LE NATURALISME

I

Chaque hiver, à l'ouverture de la saison théâtrale, je suis pris des mêmes pensées. Un espoir pousse en moi, et je me dis que les premières chaleurs de l'été ne videront peut-être pas les salles, sans qu'un auteur dramatique de génie se soit révélé. Notre théâtre aurait tant besoin d'un homme nouveau, qui balayât les planches encanaillées, et qui opérât une renaissance, dans un art que les faiseurs ont abaissé aux simples besoins de la foule! Oui, il faudrait un tempérament puissant dont le cerveau novateur vînt révolutionner les conventions admises et planter enfin le véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui s'étalent aujourd'hui. Je m'imagine ce créateur enjambant les ficelles des habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu'à la mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie réelle.

Malheureusement, ce rêve, que je fais chaque année au mois d'octobre, ne s'est pas encore réalisé et ne se réalisera peut-être pas de sitôt. J'ai beau attendre, je vais de chute en chute. Est-ce donc un simple souhait de poète? Nous a-t-on muré dans cet art dramatique actuel, si étroit, pareil à un caveau où manquent l'air et la lumière? Certes, si la nature de l'art dramatique interdisait cet envolement dans des formules plus larges, il serait quand même beau de s'illusionner et de se promettre à toute heure une renaissance. Mais, malgré les affirmations entêtées de certains critiques qui n'aiment pas à être dérangés dans leur criterium, il est évident que l'art dramatique, comme tous les arts, a devant lui un domaine illimité, sans barrière d'aucune sorte, ni à gauche ni à droite. L'infirmité, l'impuissance humaine seule est la borne d'un art.

Pour bien comprendre la nécessité d'une révolution au théâtre, il faut établir nettement où nous en sommes aujourd'hui. Pendant toute notre période classique, la tragédie a régné en maîtresse absolue. Elle était rigide et intolérante, ne souffrant pas une velléité de liberté, pliant les esprits les plus grands à ses inexorables lois. Lorsqu'un auteur tentait de s'y soustraire, on le condamnait comme un esprit mal fait, incohérent et bizarre, on le regardait presque comme un homme dangereux. Pourtant, dans cette formule si étroite, le génie bâtissait quand même son monument de marbre et d'airain. La formule était née dans la renaissance grecque et latine, les créateurs qui se l'appropriaient y trouvaient le cadre suffisant à de grandes oeuvres. Plus tard seulement, lorsqu'arrivèrent les imitateurs, la queue de plus en plus grêle et débile des disciples, les défauts de la formule apparurent, on en vit les ridicules et les invraisemblances, l'uniformité menteuse, la déclamation continuelle et insupportable. D'ailleurs, l'autorité de la tragédie était telle, qu'il fallut deux cents ans pour la démoder. Peu à peu, elle avait tâché de s'assouplir, sans y arriver, car les principes autoritaires dont elle découlait, lui interdisaient formellement, sous peine de mort, toute concession à l'esprit nouveau. Ce fut lorsqu'elle tenta de s'élargir qu'elle fut renversée, après un long règne de gloire.

