il tenait la spirale d’argent. Ce petit bijou renvoyait le soleil de midi comme aurait fait le couvercle d’une boîte, ou un miroir grossissant. Ou bien… Il regarda à l’intérieur. Om, comme disent les Brahmanes. Un espace restreint dans lequel tout est capturé. Les deux, au moins en apparence. La dimension, la forme. Il continuait à inspecter l’objet consciencieusement.

Cela allait-il venir, comme l’avait prophétisé Mr Childan ? Cinq minutes. Dix minutes. Je reste ici aussi longtemps que je peux, se dit-il. Le temps, hélas, va nous obliger à vendre à découvert. Qu’est-ce que c’est donc, ce que je tiens, pendant qu’il me reste encore du temps ?

Pardonne-moi, disait en lui-même Mr Tagomi, mais en s’adressant à l’objet. Une pression s’exerce toujours sur nous pour nous faire nous lever et agir. À regret, il était sur le point de remettre l’objet dans son sac de papier. Un dernier regard chargé d’espoir – de nouveau, il regarda de tous ses yeux. Comme un enfant, se disait-il. Imiter l’innocence et la foi. Au bord de la mer, en allant au hasard, il trouvait des coquillages. Il écoutait à l’intérieur le murmure bavard et sage de l’océan.

Ceci, l’œil remplaçant l’oreille. Entre en moi, fais-moi savoir ce qui a été fait, ce que cela veut dire, la raison. Un monde de connaissance comprimé dans une spirale aux dimensions restreintes.

Demander trop et ainsi ne rien obtenir.

— Écoute, disait-il sotto voce à la spirale. Les perspectives de vente étaient prometteuses.

Si je la secouais violemment, comme une vieille montre récalcitrante. C’est ce qu’il fit, de haut en bas. Ou bien comme un dé à un moment crucial de la partie. Pour éveiller le divin dans l’objet. Ce quelque chose qui doit par hasard dormir. Ou bien qui est en voyage. Le prophète Elie taquinant la lourde ironie. Ou bien cette divinité continue son chemin. Mr Tagomi secoua de nouveau dans son poing fermé la spirale d’argent, de haut en bas. Et il appela à haute voix. Et il la scruta encore une fois.

Petite chose, tu es vide, pensa-t-il.

Injurie-la, se dit-il. Fais-lui peur.

— Ma patience touche à sa fin, dit-il, sotto voce.

Et alors, quoi ? Te jeter dans le ruisseau ? Souffler dessus, te secouer, souffler encore ? Fais-moi gagner la partie.

Il rit. Il faut avoir le cerveau vide pour se lancer dans pareille entreprise, là, en plein soleil. Quel spectacle pour les gens qui passent. Il regardait autour de lui, à présent, avec un air coupable. Mais personne ne l’avait vu. Les vieux somnolaient. Tranquillité, ici.

Tout essayer, il se rendait compte que c’était cela qu’il fallait faire. Supplier ; il avait supplié, projeté, menacé, philosophé à n’en plus finir. Que pouvait-il faire d’autre ?

Pourrais-je simplement rester ici ? Cela m’est refusé. L’occasion se présentera peut-être une deuxième fois. Et cependant, comme dit W.S. Gilbert, une telle occasion ne se reproduira jamais. Est-ce exact ? Je sens que oui.

Quand j’étais enfant, je pensais comme un enfant. Mais, aujourd’hui, j’ai mis de côté les choses puériles. Maintenant je peux aborder d’autres domaines. Je dois examiner cet objet sous un angle nouveau.

Je dois être scientifique. Épuiser par une analyse logique chacune des prémisses. Systématiquement, suivant la méthode classique aristotélicienne de laboratoire.

Il se mit un doigt dans l’oreille droite, pour arrêter le bruit de la circulation et tous les autres qui pouvaient le distraire. Puis il tint tout près de son oreille gauche le – triangle d’argent, comme un coquillage.

Aucun bruit. Aucun grondement d’océan, et pour ce qui était de l’intérieur de son corps, même pas le bruit du sang dans ses artères.

Quel autre sens alors était capable d’appréhender le mystère ? L’ouïe ne servait évidemment à rien. Mr Tagomi ferma les yeux et se mit à parcourir du doigt, jusqu’au moindre recoin, la surface de l’objet. Le toucher était inutile, ses doigts ne lui apprenaient rien. L’odorat. Il mit l’objet d’argent tout près de son nez et renifla. Une vague odeur métallique, mais qui ne signifiait rien. Le goût. Il ouvrit la bouche, y glissa le triangle d’argent, comme un biscuit, mais se retint bien entendu de mâcher. Aucune signification, seulement une chose dure, froide et amère.

