31 Les Neiges lointaines

Les rues d’Eianrod étaient rectilignes et se croisaient à angle droit, où il avait été nécessaire de couper à travers les collines qui par ailleurs étaient soigneusement étayées par des pierres formant des terrasses. Les bâtiments en pierre, aux toits d’ardoises, avaient un aspect anguleux comme s’ils étaient tout lignes verticales. Eianrod n’avait pas péri aux mains de Couladin ; personne ne s’y trouvait quand les Shaidos s’étaient engouffrés à travers la ville. Cependant, une bonne partie des maisons n’était que poutres carbonisées et coquilles vides en ruine, y compris la plupart des vastes bâtiments en marbre sur trois niveaux avec des balcons dont Moiraine disait qu’ils avaient appartenu à de riches marchands. Du mobilier brisé et des vêtements jonchaient les rues, ainsi que de la vaisselle cassée et des éclats de verre provenant de fenêtres, des souliers dépareillés, des outils et des jouets.

Les incendies s’étaient produits à différentes périodes – Rand lui-même s’en rendait compte, à l’effet des intempéries sur les madriers noircis et à l’intensité de l’odeur de brûlé qui persistait – mais Lan avait été capable d’établir la chronologie des batailles successives à la suite desquelles la ville avait été prise et reprise. Par différentes Maisons luttant pour conquérir le Trône du Soleil, très probablement bien que, d’après l’état des rues, les derniers à avoir possédé Eianrod étaient des brigands. Bon nombre des bandes qui rôdaient dans le Cairhien ne se reconnaissaient liées par aucune allégeance envers quiconque et envers rien excepté l’or.

C’est à l’une des demeures de négociants que Rand alla, sur la plus grande des deux places de la ville, trois niveaux carrés de marbre gris avec des balcons massifs et de larges marches de perron bordées d’épaisses balustrades anguleuses en pierre grise donnant sur une fontaine silencieuse au bassin rond plein de poussière. La chance de dormir de nouveau dans un lit avait été trop belle pour la laisser passer et il avait quelque espoir qu’Aviendha choisirait de rester dans une tente ; la sienne à lui ou une de celles des Sagettes, peu lui importait du moment qu’il n’avait pas à essayer de s’endormir en écoutant Aviendha respirer à quelques pas de lui. Récemment, il avait commencé à s’imaginer qu’il entendait son cœur battre même quand il ne s’était pas armé du saidin. Seulement, si elle ne restait pas à l’écart, il avait pris ses précautions.

Les Vierges de la Lance s’arrêtèrent au pied de l’escalier, certaines contournant au pas gymnastique le bâtiment pour prendre position de tous les côtés. Il avait redouté qu’elles tentent de déclarer ceci Toit des Vierges, même pour cette unique nuit, donc dès qu’il eut choisi le bâtiment, il avait dit à Suline qu’il le déclarait le Toit des Frères de la Source du Vin. Nul ne pouvait entrer qui n’avait pas bu à la Source, au Champ d’Emond. D’après le regard dont elle l’avait gratifié, elle avait très bien compris ce qu’il avait en tête, mais personne ne l’avait suivi au-delà de la porte imposante qui semblait être entièrement constituée d’étroits panneaux verticaux.

À l’intérieur, les vastes salles étaient vides, à ceci près que des gai’shains en coule blanche avaient disposé des couvertures pour eux dans le vestibule spacieux de l’entrée, son haut plafond de plâtre travaillé en forme de caissons carrés austères. Maintenir les gai’shains hors de la maison dépassait ses possibilités même s’il l’avait voulu, autant qu’empêcher Moiraine d’entrer si elle ne dormait pas ailleurs. Quels que soient les ordres de ne pas être dérangé qu’il donnait, elle trouvait toujours un moyen d’obtenir que les Vierges la laissent passer, et cela requérait toujours un ordre formel de s’en aller pour qu’elle parte.

