LA TRAGEDIE

I

Pendant la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome vaincue, la nouvelle tragédie de M. Alexandre Parodi, rien ne m'a intéressé comme l'attitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Ils étaient furibonds; mais, en petit nombre, noyés dans la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joué, qu'il bénéficierait de la même tolérance. La liberté littéraire est conquise.

A vrai dire, je veux voir dans le bel éclectisme du public un jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule classique est d'une fausseté ridicule, cela n'a plus besoin d'être démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse; elle a simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux formules sont à peu près aussi vieilles et démodées l'une que l'autre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous n'en faites pas moins de l'art mort, et l'on ne vous demande que d'avoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce seraient les pièces conçues d'après une nouvelle et troisième formule, la formule naturaliste. C'est là ma croyance entêtée.

M. Alexandre Parodi ne va pas moins être mis bien au-dessous de Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poètes lyriques. J'ai déjà entendu nommer Luce de Lancival. On l'accuse de ne pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce vers admirablement forgé et ciselé des petits-fils de Victor Hugo. On lui reproche encore d'être retourné aux Romains, d'avoir dramatisé une fois de plus l'antique et barbare histoire de la vestale enterrée vive, pour s'être oubliée dans l'amour d'un homme. Tout cela est bien grossi par l'ennui légitime que les derniers romantiques ont dû éprouver en voyant réussir une tragédie. Il est bon de remettre les choses en leur place.

L'auteur, en effet, a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait injuste de ne pas lui tenir compte de la façon dont il a mis ce sujet en oeuvre. On est au lendemain de la bataille de Cannes, Rome est perdue, lorsque les augures annoncent qu'une vestale a trahi son voeu et qu'il faut apaiser les dieux, si l'on désire sauver la patrie. Voilà, du coup, le cadre qui s'élargit. Opimia, la vestale parjure, grandit et devient brusquement héroïque. Il y a bien à côté un drame amoureux: elle aime le soldat Lentulus, qui est venu annoncer la défaite de Paul-Emile. Mais l'idée patriotique domine, et si Opimia revient se livrer après s'être sauvée avec son amant, c'est que la patrie la réclame.

Et je veux répondre aussi à la ridicule querelle qu'on fait à l'auteur, en lui reprochant d'avoir pris pour noeud de son drame une superstition odieuse. Cette superstition s'appelait alors une croyance, et dès lors la question s'élève. Si tout le peuple de Rome croyait fermement acheter la victoire par l'ensevelissement épouvantable d'Opimia, cet ensevelissement prenait aussitôt un caractère de nécessité grandiose. Elle-même, si elle avait la foi, se sacrifiait avec autant de noblesse que le soldat donnant son sang à la patrie. Je vais même plus loin, j'admets que l'oncle d'Opimia, Fabius, qui la juge et l'envoie à la mort, soit assez éclairé et assez sceptique pour ne pas croire à l'efficacité matérielle de l'agonie affreuse d'une pauvre enfant; il agit cependant en ardent patriote, en consentant à cette agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de terre de nouveaux défenseurs.

Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si l'on refusait la foi comme moyen. L'auteur est à Rome et non à Paris. Je trouve même fâcheux son personnage du poète Ennius qu'il a créé uniquement pour plaider les droits de l'humanité. Ennius m'a paru singulièrement moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a prévu l'objection des personnes sensibles, et qu'il a voulu leur faire une concession. Je crois que la tragédie aurait encore gagné en largeur, en acceptant l'horreur entière du sujet. On tue Opimia parce que la patrie d'alors veut qu'on la tue, et c'est tout, cela suffit.

D'ailleurs, le mérite de Rome vaincue est surtout dans le développement de l'idée première. Opimia a pour aïeule une vieille femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer à ses juges avec un emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes, elle cherche sa fille, la serre avec des cris de révolte. Elle supplie les juges, se traîne à leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent impitoyables. La scène a fait un grand effet. Mais elle n'est que la préparation d'une autre scène, que je trouve plus large encore. Quand Postumia voit Opimia perdue, elle veut tout au moins abréger son agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les mains liées et qu'elle ne peut se frapper elle-même, l'aïeule lui demande où est la place de son coeur, puis la tue. Au dénoûment, lorsque la nouvelle de la retraite d'Annibal fait courir tout le peuple aux remparts, Postumia, restée seule à la porte du caveau d'Opimia, y descend, pour mourir à côté du corps de l'enfant.

