II

M. Francisque Sarcey, qui est l'autorité la plus compétente en la matière, a bien voulu répondre aux pages qu'on vient de lire. Il n'est point de mon avis, naturellement. M. Sarcey se contente de juger les oeuvres au jour le jour, sans s'inquiéter de l'ensemble de la production contemporaine, constatant simplement le succès ou l'insuccès, en donnant les raisons tirées de ce qu'il croit être la science absolue du théâtre. Je suis, au contraire, un philosophe esthéticien que passionne le spectacle des évolutions littéraires, qui se soucie peu au fond de la pièce jouée, presque toujours médiocre, et qui la regarde comme une indication plus ou moins nette d'une époque et d'un tempérament; en outre, je ne crois pas du tout à une science absolue, j'estime que tout peut se réaliser, au théâtre comme ailleurs. De là, nos divergences. Mais je suis bien tranquille, M. Sarcey se flatte d'apprendre chaque jour et de se laisser convaincre par les faits. Il sera convaincu par le fait naturaliste comme il vient de l'être par le fait romantique, sur le tard.

La question des décors et des accessoires est un excellent terrain, circonscrit et nettement délimité, pour y porter l'étude des conventions au théâtre. En somme, les conventions sont la grosse affaire. On me dit que les conventions sont éternelles, qu'on ne supprimera jamais la rampe, qu'il y aura toujours des coulisses peintes, que les heures à la scène seront comptées comme des minutes, que les salons où se passent les pièces n'auront que trois murs. Eh! oui, cela est certain. Il est même un peu puéril de donner de tels arguments. Cela me rappelle un peintre classique, disant de Courbet: «Eh bien! quoi? qu'a-t-il inventé? est-ce que ses figures n'ont pas un nez, une bouche et deux yeux comme les miennes?»

Je veux faire entendre qu'il y a, dans tout art, un fond matériel qui est fatal. Quand on fait du théâtre, on ne fait pas de la chimie. Il faut donc un théâtre, organisé comme les théâtres de l'époque où l'on vit, avec le plus ou le moins de perfectionnement du matériel employé. Il serait absurde de croire qu'on pourra transporter la nature telle quelle sur les planches, planter de vrais arbres, avoir de vraies maisons, éclairées par de vrais soleils. Dès lors, les conventions s'imposent, il faut accepter des illusions plus ou moins parfaites, à la place des réalités. Mais cela est tellement hors de discussion, qu'il est inutile d'en parler. C'est le fond même de l'art humain, sans lequel il n'y a pas de production possible. On ne chicane pas au peintre ses couleurs, au romancier son encre et son papier, à l'auteur dramatique sa rampe et ses pendules qui ne marchent pas.

Seulement, prenons une comparaison. Qu'on lise par exemple un roman de mademoiselle de Scudéri et un roman de Balzac. Le papier et l'encre leur sont tolérés à tous deux; on passe sur cette infirmité de la création humaine. Or, avec les mêmes outils, mademoiselle de Scudéri va créer des marionnettes, tandis que Balzac créera des personnages en chair et en os. D'abord, il y a la question de talent; mais il y a aussi la question d'époque littéraire. L'observation, l'étude de la nature est devenue aujourd'hui une méthode qui était à peu près inconnue au dix-septième siècle. On voit donc ici la convention tournée, comme masquée par la puissance de la vérité des peintures.

Les conventions ne font que changer; c'est encore possible. Nous ne pouvons pas créer de toutes pièces des êtres vivants, des mondes tirant tout d'eux-mêmes. La matière que nous employons est morte, et nous ne saurions lui souffler qu'une vie factice. Mais que de degrés dans cette vie factice, depuis la grossière imitation qui ne trompe personne, jusqu'à la reproduction presque parfaite qui fait crier au miracle! Affaire de génie, dira-t-on: sans doute, mais aussi, je le répète, affaire de siècle. L'idée de la vie dans les arts est toute moderne. Nous sommes emportés malgré nous vers la passion du vrai et du réel. Cela est indéniable, et il serait aisé de prouver par des exemples que le mouvement grandit tous les jours. Croit-on arrêter ce mouvement, en faisant remarquer que les conventions subsistent et se déplacent? Eh! c'est justement parce qu'il y a des conventions, des barrières entre la vérité absolue et nous, que nous luttons pour arriver le plus près possible de la vérité, et qu'on assiste à ce prodigieux spectacle de la création humaine dans les arts. En somme, une oeuvre n'est qu'une bataille livrée aux conventions, et l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle sort plus victorieuse du combat.

Le fond de ceci est que, comme toujours, on s'en tient à la lettre. Je parle contre les conventions, contre les barrières qui nous séparent du vrai absolu; tout de suite on prétend que je veux supprimer les conventions, que je me fais fort d'être le bon Dieu. Hélas! je ne le puis. Peut-être serait-il plus simple de comprendre que je ne demande en somme à l'art que ce qu'il est capable de donner. Il est entendu que la nature toute nue est impossible a la scène. Seulement, nous voyons à cette heure, dans le roman, où l'on en est arrivé par l'analyse exacte des lieux et des êtres. J'ai nommé Balzac qui, tout en conservant les moyens artificiels de la publication en volumes, a su créer un monde dont les personnages vivent dans les mémoires comme des personnages réels. Eh bien! je me demande chaque jour si une pareille évolution n'est pas possible au théâtre, si un auteur ne saura pas tourner les conventions scéniques, de façon à les modifier et à les utiliser pour porter sur la scène une plus grande intensité de vie. Tel est, au fond, l'esprit de toute la campagne que je fais dans ces études.

