III

Deux débutants, MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile, ont fait jouer au Troisième-Théâtre-Français une pièce en cinq actes: l'Obstacle.

Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a rencontré aux bains de mer une adorable jeune fille, mademoiselle de Champlieu. Il l'aime, il demande sa main à M. de Champlieu, et là il apprend tout un drame de famille: la mère de la jeune fille n'est pas morte, comme on l'a dit, elle a fui, il y a des années, avec un amant. Georges n'en poursuit pas moins son projet de mariage; mais il se heurte contre un nouveau drame, son père lui confesse qu'il est l'amant de madame de Champlieu, laquelle a naturellement changé de nom. Dès lors, le mariage entre les jeunes gens paraît impossible. Les auteurs se sont tirés de toutes ces difficultés accumulées, en condamnant M. de Liray à un exil lointain et en empoisonnant madame de Champlieu, qui meurt pardonnée de son mari.

La critique a bien accueilli cette oeuvre. Elle a fait des réserves, mais elle a été unanime à y constater des situations fortes et des scènes bien faites. Ses réserves ont surtout porté sur l'impasse dans laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il est impossible de sortir. Ses éloges se sont adressés à l'habileté de l'exposition, aux coups de théâtre successifs: la confession de M. de Champlieu; l'aveu de M. de Liray à son fils; la rencontre des deux pères, avec la femme coupable entre eux. On a trouvé tout cela, je le répète, très bien combiné, emmanché solidement, fabriqué avec adresse. Aussi a-t-on salué MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile comme des jeunes écrivains heureusement doués pour le théâtre.

J'ai eu la curiosité de lire tout ce qu'on a écrit sur l'Obstacle, et j'affirme que le seul regret de la critique a été que les auteurs n'eussent pas pu sortir plus brillamment du problème insoluble qu'ils s'étaient posé. Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le jeu. La galerie est émerveillée par la hardiesse de l'écart et tout à fait enchantée par deux ou trois coups successifs qui dénotent une science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins brillante: le joueur gagne, mais grâce à des expédients dangereux, et il ne gagne que d'un point. Alors, la galerie dit: «C'est fâcheux, une partie si bien commencée! N'importe, ce joueur n'est pas la première mazette venue.» Telle a été exactement l'attitude de la critique, à l'égard de MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile.

Eh bien! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre langage. Je suis le seul de mon opinion; aussi vais-je lâcher d'être très clair et d'appuyer mon dire sur des arguments décisifs. Certes, les deux auteurs, en écrivant l'Obstacle, ont fait une oeuvre très honorable, et je me réjouis de leur succès. Mais je crois remplir strictement mon devoir de critique, en leur disant qu'ils ont choisi là une formule dramatique inférieure, et qu'ils doivent se dégager au plus tôt de cette formule, s'ils ont la moindre ambition littéraire.

J'arrive aux preuves. Que sont leurs personnages? Des pantins, pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les pères sont des pères, le tout complètement abstrait, chaque figure représentant une idée et non un individu. Il me semble voir ces personnages portant chacun un écriteau sur la poitrine: «Moi je suis un jeune homme honnête qui aime une jeune fille... Moi je suis un père honnête dont la femme s'est mal conduite...» Quant à l'homme que cache l'écriteau, il nous reste profondément inconnu; nous ne voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce qu'il a dans le ventre. Aucune analyse humaine, en somme; pas un seul document nouveau, une simple exhibition de sentiments généraux qui manquent même de tout relief artistique.

Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages restent uniquement des poupées destinées à être rangées sur une table, comme les soldats de plomb des enfants, tout l'intérêt se porte sur le drame dont ils vont être les acteurs complaisants. Ils deviennent passifs, ils subissent l'action, demeurent où on les place, font un pas en arrière ou en avant, selon les besoins de la stratégie dramatique. Or, rien n'est plus étrange que cette action qu'ils subissent. Il s'agit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb, de les mettre en face les uns des autres, dans des positions critiques, de faire croire qu'ils sont perdus et qu'ils vont se manger, puis de les dégager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop embarrassants, et de dire enfin au public ravi: «Mesdames et Messieurs, voilà comment la farce se joue. Tout ceci n'était que pour vous plaire et vous montrer notre adresse d'escamoteurs.» Peu importent la vie réelle, le développement logique des histoires vraies, la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les hommes d'expérience et d'autorité vous répéteront qu'il faut des situations au théâtre; entendez par là qu'il faut mener en guerre vos soldats de plomb et vous exercer à les jeter dans des bagarres, pour avoir la gloire de les en tirer sans une égratignure.

Je le dis une fois encore, l'art dramatique ainsi entendu est un art absolument inférieur, qui doit dégoûter les penseurs et les artistes. Je parlais d'une partie de piquet. Mais il est une comparaison plus juste encore, celle d'une partie d'échecs. Les personnages ne sont plus que des pions. MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile ont pu se dire: «Les blancs font mat en cinq coups.» Et ils ont joué leurs cinq actes. Oui, leurs personnages sont en bois, de simples pièces de buis; j'accorde, si l'on veut, qu'on les a sculptés et qu'ils ont des figures humaines; mais ils n'ont sûrement ni cervelles ni entrailles. Quant au drame, il devient une combinaison, plus ou moins ingénieuse; on entend le petit claquement des pièces sur l'échiquier, et le problème est résolu, la critique se contente de déclarer le lendemain: «Bien joué!» ou: «Mal joué!» De l'étude humaine, de l'analyse des tempéraments, de la nature des milieux, pas un mot!