Il posa à nouveau l’objet dans la paume de sa main.

Revenons à la vue. Le sens le plus élevé dans la hiérarchie. Le premier de tous, pour les Grecs. Il tourna le triangle d’argent dans tous les sens ; il l’examina d’un point de vue extra rem.

Que vois-je ? se demanda-t-il. Cela méritait une étude prolongée, pénible, et patiente. Quel indice puis-je percevoir dans cet objet, qui me conduise à la vérité ? livre-toi, dit-il au triangle d’argent. Révèle l’arcane secrète.

C’est comme la grenouille qui remonte des profondeurs, se dit-il. On la serre dans le poing, on lui enjoint de dire ce qui se trouve au fond des abysses. Mais ici, la grenouille ne donne même pas le change ; elle se laisse étrangler en silence, elle devient pierre, argile ou minéral. Inerte. Elle tourne à la rigide substance originelle qui est celle du monde de la tombe.

Le métal vient de la terre, se disait-il en examinant l’objet. Il vient d’en dessous : de ce domaine qui est le plus bas, et le plus dense. Un monde de trolls, de cavernes, d’humidité, toujours plongé dans les ténèbres. Un monde yin, sous son aspect le plus mélancolique. Un monde de cadavres, de décomposition, de désagrégation. D’excréments. Tout ce qui est mort tombe là et se désagrège par couches. Le monde démoniaque, l’immuable ; le temps-qui-fut.

Et cependant, à la lumière du soleil, le triangle d’argent brillait. Il réfléchissait ses rayons. Feu, se dit Mr Tagomi. Un objet ni humide ni obscur. Ni lourd ni inerte, mais vibrant de vitalité. Le royaume d’en haut, l’incarnation du yang : l’empyrée, l’éther. Comme il convient à une œuvre d’art. Oui, c’est un travail d’artiste : il extrait la roche des ténèbres silencieuses du sol, il la transforme en cet objet brillant qui réfléchit la lumière du ciel.

Il a animé ce qui était mort. Le cadavre transformé en vision féerique ; le passé a cédé la place à l’avenir.

Lequel des deux es-tu ? demandait-il à la spirale d’argent. Le yin sombre et mort ou le yang brillant et vivant ? Dans sa main, la spirale d’argent dansait et l’aveuglait ; il loucha et ne vit plus que le jeu du feu.

Corps yin, âme yang. Le métal et le feu unifiés. L’extérieur et l’intérieur ; un microcosme dans le creux de ma main.

Quel est l’espace dont parle cet objet ? Ascension verticale. Vers le ciel. De quel temps ? Dans le monde de lumière de ce qui est changeant. Oui, cet objet a dégagé son principe : la lumière. Et mon attention est fixée. Je ne peux détourner les yeux. Je suis ensorcelé par cette surface brillante hypnotique et j’ai perdu tout contrôle. Je ne suis plus libre d’abandonner.

Maintenant, parle-moi, lui dit-il. Maintenant que tu m’as pris au piège. Je veux entendre ta voix sortir de cette lumière blanche aveuglante comme on s’attend seulement à le voir dans la seconde existence du Bardo Thödol. Mais il ne faut pas que je sois obligé d’attendre la mort, la libération de mon âme et sa quête d’une nouvelle enveloppe. Toutes les divinités terrifiantes et bénéfiques, nous les éviterons, de même que les lumières fumeuses. Et les couples en train de forniquer. Tout, à l’exception de cette lumière. Je suis prêt à la regarder sans crainte en face. Remarque, je ne bronche pas.

Je me sens entraîné par les vents brûlants du karma. Je reste cependant ici. Mon entraînement a été bien mené : je ne dois pas me dérober à la brillante lumière blanche, car, si je le faisais, je rentrerais dans le cycle de la naissance et de la mort, je ne connaîtrais jamais la liberté, je n’obtiendrais jamais de répit. Le voile de maya tomberait encore une fois si…

La lumière disparut.

Il ne tenait plus qu’un terne triangle d’argent. L’ombre avait intercepté le soleil. Mr Tagomi leva les yeux.

Grand, vêtu de bleu, un agent de police était à côté de son banc, il souriait.

— Hein ? dit Mr Tagomi en sursautant.

— J’étais en train de vous regarder vous amuser avec ce jeu de patience.

L’agent repartait sur le sentier.

— Jeu de patience, répéta Mr Tagomi. Ce n’est pas un jeu de patience.

— Ce n’est pas l’un de ces petits jeux de patience qu’il s’agit de démonter ? Mon gosse en a un tas comme ça. Certains sont très durs.

L’agent continua son chemin.

