34 Une Flèche d’argent

Elayne était en charge de la cuisine ce soir-là, ce qui signifiait qu’aucun des plats n’était simple, en dépit du fait qu’ils mangeaient assis sur des tabourets autour d’un feu de camp, avec des grillons qui grésillaient dans les bois environnants et, de temps en temps, un oiseau de nuit qui lançait son cri grêle et mélancolique dans les ténèbres grandissantes. Le potage était servi froid en gelée, saupoudré de ferris verts hachés. La Lumière seule savait où elle avait déniché les ferris ou les petits oignons qu’elle avait mis avec les pois. Le bœuf était coupé en tranches si fines qu’on y voyait presque au travers et était enroulé autour de quelque chose composé de carottes, de caroubes, de ciboulette et de fromage de chèvre, et il y avait même un menu pain d’épice pour dessert.

Tout était succulent, bien qu’Elayne se soit lamentée que rien n’était exactement pareil à ce que cela devrait être, comme si elle pensait pouvoir reproduire l’œuvre des cuisiniers du Palais Royal de Caemlyn. Nynaeve avait la quasi-certitude qu’elle ne cherchait pas les compliments. Elayne les repoussait automatiquement et vous expliquait en détail ce qui n’était pas conforme. Thom et Juilin se plaignirent du peu d’abondance du bœuf, mais Nynaeve remarqua que non seulement ils avaient avalé jusqu’à la moindre miette mais ils avaient eu l’air déçus une fois le dernier pois disparu. Lorsque c’était à elle de cuisiner, ils prenaient immanquablement pour on ne sait quelle raison leur repas à l’un des autres chariots. Quand l’un des deux préparait le dîner, c’était invariablement du ragoût ou de la viande avec des fèves assaisonnés d’une telle quantité de piments séchés que la langue vous brûlait.

Ils ne mangeaient pas seuls, bien entendu. Luca y veillait, apportant son propre tabouret et le plaçant juste à côté d’elle, sa cape rouge étalée de la façon la plus avantageuse et ses longues jambes étendues de sorte que ses mollets soient en valeur, au-dessus de ses bottes à retroussis. Il était là presque tous les soirs. Bizarrement, les seules soirées où il s’absentait étaient celles où elle faisait la cuisine.

C’était piquant, à vrai dire, d’avoir ses yeux fixés sur elle alors qu’une femme aussi jolie qu’Elayne était présente, mais il avait ses raisons. Il s’asseyait beaucoup trop près – ce soir, elle avait reculé trois fois son tabouret, n’empêche qu’il l’avait suivie sans s’interrompre ni paraître le remarquer – et il alternait entre la comparer à diverses fleurs, au détriment desdites, ignorant l’œil au beurre noir qu’il ne pouvait manquer de voir à moins d’être aveugle, et méditer sur la beauté qui serait la sienne dans cette robe rouge, avec par-dessus le marché des compliments sur son courage. Par deux fois, il glissa une suggestion qu’ils se promènent au clair de lune, allusions si voilées qu’elle n’était pas totalement sûre de ce qu’elles étaient jusqu’à ce qu’elle y réfléchisse.

« Cette robe sera le cadre idéal pour que s’y déploie votre vaillance, lui murmura-t-il à l’oreille, et pourtant pas le quart aussi bien que vous n’offrez vous-même aux regards, car les lis dara qui s’épanouissent la nuit pleureraient d’envie à vous voir cheminer près de l’eau éclairée par la lune, comme moi, qui me transformerais en barde pour chanter vos louanges au clair de lune. »

Elle cligna des paupières, les yeux fixés sur lui, en cherchant à comprendre ce que cela voulait dire. Luca parut croire qu’elle battait des cils à son adresse ; elle le heurta du coude dans les côtes accidentellement avant qu’il puisse lui mordiller l’oreille. Du moins cela semblait-il son intention, encore que toussant à présent et prétendant avoir avalé de travers une miette de gâteau. Il était certes bel homme – Arrête ! – et il avait un mollet bien tourné – Qu’est-ce qui te prend de regarder ses jambes ? – mais il devait la croire une sotte sans cervelle. Ce n’était destiné qu’à servir son sacré spectacle.

Elle déplaça de nouveau son tabouret pendant qu’il s’efforçait de retrouver sa respiration ; elle ne pouvait pas trop éloigner ce tabouret sans rendre évident qu’elle fuyait Luca, bien que tenant sa fourchette prête au cas où il se rapprocherait de nouveau. Thom étudiait son assiette comme si davantage qu’une tache demeurait sur l’émail blanc. Juilin sifflotait presque silencieusement en scrutant avec une feinte attention le feu qui se mourait. Elayne regarda Nynaeve et hocha la tête.

« C’était très gentil de votre part de vous joindre à nous », dit Nynaeve en se levant. Luca se leva en même temps qu’elle, une lueur d’espoir dans l’œil en plus du reflet du feu. Elle posa son assiette sur celle qu’il avait dans la main. « Thom et Juilin seront reconnaissants de votre aide pour la vaisselle, j’en suis sûre. » Avant que la bouche de Luca ait fini de béer, elle se tourna vers Elayne. « Il est tard et je pense que nous traverserons le fleuve de bonne heure.

— Bien sûr », murmura Elayne, avec juste l’ébauche d’un sourire. Et elle plaça son assiette par-dessus celle de Nynaeve avant de la suivre dans le chariot. Nynaeve l’aurait volontiers embrassée. Jusqu’à ce qu’elle dise : « Franchement, vous ne devriez pas l’encourager. » Les lampes montées en appliques sur les parois s’allumèrent.

