5

Le coup de téléphone de Ray Calvin intrigua Wyndam-Matson. Il n’en comprenait absolument pas le sens, en partie à cause de la façon rapide que Calvin avait de parler mais aussi parce qu’au moment de la communication – 11 heures et demie du soir – Wyndam-Matson était en train de recevoir une dame dans son appartement de l’hôtel Muromachi.

— Voilà, mon ami, nous vous retournons la totalité de votre dernière expédition. J’ai déjà renvoyé de la marchandise avant cela, mais nous avons tout payé, à l’exception de la dernière expédition. Votre dernière facture est du 18 mai.

Naturellement, Wyndam-Matson voulut savoir pourquoi.

— Ce sont des copies dégueulasses, dit Calvin.

— Mais vous le saviez. (Il était ahuri.) Je veux dire, Ray, que vous avez toujours été au courant de la situation.

Il jeta un coup d’œil circulaire : la fille était sortie, elle se trouvait probablement dans le cabinet de toilette.

— Je savais, dit Calvin, que c’étaient des copies. Ce n’est pas de cela que je parle. Je fais allusion au fait qu’elles sont mauvaises. Écoutez, je me fiche pas mal qu’un des revolvers que vous m’avez envoyés n’ait pas été réellement utilisé pendant la guerre de Sécession ; tout ce qu’il me faut, c’est que ce soit un Colt 44 satisfaisant. Il faut qu’il réponde aux normes. Dites, vous savez qui est Robert Childan ?

— Oui.

Il avait un vague souvenir, sans pouvoir pour le moment situer l’homme ; quelqu’un d’important, en tout cas.

— Il était chez moi cet après-midi. Dans mon bureau. C’est de mon bureau que je vous appelle, ce n’est pas de chez moi ; nous sommes toujours sur l’affaire. De toute façon, il est arrivé et il a fait toute une histoire. Il était fou furieux, vraiment excité. L’un de ses gros clients, un amiral japonais, est venu ou a envoyé un aide de camp. Childan a parlé d’une commande de vingt mille dollars, mais il y a probablement là un peu d’exagération. En tout cas – et je n’ai aucune raison de mettre en doute cette partie de son récit – son Japonais est arrivé avec le désir d’acheter, il a pris en main l’un de ces Colts 44 que vous sortez, il a vu qu’il était faux, il a remis son argent dans sa poche et il est parti. Voilà. Qu’en dites-vous ?

Wyndam-Matson ne pouvait rien dire ni penser. Mais il songea sur-le-champ : c’est Frink et McCarthy. Ils avaient dit qu’ils feraient quelque chose, et c’est cela. Mais il ne pouvait pas imaginer ce qu’ils avaient fait ; il ne pouvait comprendre le sens du compte rendu de Calvin.

Il fut envahi par une sorte de crainte superstitieuse. Ces deux-là – comment avaient-ils pu truquer un article qui avait été fabriqué en février ? Il avait pensé qu’ils seraient allés trouver la police ou les journaux, ou même le gouvernement pinoc de Sacramento, et il avait naturellement pris ses précautions. Ahurissant. Il ne savait que dire à Calvin ; il marmonna des choses incompréhensibles, puis s’arrangea pour couper court à cette conversation et raccrocher.

C’est à ce moment-là qu’il se rendit compte, en sursautant, que Rita était sortie de la chambre et avait entendu toute la conversation ; elle ne portait sur elle qu’un petit slip de soie noire, elle arpentait la pièce dans un grand état de surexcitation, ses cheveux blonds tombant négligemment sur ses épaules nues ponctuées de taches de rousseur.

— Avertis la police, dit-elle.

Eh bien, se dit-il, cela coûterait probablement moins cher de leur offrir deux mille dollars, ou quelque chose comme cela. Ils l’accepteraient ; ils ne demandaient vraisemblablement pas autre chose. Des types comme ça, sans envergure, ne voient pas grand ; pour eux, ça leur paraîtrait beaucoup d’argent. Ils le mettraient dans leur nouvelle affaire, le perdraient et seraient de nouveau fauchés en moins d’un mois.

— Non, dit-il.

— Pourquoi non ? Le chantage est un crime.

C’était difficile de lui expliquer. Il était habitué à payer les gens ; cela faisait partie des frais généraux, comme les fournitures. Si la somme était suffisamment modeste… mais elle avait son idée. Il ruminait tout cela dans sa tête.