Les gai’shains se dressèrent avec souplesse, hommes et femmes, avant qu’il eût refermé la porte. Ils ne dormiraient pas avant lui et certains resteraient éveillés à tour de rôle pour le cas où il désirerait quelque chose au cours de la nuit. Il avait essayé de le leur défendre, mais dire à un gai’shain de ne pas servir selon la coutume était comme de donner un coup de pied à une balle de laine ; quelque impression que vous causiez disparaissait dès que vos orteils s’éloignaient. Il congédia les gai’shains d’un geste et gravit les degrés de marbre. Certains de ces gai’shains avaient récupéré des pièces de mobilier, y compris un lit avec deux matelas de plumes, et il se réjouissait d’avance à l’idée de se laver et de…

Il se figea dès qu’il eut ouvert la porte de sa chambre. Aviendha n’avait pas choisi de rester dans les tentes. Elle se tenait devant la table de toilette, avec sa cuvette et son broc ébréchés et désassortis, un linge dans une main et un morceau de savon dans l’autre. Elle ne portait aucun vêtement. Elle paraissait aussi stupéfaite que lui, aussi incapable de bouger.

« Je… » Elle s’interrompit pour s’éclaircir la gorge, ses grands yeux verts fixés sur le visage de Rand. « Je ne pouvais pas installer une étuve ici dans cette… ville, alors j’ai pensé expérimenter votre manière de… » Elle était tout muscles fermes et douces courbes ; elle luisait d’humidité de la tête aux pieds. Il n’avait jamais imaginé qu’elle avait d’aussi longues jambes. « Je croyais que vous resteriez plus longtemps sur le pont. Je… » Sa voix monta de ton ; ses yeux se dilatèrent sous le coup de l’affolement. « Je ne me suis pas arrangée pour que vous me voyiez ! Il faut que je m’éloigne de vous. Aussi loin que je le peux ! Il le faut ! »

Soudain une miroitante ligne verticale apparut en l’air près d’elle. Cette ligne s’élargit, comme si elle pivotait, et devint un portail. Un vent glacial s’engouffra par cette ouverture, apportant d’épais rideaux de neige.

« Il faut que je m’en aille ! » gémit Aviendha qui plongea en plein blizzard.

Aussitôt le portail commença à se rétrécir en tournant mais, sans réfléchir, Rand canalisa, le bloquant à moitié de sa largeur précédente. Il ignorait ce qu’il avait fait ou comment il l’avait fait mais il était sûr que c’était un portail pour Voyager, comme ceux dont Asmodean lui avait parlé et avait été incapable de lui apprendre à en créer. Le temps manquait pour réfléchir. Où que soit allée Aviendha, elle était partie nue au cœur d’une tempête d’hiver. Rand noua les flots qu’il avait tissés tandis qu’il arrachait toutes les couvertures du lit et les jetait sur les vêtements de la jeune femme et les tapis de sa couchette. Rassemblant dans ses bras couvertures, vêtements et tapis, il s’élança à sa suite quelques secondes après elle.

Un vent glacial mugissait dans l’air nocturne empli de tourbillons blancs. Même enveloppé dans le Vide, il sentait son corps frissonner. Il distinguait vaguement des silhouettes éparses dans le noir ; des arbres, se dit-il. Il n’y avait aucune odeur à percevoir à part le froid. Devant lui, une forme se déplaçait, masquée par l’obscurité et la tempête de neige ; il l’aurait manquée sans le renforcement de son acuité de vision dans le Vide. Aviendha, courant de toutes ses forces. Il avança lourdement derrière elle dans la neige qui lui montait aux genoux, serrant l’épais ballot contre sa poitrine.

« Aviendha ! Arrêtez ! » Il craignait que les clameurs du vent ne noient son appel, mais elle l’entendit. Et, au contraire, accentua la rapidité de sa course. Il s’astreignit à forcer l’allure, titubant et trébuchant car la neige de plus en plus épaisse collait à ses bottes. Les empreintes laissées par les pieds nus d’Aviendha se comblaient rapidement. S’il la perdait de vue dans cette… « Arrêtez, idiote ! Est-ce que vous cherchez à vous tuer ? » Le son de sa voix sembla agir à la manière d’un coup de fouet l’incitant à courir plus vite.