Nynaeve planta ses poings sur ses hanches. « L’encourager ! La seule manière à ma disposition de moins l’encourager serait de le poignarder ! » Aspirant bruyamment l’air par le nez pour souligner ce qu’elle allait dire, elle regarda les lampes en fronçant les sourcils. « La prochaine fois, utilisez un des brins à feu d’Aludra. Ses frotteurs. Un jour, vous oublierez et vous canaliserez où vous ne devriez pas, et alors où en serons-nous ? À nous enfuir avec cent Blancs Manteaux à nos trousses. »

Entêtée à l’excès, sa compagne refusa de se laisser distraire. « Je suis certes plus jeune que vous mais, parfois, j’ai l’impression d’en savoir plus sur les hommes que vous n’en saurez jamais. Pour quelqu’un comme Valan Luca, cette petite fuite timide que vous avez esquissée ce soir ne représentait qu’une demande qu’il continue à vous poursuivre. Si vous le rembarriez comme vous l’avez fait le premier jour, il renoncerait peut-être. Vous ne lui dites pas de cesser, vous ne le demandez même pas ! Vous continuez à lui sourire, Nynaeve. Qu’est-il censé penser ? Vous n’avez souri à personne depuis des jours !

— J’essaie de me contenir », marmotta Nynaeve. Tout le monde se plaignait de son mauvais caractère et, maintenant qu’elle tentait de le maîtriser, Elayne s’en plaignait aussi ! Ce n’est pas qu’elle était assez bête pour gober les compliments de Luca. Elle n’était certes pas aussi bête que ça. Elayne lui rit au nez, et elle se renfrogna.

« Oh, Nynaeve. “À l’aube, on ne peut pas maintenir le soleil couché”. Lini aurait pu dire cela pour vous. »

Avec un effort, Nynaeve se contraignit à se dérider. Elle aussi était capable de tenir son humeur en bride. Ne l’ai-je pas prouvé tout à l’heure là, dehors ? Elle tendit la main. « Donnez-moi l’anneau. Il voudra sûrement traverser le fleuve de bonne heure demain et j’ai envie de dormir au moins d’un vrai sommeil quand j’en aurai terminé.

— Je pensais y aller ce soir. » La voix d’Elayne avait une nuance de sollicitude. « Nynaeve, vous êtes entrée dans le Tel’aran’rhiod pratiquement tous les soirs à l’exception des rendez-vous avec Egwene. À propos, cette Bair entend régler un compte avec vous. J’ai été obligée de leur expliquer pourquoi vous étiez de nouveau absente, et elle dit que vous ne devriez pas avoir besoin de repos si grande que soit la fréquence de vos visites à moins que vous ne fassiez quelque chose de mal. » La sollicitude devint de la fermeté et ce fut au tour de la cadette de mettre les poings sur ses hanches. « J’ai eu à écouter un sermon qui vous était destiné et ce n’était pas agréable, avec Egwene qui était debout là en train de hocher la tête à chaque mot. Voyons, je crois vraiment que ce soir il faudrait que je…

— S’il vous plaît, Elayne. » Nynaeve n’abaissa pas sa main tendue. « J’ai des questions à poser à Birgitte et ses réponses pourraient m’en inspirer d’autres. » Elle en avait, façon de parler ; elle était toujours capable d’imaginer des questions pour Birgitte. Cela n’avait aucun rapport avec éviter Egwene – et les Sagettes. Si elle se rendait au Tel’aran’rhiod tellement souvent qu’Elayne allait continuellement aux rendez-vous avec Egwene, c’est simplement que cela tombait comme ça.

Elayne soupira mais repêcha l’anneau en pierre tors dans l’encolure de sa robe. « Questionnez-la encore, Nynaeve. Se trouver face à Egwene n’a rien d’agréable. Elle a vu Birgitte. Elle ne dit rien, mais elle me regarde. C’est pire quand nous nous rencontrons de nouveau après le départ des Sagettes. Elle pourrait alors m’interroger et elle continue à s’en abstenir, ce qui rend l’atmosphère cent fois plus tendue. » Elle fronça les sourcils pendant que Nynaeve transférait le petit ter’angreal sur le lacet de cuir qu’elle portait autour du cou, avec la lourde chevalière de Lan et son anneau à elle, en forme du Grand Serpent. « Pourquoi imaginez-vous qu’aucune des Sagettes ne t’accompagne jamais à ce moment-là ? Nous n’apprenons pas grand-chose dans le bureau d’Elaida, mais on penserait qu’au moins elles seraient curieuses de l’examiner, cette Tour. Egwene ne veut même pas en parler devant elles. Si j’ai l’air d’être près d’aborder ce sujet, elle me décoche un coup d’œil tel qu’on a l’impression qu’elle va m’assommer.

— J’estime qu’elles souhaitent éviter la Tour autant que possible. » En quoi elles se montrent judicieuses, en vérité. Si ce n’était pour la Guérison, elle l’éviterait, et éviterait aussi les Aes Sedai. Elle ne tendait pas à devenir une Aes Sedai ; elle espérait seulement en apprendre davantage, sur l’art de Guérir. Et aider Rand, assurément. « Elles sont libres, Elayne. La Tour ne serait-elle pas dans la situation confuse actuelle, voudraient-elles réellement que des Aes Sedai arpentent le Désert, pour leur mettre la main au collet et les ramener à Tar Valon ?