Je leur donnerai deux mille dollars, mais je prendrai également contact avec ce type que je connais au Centre Civique, cet inspecteur de police. Je lui demanderai de se renseigner sur Frink et McCarthy et de voir s’il n’y a rien qu’on puisse utiliser. Si bien que s’ils viennent essayer une seconde fois, je pourrai les tenir.

Par exemple, se disait-il, quelqu’un m’a raconté que Frink était youpin. Il a changé de nez et de nom. Je n’aurai qu’une chose à faire, c’est de le dire au consul d’Allemagne. Affaire banale. Il demandera son extradition aux autorités japonaises. Dès que le mec aura franchi la ligne de démarcation, il sera bon pour la chambre à gaz. Je pense qu’ils ont l’un de ces camps à New York. Avec four crématoire.

— Je suis étonnée, dit la fille, qu’on puisse faire chanter un homme de ton envergure.

Elle lui lança un coup d’œil.

— Je vais t’expliquer, dit-il. Toute cette histoire d’authenticité ne veut rien dire. Ces Japonais sont des cloches. Je le prouverai.

Il se leva, se précipita dans son bureau et revint avec deux briquets qu’il posa sur la table.

— Regarde ça. Ils ont l’air identiques, n’est-ce pas ? Eh bien, écoute ! Il y en a un qui a de l’historicité en lui. (Il lui fit une grimace.) Prends-les en main. Vas-y. L’un des deux vaut peut-être quarante ou cinquante mille dollars sur le marché des collectionneurs.

La fille prit les deux briquets avec précaution et se mit à les examiner.

— Tu ne sens donc pas ? dit-il sur le ton de la plaisanterie. L’historicité ?

— Qu’est-ce que c’est que ça, l’historicité ?

— On dit cela d’une chose qui contient quelque chose appartenant à l’Histoire. Écoute. L’un de ces briquets Zippo se trouvait dans la poche de Franklin D. Roosevelt quand il a été assassiné. Et l’autre n’y était pas. L’un a de l’historicité à un point terrible ! Autant qu’un objet a pu jamais en contenir. Et l’autre n’a rien. Tu le sens ? (Il lui donna un coup de coude.) Non ? Tu ne vois aucune différence. Il n’y a pas de « présence plasmique mystique » ni d’« aura » autour de cet objet ?

— Mon Dieu ! dit la fille avec un respect mêlé de crainte. C’est bien vrai ? Il avait l’un de ces briquets sur lui ce jour-là ?

— Sûrement. Et je sais lequel. Tu vois où je veux en venir ? Tout cela, c’est une vaste escroquerie ; ils se jouent la comédie à eux-mêmes. Je veux dire par là, un revolver s’est trouvé dans une bataille célèbre, l’Argonne, par exemple, et il est le même que s’il ne s’y était pas trouvé, à moins que tu ne le saches. Ça se passe là, dit-il en se touchant le front. Dans l’esprit, pas dans le revolver. J’ai été collectionneur autrefois. C’est comme ça d’ailleurs que je suis entré dans ce genre d’affaires. Je collectionnais les timbres. Les colonies britanniques de l’époque la plus ancienne.

La fille était à la fenêtre, les bras croisés ; elle regardait les lumières du centre de San Francisco.

— Papa et maman disaient toujours qu’on n’aurait pas perdu la guerre s’il avait vécu, dit-elle.

— D’accord. (Mais Wyndam-Matson suivait son idée :) Suppose maintenant que l’an dernier le gouvernement du Canada ou n’importe qui ait retrouvé les planches ayant servi à l’impression d’un vieux timbre. Et l’encre. Et un approvisionnement de…

— Je ne crois pas que ni l’un ni l’autre de ces deux briquets ait appartenu à Franklin Roosevelt, dit la fille.

— C’est là le point ! dit Wyndam-Matson avec un petit rire. Il faut que je te le prouve au moyen d’un document quelconque. Un papier établissant son authenticité. Et ainsi, tout est faux, une tromperie collective. Le papier prouve la valeur de l’objet, et non pas l’objet lui-même !

— Montre le papier.

— Bien sûr.

Il fit un bond et retourna dans son bureau. Il décrocha du mur un certificat encadré du Smithsonian Institute ; ce document ainsi que le briquet lui avaient coûté une fortune, mais ils valaient bien cela, parce qu’ils lui permettaient de prouver qu’il avait raison, que le mot « faux » ne signifiait rien, puisque le mot « authentique » ne signifiait rien non plus en réalité.