Stoïquement, il persévéra, manquant tomber et s’aidant des pieds et des mains pour se redresser, renversé par le vent hurlant aussi souvent que butant dans la neige, se heurtant aux arbres. Il était obligé de ne pas la quitter des yeux. Il se félicitait seulement que cette forêt, ou ce que c’était, ait des arbres aussi espacés.

Des plans défilèrent dans le Vide et furent rejetés. Il pouvait essayer de calmer la tempête – et peut-être le résultat serait de transformer l’air en glace. Un abri d’Air écartant la neige qui tombait ne serait d’aucune utilité pour celle qui se trouvait sur le sol. Il pouvait fondre avec le Feu un sentier pour lui-même – et patauger dans la boue au lieu de neige. À moins…

Il canalisa, et la neige devant lui fondit sur une largeur de trois à quatre pas, une bande qui s’allongeait devant lui à mesure qu’il avançait. De la buée s’éleva et la neige qui tombait disparut à un pied au-dessus du sol sablonneux. Il sentait la chaleur à travers ses bottes. Presque jusqu’aux chevilles, son corps était secoué de frissons par un froid à geler les os jusqu’à la moelle ; ses pieds transpiraient et se crispaient pour éviter le contact avec le sol chauffé. Seulement, maintenant, il gagnait du terrain. Encore cinq minutes et…

Soudain la vague silhouette qu’il suivait disparut comme si elle était tombée dans un trou.

Gardant les yeux fixés sur l’endroit où il l’avait aperçue la dernière fois, il s’élança de toutes ses forces. Brusquement, il se retrouva soulevant des gerbes d’éclaboussures, dans de l’eau glacée qui filait le long de ses chevilles, à hauteur des mollets. Devant lui, la neige fondante laissait voir qu’il y avait encore de l’eau, ainsi que le bord d’une plaque de glace qui retombait lentement à l’horizontale. Aucune buée ne montait de l’eau noire. Torrent ou rivière, cette eau était trop puissante pour que la quantité de ce que Rand canalisait réchauffe seulement d’un degré son cours rapide. Aviendha devait s’être avancée sur la glace et était passée au travers ; toutefois, il ne la sauverait pas en s’aventurant dans cette eau. Empli du saidin, il sentait à peine le froid, mais ses dents claquaient irrépressiblement.

Reculant jusqu’à la berge, le regard cloué sur l’emplacement où il pensait qu’Aviendha était tombée, il canalisa des flots de Feu dans le sol encore dénudé, bien à l’écart du torrent, jusqu’à ce que le sable fonde, s’amalgame et se transforme en masse incandescente au rayonnement d’un blanc éclatant. Même dans cette tempête, elle demeurerait brûlante pendant un certain temps. Rand posa son fardeau dans la neige à côté – la vie d’Aviendha dépendait du fait qu’il remette la main sur les couvertures et les tapis – puis il pataugea à travers l’épaisse couche blanche jusqu’à un côté du sentier de neige fondue et se coucha à plat ventre. Avec lenteur, il rampa sur la glace recouverte de flocons.

Le vent lui soufflait dessus en hurlant. Son surcot aurait aussi bien pu ne pas exister. À présent ses mains étaient engourdies et ses pieds le devenaient ; il avait cessé de trembler à part un frisson de temps en temps. D’un calme imperturbable à l’intérieur du Vide, il savait ce qui se produisait ; il y avait des blizzards dans son pays des Deux Rivières, peut-être même aussi violents que celui-ci. Son corps ne parvenait plus à réagir. S’il ne trouvait pas rapidement de la chaleur, il pourrait calmement assister depuis le Vide à sa propre mort. Mais lui mort, Aviendha mourrait aussi. En admettant qu’elle ne soit pas déjà morte.

Il sentit plus qu’il n’entendit la glace craquer sous son poids. Ses mains tâtonnantes tombèrent dans l’eau. C’était bien l’endroit ; seulement, avec la neige qui tourbillonnait, il y voyait à peine. Il décrivit des cercles avec les bras, ses mains gourdes battant l’eau. L’une heurta quelque chose à la limite de la glace, et il ordonna à ses doigts de se refermer, sentit crisser des cheveux glacés.