— Je suppose que c’est ça. » Le ton d’Elayne impliquait toutefois qu’elle ne comprenait pas. Elle – Elayne – jugeait la Tour admirable et ne voyait pas pourquoi une femme voudrait fuir des Aes Sedai. Unie à la Tour à jamais, c’est ce qu’elles disaient quand elles vous passaient cet anneau au doigt. Et elles le disaient sérieusement. Pourtant cette jeune sotte ne le considérait pas du tout comme une sujétion pénible.

Elayne l’aida à se dévêtir et elle s’étendit en chemise sur son étroite couchette en bâillant. La journée avait été longue et c’était surprenant comme c’est fatigant de rester immobile pendant que quelqu’un que l’on ne voit pas vous projette dessus des couteaux. Des pensées vagabondes lui traversèrent l’esprit quand elle ferma les yeux. Elayne avait prétendu s’exercer lorsqu’elle s’était jetée en écervelée à la tête de Thom. Non pas que les rôles du père-affectueux-et-sa-fille-favorite qu’ils pratiquaient maintenant étaient moins ridicules à regarder. Peut-être devrait-elle s’exercer elle-même, juste un peu, avec Valan. Allons, ça, c’était ridicule. Les yeux des hommes s’égaraient peut-être – Lan serait sage de ne pas s’y risquer ! – mais elle savait être fidèle. Elle ne porterait pas cette robe, un point c’est tout. Découvrait beaucoup trop de poitrine.

Vaguement, elle entendit Elayne dire : « Souvenez-vous de l’interroger encore. »

Le sommeil la prit.


Elle était debout à côté du chariot, dans la nuit. La lune était haute et des nuages qui passaient projetaient des ombres sur le camp. Des grillons chantaient et les oiseaux de nuit lançaient leurs appels. Les yeux des lions qui l’observaient depuis leurs cages luisaient. Les ours à face blanche formaient des monticules sombres endormis derrière les barreaux de fer. La longue ligne d’attache des chevaux n’en comportait aucun, les chiens de Clarine n’étaient pas au bout de leurs laisses sous le chariot de Clarine et de Petra et l’espace où se tenaient les s’redits dans le monde éveillé était vide. Elle avait fini par comprendre que seules les créatures sauvages avaient leur reflet ici mais, quoi que prétende la Seanchane, c’était difficile à croire que ces énormes animaux gris avaient été domestiqués depuis tellement longtemps qu’ils n’étaient plus sauvages.

Brusquement, elle se rendit compte qu’elle portait la robe. D’un rouge éclatant, beaucoup trop collante aux hanches pour être décente, avec une encolure carrée si profonde qu’elle craignait d’en jaillir. Elle n’imaginait pas d’autre femme que Berelain[12] habillée comme ça. Pour Lan, elle-même la mettrait peut-être. S’ils étaient seuls. Elle avait pensé effectivement à Lan en s’endormant. J’y pensais bien, non ?

En tout cas, elle n’allait pas laisser Birgitte la voir dans cette tenue. Birgitte affirmait être un soldat et plus Nynaeve passait de temps avec elle, plus elle se rendait compte que certaines de ses manières de se comporter – et ses commentaires – ne valaient pas mieux que celles et ceux de n’importe quel homme. Étaient pires. Un alliage de Berelain et d’un pilier de taverne à la grande gueule. Les commentaires ne s’énonçaient pas constamment, mais ils étaient effectivement formulés quand Nynaeve permettait à des pensées vagabondes de l’introduire dans des robes comme celle-ci. Elle opta pour du bon drap solide des Deux Rivières, sombre, avec un châle uni dont elle n’avait pas besoin, ses cheveux de nouveau correctement nattés, et elle ouvrit la bouche pour appeler Birgitte.

« Pourquoi avez-vous changé ? » demanda cette dernière qui sortit de l’ombre et s’appuya sur son arc. Sa natte dorée aux cheveux tressés de façon compliquée pendait sur son épaule, et la lune brillait sur son arc et ses flèches. « Je me rappelle une fois où j’avais enfilé une robe qui était quasiment la réplique de celle-ci. Je l’avais fait uniquement pour détourner l’attention pendant que Gaidal s’éclipsait – les sentinelles en avaient les yeux exorbités comme ceux des grenouilles – mais c’était amusant. Surtout quand je l’ai mise par la suite pour danser avec lui. Il a toujours détesté danser, mais il était tellement déterminé à empêcher d’autres hommes d’approcher qu’il n’a pas manqué une danse. » Birgitte eut un rire affectueux. « Je lui ai gagné cinquante cubes d’or ce soir-là au jeu du toton parce qu’il me contemplait avec tant de concentration qu’il ne jetait jamais un coup d’œil à ses pièces. Les hommes sont cocasses. Ce n’est pas comme s’il ne m’avait jamais vue…

— Vous m’en direz tant », coupa Nynaeve d’un ton de respectabilité offusquée en drapant fermement le châle autour de ses épaules.

Avant qu’elle ait trouvé le temps d’ajouter sa question, Birgitte déclara : « Je l’ai trouvée » et toute idée de sa question lui sortit de l’esprit.

« Où donc ? Vous a-t-elle repérée ? Pouvez-vous me conduire à elle ? Sans qu’elle s’en doute ? » La peur étreignait l’estomac de Nynaeve – Valan Luca aurait eu beau jeu de gloser sur son courage s’il la voyait en ce moment – mais elle était sûre que sa peur se tournerait en colère dès qu’elle aurait Moghedien devant elle. « Si vous pouvez me conduire à proximité… » Elle laissa sa phrase inachevée comme Birgitte levait la main.