— Un Colt 44 est un Colt 44 ! criait-il à la fille en revenant au pas de course dans la pièce de séjour. Cela tient à son calibre et à sa forme, et non à sa date de fabrication. Cela tient à…

Elle tendait la main. Il lui remit le document.

— Ainsi, il est authentique, dit-elle enfin.

— Oui. Celui-ci, dit-il en prenant le briquet qui avait sur le côté une longue égratignure.

— Je crois que je préfère partir, dit la fille. On se reverra un de ces soirs.

Elle déposa le document et le briquet, alla vers la chambre où se trouvaient ses vêtements.

— Pourquoi ? s’écria-t-il tout énervé, en la suivant. Tu sais qu’il n’y a aucun risque ; ma femme ne rentrera pas avant plusieurs semaines. Je t’ai tout expliqué : un décollement de la rétine.

— Ce n’est pas pour cela.

— Pourquoi, alors ?

— Appelle-moi un vélo-taxi, s’il te plaît, dit Rita. Pendant que je m’habille.

— Je te reconduirai chez toi en voiture, dit-il d’un air renfrogné.

Elle s’habilla et, pendant qu’il allait lui chercher son manteau dans la penderie, elle se promena silencieusement dans l’appartement. Elle semblait pensive, distraite, un peu déprimée même. Le passé vous attriste, se disait-il en la regardant. Au diable ! Pourquoi a-t-il fallu que je remue tout cela ? Mais elle est si jeune… je croyais qu’elle connaissait à peine son nom.

Elle s’agenouilla près de la bibliothèque.

— As-tu lu ça ? demanda-t-elle en prenant un livre.

Il lança de ce côté un regard de myope. Une couverture en couleur. Un roman.

— Non, dit-il. C’est ma femme qui l’a acheté. Elle lit énormément.

— Tu devrais le lire.

Toujours très désappointé, il saisit le livre, y jeta un coup d’œil. La sauterelle pèse lourd.

— Est-ce que ce n’est pas l’un de ces livres interdits à Boston ? demanda-t-il.

— Interdit sur toute l’étendue des États-Unis. Et en Europe, naturellement.

Elle était arrivée à la porte et restait là, à attendre.

— J’ai entendu parler de ce Hawthorne Abendsen.

En réalité c’était faux. Tout ce qu’il pouvait se rappeler sur ce livre, c’était… mais quoi ? Qu’il était alors très populaire. Encore une manie. Un engouement collectif. Il se pencha et remit le livre sur l’étagère.

« Je n’ai pas le temps de lire de romans populaires. Je suis trop pris par mon travail. » Les secrétaires, se disait-il avec aigreur, lisent ce genre de trucs le soir, quand elles sont seules dans leur lit. Cela les stimule. Au lieu de la chose réelle. Dont elles ont peur, mais dont elles crèvent d’envie.

— Encore une de ces histoires d’amour, dit-il en ouvrant tristement la porte d’entrée.

— Non, dit-elle. C’est sur la guerre. (Tandis qu’ils traversaient le palier pour aller à l’ascenseur, elle dit :) Il pense comme eux. Comme papa et maman.

— Qui est cet Abbotson ?

— Il a une théorie. Si Joe Zangara avait manqué Roosevelt, celui-ci aurait sorti l’Amérique de la crise et il l’aurait armée de telle sorte…

Elle s’interrompit car ils étaient arrivés à l’ascenseur et il y avait des gens qui attendaient.

Un peu plus tard, tandis qu’ils roulaient dans la Mercedes-Benz de Wyndam-Matson au milieu de l’intense circulation nocturne, elle reprit :

— La théorie d’Abendsen est que Roosevelt aurait été un président terriblement énergique. Au même titre que Lincoln. Il l’a montré pendant l’année où il a été président, par les mesures qu’il a prises. Le livre est de la fiction. Je veux dire que c’est un roman par sa forme. Roosevelt n’est pas assassiné à Miami ; il achève son mandat, il est réélu en 1936, si bien qu’il est encore président jusqu’en 1940, au début de la guerre. Tu ne vois donc pas ? Il est encore président quand l’Allemagne attaque la France, l’Angleterre et la Pologne. Il voit tout cela. Il fait de l’Amérique un pays fort. Garner a été en réalité un président épouvantable. Une grande partie de ce qui est arrivé est de sa faute. Et alors, en 1940 au lieu de Bricker, c’est un démocrate qui aurait été élu.