Et, certes, je n'espère pas changer rien à ce qui doit être. Je me donne le simple plaisir de prévoir un mouvement, quitte à me tromper. Je suis persuadé qu'on ne détermine pas à sa guise un mouvement au théâtre. C'est l'époque même, ce sont les moeurs, les tendances des esprits, la marche de toutes les connaissances humaines, qui transforment l'art dramatique, comme les autres arts. Il me semble impossible que nos sciences, notre nouvelle méthode d'analyse, notre roman, notre peinture, aient marché dans un sens nettement réaliste, et que notre théâtre reste seul, immobile, figé dans les traditions. Je dis cela, parce que je crois que cela est logique et raisonnable. Les faits me donneront tort ou raison.

Il est donc bien entendu que je ne suis pas assez peu pratique pour exiger la copie textuelle de la nature. Je constate uniquement que la tendance paraît être, dans les décors et les accessoires, à se rapprocher de la nature le plus possible; et je constate cela comme un symptôme du naturalisme au théâtre. De plus, je m'en réjouis. Mais j'avoue volontiers que, lorsque je me montre enchanté du cerisier de l'Ami Fritz et du cercle du Club, je me laisse aller au plaisir de trouver des arguments. Il me faut bien des arguments: je les prends où ils se présentent; je les exagère même un peu, ce qui est naturel. Je sais parfaitement que le cerisier vrai où monte Suzel est en bois et en carton, que le cercle où l'on joue, dans le Club, n'est, en somme, qu'une habile tricherie. Seulement, on ne saurait nier, d'autre part, qu'il n'y a pas des cerisiers ni des cercles pareils dans Scribe, que ce souci minutieux d'une illusion plus grande est tout nouveau. De là à constater au théâtre le mouvement qui s'est produit dans le roman, il n'y a qu'une déduction logique. Les aveugles seuls, selon moi, peuvent nier la transformation dramatique à laquelle nous assistons. Cela commence par les décors et les accessoires; cela finira par les personnages.

Remarquez que les grands décors, avec des trucs et des complications destinés à frapper le public, me laissent singulièrement froid. Il y a des effets impossibles à rendre: une inondation par exemple, une bataille, une maison qui s'écroule. Ou bien, si l'on arrivait à reproduire de pareils tableaux, je serais assez d'avis qu'on coupât le dialogue. Cela est un art tout particulier, qui regarde le peindre décorateur et le machiniste. Sur cette pente, d'ailleurs, on irait vite à l'exhibition, au plaisir grossier des yeux. Pourtant, en mettant les trucs de côté, il serait très intéressant d'encadrer un drame dans de grands décors copiés sur la nature, autant que l'optique de la scène le permettrait. Je me souviendrai toujours du merveilleux Paris, au cinquième acte de Jean de Thommeray, les quais s'enfonçant dans la nuit, avec leurs files de becs de gaz. Il est vrai que ce cinquième acte était très médiocre. Le décor semblait fait pour suppléer au vide du dialogue. L'argument reste fâcheux aujourd'hui, car, si l'acte avait été bon, le décor ne l'aurait pas gâté, au contraire.

Mais je confesse que je suis beaucoup plus louché par des reproductions de milieux moins compliqués et moins difficiles à rendre. Il est très vrai que le cadre ne doit pas effacer les personnages par son importance et sa richesse. Souvent les lieux sont une explication, un complément de l'homme qui s'y agite, à condition que l'homme reste le centre, le sujet que l'auteur s'est proposé de peindre. C'est lui qui est la somme totale de l'effet, c'est en lui que le résultat général doit s'obtenir; le décor réel ne se développe que pour lui apporter plus de réalité, pour le poser dans l'air qui lui est propre, devant le spectateur. En dehors de ces conditions, je fais bon marché de toutes les curiosités de la décoration, qui ne sont guère à leur place que dans les féeries.

Nous avons conquis la vérité du costume. On observe aujourd'hui l'exactitude de l'ameublement. Les pas déjà faits sont considérables. Il ne reste guère qu'à mettre à la scène des personnages vivants, ce qui est, il est vrai, le moins commode. Dès lors, les dernières traditions disparaîtraient, on règlerait de plus en plus la mise en scène sur les allures de la vie elle-même. Ne remarque-t-on pas, dans le jeu de nos acteurs, une tendance réaliste très accentuée? La génération des artistes romantiques a si bien disparu, qu'on éprouve toutes les peines du monde à remonter les pièces de 1810; et encore les vieux amateurs crient-ils à la profanation. Autrefois, jamais un acteur n'aurait osé parler en tournant le dos au public; aujourd'hui, cela a lieu dans une foule de pièces. Ce sont de petits faits, mais des faits caractéristiques. On vit de plus en plus les pièces, on ne les déclame plus.

Je me résume, en reprenant une phrase que j'ai écrite plus haut: une oeuvre n'est qu'une bataille livrée aux conventions, et l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle sort plus victorieuse du combat.

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