« À mon avis, elle n’a pas eu conscience de ma présence, sinon je doute que je serais ici maintenant. » Elle était devenue toute gravité ; Nynaeve se sentait beaucoup plus à l’aise avec elle quand Birgitte montrait cette face de sa personnalité de soldat. « Je peux vous amener à proximité pour un instant, si vous tenez à y aller, mais elle n’est pas seule. Du moins… vous vous en rendrez compte. Il faut que vous gardiez le silence et il faut que vous n’engagiez aucune action contre Moghedien. Il y a d’autres Réprouvés. Peut-être êtes-vous en mesure de l’anéantir, elle, mais l’êtes-vous d’en liquider cinq ? »

Les palpitations dans le ventre de Nynaeve gagnèrent sa poitrine. Et ses genoux. Cinq. Elle devrait demander ce que Birgitte avait vu ou entendu et s’en tenir là. Puis elle pourrait retourner à son lit et… Mais Birgitte la regardait. Ne s’interrogeant pas sur son courage, simplement la regardant. Prête à exécuter ce projet si elle acquiesçait. « Je serai silencieuse. Et je ne penserais même pas à canaliser. » Pas avec cinq Réprouvés réunis. Non pas qu’elle aurait été capable de canaliser ne serait-ce qu’une étincelle à cette minute. Elle raidit ses genoux pour les empêcher de s’entrechoquer. « Quand vous voudrez. »

Birgitte souleva son arc et posa la main sur le bras de Nynaeve…

… et le souffle de Nynaeve s’étouffa dans sa gorge. Elles étaient debout sur rien, entourées de toutes parts d’une obscurité infinie, dans l’impossibilité de distinguer le haut du bas et – dans n’importe quelle direction – une chute durerait éternellement. Prise de vertige, elle se força à regarder dans la direction que désignait Birgitte.

Au-dessous d’elles, Moghedien était aussi debout sur de l’obscurité, vêtue de noir, un noir presque aussi noir que ce qui l’entourait, penchée et prêtant attentivement l’oreille. Et, aussi loin au-dessous d’elle, quatre énormes sièges à haut dossier, chacun différent, étaient posés sur une surface de dalles blanches luisantes flottant dans l’obscurité. Curieusement, Nynaeve entendait les propos de ceux qui occupaient ces sièges avec autant de netteté que si elle s’était trouvée parmi eux.

« … jamais été un lâche, commentait une jolie femme dans le genre rebondi, aux cheveux blond soleil, alors pourquoi commencer ? » Élégamment parée de brume gris argent et de gemmes scintillantes, elle était nonchalamment assise dans un fauteuil d’ivoire travaillé de sorte qu’il semblait constitué d’acrobates nus. Quatre hommes sculptés le soutenaient en l’air, et les bras de l’occupante reposaient sur le dos de femmes agenouillées ; deux hommes et deux femmes maintenaient un coussin de soie blanche derrière sa tête, tandis qu’au-dessus il y en avait d’autres qui se contorsionnaient dans des poses que Nynaeve ne croyait pas que pouvait prendre un corps humain. Elle rougit quand elle se rendit compte que certains accomplissaient plus que des tours acrobatiques.

Un homme trapu de taille moyenne, avec une cicatrice blême balafrant son visage et une barbe carrée blonde, se courba en avant dans un mouvement de colère. Son siège était en bois massif, sculpté de colonnes de guerriers en armes et de chevaux, un poing dans un gantelet d’acier serrant des éclairs au sommet du dossier. Son surcot rouge compensait le manque de dorure du fauteuil, car un jeu de volutes en fils d’or déroulaient leurs spirales sur ses épaules et le long de ses bras. « Personne ne me traite de lâche, répliqua-t-il d’une voix âpre, mais si nous continuons sur cette lancée, il va me sauter à la gorge.

— C’est le plan qui a été arrêté dès le début », dit une voix de femme mélodieuse. Nynaeve ne voyait pas la personne qui parlait, cachée derrière le dos monumental d’un siège qui semblait entièrement en pierre d’un blanc de neige et en argent.

Le deuxième homme était large de carrure et beau dans le genre brun, avec des ailes blanches striant ses tempes. Il jouait avec un gobelet en or ciselé, renversé en arrière sur un trône. C’était le seul terme adéquat pour ce meuble incrusté de gemmes ; un minime reflet doré apparaissait çà et là, mais Nynaeve ne doutait pas qu’il était entièrement en or sous tout ce scintillement de rubis, d’émeraudes et de pierres de lune ; il avait un air de poids en dehors de sa masse apparente. « Il se concentrera sur vous, déclara cet homme de haute taille d’une voix grave. Si besoin est, quelqu’un près de lui mourra, visiblement sur votre ordre. Il s’attaquera à vous. Et, pendant qu’il fixera son attention sur vous seul, nous trois, liés, le capturerons. Qu’est-ce qui a changé pour que ce plan soit modifié ?

— Rien n’a changé, grommela le balafré. Moins encore ma confiance en vous. Je veux faire partie du couplage, sinon cela se termine là. »

La blonde rejeta la tête en arrière et rit. « Pauvre homme, s’exclama-t-elle d’un ton moqueur en le désignant d’une main chargée de bagues. Croyez-vous qu’il ne remarquera pas que vous êtes lié ? Il a un professeur, rappelez-vous. Médiocre mais pas le dernier des imbéciles. La prochaine fois, vous demanderez à inclure suffisamment de ces gamines de l’Ajah Noire pour que le cercle se compose de plus de treize, pour que vous ou Rahvin ayez la situation en main.

