II

Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, auquel appartient la propriété du répertoire de Casimir Delavigne, paraît user de cette propriété avec la plus grande prudence. Il attend l'été, les lourdes chaleurs, qui vident toutes les salles, pour hasarder un drame en vers, bien convaincu que les recettes sont compromises à l'avance et que la prose elle-même devient d'une digestion impossible. Casimir Delavigne est simplement là pour boucher un trou, entre une pièce à spectacle, comme le Tour du monde en 80 jours, et un mélodrame populaire, comme les Deux orphelines.

Et telle est, au bout de trente ans, la gloire d'un poète acclamé, d'un académicien, d'une personnalité littéraire, considérable en son temps, qui a contrebalancé autrefois les succès de Victor Hugo! Il y a là matière à de sages réflexions. On se demande où l'on jouera dans trente ans les pièces applaudies cette année sur nos grandes scènes, signées de noms retentissants, déclarées de purs chefs-d'oeuvre par la bourgeoisie qui tient à suivre la mode. Évidemment, on les jouera l'été, sur des planches encanaillées par les féeries et les pièces militaires; et les banquettes elles-mêmes bâilleront.

J'estime qu'on est bien sévère pour Casimir Delavigne. Autour de moi, pendant la représentation de Louis XI, j'ai entendu des ricanements, des plaisanteries, toute une «blague» préméditée. Vraiment, des critiques, qui ont discuté sérieusement et sans se fâcher les Danicheff et l'Étrangère, des écrivains qui trouvent du génie à M. Dumas fils et qui lui accordent en outre de l'esprit, sont singulièrement mal venus de traiter avec cette légèreté une oeuvre de grand mérite, dont certaines parties sont fort belles en somme. Il n'y a pas aujourd'hui un seul de nos auteurs dramatiques qui pourrait composer un acte aussi large que le quatrième acte de Louis XI.

Certes, la tragédie classique est morte, le drame romantique est mort. Qu'ils reposent en paix, ce n'est pas moi qui demanderai leur résurrection! Casimir Delavigne a, dans notre histoire littéraire, une situation d'autant plus fâcheuse, qu'il a voulu rester en équilibre entre les deux formules, demeurer le petit-neveu de Racine et devenir le filleul de Shakespeare. Le génie ne s'accommode jamais de ces arrangements; il est extrême et entier. Tout concilier, croire qu'on atteindra la perfection en prenant à chaque école ses meilleurs préceptes, conduit droit au simple talent, et même au très petit talent. Un tempérament d'écrivain original ne choisit pas; il crée, il marche à l'intensité la plus grande possible des notes personnelles qu'il apporte. Mais si Casimir Delavigne nous apparaît aujourd'hui ce qu'il est réellement, un arrangeur habile, un esprit souple et intelligent, il n'en est pas moins d'une étude intéressante et il n'en reste pas moins très supérieur aux arrangeurs de notre époque.

Et voyez l'aventure, ce qui fait sourire maintenant dans ses oeuvres, ce sont justement la rhétorique classique et la rhétorique romantique, tout le clinquant littéraire des modes d'autrefois. Les vers, par moment, sont abominablement plats, alourdis de périphrases, d'une banalité de mauvaise prose; là est l'apport classique. Quant à l'apport romantique, il est aussi fâcheux, il consiste dans la stupéfiante façon de présenter l'histoire et dans l'étalage grotesque des guenilles du moyen âge. Rien ne me paraît comique comme les romantiques impénitents d'aujourd'hui, qui ricanent à une reprise de Louis XI. Eh! bonnes gens, ce sont justement les panaches et les mensonges en pourpoint abricot de 1830, qui ont vieilli et qui gâtent l'oeuvre à cette heure!