Eh bien, cela est absolument grand. L'homme qui a trouvé cela est un tempérament dramatique de première valeur. Si une pareille situation se trouvait dans un drame, accommodée au ragoût romantique, nos poètes n'auraient pas assez d'exclamations pour crier au génie. Sans doute, la forme classique me gêne; mais la forme romantique me gênerait tout autant. Je ne puis donc que trouver très remarquable l'invention de la vieille aveugle, disputant sa fille à la mort jusqu'à la dernière heure, et la tuant elle-même pour que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posée avec beaucoup de puissance.

Je n'ai pas cru devoir raconter la pièce en détail. Au courant de la discussion, l'analyse se fait d'elle-même. C'est ainsi que je dois parler d'un esclave gaulois, Vestaepor, employé dans le temple de Vesta, et qui favorise les amours et la fuite d'Opimia et de Lentulus. M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer encore dans ce personnage la force de la foi. Vestaepor aide les amants à se sauver, parce qu'il déteste Rome et qu'il croit à la colère des dieux; si les dieux n'ont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains, ils vengeront l'esclave et le réuniront à ses deux fils, qui combattent dans l'armée d'Annibal. Ce personnage est d'invention ordinaire, légèrement mélodramatique même; mais je voulais le signaler, pour montrer l'idée de foi et de patriotisme qui plane sur toute l'oeuvre.

Le succès a été grand, surtout pour les deux derniers actes. Voici, d'ailleurs, exactement le bilan de la soirée.

Un premier acte très large, le Sénat assemblé pour délibérer après la défaite de Cannes, et l'arrivée de Lentulus, qui raconte la bataille dans un long récit fortement applaudi. Un second acte dans le temple de Vesta, décor superbe, mais action lente et d'intérêt médiocre; c'est là qu'Opimia se trahit. Un troisième acte dans le bois sacré de Vesta, le moins bon des cinq; Opimia et Lentulus, aidés par Vestaepor, se sauvent, grâce à un souterrain. Un quatrième acte, d'une grande beauté; Opimia est revenue se livrer, on la condamne, et Postumia la dispute à ses juges. Enfin, un cinquième acte, dont le dénoûment reste superbe, encore un décor magnifique, le Champ Scélérat, avec le caveau où l'on descend le corps de la vestale tuée par l'aïeule.

Le vers de M. Alexandre Parodi n'a pas, je le répète, la facture savante de nos poètes contemporains. Il manque de lyrisme, cette flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourd'hui que le vers n'existe pas. Quant à moi, je suis persuadé que M. Alexandre Parodi a réussi justement parce qu'il n'est pas un poète lyrique. Il fabrique ses hexamètres en homme consciencieux qui tient à être correct; parfois, il rencontre un beau vers, et c'est tout. Aucun souci de décrocher les étoiles. Oserai-je l'avouer? cela ne me fâche pas outre mesure. Il n'est pas poète comme nous l'entendons depuis une cinquantaine d'années; eh bien, il n'est pas poète, c'est entendu. Mettons qu'il écrit en prose. Ce qui me blesse davantage, c'est l'amphigouri classique dans lequel il se noie, et j'arrive ici à la seule querelle que je veuille lui faire.

Comment se fait-il qu'un jeune homme de trente-quatre ans, dit-on, un écrivain qui paraît avoir une vaste ambition, puisse ainsi claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque? Je ne lui conseille pas, ah! certes, non! de tomber dans l'autre formule, la formule romantique, peut-être plus grotesque encore; mais je fais appel à toute sa jeunesse, à toute son ambition, et je le supplie d'ouvrir les yeux à la vérité moderne. Il y a une place à prendre, une place immense, écrire la tragédie bourgeoise contemporaine, le drame réel qui se joue chaque jour sous nos yeux. Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles de l'antiquité et du moyen âge. Pourquoi va-t-il s'essouffler et fatalement se rapetisser dans un genre mort? Pourquoi ne tente-t-il pas de renouveler notre théâtre et de devenir un chef, au lieu de patauger dans le rôle de disciple? Il a de la volonté et une véritable largeur de vol. C'est ce qu'il faut avoir pour aborder le vrai, au-dessus des écoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs.

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