— Si Rahvin a assez confiance en nous pour se lier avec nous alors qu’il doit laisser l’une de nous guider, répliqua la voix mélodieuse, vous pouvez témoigner d’une confiance égale. » L’homme de haute taille fixa son regard sur le contenu de son gobelet et la femme vêtue de brume esquissa l’ombre d’un sourire. « Si vous ne parvenez pas à croire que nous ne nous tournerons pas contre vous, poursuivit la femme invisible, alors soyez sûr que nous nous surveillerons mutuellement de trop près pour ce genre de trahison. Vous aviez donné votre accord à tout ceci, Sammael. Pourquoi vous mettez-vous à ergoter maintenant ? »

Nynaeve sursauta comme Birgitte lui effleurait le bras…

… et elles se retrouvèrent au milieu des roulottes, avec la lune brillant au milieu des nuages. Cela semblait presque normal en comparaison de l’endroit où elles étaient allées.

« Pourquoi… ? » commença Nynaeve et elle dut s’éclaircir la gorge. « Pourquoi nous avez-vous ramenées ? » Son cœur se serra. « Est-ce que Moghedien nous a vues ? » Elle avait été tellement absorbée par les autres Réprouvés – par leur mélange d’étrangeté et de banalité – qu’elle avait oublié de surveiller Moghedien. Elle poussa un fervent soupir de soulagement quand Birgitte secoua la tête.

« Je n’ai pas détourné d’elle le regard pour plus d’une seconde et elle n’a pas remué un muscle. Seulement je n’aime pas être tellement exposée. Si elle avait levé les yeux, elle ou un des autres… »

Nynaeve serra étroitement son châle autour de ses épaules mais continua à frissonner. « Rahvin et Sammael. » Elle aurait aimé ne pas avoir la voix si enrouée. « Avez-vous reconnu les autres ? » Évidemment que Birgitte les avait reconnus ; c’était une façon ridicule de s’exprimer, mais elle était ébranlée.

« Lanfear était celle cachée par son fauteuil. L’autre était Graendal. Ne la prenez pas pour une écervelée parce qu’elle se prélasse dans un fauteuil qui ferait rougir un tenancier senje. Elle est perverse et elle utilise ses mignons dans des rites qui entraîneraient le soldat le plus brut que je connaisse à se vouer au célibat.

— Graendal est perverse, déclara la voix de Moghedien, mais pas suffisamment retorse. »

Birgitte se retourna d’un bond, l’arc d’argent se redressant, la flèche d’argent presque sur le point de s’ajuster – et brusquement fut emportée en trombe à trente pas de là dans le clair de lune, heurtant avec une telle violence la roulotte de Nynaeve qu’elle rebondit à cinq pas et s’effondra en tas.

Avec l’énergie du désespoir, Nynaeve chercha à atteindre la saidar. La peur s’infiltrait dans sa colère, mais la colère suffisait – et se heurta à un mur invisible entre elle et la chaude clarté de la Vraie Source. Elle faillit hurler. Quelque chose saisit ses pieds, les tirant d’un coup sec en arrière et les décollant du sol ; ses mains s’envolèrent et se rabattirent jusqu’à ce que ses poignets rejoignent ses chevilles au-dessus de sa tête. Ses vêtements se transformèrent en poudre qui glissa de dessus sa peau et sa tresse tira sa tête en arrière jusqu’à ce que cette tresse repose sur ses fesses. Fébrile, elle tenta de sortir du rêve. Rien ne se produisit. Elle se retrouvait pliée en deux dans les airs comme une créature capturée au fond d’un filet, chaque muscle étiré à se rompre. Des trémulations la parcouraient ; ses doigts se contractaient faiblement, effleurant ses pieds. Elle pensa que si elle essayait de bouger autre chose son dos se briserait.

Curieusement, sa peur avait disparu, maintenant qu’il était trop tard. Elle était persuadée qu’elle aurait été assez rapide, sans cette terreur qui l’avait étreinte alors qu’elle avait besoin d’agir. Tout ce qu’elle voulait, c’était une chance de serrer ses mains autour du cou de Moghedien. La belle avance à présent ! Chaque respiration était un halètement laborieux.

Moghedien alla se placer de façon à ce que Nynaeve la voie, entre le triangle tremblant de ses bras. L’aura de la saidar l’entourait comme une moquerie. « Un détail du fauteuil de Graendal », commenta la Réprouvée. Sa robe était de brume comme celle de Graendal, passant du brouillard noir à un voile presque transparent et redevenant un scintillement argenté. Le tissu changeait presque constamment. Nynaeve l’avait déjà vue la porter, à Tanchico. « Pas quelque chose à quoi j’aurais pensé de moi-même, mais Graendal peut être… édifiante. » Nynaeve lui décocha un regard furieux mais Moghedien ne parut pas s’en apercevoir. « J’ai du mal à croire que vous êtes venue à ma recherche. Avez-vous réellement cru que, parce que vous avez eu la chance une fois de me prendre par surprise, vous pouviez être mon égale ? » Son rire était cinglant. « Si seulement vous saviez quelle peine je me suis donnée pour vous trouver. Et vous êtes venue à moi. » Elle jeta un coup d’œil à la ronde aux chariots, examinant les lions et les ours pendant un instant avant de se retourner vers Nynaeve. « Une ménagerie ? Cela vous rendra assez facile à découvrir. Si j’en ai besoin, à présent.