Il faut que je la sorte de là. Il rampa à reculons, en la tirant. C’était un poids mort qui glissait lentement hors de l’eau. Ne te soucie pas que la glace l’écorche. Mieux vaut ça que geler ou se noyer. En arrière. Continue. Si tu abandonnes, elle meurt. Ne t’arrête pas, que la Lumière te brûle ! Rampant. Tirant avec ses jambes, poussant d’une main. L’autre était serrée dans les cheveux d’Aviendha ; pas le temps d’avoir une meilleure prise ; elle ne le sentait pas, de toute façon. Tu as eu trop longtemps la vie facile. Des seigneurs qui s’agenouillent, des gai’shains qui se précipitent pour t’apporter ton vin et Moiraine qui obéit au doigt et à l’œil. En arrière. Temps que tu fasses quelque chose par toi-même, si tu en es encore capable. Remue-toi, espèce de bâtard de chèvre boiteuse ! Ne t’arrête pas !

Soudain ses pieds eurent mal ; la douleur commença à grimper le long de ses jambes. Il lui fallut un moment pour regarder derrière lui, puis il roula à l’écart de la zone fumante de sable fondu. Des vrilles de fumée, où ses chausses avaient commencé à brûler lentement, furent emportées par le vent.

Il tâtonna à la recherche du ballot qu’il avait déposé, puis enveloppa Aviendha de la tête aux pieds avec tout ce qui était dedans, les couvertures, les tapis lui servant de matelas, ses habits. La moindre protection était vitale. Ses yeux étaient fermés et elle ne bougeait pas. Il écarta les couvertures juste assez pour poser une oreille sur sa poitrine. Son cœur battait avec une telle lenteur qu’il n’était pas certain de l’entendre. Même quatre couvertures et une douzaine de tapis ne suffisaient pas et il ne pouvait pas insuffler en elle de la chaleur comme dans le sol ; réduirait-il le flot au maximum qu’il risquait bien plus de tuer que de réchauffer. Il percevait à travers la tempête, à un quart de lieue ou peut-être davantage, le tissage qu’il avait utilisé pour bloquer son portail. S’il essayait de la porter aussi loin, aucun d’eux ne survivrait. Ils avaient besoin d’un abri, et ils en avaient besoin ici.

Il canalisa des flots d’Air et la neige commença à se déplacer sur le sol malgré le vent, qu’il amassa en épais murs carrés de trois pas de côté, ménageant un espace pour servir de porte, montant les murs plus haut, tassant la neige jusqu’à ce qu’elle luise comme de la glace, la coiffant d’un toit assez haut pour se tenir debout dessous. Soulevant Aviendha dans ses bras, il entra en chancelant dans l’intérieur sombre, tissant et nouant des flammes dansant dans les coins pour s’éclairer, canalisant pour rassembler d’autre neige et fermer l’ouverture.

Rien que d’être à l’abri du vent donnait l’impression d’avoir plus chaud, mais ce ne serait pas suffisant. Utilisant le tour que lui avait montré Asmodean, il tissa l’Air avec le Feu et l’atmosphère autour d’eux se réchauffa. Il n’osa pas nouer ce tissage-là ; s’il s’endormait, cela pouvait grandir et faire fondre la hutte. Aussi bien, les flammes laissées à elles-mêmes présentaient presque autant de danger, mais il était trop épuisé pour maintenir plus d’un tissage à la fois.

Le sol à l’intérieur avait été dégagé à mesure qu’il bâtissait, du terrain nu sablonneux avec seulement quelques feuilles brunes qu’il ne reconnut pas et de maigres herbes folles desséchées qui lui étaient également inconnues. Relâchant le tissage qui chauffait l’air, il insuffla au sol assez de chaleur pour en ôter la sensation de glace, puis reprit l’autre tissage. Il fut tout juste capable de déposer doucement Aviendha à terre au lieu de la lâcher brusquement.