Tout gâché, se dit Mr Tagomi. Ma chance d’accéder au nirvâna. Partie. J’ai été interrompu par ce barbare blanc, ce Yankee du Néanderthal. Cet homme inférieur qui croit que je m’amuse à des jeux d’enfant.

Il se leva du banc et fit quelques pas d’une démarche incertaine. Je dois me calmer. Ces injures abominables racistes des basses classes, en jargon, ne sont pas dignes de moi.

Des passions incroyables n’apportant aucune rédemption se heurtent dans ma poitrine. Il traversa le parc. Continuer à marcher, se disait-il. La catharsis par le mouvement.

Il arriva à la lisière du parc. Trottoir, Kearny Street. Circulation intense et bruyante. Mr Tagomi s’arrêta au bord du trottoir.

Pas de vélos-taxis. Il suivit donc le trottoir, se mêlant à la foule. Jamais possible d’en avoir un quand on en a besoin.

Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Il s’arrêta, bouche bée, devant une chose hideuse qui se dressait à l’horizon. Comme une « chenille » de fête foraine. Un énorme édifice de métal et de ciment.

Mr Tagomi avisa un passant, un homme mince au costume fripé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il, l’index tendu.

— Affreux, n’est-ce pas ? dit l’homme avec un sourire narquois. C’est l’autoroute de l’Embarcadero. Il y a un tas de gens qui disent que ça gâche complètement la vue.

— Je ne l’avais jamais vu jusqu’ici, dit Mr Tagomi.

— Vous avez bien de la chance, dit l’homme en s’en allant.

Un rêve insensé, se disait Mr Tagomi. Il faut que je me réveille. Où sont les vélos-taxis aujourd’hui ? Il hâta le pas. Tout le panorama avait quelque chose de sombre ; d’enfumé, de funéraire. Une odeur de brûlé. Des immeubles gris et tristes, le trottoir où les gens allaient avec une précipitation particulière. Et toujours pas de vélo-taxi !

— Taxi ! criait-il en continuant à marcher aussi vite qu’il pouvait.

Sans espoir. Seulement des voitures et des autobus. Des voitures comme des pelles-mécaniques, aux formes bizarres. Il ne voulait pas les voir ; il gardait les yeux fixés droit devant lui. Il pensait : distorsion oculaire particulièrement grave. Perturbation de mon sens de l’espace. L’horizon basculait. C’était comme un astigmatisme mortel frappant sans avertissement.

Il lui fallait quelque répit. Devant lui, un restaurant crasseux. À l’intérieur, des Blancs seulement, en train de prendre leur repas. Mr Tagomi ouvrit les portes de bois. Parfum du café. Un juke-box grotesque hurlant dans un coin ; il fit une grimace et s’approcha du comptoir. Tous les tabourets étaient occupés par des Blancs. Mr Tagomi poussa une exclamation. Plusieurs Blancs levèrent la tête. Mais personne ne quitta sa place. Personne ne lui donna son tabouret. Ils se contentaient de continuer à manger.

— J’insiste ! dit Mr Tagomi à voix haute au Blanc le plus rapproché. (Il criait dans l’oreille de cet homme.)

Celui-ci posa sa tasse de café et dit :

— Fais gaffe, Tojo.

Mr Tagomi regardait les autres Blancs ; ils l’examinaient tous avec une expression d’hostilité. Mais personne ne bougeait.

L’existence Bardo Thödol, se disait Mr Tagomi. Les vents bouillants qui me poussent on ne sait où. C’est une vision… de quoi ? Est-ce que l’âme peut supporter cela ? Oui, le Livre des Morts nous y prépare ; après la mort nous avons une vision fugitive des autres, mais tout nous apparaît comme hostile. On reste isolé. Privé de secours quel que soit le côté vers lequel on se tourne. Le terrible voyage – et toujours les domaines de la souffrance, de la renaissance, prêts à recevoir l’esprit en fuite, démoralisé. Les tromperies.

Il s’éloigna en courant du comptoir. Les portes se refermèrent pivotant derrière lui ; une fois de plus il se trouvait sur le trottoir.

Où suis-je ? Hors de mon univers, de mon espace et de mon temps.

Le triangle d’argent m’a désorienté. J’ai quitté mes marécages et depuis je ne repose sur rien. C’est trop pour ce que je peux essayer de faire. Une leçon pour moi éternelle. On cherche un démenti à ses perceptions – pourquoi ? On peut donc errer complètement perdu, sans panneaux indicateurs ni guide ?