Depuis le dix-huitième siècle, le drame romantique s'agitait donc dans la tragédie. Les trois unités étaient parfois violées, on donnait plus d'importance à la décoration et à la figuration, on mettait en scène les péripéties violentes que la tragédie reléguait dans des récits, comme pour ne pas troubler par l'action la tranquillité majestueuse de l'analyse psychologique. D'autre part, la passion de la grande époque était remplacée par de simples procédés, une pluie grise de médiocrité et d'ennui tombait sur les planches. On croit voir la tragédie, vers le commencement de ce siècle, pareille à une haute figure pâle et maigrie, n'ayant plus sous sa peau blanche une goutte de sang, traînant ses draperies en lambeaux dans les ténèbres d'une scène, dont la rampe s'est éteinte d'elle-même. Une renaissance de l'art dramatique sous une nouvelle formule était fatale, et c'est alors que le drame romantique planta bruyamment son étendard devant le trou du souffleur. L'heure se trouvait marquée, un lent travail avait eu lieu, l'insurrection s'avançait sur un terrain préparé pour la victoire. Et jamais le mot insurrection n'a été plus juste, car le drame saisit corps à corps la tragédie, et par haine de cette reine devenue impotente, il voulut briser tout ce qui rappelait son règne. Elle n'agissait pas, elle gardait une majesté froide sur son trône, procédant par des discours et des récits; lui, prit pour règle l'action, l'action outrée, sautant aux quatre coins de la scène, frappant à droite et à gauche, ne raisonnant et n'analysant plus, étalant sous les yeux du public l'horreur sanglante des dénouements. Elle avait choisi pour cadre l'antiquité, les éternels Grecs et les éternels Romains, immobilisant l'action dans une salle, dans un pérystile de temple; lui, choisit le moyen âge, fit défiler les preux et les châtelaines, multiplia les décors étranges, des châteaux plantés à pic sur des fleuves, des salles d'armes emplies d'armures, des cachots souterrains trempés d'humidité, des clairs de lune dans des forêts centenaires. Et l'antagonisme se retrouve ainsi partout; le drame romantique, brutalement, se fait l'adversaire armé de la tragédie et la combat par tout ce qu'il peut ramasser de contraire à sa formule.

Il faut insister sur cette rage d'hostilité, dans le beau temps du drame romantique, car il y a là une indication précieuse. Sans doute, les poètes qui ont dirigé le mouvement, parlaient de mettre à la scène la vérité des passions et réclamaient un cadre plus vaste pour y faire tenir la vie humaine tout entière, avec ses oppositions et ses inconséquences; ainsi, on se rappelle que le drame romantique a surtout bataillé pour mêler le rire aux larmes dans une même pièce, en s'appuyant sur cet argument que la gaieté et la douleur marchent côte à côte ici-bas. Mais, en somme, la vérité, la réalité importait peu, déplaisait même aux novateurs. Ils n'avaient qu'une passion, jeter par terre la formule tragique qui les gênait, la foudroyer à grand bruit, dans une débandade de toutes les audaces. Ils voulaient, non pas que leurs héros du moyen âge fussent plus réels que les héros antiques des tragédies, mais qu'ils se montrassent aussi passionnés et sublimes que ceux-ci se montraient froids et corrects. Une simple guerre de costumes et de rhétoriques, rien de plus. On se jetait ses pantins à la tête. Il s'agissait de déchirer les peplums en l'honneur des pourpoints et de faire que l'amante qui parlait à son amant, au lieu de l'appeler: Mon seigneur, l'appelât: Mon lion. D'un côté comme de l'autre, on restait dans la fiction, on décrochait les étoiles.

Certes, je ne suis pas injuste envers le mouvement romantique. Il a eu une importance capitale et définitive, il nous a faits ce que nous sommes, c'est-à-dire des artistes libres. Il était, je le répète, une révolution nécessaire, une violente émeute qui s'est produite à son heure pour balayer le règne de la tragédie tombée en enfance. Seulement, il serait ridicule de vouloir borner au drame romantique l'évolution de l'art dramatique. Aujourd'hui surtout, on reste stupéfait quand on lit certaines préfaces, où le mouvement de 1830 est donné comme une entrée triomphale dans la vérité humaine. Notre recul d'une quarantaine d'années suffit déjà pour nous faire clairement voir que la prétendue vérité des romantiques est une continuelle et monstrueuse exagération du réel, une fantaisie lâchée dans l'outrance. A coup sûr, si la tragédie est d'une autre fausseté, elle n'est pas plus fausse. Entre les personnages en peplum qui se promènent avec des confidents et discutent sans fin leurs passions, et les personnages en pourpoint qui font les grands bras et qui s'agitent comme des hannetons grisés de soleil, il n'y a pas de choix à faire, les uns et les autres sont aussi parfaitement inacceptables. Jamais ces gens-là n'ont existé. Les héros romantiques ne sont que les héros tragiques, piqués un mardi gras par la tarentule du carnaval, affublés de faux nez et dansant le cancan dramatique après boire. A une rhétorique lymphatique, le mouvement de 1830 a substitué une rhétorique nerveuse et sanguine, voilà tout.