Il inséra une main à l’intérieur des couvertures pour lui tâter la joue, l’épaule. Des ruisselets d’eau couraient sur son visage à mesure que ses cheveux dégelaient. Lui était froid, mais elle était glacée. Elle avait besoin du moindre brin de chaleur qu’il pouvait lui procurer et il n’osait pas tiédir davantage l’air. Déjà une mince couche de neige fondue brillait le long des parois intérieures de la hutte. Quelque gelé qu’il se sentit, il avait en lui plus de chaleur qu’elle.

Il se déshabilla et se glissa dans les couvertures avec elle, disposant ses propres vêtements humides sur le dessus ; ils aideraient peut-être à conserver la chaleur corporelle. Son sens du toucher, accru par le Vide et le saidin, s’imprégna de son contact. La peau d’Aviendha donnait l’impression que la soie était rude. Comparé à sa peau, le satin était… Ne réfléchis pas. Il écarta du visage d’Aviendha ses cheveux mouillés. Il aurait dû les sécher, mais l’eau ne paraissait plus si froide et il n’avait de toute façon pour le faire que les couvertures ou leurs habits. Elle avait les yeux fermés ; sa poitrine se soulevait lentement contre lui. Sa tête reposait sur son bras, blottie contre sa poitrine. Si elle n’avait pas donné l’impression d’être l’hiver personnifié, on aurait cru qu’elle dormait. Si paisible ; pas du tout en colère. Si belle. Arrête de penser. C’était un ordre impératif en dehors du vide qui l’entourait. Parle.

Il essaya de parler de la première chose qui lui vint à l’esprit, Elayne et la confusion qu’avaient provoquée ses deux lettres mais cela ne tarda pas à lancer à la dérive dans le Vide des souvenirs d’Elayne aux cheveux blond doré, des baisers à elle donnés dans des coins écartés de la Pierre. Ne pense pas à embrasser, idiot ! Il se reporta sur Min. Il n’avait jamais songé à Min de cette façon. Bah, quelques rêves ne pouvaient pas compter. Min l’aurait giflé s’il avait tenté de l’embrasser, ou bien aurait ri et l’aurait traité d’imbécile. Seulement évoquer une femme semblait lui rappeler qu’il avait les bras autour d’une femme qui n’avait pas de vêtements sur elle. Empli du Pouvoir, il percevait son odeur, était conscient de chaque part d’elle aussi nettement que s’il passait ses mains… Le Vide frémit. Par la Lumière, tu essaies seulement de la réchauffer ! Empêche tes idées de patauger dans le fumier, bougre de bougre !

S’efforçant de chasser ce genre de pensée, il parla de ses espoirs pour le Cairhien, amener la paix et mettre un terme à la famine, rassembler les nations derrière lui sans autres effusions de sang. Seulement ce discours-là avait aussi sa vie propre, son inévitable déroulement, qui menait au Shayol Ghul, où il devrait affronter le Ténébreux et mourir, si les Prophéties étaient exactes. Cela paraissait de la poltronnerie de préciser qu’il espérait survivre peut-être quand même. Les Aiels ne connaissaient pas la couardise ; le pire d’entre eux avait un courage de lion. « La Destruction du Monde a tué les faibles, avait-il entendu Bael déclarer, et la Terre Triple a tué les lâches. »

Il entreprit de parler de l’endroit où ils pouvaient se trouver, où elle les avait amenés par sa sotte fuite éperdue. Un lien lointain et inconnu, pour avoir de la neige à cette époque de l’année. Sa fuite avait été pire que stupide. Insensée. Pourtant, il savait qu’elle était partie à cause de lui. Pour le fuir. Comme elle devait le détester, si elle s’était enfuie le plus loin qu’elle pouvait plutôt que de lui ordonner de la laisser se laver dans l’intimité.