— Tout cela selon cet Abelson, dit Wyndam-Matson en l’interrompant.

Il jeta un coup d’œil à la fille assise à ses côtés. Mon Dieu, elles lisent un livre et elles se mettent à faire des laïus à n’en plus finir.

— Sa théorie, c’est qu’au lieu d’un isolationniste comme Bricker, en 1940, après Roosevelt, c’est Rexford Tugwell qui aurait été élu président.

Son visage uni, éclairé par les lumières des voitures, brillait d’animation ; ses yeux se dilataient et elle faisait de grands gestes.

— Et il aurait poursuivi avec beaucoup d’énergie la politique antinazie de Roosevelt. Si bien que l’Allemagne aurait eu peur de se porter au secours du Japon en 1941. Elle n’aurait pas honoré leur traité. Tu vois ? (Elle se tourna vers lui, lui empoigna l’épaule, pleine de son sujet :) Et ainsi l’Allemagne et le Japon auraient perdu la guerre !

Il se mit à rire.

Elle le fixait, elle essayait de sonder son visage – il ne pouvait pas dire ce qu’elle y cherchait et d’ailleurs il devait s’occuper des autres voitures. Puis elle dit :

— Ça n’a rien de drôle. Cela aurait très bien pu se passer comme cela. Les États-Unis auraient été capables de flanquer la pile aux Japonais. Et…

— Comment ? dit-il en l’interrompant.

— Ça, il le laisse de côté. (Elle resta un moment sans rien dire.) Ce livre a la forme d’une fiction, reprit-elle. Bien entendu il y a beaucoup de passages de pure imagination ; je veux dire, c’est fait pour distraire, sinon les gens ne le liraient pas. Il y a un thème intéressant au point de vue humain. Deux jeunes gens. Lui est dans l’armée américaine. La fille… Bon, en tout cas le président Tugwell est réellement fort. Il comprend ce que les Japonais sont sur le point de faire. (Elle ajouta, d’un air inquiet :) C’est très bien de parler de cela. Les Japonais ont laissé le livre circuler dans le Pacifique. J’ai entendu dire qu’ils étaient nombreux à le lire. Il est très populaire dans l’archipel nippon. Il a provoqué énormément de discussions.

— Écoute, dit Wyndam-Matson, qu’est-ce qu’il dit à propos de Pearl Harbor ?

— Le président Tugwell est si malin qu’il a fait sortir tous les bateaux en haute mer. Si bien que la flotte américaine n’est pas détruite.

— Je vois. Il n’y a donc pas en réalité de Pearl Harbor. Ils attaquent mais ils ne touchent que quelques petits bateaux.

— Et ce livre s’appelle « La sauterelle quelque chose » ?

— La sauterelle pèse lourd. C’est une citation de la Bible.

— Et le Japon est battu parce qu’il n’y a pas eu Pearl Harbor. Écoute-moi bien : le Japon aurait été victorieux en tout état de cause. Même sans Pearl Harbor.

— Dans le livre, la flotte américaine les empêche de s’emparer des Philippines et de l’Australie.

— Ils les auraient prises de toute façon ; leur flotte était supérieure. Je connais assez bien les Japonais et c’était leur destin d’assurer leur suprématie sur le Pacifique. Depuis la Première Guerre mondiale, les États-Unis étaient sur le déclin. Dans cette guerre, tous les pays qui se sont trouvés du côté des Alliés se sont vus ruinés, moralement et spirituellement.

— Et si les Allemands n’avaient pas pris Malte, dit la fille avec entêtement, Churchill serait resté au pouvoir et aurait conduit l’Angleterre à la victoire.

— Comment ? Où ça ?

— En Afrique du Nord. Churchill aurait fini par triompher de Rommel.

Wyndam-Matson s’esclaffa.