Sans croire au progrès dans l'art, on peut dire que l'art est continuellement en mouvement, au milieu des civilisations, et que les phases de l'esprit humain se reflètent en lui. Le génie se manifeste dans toutes les formules, même dans les plus primitives et les plus naïves; seulement, les formules se transforment et suivent l'élargissement des civilisations, cela est incontestable. Si Eschyle a été grand, Shakespeare et Molière se sont montrés également grands, tous les trois dans des civilisations et des formules différentes. Je veux déclarer par là que je mets à part le génie créateur qui sait toujours se contenter de la formule de son époque. Il n'y a pas progrès dans la création humaine, mais il y a une succession logique de formules, de façons de penser et d'exprimer. C'est ainsi que l'art marche avec l'humanité, en est le langage même, va où elle va, tend comme elle à la lumière et à la vérité, sans pour cela que l'effort du créateur puisse être jugé plus ou moins grand, soit qu'il se produise au début soit qu'il se produise à la fin d'une littérature.

D'après cette façon de voir, il est certain que, si l'on part de la tragédie, le drame romantique est un premier pas vers le drame naturaliste auquel nous marchons. Le drame romantique a déblayé le terrain, proclamé la liberté de l'art. Son amour de l'action, son mélange du rire et des larmes, sa recherche du costume et du décor exacts, indiquent le mouvement en avant vers la vie réelle. Dans toute révolution contre un régime séculaire, n'est-ce pas ainsi que les choses se passent? On commence par casser les vitres, on chante et on crie, on démolit à coups de marteau les armoiries du dernier règne. Il y a une première exubérance, une griserie des horizons nouveaux vaguement entrevus, des excès de toutes sortes qui dépassent le but et qui tombent dans l'arbitraire du système abhorré dont on vient de combattre les abus. Au milieu de la bataille, les vérités du lendemain disparaissent. Et il faut que tout soit calmé, que la fièvre ait disparu, pour qu'on regrette les vitres cassées et pour qu'on s'aperçoive de la besogne mauvaise, des lois trop hâtivement bâclées, qui valent à peine les lois contre lesquelles on s'est révolté. Eh bien, toute l'histoire du drame romantique est là. Il a pu être la formule nécessaire d'un moment, il a pu avoir l'intuition de la vérité, il a pu être le cadre à jamais illustre dont un grand poète s'est servi pour réaliser des chefs-d'oeuvre; à l'heure actuelle, il n'en est pas moins une formule ridicule et démodée, dont la rhétorique nous choque. Nous nous demandons pourquoi enfoncer ainsi les fenêtres, traîner des rapières, rugir continuellement, être d'une gamme trop haut dans les sentiments et les mots; et cela nous glace, cela nous ennuie et nous fâche. Notre condamnation de la formule romantique se résume dans cette parole sévère: pour détruire une rhétorique, il ne fallait pas en inventer une autre.

Aujourd'hui donc, tragédie et drame romantique sont également vieux et usés. Et cela n'est guère en l'honneur du drame, il faut le dire, car en moins d'un demi-siècle il est tombé dans le même état de vétusté que la tragédie, qui a mis deux siècles à vieillir. Le voilà par terre à son tour, culbuté par la passion même qu'il a montrée dans la lutte. Plus rien n'existe. Il est simplement permis de deviner ce qui va se produire. Logiquement, sur le terrain libre conquis en 1830, il ne peut pousser qu'une formule naturaliste.

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