« J’aurais dû frapper. » À la porte de sa propre chambre ? « Je sais que vous ne voulez pas être auprès de moi. Vous n’y êtes pas obligée. Quoi que les Sagettes désirent, quoi qu’elles disent, vous allez retourner à leurs tentes. Vous n’aurez plus à revenir auprès de moi. En fait, si vous revenez, je… je vous renverrai. » Pourquoi hésiter sur ce point-là ? Elle lui opposait de la colère, de la froideur, de l’amertume quand elle était éveillée et, quand elle dormait… « Quelle absurdité de vous conduire de cette façon. Vous risquiez de vous tuer. » Il lui caressait de nouveau les cheveux ; il se sentait incapable de s’en empêcher. « Si jamais vous recommencez quoi que ce soit de moitié aussi bête, je vous tords le cou. Imaginez-vous à quel point cela me manquera de ne pas vous entendre respirer la nuit ? » Manquer ? Elle le bouleversait avec ce souffle ! C’était lui qui était fou. Il devait couper court à ça. « Vous partez, point final, quand bien même je devrais vous renvoyer à Rhuidean. Les Sagettes ne m’en empêcheront pas si je parle en tant que Car’a’carn. Vous n’aurez plus à me fuir de nouveau. »

La main qui caressait les cheveux d’Aviendha sans qu’il parvienne à l’arrêter se figea comme la jeune femme remuait. Elle était réchauffée, il s’en rendit compte. Parfaitement réchauffée. Il devrait draper décemment une des couvertures autour de lui et s’écarter. Les yeux d’Aviendha s’ouvrirent, clairs et vert foncé, le dévisageant gravement à bien moins d’une coudée. Elle ne semblait pas surprise de le voir et elle ne se recula pas. Il retira ses bras qui l’enlaçaient, commença à se glisser en arrière, et elle agrippa avec une vigueur douloureuse une poignée de ses cheveux. S’il bougeait, il aurait une place chauve. Elle ne lui donna pas la moindre chance d’expliquer quoi que ce soit. « J’ai promis à ma presque-sœur de vous surveiller. » Elle paraissait parler pour elle-même autant que pour lui, d’une voix basse presque dépourvue d’expression. « J’ai couru loin de vous aussi fort que je pouvais, afin de protéger mon honneur. Et vous m’avez suivie même jusqu’ici. Les cercles ne mentent pas et je ne peux plus fuir. » Sa voix prit un ton ferme et décidé. « Je ne veux plus fuir. »

Rand tenta de lui demander ce qu’elle entendait par là, tout en tâchant de dégager ses doigts de ses cheveux, mais elle en saisit une autre poignée et attira la bouche de Rand vers la sienne. Ce fut la fin de toute pensée rationnelle ; le Vide vola en éclats et le saidin disparut. L’aurait-il souhaité qu’il ne croyait pas qu’il aurait été capable de se retenir, seulement il n’eut pas l’idée de le vouloir et visiblement elle ne voulait certes pas qu’il le veuille. En fait, sa dernière pensée cohérente pendant un temps fort long fut qu’il n’aurait probablement pas pu la retenir, elle.

Après un intervalle notable – deux heures, peut-être trois ; il n’était guère en mesure de le préciser avec certitude – il était allongé sur les tapis, le corps recouvert par les couvertures et les mains derrière la tête, contemplant Aviendha qui examinait les luisantes parois blanches. Elles avaient conservé une surprenante quantité de la chaleur ; point n’était besoin de s’emparer de nouveau du saidin, soit pour écarter le froid du dehors, soit pour réchauffer l’air. En se levant, Aviendha n’avait rien fait de plus que se peigner avec les doigts et elle se déplaçait sans éprouver la moindre gêne d’être nue. Bien sûr, c’était un peu tard pour se montrer gêné d’un détail aussi minime que de n’avoir pas de vêtements sur soi. Il avait craint de la blesser en la tirant hors de l’eau, mais elle avait moins d’écorchures que lui-même et elles ne déparaient pour ainsi dire nullement sa beauté.

« Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-elle.

— De la neige. » Il expliqua de son mieux ce qu’est la neige, mais elle se contenta de secouer la tête, en partie d’étonnement, en partie d’incrédulité. Pour quelqu’un qui avait grandi dans le Désert, de l’eau gelée tombant du ciel devait paraître aussi impossible que de se déplacer dans les airs en volant. De mémoire d’homme, la seule fois où de la pluie s’était abattue sur le Désert était celle où il l’avait déclenchée.