Cette situation hypnagogique. Faculté d’attention diminuée jusqu’à cet état de pénombre ; le monde extérieur prend un aspect purement symbolique, un aspect d’archétype totalement confus, fait d’éléments dépourvus de conscience. Caractéristique du somnambulisme engendré par l’hypnose. Il faut arrêter cette terrible glissade dans les ténèbres ; retrouver la concentration et restaurer ainsi le centre de l’ego.

Il fouilla dans ses poches à la recherche du triangle d’argent. Disparu. Laissé sur le banc dans le parc, avec la serviette. Catastrophe.

Tout courbé, il courut le long du trottoir, dans la direction du parc.

Les clochards somnolents le regardèrent, surpris, dévaler le sentier. Là, le banc. Et, appuyée contre le banc, la serviette. Pas trace du triangle d’argent. Il chercha. Oui. Tombé dans l’herbe ; en partie caché. Là où il l’avait jeté dans sa crise de rage.

Il se rassit, tout haletant.

Se concentrer à nouveau sur le triangle, se dit-il dès qu’il eut repris son souffle. L’examiner énergiquement et compter. À dix, faire un bruit qui fait sursauter. Erwache, par exemple.

Une rêverie hallucinatoire de fugue, se disait-il. Émulation des aspects plus nocifs de l’adolescence, plutôt que l’innocence clairvoyante et primitive de l’enfance authentique. Exactement ce que je mérite en tout cas.

Tout est de ma faute. Aucune intention de la part de Mr R. Childan ni de ses artisans ; mon avidité est seule à blâmer. On ne peut pas empêcher que les choses finissent par être compromises.

Il comptait lentement, à haute voix, puis il bondit sur ses pieds.

— Fichtrement stupide, dit-il d’une voix incisive.

Les brouillards se sont-ils dissipés ?

Il jeta un coup d’œil circulaire. L’aspect diffus subsistait, selon toute probabilité. C’était le moment d’apprécier le choix incisif du mot de saint Paul : vu obscurément à travers une glace ; ce n’est pas une métaphore, mais une allusion astucieuse à la distorsion optique. Au sens fondamental du mot, nous voyons vraiment comme les astigmates ; notre espace et notre temps sont des créations de notre propre psyché et, quand il y a défaillance momentanée… comme les troubles aigus de l’oreille moyenne… nous inclinons au mépris de notre centre de gravité, nous avons perdu tout sens de l’équilibre.

Il se rassit, mit la spirale d’argent dans la poche de sa veste, s’assit avec la serviette sur les genoux. Ce que je dois faire maintenant, se dit-il, c’est aller voir si cette construction malfaisante – comment l’homme l’a-t-il appelée… L’autoroute de l’Embarcadero… est toujours tangible.

Mais il avait peur.

Et cependant, se disait-il. Je ne peux pas me contenter de rester assis ici. J’ai du pain sur la planche, comme dit une vieille expression occidentale. Le travail doit être fait.

Dilemme.

Deux petits garçons chinois arrivaient en folâtrant bruyamment. Une bande de pigeons s’envola ; les garçons s’arrêtèrent.

— Dites donc, jeunes gens ! s’écria Mr Tagomi. (Il fouillait dans sa poche :) Venez par ici.

Les deux gosses approchèrent, sur leurs gardes.

— Voici une pièce. (Mr Tagomi leur lança une pièce ; ils se précipitèrent pour l’attraper.) Descendez jusqu’à Kearney Street et regardez s’il y a des vélos-taxis. Revenez me le dire.

— Vous nous donnerez une autre pièce ? dit l’un des garçons. Quand nous reviendrons ?

— Oui, dit Mr Tagomi. Mais dites-moi la vérité.

Les garçons partirent dans le sentier en courant.

S’il n’y en a pas, pensait Mr Tagomi, je serais bien avisé de me retirer dans un endroit bien clos et de me tuer. Il se cramponna à sa serviette. J’ai toujours l’arme ; aucune difficulté de ce côté.

Les gosses revenaient en courant.

— Si ! cria l’un d’eux. J’en ai compté six.

— J’en ai compté cinq, disait l’autre gosse, tout haletant.

— Vous êtes sûrs que c’étaient des vélos-taxis ? demanda Mr Tagomi. Vous avez vu distinctement les conducteurs pédaler ?

— Oui, monsieur, répondirent ensemble les deux garçons.

Il leur donna une pièce à chacun. Ils remercièrent et partirent en courant.

Retourner au bureau et au travail, se disait Mr Tagomi. Il se leva, cramponné à la poignée de sa serviette. Le devoir m’appelle. Encore une journée de travail de routine.

Il descendit encore une fois le sentier, jusqu’au trottoir.

— Taxi ! appela-t-il.

