IV

Je me souviens d'avoir assisté à la première représentation de l'Idole. On comptait peu sur la pièce, on était venu au théâtre avec défiance. Et l'oeuvre, en effet, avait une valeur bien médiocre. Les premiers actes surtout étaient d'un ennui mortel, mal bâtis, coupés d'épisodes fâcheux. Cependant, vers la fin, un grand succès se dessina. On put étudier, en cette occasion, la toute-puissance d'une artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva l'oeuvre d'une chute certaine, mais encore lui donna un grand éclat.

Elle s'était ménagée pendant les premiers actes, montrant une froideur calculée; puis, au quatrième acte, sa passion éclata avec une fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l'ovation qu'on lui fit. Elle était méritée, tout le succès lui était dû. Des difficultés s'élevèrent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la pièce disparut de l'affiche, mais j'aurais été étonné si elle avait fait de l'argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd'hui. Elle n'est vraiment pas assez d'aplomb; madame Rousseil, malgré ses fortes épaules, ne saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait toute une étude à écrire à propos de ces succès personnels des artistes, qui trompent souvent le public sur le mérite véritable d'une oeuvre. Ce qui est consolant pour la dignité des lettres, c'est qu'une oeuvre ainsi soutenue par le talent d'un artiste, n'a jamais qu'une vogue temporaire, et qu'elle disparaît fatalement avec son interprète.

J'ai également assisté à la première représentation de Froufrou, bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclée se trouvait dans tout son triomphe de grande artiste. Ici, l'oeuvre était une peinture charmante d'un coin de notre société; les premiers actes surtout offraient les détails d'une observation très fine et très vraie; j'aimais moins la fin qui tournait au larmoyant. Cette pauvre Froufrou était en vérité trop punie; cela serrait inutilement le coeur et terminait cette série de tableaux parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux personnes sensibles.

Sans doute, l'oeuvre cette fois aidait, poussait l'artiste. Mais Desclée, on peut le dire, y mit encore de son tempérament et élargit ainsi l'horizon de la pièce. C'est que, justement, elle semblait faite pour le personnage, elle le jouait avec toute sa nature. Aussi s'incarna-t-elle dans ce rôle, où elle fut superbe de vie et de vérité.

La mort de Desclée a été pleurée par beaucoup de débutants dramatiques. Nous la regardions tous grandir, avec la joie de constater, à chaque nouvelle création, que nous trouverions en elle l'interprète que nous rêvions pour nos oeuvres futures. Nous songions tous à des pièces où nous étudierions notre société, où nous tâcherions de mettre la réalité à la scène. Et nous lui taillions déjà des rôles, parce qu'elle seule nous paraissait moderne, vivant de notre air et exprimant avec exactitude les troubles nerveux de l'époque présente. Elle ne semblait avoir passé par aucune école, elle arrivait avec sa personnalité, sans aucune recette d'attitudes ni de diction. Notre âge vibrait en elle avec une intensité merveilleuse. Je la sentais née pour aider puissamment au théâtre le mouvement naturaliste. Et elle est morte. C'est une perte immense pour nous tous.

On peut dire qu'elle n'a pas été remplacée. Le public ne se doute pas de la difficulté qu'éprouve aujourd'hui un auteur dramatique pour trouver une interprète selon ses voeux, dans une pièce moderne, qui demande la sensation et l'intelligence du temps où nous vivons. Je mets à part la Comédie-Française. Les directeurs disent: «Il n'y a plus d'artiste.» Ce qui est plus vrai et plus triste, c'est qu'il y a bien encore des artistes, mais que ces artistes n'ont pas la flamme du mouvement littéraire actuel. Ils ne sont pas faits pour les oeuvres qui viennent. Notre mouvement naturaliste, en un mot, ne voit pas encore poindre ses Frédérick-Lemaître et ses Dorval.

Justement, Desclée s'annonçait comme la Dorval de ce mouvement. C'est pourquoi nous la regrettons avec tant d'amertume. Il est une loi: c'est que toute période littéraire, au théâtre, doit amener avec elle ses interprètes, sous peine de ne pas être. La tragédie a eu ses illustres comédiens pendant deux siècles; le romantisme a fait naître toute une génération d'artistes de grand talent. Aujourd'hui, le naturalisme ne peut compter sur aucun acteur de génie. C'est sans doute parce que les oeuvres, elles aussi, ne sont encore qu'en promesse. Il faut des succès pour déterminer des courants d'enthousiasme et de foi; et ces courants seuls dégagent les originalités, amènent et groupent autour d'une cause les combattants qui doivent la défendre.

Examinez le personnel de nos actrices, par exemple. Voilà Desclée morte, à qui confiera-t-on le rôle de Froufrou? M. Montigny a voulu utiliser mademoiselle Legault, qu'il avait sous la main. Mais je suis persuadé que celle-ci n'a accepté le rôle qu'à son corps défendant; il n'est pas dans ses moyens; elle y est fort jolie, seulement elle ne saurait lui donner de la profondeur ni en rendre le détraquement nerveux. Mademoiselle Legault est une très charmante ingénue, un peu minaudière, dont on a voulu à tort forcer les notes aimables.