Il ne put retenir un soupir de regret quand elle se mit à passer sa chemise par-dessus sa tête. « Les Sagettes nous marieront dès que nous serons de retour. » Il percevait encore son tissage qui maintenait ouvert le portail d’Aviendha.

La tête de celle-ci, aux cheveux bruns à reflets roux, jaillit par l’encolure de la chemise et elle le regarda droit dans les yeux. Pas avec une expression inamicale, mais pas amicale non plus. Résolue, cependant. « Qu’est-ce qui vous autorise à croire qu’un homme a le droit de me demander cela ? D’ailleurs, vous appartenez à Elayne. »

Au bout d’un instant, il parvint à fermer la bouche. « Aviendha, nous venons de… Tous les deux, nous… Par la Lumière, il nous faut nous marier maintenant. Non pas que je le fasse parce que j’y suis obligé, ajouta-t-il vivement. Je le désire. » Ce dont, au fond, il n’était pas certain du tout. Il réfléchit qu’il l’aimait peut-être, mais il pensait aimer peut-être aussi Elayne. Et, il ne savait trop pourquoi, Min ne cessait de s’imposer à son esprit. Sur le plan de la paillardise, tu vaux Mat. Du moins pour une fois était-il en mesure d’agir de façon juste parce que c’était juste.

Elle lui dédia un reniflement dédaigneux et tâta ses bas afin de vérifier s’ils étaient secs, puis elle s’assit pour les enfiler. « Egwene m’a parlé de vos coutumes matrimoniales aux Deux Rivières.

— Vous voulez attendre un an ? s’exclama-t-il d’un ton incrédule.

— L’année. Oui, c’est à cela que je pensais. » Il ne s’était encore jamais rendu compte de la longueur de jambe qu’une femme exposait quand elle enfilait un bas ; bizarre que cela puisse être si excitant après qu’il l’avait vue nue, en sueur et… Il s’appliqua à l’écouter. « Egwene expliquait qu’elle avait songé à demander la permission de sa mère pour vous mais que, avant qu’elle prononce un mot là-dessus, sa mère lui avait déclaré qu’elle devait attendre encore un an même si elle portait ses cheveux nattés en tresse. » Aviendha fronça les sourcils. « Est-ce exact ? Elle a affirmé qu’une jeune fille n’était pas autorisée à natter ses cheveux avant d’être en âge de se marier. Vous comprenez ce que je dis ? Vous ressemblez à ce… poisson… que Moiraine a attrapé dans la rivière. » Il n’y avait pas de poissons dans le Désert ; les Aiels ne les connaissaient que grâce aux livres.

« Oui, bien sûr », répliqua-t-il. Pour tout ce qu’il y comprenait, il aurait aussi bien pu être sourd et aveugle. Il changea de position sous les couvertures et prit le ton le plus assuré dont il fut capable. « Du moins… Eh bien, les coutumes sont compliquées et je ne sais pas exactement à quelle partie vous faites allusion. »

Elle le dévisagea avec suspicion pendant un instant, mais les coutumes aielles étaient tellement complexes qu’elle le crut. Aux Deux Rivières, vous sortiez ensemble pendant un an et, si vous vous conveniez, vous deveniez fiancés et finalement mariés ; la coutume n’allait pas plus loin. Elle continua tout en s’habillant. « Je fais allusion à une jeune fille qui demande la permission de sa mère pendant cette année-là, et celle de la Sagesse. J’avoue que je m’y perds. » Le corsage blanc qui passait par-dessus sa tête étouffa ses paroles momentanément. « Si elle le veut, ce garçon, et qu’elle soit assez âgée pour se marier, pourquoi aurait-elle besoin d’une permission ? Mais vous voyez ? Selon mes coutumes », – le ton de sa voix proclamait que c’étaient les seules qui comptaient – « c’est mon rôle de décider si je vous demande, et je ne veux pas. Transposé selon vos usages », – elle secoua la tête dédaigneusement, en attachant sa ceinture – « je n’ai pas la permission de ma mère. Et vous avez besoin de celle de votre père, je suppose. Ou du frère de votre père, puisque votre père est mort ? Nous ne les avons pas, donc nous ne pouvons pas nous marier. » Elle se mit à plier son foulard pour le nouer autour de son front.