Un vélo-taxi se détacha du flot des voitures ; il vint s’arrêter le long du trottoir. La longue figure hâve du conducteur était luisante, sa poitrine se soulevait :

— Oui, monsieur.

— Conduisez-moi à l’immeuble du Nippon Times, dit Mr Tagomi.

Il escalada le siège et s’installa bien confortablement. Le conducteur partit au milieu des autres vélos-taxis et des voitures en pédalant furieusement.


Il était un peu moins de midi quand Mr Tagomi arriva au Nippon Times. Dans le hall, il demanda à une téléphoniste de le mettre en communication avec Mr Ramsey.

— Ici, Tagomi, dit-il quand il fut en ligne.

— Bonjour, monsieur. Me voici rassuré. Ne vous voyant pas, et éprouvant quelques appréhensions, j’ai téléphoné à votre domicile vers 10 heures, mais votre femme m’a dit que vous étiez parti pour une destination inconnue.

— Est-ce que cet affreux désordre a été déblayé ? demanda Mr Tagomi.

— Aucune trace.

— Absolument ?

— Ma parole, monsieur.

Satisfait, Mr Tagomi raccrocha et prit l’ascenseur.

Arrivé en haut, en entrant dans son bureau, il se livra à quelques investigations. Partout où son regard pouvait porter. Aucune trace, comme cela lui avait été promis. Il se sentit soulagé. Celui qui n’avait pas vu ne pouvait se douter de rien. L’historicité liée aux carreaux de nylon du sol…

Mr Ramsey le retrouva à l’intérieur.

— Votre courage, commença-t-il, fait l’objet d’un panégyrique dans le Times. Un article relatant…

Remarquant l’expression de physionomie de Mr Tagomi, il s’arrêta brusquement.

— Réponses à des questions urgentes, dit Mr Tagomi. Le général Tedeki ? C’est-à-dire Mr Yatabé ?

— Reparti en avion pour Tokyo dans le plus grand secret. On a tout fait pour dépister la meute.

Mr Ramsey croisa les doigts, pour symboliser leur espoir.

— Rendez-moi compte, s’il vous plaît, de ce qui s’est passé pour Mr Baynes.

— Je ne sais pas. Pendant votre absence, il a fait une brève apparition que l’on pourrait qualifier de furtive, mais il n’a rien dit. (Mr Ramsey hésitait :) Il est possible qu’il soit retourné en Allemagne.

— Il serait de loin préférable pour lui d’aller dans l’archipel métropolitain, dit Mr Tagomi, en se parlant plutôt à lui-même.

En tout cas, c’était avec le vieux général que l’affaire très importante dont il s’occupait était engagée. Et elle sort de ma compétence, se disait Mr Tagomi. Ma personne, mon bureau, ils en ont fait usage, ce qui était naturellement convenable et bien. J’étais leur… comment dit-on… leur couverture.

Je suis un masque, qui dissimule la réalité. Derrière moi, cachée, l’actualité fait son chemin, à l’abri des yeux indiscrets.

Étrange, se disait-il. Il est quelquefois vital de n’être qu’un front de carton, comme le carton d’une cible. Il y a un peu de satori là-dedans, si je pouvais seulement le saisir. Son but, dans un plan général destiné à créer l’illusion, ne peut être sondé. Loi de l’économie : rien ne se perd. Même l’irréel. Quel côté sublime dans le processus.

Miss Ephreikian, très agitée, fit son apparition.

— Mr Tagomi, c’est le standard qui m’envoie.

— Soyez calme, miss, dit Mr Tagomi. Le cours du temps nous presse, se dit-il.

— Monsieur, le consul d’Allemagne est ici. Il veut vous parler. (Son regard allait de Mr Ramsey à lui, et inversement ; son visage était d’une pâleur peu naturelle :) On dit qu’il était déjà dans la maison avant, on sait que vous…

Mr Tagomi lui fit signe de se taire.

— Mr Ramsey, rappelez-moi, voulez-vous, le nom de ce consul…

— Freiherr Hugo Reiss, monsieur.

— Maintenant je m’en souviens.

Bon, se disait-il, en définitive, Mr Childan m’a rendu service, en refusant de reprendre le revolver.

Il prit sa serviette, quitta son bureau et entra dans le couloir.

Il y avait là un blanc assez frêle, bien habillé. Des cheveux roux, coupés très court, des souliers de cuir noir, de fabrication européenne, l’allure raide. Un fume-cigarette efféminé en ivoire. Lui, sans aucun doute.

— Herr H. Reiss ? s’enquit Mr Tagomi.

L’Allemand s’inclina.

— Il est de fait, dit Mr Tagomi, que nous avons vous et moi traité des affaires par correspondance, par téléphone et ainsi de suite, mais que nous ne nous sommes jamais trouvés en présence l’un de l’autre.