— Et après avoir vaincu Rommel, les Britanniques auraient pu envoyer toute leur armée à travers la Turquie à la rencontre des restes des armées russes et stabiliser la situation. Dans le livre, ils arrêtent l’avance allemande vers l’est près d’une ville russe sur la Volga. Je n’ai jamais entendu parler de cette ville, mais elle existe vraiment, j’ai regardé dans l’atlas.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Stalingrad. C’est là que les Britanniques renversent la situation. Dans le livre, Rommel n’aurait jamais opéré sa jonction avec les armées allemandes venant de Russie, celles que commandait von Paulus. Tu te rappelles ? Et les Allemands n’auraient jamais été capables d’aller dans le Moyen-Orient chercher ce pétrole dont ils avaient tellement besoin ou en Inde pour faire, comme ils y ont réussi, leur jonction avec les Japonais. Et…

— Il n’y a pas au monde de stratégie qui aurait pu provoquer la défaite d’Erwin Rommel, dit Wyndam-Matson. Et aucun événement tel que ceux dont rêve ce type, cette ville de Russie héroïquement baptisée « Stalingrad », aucune action pour la défendre n’aurait pu faire mieux que de retarder le dénouement ; rien n’aurait été changé. Écoute-moi. J’ai rencontré Rommel. En 1948, à New York, où je me trouvais pour affaires. (En réalité il avait simplement vu le gouverneur militaire des États-Unis à une réception à la Maison-Blanche, et encore, à distance.) Quel homme ! Quelle dignité ! Quel port ! Je sais donc de quoi je parle, dit-il pour conclure.

— Cela a été une chose affreuse, dit Rita, quand le général Rommel a été relevé de son commandement et remplacé par cet affreux Lammers. C’est alors que ces assassinats ont commencé et que ces camps de concentration ont été créés.

— Ils existaient déjà du temps où Rommel était gouverneur militaire.

— Mais… (Elle fit un geste.) Ça n’était pas officiel. Peut-être ces gangsters de SS faisaient-ils des choses de ce genre, mais lui n’était pas comme les autres. Il ressemblait davantage aux Prussiens de l’ancienne école. Il était dur…

— Je vais te dire qui a fait réellement du bon travail aux États-Unis, dit Wyndam-Matson, qui tu peux considérer comme l’auteur de la renaissance économique du pays. Albert Speer. Ce n’est ni Rommel ni l’organisation Todt. La nomination de Speer est la meilleure que le Parti ait faite en Amérique du Nord. Toutes ces affaires, ces corporations, ces usines – tout – il les a fait fonctionner de nouveau, sur la base de l’efficacité. Je voudrais que nous ayons eu la même chose ici – tandis que nous avons cinq équipes en compétition dans chaque champ d’activité, d’où un terrible gaspillage.

Il n’y a rien de plus idiot que la concurrence économique.

— Je n’aurais pas pu vivre, dit Rita, dans ces camps de travail, ces dortoirs qu’ils ont dans l’Est. J’ai une amie qui habitait par là. On censurait son courrier. Elle n’a pu me le raconter qu’après être revenue de ce côté. Elles devaient se lever à 6 heures et demie pour jouer dans un orchestre !

— Tu t’y serais habituée. Tu aurais eu un logement propre, une nourriture convenable, des récréations, des soins médicaux. Que veux-tu de plus ? Une bouillotte dans ton lit ?

Dans le brouillard frais de la nuit de San Francisco, la grosse voiture allemande glissait silencieusement.


Mr Tagomi était assis par terre, les jambes repliées sous lui. Il tenait une petite tasse sans anses de thé colong sur lequel il soufflait de temps à autre, en souriant à Mr Baynes.

— Vous habitez un ravissant endroit, dit alors Baynes. Quelle paix on trouve sur cette côte du Pacifique. C’est tout à fait différent de… là-bas. (Il ne précisa pas.)

— Dieu s’adresse à l’homme sous le signe du Réveil, murmura Mr Tagomi.

— Pardon ?

— L’oracle. Excusez-moi. La réaction du cortex à l’égard de celui qui recherche l’argent.

Rêvasserie, se disait Baynes. C’est dans cette langue qu’il s’exprime. Il se sourit à lui-même.

— Nous sommes absurdes, dit Mr Tagomi, parce que nous vivons d’après un livre vieux de cinq mille ans. Nous lui posons des questions comme s’il était vivant. Il est vivant. Comme la Bible des Chrétiens ; bien des livres sont réellement vivants. Et non pas pour parler par métaphores. L’esprit les anime. Vous ne voyez pas ?

Il cherchait une réaction sur le visage de Mr Baynes. En s’exprimant avec beaucoup de précaution, Baynes dit :

— Je… n’en sais pas assez sur le chapitre de la religion. C’est en dehors de mon domaine. Je préfère m’en tenir aux sujets dans lesquels j’ai quelque compétence.