Je crois que, si M. Montigny avait eu le choix, il aurait préféré donner le rôle à mademoiselle Blanche Pierson. Je ne vois guère qu'elle, toujours en dehors de la Comédie-Française, qui puisse aborder aujourd'hui les rôles de Desclée. Mademoiselle Pierson, qui n'a été longtemps qu'une jolie femme, se trouve être actuellement une des rares comédiennes qui sentent la vie moderne. Elle s'est montrée remarquable dans Fromont jeune et Risler aîné, d'Alphonse Daudet. A la vérité, elle manque d'un je ne sais quoi, ce qui la laisse toujours un peu dans l'ombre; elle n'a pas la foi peut-être, elle n'enlève pas une salle d'un geste ou d'un mot. Rappelez-vous ses créations, aucune ne vient en avant et ne s'impose par une largeur magistrale. Je le répète, elle n'en est pas moins la seule artiste qu'on aimerait voir dans Froufrou.

Je ne puis nommer madame Rousseil, dont je parlais tout à l'heure. Celle-là n'a rien de moderne. Elle est taillée pour la tragédie, elle a les bras forts et le masque énergique des héroïnes de Corneille. Quand elle descend au drame, il lui faut des créations mâles, des vigueurs qui emportent tout. Je ne la vois pas chaussée des fines bottines de la Parisienne, se jouant et agonisant dans des amours à fleur de peau.

Quant à madame Fargueil, qui a eu de si beaux cris de passion, elle est trop marquée aujourd'hui, comme on dit en argot de coulisse, pour accepter des rôles où il y a des scènes d'amour. Il lui faut désormais des rôles faits pour elle, ce qui la rend d'un emploi assez difficile, malgré son beau talent.

Mon intention n'est point de passer ainsi toutes nos comédiennes en revue. Le lecteur peut continuer aisément ce travail. Il verra combien il est malaisé de trouver une Froufrou; j'ai pris ce personnage de Froufrou comme type d'un personnage strictement moderne, parce que l'actualité me l'apportait et qu'il est, en effet, suffisamment caractéristique. Si l'on imagine un rôle plus accentué encore, n'ayant plus certains côtés de grâce facile, vivant une vie moins factice, d'une classe moins élégante, on comprendra que le choix d'une interprète devient alors d'une difficulté presque insurmontable. Où découvrir une femme assez artiste pour vivre sur les planches la vie qu'elle voit tous les jours dans la rue, pour oublier les grimaces apprises et se donner tout entière, avec ses souffrances et ses joies? Ce qui complique les choses, c'est que la modernité tend à rendre les oeuvres dramatiques très complexes: les rôles ne sont plus d'un seul jet, coulés dans une abstraction; ils reproduisent toute la créature qui pleure et qui rit, qui se jette continuellement à droite et à gauche. Dès lors, ces rôles demandent une composition extrêmement serrée. Il faut un grand talent pour s'en tirer avec honneur.

J'ai mis la Comédie-Française à part. Les débutants n'y sont point joués facilement. Il y a pourtant là une sociétaire, madame Sarah Bernhardt, qui a la flamme moderne. Jusqu'à présent, il me semble qu'elle n'a pas eu une création où elle se soit donnée complètement. On a goûté sa voix si souple et si sonore, dans ce rôle de dona Sol, qui n'est guère qu'un rôle de figurante. On a admiré sa science dans Phèdre et dans le répertoire romantique. Mais, selon moi, la tragédie et le drame romantique ont des liens traditionnels qui garrottent sa nature. Je la voudrais voir dans une figure bien moderne et bien vivante, poussée dans le sol parisien. Elle est fille de ce sol, elle y a grandi, elle l'aime et en est une des expressions les plus typiques. Je suis persuadé qu'elle ferait une création qui serait une date dans notre histoire dramatique.

Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l'Étrangère, de M. Dumas. Mais, vraiment, son personnage de miss Clarkson était une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer d'eux et en se régalant ensuite de leurs souffrances, est à mon sens une des imaginations les plus comiques qu'on puisse voir. L'artiste avait surtout, au troisième acte, je crois, un interminable monologue, d'une drôlerie achevée. Madame Sarah Bernhardt exécuta un tour de force en n'y étant pas ridicule. Même elle montra, dans l'Étrangère, ce qu'elle pourrait donner, le jour où elle aurait un rôle central dans une pièce moderne, prise en pleine réalité sociale.

Souvent, cette grave question de l'interprétation m'a préoccupé. Chaque fois qu'un auteur dramatique, ayant quelque souci de la vérité, a aujourd'hui un rôle important de femme à distribuer, je sais qu'il se trouve dans l'embarras. On finit toujours, il est vrai, par faire un choix, mais la pièce en pâtit souvent. Le public ne saurait entrer dans cette cuisine des coulisses; la pièce est médiocrement jouée, et comme justement les pièces d'analyse et de caractère ne supportent pas une interprétation médiocre, on la siffle. C'est une oeuvre enterrée. Il est vrai que nous sommes singulièrement difficiles, nous voudrions des artistes jeunes, jolies, très intelligentes, profondément originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l'avenir, nous demandons des comédiennes de génie.

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