— C’est un honneur pour moi, dit Herr Reiss en s’avançant vers lui. Même si l’on tient compte des circonstances qui sont déplorables et irritantes.

— Je me le demande, dit Mr Tagomi.

L’Allemand dressa un sourcil.

— Excusez-moi, dit Mr Tagomi. Mais je n’ai qu’une connaissance très imparfaite et très nébuleuse de ces circonstances et mes renseignements ne sont peut-être pas à jour. C’est la fragilité de cette argile dans laquelle nous sommes pétris, pourrait-on dire en manière de conclusion.

— Affreux, dit Herr Reiss en secouant la tête. La première fois que je…

— Avant de commencer vos lamentations, dit Mr Tagomi, laissez-moi parler.

— Certainement.

— J’ai, pour ma part, tué deux hommes de la S.D… dit Tagomi.

— La police de San Francisco m’a fait venir, dit Herr Reiss en répandant la fumée de sa cigarette à l’odeur désagréable. J’ai passé des heures à Kearny Street et à la morgue, j’ai lu d’un bout à l’autre les déclarations que les gens de chez vous ont faites aux enquêteurs de la police. Absolument épouvantable, du commencement à la fin.

Mr Tagomi ne disait rien.

— Cependant, continua Herr Reiss, rien n’est venu confirmer que ces gangsters aient eu un rapport quelconque avec le Reich. En ce qui me concerne, je considère l’ensemble de cette affaire comme absolument insensé. Je suis sûr que vous avez agi comme il convenait, Mr Tagori.

— Tagomi.

— Votre main, dit le consul en tendant la sienne. Serrons-nous la main pour sceller cet accord entre gentlemen : laissons tomber cette affaire. Tout particulièrement en cette période difficile où n’importe quelle publicité stupide peut jeter le trouble dans l’esprit de la populace ; elle ne peut être que préjudiciable aux intérêts de nos deux nations.

— Mais mon âme porte néanmoins le poids de la culpabilité, dit Mr Tagomi. Le sang n’est pas comme l’encre, rien ne peut en effacer les taches.

Le consul semblait embarrassé.

— J’aspire au pardon, dit Mr Tagomi. Cependant, vous ne pouvez pas me l’accorder. Personne ne peut, probablement. J’ai l’intention de lire le célèbre journal de ce prédicateur d’autrefois, dans le Massachusetts, Goodman C. Mather. Il traite, m’a-t-on dit, de la question de la culpabilité et du feu de l’enfer, de tout cela.

Le consul fumait sa cigarette très vite, sans cesser d’étudier attentivement Mr Tagomi.

— Permettez-moi de vous signaler, dit Mr Tagomi, que votre pays est sur le point de sombrer dans une abjection plus profonde que jamais. Vous connaissez l’Hexagramme des Abysses ? À titre privé, et non en qualité de représentant officiel du Japon, je vous déclare : j’en ai le cœur soulevé d’horreur. Il se prépare un bain de sang qui surpasse tout ce qu’on a connu. Et même maintenant vos efforts tendent à un gain égoïste dérisoire ou à atteindre un but du même ordre. Avoir le dessus sur la faction rivale, la S.D., hein ? Pendant que vous essayez de mettre une sale affaire sur les bras de Herr B. Kreuz vom Meere… (Il ne pouvait pas poursuivre. Sa poitrine était oppressée. Comme dans son enfance, se disait-il. Attaques d’asthme, quand il se mettait en colère contre la vieille.) Je suis souffrant, dit-il à Herr Reiss, qui avait posé sa cigarette à présent. C’est une maladie qui s’est développée pendant ces longues années mais qui est entrée dans sa phase aiguë le jour où j’ai entendu, sans rien pouvoir faire, retracer les incartades de vos chefs. De toute façon, du point de vue thérapeutique, aucune possibilité. De même en ce qui vous concerne, monsieur. Pour parler comme Goodman C. Mather, si je cite exactement : Repentez-vous !

— Cité exactement, réussit à dire le consul d’une voix étranglée par l’émotion.

En même temps, il approuvait d’un signe de tête et allumait une nouvelle cigarette de ses doigts tremblants.

Mr Ramsey reparut, sortant du bureau. Il portait une liasse de formulaires et de papiers. À Mr Tagomi qui restait là sans mot dire, à essayer de reprendre une respiration normale, il dit :

— Pendant qu’il est ici. Une affaire courante ayant un rapport avec ses fonctions.