À vrai dire, il ne savait pas exactement de quoi Mr Tagomi parlait. Je dois être fatigué, se disait Mr Baynes. Depuis que je suis arrivé ici ce soir, il y a une sorte de… nanisme qui règne partout. Tout semble plus petit qu’il n’est naturel, avec un petit côté bouffon. Quel est ce livre vieux de cinq mille ans ? La montre de Mickey Mouse, Mr Tagomi lui-même, la tasse fragile dans les mains de Mr Tagomi… et sur le mur en face de Mr Baynes, une énorme tête de bison, affreuse et menaçante.

— Qu’est-ce que c’est que cette tête ? demanda-t-il soudain.

— Cela, dit Mr Tagomi, c’est simplement l’animal qui assurait la subsistance des populations autochtones dans les époques lointaines.

— Je vois.

— Voulez-vous que je vous démontre l’art de la mise à mort du bison ?

Mr Tagomi déposa sa tasse sur la table et se leva. Chez lui, le soir, il portait une robe de soie, des pantoufles, et une cravate blanche :

— Je suis sur mon cheval aux jarrets d’acier. (Il s’assit sur ses talons.) En travers de ma selle, ma fidèle carabine Winchester modèle 1866 sortie de ma collection. (Il jeta un coup d’œil interrogateur à Mr Baynes.) Vous êtes fatigué par le voyage, monsieur.

— Je le crains, dit Baynes. Tout cela est un peu accablant pour moi. Une quantité de soucis d’affaires…

Et des soucis d’un autre ordre, se disait-il. Il avait mal à la tête. Il se demandait si les excellents antalgiques I. G. Farben pouvaient se trouver sur la côte du Pacifique ; il s’y était habitué pour calmer ses maux de tête provenant d’une sinusite.

— Il faut bien que nous ayons tous foi en quelque chose, dit Mr Tagomi. Nous ne pouvons connaître les réponses. Nous ne pouvons voir l’avenir par nous-mêmes.

Mr Baynes approuva.

— Ma femme doit avoir quelque chose pour votre tête, reprit Mr Tagomi en le voyant ôter ses lunettes et se frictionner le front Ce sont les muscles de l’œil qui sont à l’origine de la douleur. Excusez-moi.

En s’inclinant, il quitta la pièce.

Ce qu’il me faudrait, c’est du sommeil, se disait Baynes. Une nuit de repos. Ou bien est-ce parce que je ne suis pas à la hauteur de la situation ? Je me contracte parce qu’elle est difficile.

Mr Tagomi revint avec une espèce de pilule et un verre d’eau et Mr Baynes lui dit :

— Je crois qu’il faut vraiment que je vous souhaite le bonsoir et que je regagne ma chambre d’hôtel. Mais je veux d’abord trouver quelque chose. Nous pourrons en discuter plus avant demain, si cela vous convient. Est-ce que vous avez entendu parler de quelqu’un qui assisterait en tiers à nos discussions ?

Le visage de Mr Tagomi exprima la surprise pendant un instant ; puis cela se dissipa et il prit un air détaché.

— Rien n’a été dit dans ce sens. Cependant… c’est intéressant, bien entendu.

— Quelqu’un qui vient de l’archipel nippon.

— Ah ! dit Mr Tagomi.

Et cette fois il ne laissa paraître aucune surprise. Il exerçait un contrôle absolu sur ses réactions.

— Un homme d’affaires retiré assez âgé, dit Mr Baynes, qui voyage par bateau. Il est maintenant en route depuis deux semaines. Il a des idées préconçues à l’égard des voyages aériens.

— L’étrange vieux monsieur, dit Mr Tagomi.

— Il se tient informé des marchés dans l’archipel, par les affaires auxquelles il s’intéresse. Il sera en mesure de nous donner des renseignements. De toute façon, il venait en vacances à San Francisco. Ce n’est pas tellement important.

— Oui, dit Mr Tagomi. Il peut redresser certaines de nos erreurs concernant notre marché national. Voilà deux ans que je suis parti du Japon.

— Ne voulez-vous pas me donner cette pilule ?

Mr Tagomi eut un sursaut, baissa les yeux et s’aperçut qu’il avait toujours la pilule et le verre à la main.

— Excusez-moi. Ce produit est très actif. De la zaracaïne. Il est fabriqué par un laboratoire de spécialités pharmaceutiques dans le district de la Chine. (Il le lui tendit dans sa paume ouverte en ajoutant :) Pas d’accoutumance.