Voilà, n'est-ce pas, qui est d'un grand vol, voilà qui élargit singulièrement notre littérature dramatique! Remarquez que les pièces à situations qui règnent aujourd'hui, n'ont envahi le théâtre que depuis le commencement du siècle. Ce sont elles qui ont imposé l'étrange code auquel on veut soumettre tous les débutants. Les fameuses règles, le critérium d'après lequel on juge si tel écrivain est ou n'est pas doué pour le théâtre, viennent de ces pièces. Peu à peu, elles se sont imposées comme un amusement facile qui intéresse sans faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques à leur formule. Il n'a plus été question que «des scènes à faire». On a déserté la grande étude humaine pour ce joujou, mettre des bonshommes en bataille et leur faire exécuter des culbutes de plus en plus compliquées. Ajoutez que des esprits ingénieux, et même quelques esprits puissants, se sont livrés à ce jeu et y ont accompli des merveilles. Voilà comment le théâtre actuel,-une simple formule passagère dont on veut faire «le théâtre»,-occupe les planches, à la grande tristesse des écrivains naturalistes.

Souvent la critique cite les maîtres. C'est pourtant peu les honorer que de ne point se montrer sévère pour les pièces à situations. Dans toutes les littératures, tous les chefs-d'oeuvre dramatiques condamnent ces pièces et montrent leur infériorité. Certes, ce n'est ni dans le théâtre grec, ni dans le théâtre latin que nos auteurs habiles ont pris les règles du petit jeu de société auquel ils se livrent. Ni Shakespeare ni Schiller ne leur ont enseigné l'art de plonger un personnage dans une fable compliquée, puis de l'en retirer par la peau du cou, sans que ses vêtements eux-mêmes aient souffert. Si j'arrive à nos classiques, l'exemple devient encore plus frappant. Où prend-on que Corneille, Molière, Racine sont les maîtres du théâtre à notre époque? Les auteurs contemporains n'ont rien d'eux, je ne parle pas du talent, mais de l'entente de la scène et de la veine dramatique. Qu'on cesse donc de parler des maîtres, à propos de notre théâtre actuel, car nous les insultons chaque jour par la façon ridicule et étroite dont nous employons leur glorieux héritage.

La formule qui règne en ce moment n'a donc pas d'excuse. Elle ne saurait même invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache en rien aux chefs-d'oeuvre de notre littérature dramatique. Je ne puis développer ici les arguments que je fournis; mais il est aisé de le faire. Cette formule est née de l'ingéniosité et de l'habileté d'une génération d'auteurs. Elle a récréé le public, car elle offre le gros intérêt du roman-feuilleton, dont l'invention a passionné la masse des lecteurs illettrés. Et c'est ainsi qu'elle s'est étalée, au point de faire dire qu'elle est tout le théâtre, et qu'en dehors d'elle il n'y a pas de succès possible. Heureusement, l'histoire littéraire est là pour affirmer que l'étude de l'homme passe avant tout, avant l'action elle-même. On a découragé les esprits supérieurs en faisant un simple échiquier de la scène. Telle est l'explication de la royauté du roman à notre époque, tandis que le théâtre se traîne et agonise.

Un grand écrivain étranger s'étonnait un jour devant moi des deux littératures si nettement tranchées qui vivent chez nous côte à côte, le roman et le théâtre. Le premier s'élargit et grandit chaque jour; le second s'épuise et tend à retomber aux tréteaux. Cela provient, selon moi, de ce que le roman est dans le courant du siècle, dans ce courant naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le théâtre résiste, s'entête dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui déborde autour de lui. La routine, les engouements du public, la complicité de la critique, l'enfoncent davantage. On prévoit le résultat: si, dans un temps donné, une rénovation n'a pas lieu, le théâtre roulera de plus bas en plus bas; car il est impossible que la foule, nourrie des vérités du roman, ne se dégoûte pas tout à fait des enfantillages laborieux des auteurs dramatiques. D'ailleurs, de même que le théâtre a régné au dix-septième siècle, peut-être au dix-neuvième siècle le roman doit-il régner à son tour.

Je reviens à MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile, et je conclus. Sans doute, ils ont fait preuve d'un effort louable en produisant l'Obstacle. Mais ils débutent, ils ont de l'ambition, ils désirent monter le plus haut possible. Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit. La pièce à situations, si honorablement qu'on la traite, reste une oeuvre inférieure. Ils auraient dénoué l'Obstacle d'une façon plus habile encore, qu'ils n'auraient jamais été que des joueurs d'échecs. S'ils veulent grandir, ils doivent se hausser jusqu'à l'étude de l'homme, aborder les passions, nouer et dénouer leurs drames par les seules passions. Plus haut, toujours plus haut! Tâchez de monter dans la vérité et dans le génie! Tel est, selon moi, le seul langage qu'un critique ait lieu de tenir aux débutants qui arrivent avec leur jeunesse et leur bonne volonté.

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