D’un air pensif, Mr Tagomi prit les formulaires qu’on lui tendait. Il y jeta un coup d’œil. Formulaire 20-50. Requête transmise par l’intermédiaire du représentant du Reich aux États américains du Pacifique, le consul Freiherr Hugo Reiss réclamant un criminel actuellement détenu par le département de la police de San Francisco, un juif nommé Frank Frink, citoyen allemand – selon la loi allemande – à compter rétroactivement du mois de juin 1960. Pour être détenu préventivement selon la loi du Reich, etc. Il le parcourut une fois.

— Une plume, monsieur, dit Mr Ramsey. Ceci termine les affaires en cours avec le gouvernement allemand à la date de ce jour.

En tendant la plume à Mr Tagomi, il regardait le consul avec dégoût.

— Non, dit Mr Tagomi.

Il rendit à Mr Ramsey le formulaire 20-50. Puis il s’en ressaisit et griffonna en bas. À libérer. Direction de la Mission commerciale, agissant en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés, voir notamment protocole militaire de 1947. Tagomi. Il tendit un carbone au consul allemand, les autres exemplaires à Mr Ramsey avec l’original :

— Au revoir, Herr Reiss.

Et il s’inclina.

Le consul allemand s’inclina à son tour. Il prit à peine le temps de jeter un coup d’œil sur le papier.

— Traitez s’il vous plaît les affaires à venir par des intermédiaires tels que la poste, le téléphone, le télégraphe, dit Mr Tagomi. Pas personnellement.

— Vous me rendez responsable de conditions générales qui sortent des limites de ma juridiction, dit le consul.

— De la merde, dit Mr Tagomi. C’est exactement ce que je veux dire.

— Ce n’est pas de cette façon que les gens civilisés traitent les affaires, dit le consul. Vous donnez à cette histoire un caractère désagréable et vindicatif. Alors que ce ne devrait être qu’une simple formalité ne mettant pas en cause la personnalité de ceux qui s’y trouvent mêlés.

Il jeta sa cigarette sur le sol du couloir, fit demi-tour et s’en fut.

— Retirez cette affreuse cigarette puante, dit Mr Tagomi d’une voix faible.

Mais le consul avait déjà tourné le coin.

— Conduite en elle-même enfantine, dit Mr Tagomi en s’adressant à Mr Ramsey. Vous venez d’être témoin d’une manifestation répugnante de puérilité.

Il retourna dans son bureau d’une démarche incertaine. Il ne pouvait plus du tout respirer, à présent. Une douleur parcourait son bras gauche de haut en bas, tandis qu’une large main ouverte aplatissait et écrasait ses côtes. Ouf ! dit-il. Devant lui, il n’y avait plus de tapis, mais simplement une pluie d’étincelles rouges qui surgissaient.

Venez-moi en aide, Mr Ramsey, disait-il en lui-même. Mais aucun son. S’il vous plaît. Il tendit les mains, vacilla. Il n’y avait rien à saisir.

En tombant, il accrocha sa veste au triangle d’argent. Ça ne m’a pas sauvé, se dit-il. Ça ne m’a pas aidé. Tout cet effort.

Son corps heurta le sol. À quatre pattes, haletant, le nez sur le tapis. Mr Ramsey se précipitait, à deux doigts de crier. Garder l’équilibre, se disait Mr Tagomi. Il trouva le moyen de dire :

— J’ai une petite attaque cardiaque.

Plusieurs personnes s’affairaient à présent, on le transportait sur un divan.

— Restez bien calme, lui dit quelqu’un.

— Prévenez ma femme, s’il vous plaît, dit Mr Tagomi.

Il entendait maintenant l’ambulance. Un gémissement de sirène dans la rue. Une grande agitation. Des gens qui allaient et venaient. On mit sur lui une couverture, on lui ôta sa cravate, on desserra son col.

— Ça va mieux, maintenant, dit Mr Tagomi.

Il était confortablement étendu, il n’essayait pas de bouger. Sa carrière était terminée, de toute façon. Le consul ferait sans aucun doute du tapage en haut lieu. Il se plaindrait de son manque de courtoisie. Il avait peut-être le droit de le faire. En tout cas, le travail était fait. Ce qui m’incombait, autant que j’ai pu, se dit-il. S’en remettre à Tokyo et aux factions en Allemagne. La lutte me dépasse de toute façon.

J’ai cru qu’il ne s’agissait que de plastiques, se dit-il. Un important négociant en moules. L’oracle avait deviné et donné un indice, mais…

— Retirez-lui sa chemise, dit une voix.

Sans doute le médecin de l’immeuble. Un ton très autoritaire. Mr Tagomi sourit. C’est le ton qui fait tout.