— Faites ce que vous voulez de pire et réduisez-vous en cendres », gronda Nynaeve. Du mieux qu’elle put. Repliée sur elle-même, elle devait se forcer à émettre chaque mot un par un. Elle n’osait pas regarder ouvertement Birgitte – encore qu’elle n’aurait pas pu bouger suffisamment la tête pour y arriver – mais, roulant les yeux comme partagée entre furie et terreur, elle en eut un bref aperçu. Son estomac se creusa, se tendit même comme une peau de mouton mise à sécher. Birgitte gisait affalée sur le sol, les flèches d’argent jaillissant du carquois à sa taille, son arc d’argent à deux pas de sa main immobile. « Un coup de chance pour moi, vous dites ? N’auriez-vous pas réussi à me surprendre, je vous aurais fouettée jusqu’à ce que vous en pleuriez. Je vous aurais tordu le cou comme à un poulet. » Elle n’avait qu’une chance, si Birgitte était morte, et une chance déprimante. Mettre Moghedien dans une telle colère qu’elle la tue rapidement dans un accès de rage. Si seulement il y avait un moyen de prévenir Elayne. Qu’elle meure devrait suffire. « Vous vous rappelez que vous avez dit vouloir vous servir de moi en guise de montoir ? Et ensuite quand j’ai dit que je vous en ferais autant ? C’était après que je vous avais assené une volée de coups de bâton. Alors que vous gémissiez et demandiez grâce. M’offrant n’importe quoi. Vous êtes une poltronne dépourvue de tripes ! Le contenu d’un pot de chambre ! Vous, espèce de… » Quelque chose d’épais rampa dans sa bouche, lui aplatissant la langue et forçant ses mâchoires à s’écarter.

« Que vous êtes simple, murmura Moghedien. Croyez-moi, je suis déjà suffisamment en colère contre vous. Je ne pense pas que je vous prendrai comme montoir. » Son sourire hérissa la peau de Nynaeve. « Je crois que je vais vous changer en un cheval. C’est parfaitement possible ici. Un cheval, une souris, une grenouille… » – elle marqua un temps, l’oreille tendue – « un grillon. Et chaque fois que vous viendrez dans le Tel’aran’rhiod vous serez un cheval, jusqu’à ce que je change. Ou que quelqu’un d’autre qui en a le savoir-faire s’en charge. » Elle se tut de nouveau, l’air presque compatissante. « Non, je ne veux pas vous donner de faux espoirs. Nous ne sommes que neuf maintenant à connaître ce sortilège et vous ne souhaiteriez pas qu’aucun de ceux-là vous tienne sous astreinte, pas plus que moi. Vous serez un cheval chaque fois que je vous amènerai ici. Vous aurez votre propre selle et votre bride. Je tresserai même votre crinière. » La natte de Nynaeve subit une saccade qui l’arracha presque de ses racines. « Bien entendu, même alors, vous vous souviendrez de ce que vous êtes. Je suis persuadée que je prendrai grand plaisir à nos promenades, quoique ce ne serait peut-être pas votre cas. » Moghedien aspira l’air à fond et sa robe s’assombrit jusqu’à quelque chose qui luisait dans la pâle clarté lunaire. Nynaeve n’en aurait pas juré, mais elle songea que ce pouvait être la couleur du sang frais. « Vous me rendez proche de Semirhage. Ce sera une bonne chose d’en finir avec vous, pour que je puisse concentrer mon attention sur des questions importantes. Est-ce que la petite blonde est avec vous dans cette ménagerie ? »

L’épaisseur disparut de la bouche de Nynaeve. « Je suis seule, espèce de stupide… » Souffrance. Comme si elle avait été battue des chevilles aux épaules, chaque coup tombant en même temps. Elle hurla d’une voix perçante. De nouveau. Elle essaya de serrer les dents, mais son propre cri aigu interminable emplissait ses oreilles. Des larmes roulaient d’une façon mortifiante sur ses joues au rythme de ses sanglots, dans l’attente désespérée de l’avalanche suivante.

« Est-elle avec vous ? questionna Moghedien patiemment. Ne perdez pas votre temps à me pousser à vous tuer. Je ne le veux pas. Vous vivrez de nombreuses années à mon service. Vos talents plutôt minables seront d’une certaine utilité une fois que je les aurai affinés. Une fois que je vous aurai dressée. Seulement, je peux vous faire penser que ce que vous venez de ressentir était une caresse d’amant. Maintenant, répondez à ma question. »

Nynaeve parvint à retrouver son souffle. « Non, répliqua-t-elle en pleurant. Elle s’est enfuie avec un homme après que nous avons quitté Tanchico. Un homme assez âgé pour être son grand-père, mais il avait de l’argent. Nous avions appris ce qui s’était passé dans la Tour » – elle était sûre que Moghedien était au courant de la chose – « et elle avait peur d’y retourner. »

L’autre rit. « Charmante histoire. Je commence presque à comprendre ce que briser un caractère peut avoir de fascinant pour Semirhage. Oh, vous allez me procurer bien des moments de divertissement, Nynaeve al’Meara. Par contre, d’abord, vous conduirez à moi la jeune Elayne. Vous l’entourerez d’un écran, vous la lierez et l’amènerez se coucher à mes pieds. Savez-vous pourquoi ? Parce que certaines choses sont effectivement plus fortes dans le Tel’aran’rhiod que dans le monde éveillé. Voilà pourquoi vous serez une jument blanche au poil lustré chaque fois que je vous entraînerai ici. Et ce ne sont pas uniquement les blessures reçues ici qui se ressentent encore au réveil. La compulsion aussi. Je veux que vous y réfléchissiez un instant ou deux avant que vous commenciez à croire que c’est votre propre idée. Je soupçonne cette jeune fille d’être votre amie, mais vous allez me l’amener comme un animal favori… » Moghedien hurla tandis que la pointe d’une flèche d’argent surgissait sous son sein droit.