Je ne parle pas des anachronismes qui font de Louis XI le plus singulier cours d'histoire qu'on puisse imaginer; il est entendu que l'anachronisme est une licence nécessaire, sans laquelle toute composition dramatique se trouverait entravée. Mais je parle de la grande vérité humaine, de la vérité des caractères. Le Louis XI de Casimir Delavigne, assassin, fou, lugubre, est une figure ridicule, si on le, compare au véritable Louis XI, que la critique historique moderne a su enfin dégager des brouillards sanglants de la légende. Il est vu à la manière romantique, une manière noire, avec des clairs de lune par derrière, éclairant des gibets, avec des donjons et des tourelles, des ferrailles et des poignards, tout un tra la la de grand opéra. La vérité se trouve à chaque scène sacrifiée à l'effet, les personnages ne sont plus que des pantins qui montent sur des échasses pour paraître des colosses. C'est ainsi que Casimir Delavigne a transformé en un héros de ballade le grand roi si énergique et si habile qui travailla un des premiers à la France actuelle.

Nous sommes ici dans la question grave, dans le mouvement fatal de science qui doit peu à peu influer sur notre théâtre et le renouveler. Pendant que le romantisme combattait pour la liberté des lettres et substituait fâcheusement une rhétorique à une rhétorique, il ne s'apercevait pas que, parallèlement à lui, les sciences critiques marchaient et devaient un jour le dépasser et le vaincre, comme-il venait de vaincre l'esprit classique. Il a conquis la liberté de tout écrire, rien de moins, rien de plus; il a été une insurrection nécessaire. On peut indiquer ainsi les trois phases: règne classique, épuisement de la langue, immobilité des formules, mort lente des lettres; règne romantique, révolution dans les mots, déclaration des droits illimités de l'écrivain, bataille des opinions et fondation d'une nouvelle Église; règne naturaliste, plus d'Église d'aucune sorte, création d'une méthode, enquête universelle à la seule clarté de la vérité.

Ce qui rend aujourd'hui certaines oeuvres romantiques presque comiques, ce qui fait que la jeune génération les trouve si vieilles et ne peut les lire sans un sourire, c'est que la critique a marché, que l'histoire vraie commence à se dégager des documents, que nous nous sommes mis à étudier l'homme et à en connaître les ressorts. Interrogez les jeunes gens de vingt-cinq ans, demandez-leur ce qu'ils pensent des plus grands poètes romantiques, ils vous répondront que la lecture leur en est devenue impossible et qu'ils sont obligés de se rejeter sur Stendhal et Balzac; car ce qu'ils cherchent, avant tout, c'est la science exacte de l'homme. Cela est un symptôme décisif. Évidemment, pour tout esprit juste, le mouvement naturaliste s'accentue, le besoin de méthode s'est propagé des sciences à la littérature; on ne peut plus mentir, sous peine de n'être pas écouté.

J'insiste, on ne doit pas chercher ailleurs les causes de la mort du drame. L'esprit moderne, façonné à la vérité, ne tolère plus au théâtre, même à son insu, les contes à dormir debout qui amusaient nos pères. Certes, le drame historique peut renaître, mais il faudra qu'il soit vrai, qu'il ressuscite l'histoire et ne la mette pas en complainte pour les petits et les grands enfants. Dès qu'un auteur dramatique se dégage des draperies de convention et pousse un cri de vérité humaine, un frémissement passionne la salle. Le trait restera éternel, on l'applaudira toujours, en dehors des modes littéraires.

La représentation de Louis XI à la Porte-Saint-Martin a été caractéristique. Rien n'est long et pénible comme les trois premiers actes. Casimir Delavigne les a employés à peindre un Louis XI légendaire, une figure sombre dans laquelle la cruauté domine, malgré les touches familières et comiques. Je ne parle pas de la fable romanesque, de ce Nemours dont le père a été assassiné sur l'ordre de Louis XI, et qui revient à la cour comme ambassadeur de Charles le Téméraire, avec des pensées de vengeance. Cette fable, compliquée des tendresses de Nemours et de Marie de Comines, n'a d'autre intérêt que de ménager une belle scène au quatrième acte. Les personnages entrent, disent ce qu'ils ont à dire, puis s'en vont. On ne peut guère détacher que la scène où Louis XI vient assister aux danses des paysans et la scène dans laquelle Nemours, accomplissant sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin relève.

Mais, je l'ai dit, le quatrième acte garde encore aujourd'hui une belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux de François de Paule, le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes; et ensuite Nemours apparaissant un poignard à la maintenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance: ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de l'au delà. Même les vers prennent plus de concision et de force, s'élèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté. Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte, l'épisode emprunté à Shakespeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal.

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