Est-ce que ce pourrait être là la réponse ? Mr Tagomi se le demandait. Mystère de l’organisme humain, la connaissance de lui-même. C’était le moment de partir. Ou d’abandonner partiellement. Un but auquel il fallait adhérer.

Qu’avait dit l’Oracle en dernier lieu ? À sa demande dans le bureau, quand les deux cadavres étaient étendus. Soixante et un. Vérité intérieure. Les porcs et les poissons sont les moins intelligents de tous ; difficiles à convaincre. C’est moi. Le livre veut parler de moi. Je ne comprendrai jamais complètement ; c’est la nature de ce genre de créatures. Ou bien c’est cette Vérité intérieure, à présent, ce qui est en train de m’arriver ?

Je vais attendre. Je vais voir. Lequel des deux.

Peut-être les deux.


Ce soir-là, juste avant le repas du soir, un officier de police vint à la cellule de Frank Frink, déverrouilla la porte et lui dit d’aller prendre ses affaires au bureau.

Il ne tarda pas à se trouver sur le trottoir devant le poste de Kearny Street au milieu des nombreux passants qui se hâtaient, parmi les autobus et les voitures qui cornaient, et les conducteurs de vélos-taxis qui hurlaient. L’air était frais. Des ombres s’étendaient en longueur devant chaque maison. Frank Frink s’arrêta un instant, puis il se mit à suivre automatiquement un groupe de piétons qui traversaient la rue à un passage clouté.

Arrêté sans raison réelle, se disait-il. Sans but. Et ensuite, ils me laissent partir de la même façon.

Ils ne lui avaient rien dit ; ils lui avaient simplement rendu son sac de vêtements, son portefeuille, ses lunettes, ses affaires personnelles et s’étaient occupés de l’affaire suivante, un vieil ivrogne qu’on venait d’amener.

Miracle, se dit-il. Qu’ils m’aient laissé partir. Une sorte de coup de veine. En réalité je devrais me trouver à bord d’un avion à destination de l’Allemagne et d’un camp d’extermination.

Il ne pouvait toujours pas y croire. D’un côté comme de l’autre. L’arrestation, et maintenant cela. Irréel. Il errait devant les magasins, il enjambait les débris amenés là par le vent.

Une nouvelle vie, se disait-il. C’était comme naître une seconde fois. Diable, c’était cela. Vraiment.

Qui remercier ? Prier, peut-être ?

Qui prier ?

J’aimerais comprendre, continuait-il à se dire en déambulant le long des trottoirs encombrés de passants attardés dans la nuit, devant les enseignes au néon, les portes des bars de Grant Avenue qui laissaient échapper des bouffées de fracas. Je veux saisir. Il le faut.

Mais il savait qu’il ne saurait jamais.

Sois simplement heureux, se dit-il, et continue à marcher.

Telle était l’attitude qu’il prenait, mais une partie seulement de son esprit y adhérait. Et il retournait à Ed. Il faut que je retrouve mon chemin pour l’atelier et ensuite le sous-sol. Recommencer où j’en étais, faire de la joaillerie, employer mes mains. Travailler sans penser, sans lever les yeux ou tenter de comprendre. Je dois continuer à m’occuper. Je dois sortir des pièces.

D’un pâté de maisons à un autre, il allait en se hâtant à travers la ville qui s’obscurcissait. En faisant tout ce qu’il pouvait pour retourner aussi tôt que possible à l’endroit bien précis, compréhensible, où il était auparavant.

En arrivant, – il trouva Ed McCarthy installé devant l’établi, en train de dîner. Deux sandwiches, une thermos de thé, une banane, des gâteaux secs. Haletant, Frank Frink apparut dans l’embrasure de la porte.

Ed finit par l’entendre et se retourna.

— J’avais l’impression que vous étiez mort, dit-il.

Il mastiqua, avala progressivement, prit une autre bouchée.

Ed avait placé un petit radiateur électrique à côté de l’établi ; Ed s’en approcha et se courba en deux pour s’y chauffer les mains.

— C’est chic de vous voir revenu, dit Ed.

Il donna à Frank deux tapes dans le dos et retourna à son sandwich. Il n’ajouta pas un mot ; on n’entendait que le ronflement du radiateur soufflant et la mastication d’Ed.

Après avoir déposé son manteau sur une chaise, Frank rassembla une poignée de morceaux d’argent inachevés et les porta près de l’arbre. Il vissa sur la polisseuse un tampon de laine et apporta le tout près de l’arbre puis mit le moteur en marche ; il enduisit le tampon de produit, mit le masque pour se protéger les yeux, s’assit sur un tabouret et se mit en devoir de faire partir sur les pièces, les unes après les autres, les bavures laissées à la fonte.

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