Nynaeve s’affala par terre à la façon d’un sac qu’on a laissé choir. La chute chassa de ses poumons le dernier brin de souffle aussi parfaitement qu’un coup de masse dans le ventre. S’efforçant de reprendre haleine, elle lutta pour contraindre à se mouvoir ses muscles torturés, pour dominer ses souffrances et atteindre la saidar.

Birgitte se redressa en chancelant et tira à tâtons une autre flèche de son carquois. « Partez, Nynaeve ! » C’était un cri marmonné. « Filez ! » La tête de Birgitte oscillait et Tare d’argent vacilla quand elle le redressa.

L’aura autour de Moghedien augmenta d’intensité au point qu’on aurait cru qu’elle était entourée par un soleil aveuglant.

La nuit déferla sur Birgitte comme une lame océane, l’enveloppant d’obscurité. Quand elle fut passée, l’arc tomba sur un tas de vêtements vides qui s’affaissaient. Les vêtements s’estompèrent comme de la brume qui se dissipe et il ne resta plus que l’arc et les flèches brillant au clair de lune.

Moghedien s’effondra sur les genoux, haletante, les deux mains agrippées à la hampe de la flèche qui saillait, tandis que l’aura autour d’elle diminuait et s’éteignait. Puis Moghedien disparut et la flèche d’argent tomba à l’endroit où elle s’était trouvée, tachée de sombre par le sang.

Après ce qui parut durer une éternité, Nynaeve parvint à se relever sur les mains et les genoux. Elle rampa en pleurant jusqu’à l’arc de Birgitte. Cette fois, ce n’était pas la douleur qui lui arrachait des larmes. À genoux, nue et ne s’en souciant pas, elle saisit l’arc. « Je suis navrée, dit-elle dans un sanglot. Oh, Birgitte, pardonnez-moi. Birgitte ! »

Il n’y eut pas de réponse à part le cri lugubre d’un oiseau de nuit.


Liandrin se leva d’un bond quand la porte de la chambre de Moghedien se rabattit bruyamment et que l’Élue entra en titubant dans le salon, sa chemise de soie trempée de sang. Chesmal et Temaile se précipitèrent à son côté, chacune lui prenant un bras pour la maintenir debout, mais Liandrin demeura près de son siège. Les autres étaient parties ; peut-être hors d’Amador, pour tout ce qu’en savait Liandrin. Moghedien disait seulement ce qu’elle voulait que son auditeur connaisse et punissait les questions qui ne lui plaisaient pas.

« Que s’est-il passé ? » s’exclama Temaile avec un hoquet de stupeur.

Le bref coup d’œil de Moghedien aurait dû la griller sur place. « Vous avez un peu de talent en matière de Guérison », dit l’Élue d’une voix étouffée à Chesmal. Du sang tachait ses lèvres, filtrait au coin de sa bouche en un filet grandissant. « Faites-le. Tout de suite, idiote ! »

La brune Ghealdanine posa sans hésiter les mains sur la tête de Moghedien. Liandrin ricana intérieurement quand l’aura entoura Chesmal ; la sollicitude était peinte sur le beau visage de Chesmal et les traits délicats et rusés de Temaile étaient crispés par l’effroi et l’inquiétude à l’état pur. Pour être fidèles, elles l’étaient. Des chiens de manchon bien obéissants. Moghedien se dressa sur la pointe des pieds, la tête rejetée en arrière ; les yeux dilatés, elle tremblait, le souffle s’échappant de sa bouche béante comme si elle avait été plongée dans de la glace.

En quelques instants, ce fut fini. L’aura autour de Chesmal disparut et les talons de Moghedien se posèrent sur le tapis au dessin bleu et vert. Si Temaile ne l’avait pas soutenue, elle serait tombée. Une partie seulement de la force pour Guérir provient du Pouvoir ; le reste émane de la personne que l’on guérit. Quelle que fût la blessure qui avait causé cette hémorragie, elle aurait disparu, mais Moghedien était sûrement aussi faible que si elle était restée alitée pendant des semaines. Elle tira de la ceinture de Temaile sa belle écharpe en soie ivoire et or pour s’essuyer la bouche tandis que Temaile l’aidait à se tourner vers la porte de sa chambre. Faible, et le dos tourné.

Liandrin frappa aussi fort qu’elle en avait jamais été capable, en y mettant tout ce qu’elle avait déchiffré de ce que Moghedien lui avait fait.

Au même instant, la saidar donna l’impression de déferler sur Moghedien comme une lame de fond. Le coup de sonde de Liandrin n’aboutit pas car un écran s’était dressé entre elle et la Source. Des flots d’Air la soulevèrent et la plaquèrent contre les lambris du mur avec une telle violence que ses dents claquèrent. Bras et jambes écartés, impuissante, elle resta suspendue là.