« Je vois », répliqua-t-il d’une voix faible. N’importe quel garçon des Deux Rivières qui demanderait à son père pareille permission s’exposait à recevoir une solide paire de gifles. Quand il songeait aux garçons qui avaient sué sang et eau tant ils craignaient que quelqu’un, n’importe qui, découvre ce qu’ils faisaient avec la jeune fille qu’ils avaient l’intention d’épouser… Justement, il se rappelait cette fois où Nynaeve avait surpris Kimry Lewin et Bar Dowtry dans le grenier à foin du père de Bar. Kimry avait les cheveux tressés depuis cinq ans mais, quand Nynaeve en avait eu fini avec elle, Maîtresse Lewin avait pris la relève. Le Cercle des Femmes avait presque écorché vif le pauvre Bar et ce n’était rien à côté de ce qu’elles avaient infligé à Kimry pendant le mois qu’elles avaient jugé le plus court délai convenable avant des noces. La plaisanterie qui circulait discrètement, là où elle resterait ignorée du Cercle des Femmes, était que ni Bar ni Kimry n’avaient pu s’asseoir pendant l’entière première semaine de leur mariage. Rand supposait que Kimry avait négligé de demander la permission. « Mais, à mon avis, Egwene ne connaît pas à fond les coutumes des hommes, finalement, poursuivit-il. Les femmes ne savent pas tout. Vous comprenez, puisque c’est moi qui ai commencé, nous devons nous marier. Les permissions n’entrent pas en ligne de compte.

— C’est vous qui avez commencé ? » Le reniflement d’Aviendha était sarcastique et significatif. Aielles, andoranes ou autres, les femmes se servaient de ces bruits comme de bâtons pour stimuler ou châtier. « D’ailleurs cela n’a pas d’importance, étant donné que nous observons les coutumes aielles. Ceci ne se reproduira plus, Rand al’Thor. » Il fut étonné – et content – de déceler du regret dans sa voix. « Vous appartenez à la presque-sœur de ma presque-sœur. J’ai maintenant du toh envers Elayne, mais cela ne vous concerne pas. Allez-vous rester couché là jusqu’à la fin des temps ? J’ai entendu dire qu’ensuite les hommes sont languissants, seulement il ne se passera pas longtemps avant que les clans soient prêts à commencer l’étape du matin. C’est nécessaire que vous soyez là-bas. » Soudain une expression accablée se peignit sur son visage et elle se laissa choir à genoux. « Si nous réussissons à revenir. Je ne suis pas certaine de me rappeler comment je m’y suis prise pour ouvrir le trou, Rand al’Thor. Il faut que vous nous trouviez le chemin du retour. »

Il lui expliqua comment il avait bloqué son portail et qu’il le sentait encore ouvert. Elle eut l’air soulagée et même lui sourit. Par contre, quand elle s’assit en tailleur et arrangea sa jupe, l’évidence s’affirma de plus en plus qu’elle n’avait pas l’intention de regarder d’un autre côté pendant que Rand s’habillait.

« Ce n’est que juste », marmonna-t-il après un long moment et il s’extirpa des couvertures.

Il s’efforça de paraître aussi nonchalant qu’elle, mais cela ne lui fut pas facile. Il sentait ses yeux sur lui comme si elle le touchait même quand il lui tourna le dos. Elle n’avait nulle justification de lui dire qu’il avait de jolies fesses ; il n’avait émis aucun commentaire sur la beauté des siennes. D’ailleurs, elle le disait uniquement pour le faire rougir. Les femmes ne considéraient pas les hommes sous cet angle-là. Et elles ne demandent pas la permission à leur mère pour… ? Il avait dans l’idée que la vie avec Aviendha n’était pas devenue le moins du monde plus facile.

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