— Ce vieux monsieur, dit Mr Baynes en se préparant à avaler la pilule, entrera probablement directement en rapport avec votre Mission commerciale. Je vais vous écrire son nom pour que l’on sache chez vous qu’il ne faut pas le refouler. Je ne le connais pas, mais je crois savoir qu’il est légèrement sourd et un peu excentrique. Nous voulons être sûrs qu’il ne sera pas froissé dans ses susceptibilités. (Mr Tagomi semblait comprendre.) Il adore les rhododendrons. Il sera heureux si vous pouvez trouver quelqu’un qui puisse en parler avec lui pendant environ une demi-heure, tandis que nous arrangerons notre réunion. Je vais vous écrire son nom.

Il avala sa pilule, sortit son stylographe et se mit à écrire.

— Mr Shinjiro Yatabé, lut Mr Tagomi en prenant le morceau de papier, qu’il rangea soigneusement dans son carnet.

— Encore un détail.

Mr Tagomi saisit lentement sa tasse par le bord et écouta.

— Une question délicate. Ce vieux monsieur… c’est embarrassant. Il a près de quatre-vingts ans. Vers la fin de sa carrière, certaines de ses opérations n’ont pas été heureuses. Vous voyez ?

— Il n’est plus très à son aise, dit Mr Tagomi. Et peut-être bénéficie-t-il d’une pension.

— C’est cela. Et cette pension est lamentablement réduite. C’est pourquoi il l’arrondit çà et là.

— C’est une violation de quelque règlement d’importance secondaire, dit Mr Tagomi. Le gouvernement de la métropole et ses bureaucrates. Je saisis la situation. Le vieux monsieur reçoit des honoraires pour la consultation qu’il nous donne, et il n’en parle pas à son organisme de pensions. Nous ne devons donc pas parler de sa visite. Ils ne sauront qu’une chose, c’est qu’il est en vacances.

— Vous êtes subtil, dit Mr Baynes.

— Cette situation s’est déjà présentée, dit Mr Tagomi. Dans notre société, nous n’avons pas résolu le problème des gens âgés, qui sont en nombre de plus en plus grand à mesure que la médecine se perfectionne. La Chine a raison d’apprendre à honorer les gens âgés. Cependant les Allemands font de notre négligence quelque chose qui ressemble à une vertu. Je crois comprendre qu’ils mettent les vieux à mort.

— Les Allemands, murmura Baynes qui recommençait à se frotter le front.

Est-ce que la pilule lui faisait de l’effet ? Il se sentait un peu étourdi.

— Comme vous êtes Scandinave, vous avez sans doute de nombreux contacts avec l’Europe Festung. Par exemple, vous avez embarqué à Tempelhof. Peut-on adopter une pareille attitude ? Vous êtes neutre. Donnez-moi votre opinion, si vous le voulez bien.

— Je ne comprends pas de quelle attitude vous voulez parler, dit Mr Baynes.

— À l’égard des vieux, des malades, des faibles, des aliénés, des inutiles de toutes catégories. « À quoi sert un nouveau-né ? » a demandé à juste titre un philosophe anglo-saxon. J’ai appris cette phrase par cœur et je me la suis souvent répétée. Monsieur, un nouveau-né ne sert à rien. En général.

Mr Baynes fit entendre un son qui pouvait vouloir dire n’importe quoi ; un petit grognement poli qui n’engage à rien.

— N’est-il pas exact, dit Mr Tagomi, qu’aucun homme ne doit être l’instrument des besoins d’un autre ? (Il se pencha en avant pour insister.) S’il vous plaît, donnez-moi votre opinion de neutre Scandinave.

— Je ne sais pas, répondit Mr Baynes.

— Pendant la guerre, dit Mr Tagomi, j’occupais un poste subalterne dans le District de la Chine. À Shanghai. Là, à Hankéou, il y avait un camp de Juifs internés pour la durée de la guerre par le gouvernement impérial. Le Secours juif les faisait vivre. Le ministre nazi à Shanghai nous a demandé de les massacrer. Je me rappelle la réponse de mes supérieurs. Elle était ainsi conçue : « Pareille demande est en désaccord avec les considérations humanitaires. » Ils ont rejeté la requête comme étant barbare. Cela m’a impressionné.

— Je vois, murmura Mr Baynes.

Essaie-t-il de me faire parler ? se demandait-il. Maintenant il se sentait alerte. Il semblait recouvrer ses esprits.

— Les Juifs, dit Mr Tagomi, ont toujours été présentés par les Nazis comme des Asiates, et des non-blancs. Monsieur, cette insinuation n’a jamais été perdue de vue par les personnalités japonaises, même celles qui appartenaient au cabinet de Guerre. Je n’ai jamais discuté de cette question avec les citoyens du Reich que j’ai rencontrés…

— Eh bien, je ne suis pas allemand, dit Mr Baynes en l’interrompant. Je peux donc difficilement parler de l’Allemagne. (Il se leva et se dirigea vers la porte.) Je reprendrai la discussion avec vous demain. Veuillez m’excuser. Je ne peux pas rassembler mes pensées.

Cependant, c’était un fait, ses idées étaient à présent devenues tout à fait claires. Il faut que je sorte d’ici, constatait-il. Cet homme est en train de me pousser trop loin.

— Excusez-moi la stupidité du fanatisme, dit Mr Tagomi en allant aussitôt ouvrir la porte. Les considérations philosophiques m’ont rendu aveugle à l’égard du fait humain réel.

Il dit à haute voix quelques mots en japonais, et la porte d’entrée s’ouvrit. Apparut un jeune Japonais, qui s’inclina légèrement en regardant Mr Baynes.

Mon chauffeur, se dit celui-ci.

Peut-être mes remarques donquichottesques pendant le voyage par la Lufthansa, se dit-il soudain. À ce… quel que soit son nom. Lotze. Il a été trouver les Japonais ici, d’une façon ou d’une autre. Il y a certainement un rapport.

Je préférerais ne pas avoir dit cela à Lotze, se disait-il. Je le regrette. Mais il est trop tard.

Je ne suis pas la personne qu’il fallait. Pas du tout. Pas pour faire cela.

Puis il se dit : Un Suédois dirait bien cela à Lotze. C’est très bien. Rien n’a mal tourné ; je deviens exagérément scrupuleux. Je transporte les habitudes de ma situation antérieure dans celle-ci. En réalité je peux parler abondamment à cœur ouvert. C’est cela la situation à laquelle je dois m’adapter.

Et cependant, sa mise en condition allait absolument à l’encontre de cette attitude. Le sang qui coulait dans ses veines. Ses os, ses organes se révoltaient. Ouvre la bouche, se disait-il. Quelque chose. N’importe quoi. Une opinion. Tu dois le faire s’il faut que tu réussisses.

— Peut-être sont-ils conduits par quelque archétype subconscient désespéré, dit-il. Dans le sens jungien.

— J’ai lu Jung, dit Mr Tagomi en acquiesçant. Je comprends.

Ils se serrèrent la main.

— Je vous téléphonerai demain matin, dit Mr Baynes. Bonne nuit, monsieur.

Il s’inclina, et Mr Tagomi fit de même.

Le jeune Japonais souriant s’avança et dit à Mr Baynes quelque chose que celui-ci ne saisit pas.

— Hein ? dit Baynes en prenant son manteau et en s’avançant vers le porche.

— Il s’est adressé à vous en suédois, monsieur, dit Mr Tagomi. Il a suivi des cours à l’Université de Tokio sur la guerre de Trente Ans et il est fasciné par votre grand héros, Gustav Adolph. (Mr Tagomi fit un sourire qui exprimait la sympathie :) Cependant, il est clair que ses tentatives pour s’assimiler une langue aussi lointaine de la nôtre se sont révélées vaines. Il utilise sans aucun doute des cours enregistrés sur disques ; il est étudiant et ces leçons, qui sont peu coûteuses, sont très populaires parmi ses camarades.

Le jeune Japonais qui ne comprenait manifestement pas l’anglais s’inclina en souriant.

— Je vois, murmura Baynes. Bon, je lui souhaite bonne chance.

J’ai moi aussi mes problèmes linguistiques, se dit-il. Évidemment.

Doux Seigneur – en le conduisant à son hôtel, le jeune étudiant japonais allait sans doute essayer, pendant toute la durée du trajet, de converser avec lui en suédois. Une langue que Mr Baynes comprenait à peine, et seulement quand elle était parlée de la manière la plus correcte et conventionnelle, et certainement pas quand elle était baragouinée par un jeune Japonais qui essayait de l’apprendre avec des disques.

Il n’arrivera jamais à se faire comprendre, se disait Mr Baynes. Et il continuera parce que c’est sa chance ; il ne verra peut-être plus jamais de Suédois. Mr Baynes gémissait intérieurement. Quel supplice cela allait être – pour eux deux.

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