Chesmal et Temaile échangèrent des regards déconcertés, comme si elles ne comprenaient pas ce qui s’était passé. Elles continuèrent à soutenir Moghedien qui vint se poster devant Liandrin, s’essuyant toujours calmement la bouche sur l’écharpe de Temaile. Moghedien canalisa, et le sang sur sa chemise devint noir puis se détacha en paillettes qui tombèrent sur le tapis.

« V-vous ne comprenez pas, Grande Maîtresse, s’écria fiévreusement Liandrin. Je désirais seulement vous aider à avoir le bon sommeil. » Pour une fois dans sa vie, s’exprimer avec le parler d’une femme du peuple ne l’inquiéta pas le moins du monde. « Je ne… » Elle s’interrompit dans un bruit d’étranglement alors qu’un flot d’Air lui saisissait la langue et l’étirait entre ses dents. Ses yeux bruns s’exorbitèrent. Un rien de traction en plus et…

« Vais-je l’arracher ? » Moghedien examinait son visage mais parlait comme pour elle-même. « Je pense que non. Dommage pour vous que l’al’Meara m’incite à penser comme Semirhage. Autrement, je vous aurais simplement tuée. » Soudain elle attachait l’écran, le nœud devenant de plus en plus compliqué jusqu’à ce que Liandrin en perde complètement les tours et retours. Et cela continuait toujours. « Voilà, déclara finalement Moghedien d’un ton satisfait. Vous chercherez très longtemps quelqu’un qui saura dénouer ça. Seulement vous n’aurez pas l’occasion de chercher. »

Liandrin scruta le visage de Chesmal et celui de Temaile en quête d’un signe de compassion, de pitié, n’importe quoi. Les yeux de Chesmal étaient froids et sévères ; ceux de Temaile brillaient, elle effleura ses lèvres du bout de la langue et sourit. Pas d’un sourire amical.

« Vous croyiez avoir appris quelque chose sur la compulsion, reprit Moghedien. Je vais vous en enseigner un peu plus. » Pendant un instant, Liandrin frissonna, les yeux de Moghedien emplissant sa vision comme sa voix ses oreilles, sa tête entière. « Vivez. » L’instant passa et des gouttes de sueur perlèrent sur la figure de Liandrin tandis que l’Élue lui souriait. « La compulsion a de nombreuses limites, mais l’ordre de faire ce que veut quelqu’un perdurera une vie entière au tréfonds de son être. Vous allez vivre, avec quelque intensité que vous pensiez à vous suicider. Et vous y penserez. Vous pleurerez au cours de bien des nuits en le souhaitant. »

Le flot maintenant la langue de Liandrin se dissipa et elle prit juste le temps d’avaler sa salive. « Je vous en prie, Grande Maîtresse, je jure que je n’avais pas l’intention… » Sa tête résonna et des taches noires argentées dansèrent devant ses yeux à la suite de la gifle assénée par Moghedien.

« Accomplir une chose physiquement… a… ses charmes, murmura cette dernière. Désirez-vous en redemander ?

— S’il vous plaît, Grande Maîtresse… » La deuxième claque projeta ses cheveux en l’air.

« Encore ?

— S’il vous plaît… » Une troisième manqua de peu lui décrocher la mâchoire. Ses joues brûlaient.

« Si vous n’avez pas l’esprit plus inventif que ça, je n’écouterai plus. C’est vous qui allez écouter. Je pense que ce que j’ai prévu pour vous ravirait Semirhage elle-même. » Le sourire de Moghedien était presque aussi cruel que celui de Temaile. « Vous vivrez, pas désactivée, mais sachant que vous pourriez canaliser de nouveau si seulement vous trouvez quelqu’un pour dénouer votre écran. Toutefois ceci n’est que le commencement. Evon sera content d’avoir une fille de cuisine supplémentaire et je suis sûre qu’Amellia Arene voudra avoir de longues conversations avec vous au sujet de son mari Jorin[13]. Voyons, ils seront tellement contents de votre compagnie que je doute que vous verrez l’extérieur de cette maison lors des années à venir. De longues années au cours desquelles vous regretterez de ne pas m’avoir servie fidèlement. »

Liandrin secoua la tête, formant avec les lèvres « non » et « je vous en prie », elle pleurait trop pour réussir à formuler les mots de façon audible.

Moghedien se tourna vers Temaile et dit : « Préparez-la pour eux. Et prévenez-les qu’ils ne doivent ni la tuer ni l’estropier. Je veux qu’elle soit toujours persuadée qu’elle pourrait s’échapper. Même un espoir futile la maintiendra en vie pour souffrir. » Elle s’éloigna appuyée sur le bras de Chesmal et les flots plaquant Liandrin contre le mur se dissipèrent.

Ses jambes plièrent comme des fétus de paille, l’entraînant à s’effondrer sur le tapis. Seul l’écran restait ; elle s’acharna dessus en vain tout en rampant à la suite de Moghedien, essayant de saisir l’ourlet de sa chemise, avec des sanglots entrecoupés. « Je vous en prie, Grande Maîtresse. »

« Elles sont avec une ménagerie, dit Moghedien à Chesmal. Vos fameuses recherches et il a fallu que je les découvre moi-même. Une ménagerie ne devrait pas être trop difficile à localiser.

— Je servirai loyalement », gémit Liandrin en pleurant. La peur lui liquéfiait les membres ; elle ne parvenait pas à ramper assez vite pour les rattraper. Elles ne regardaient même pas en arrière vers elle qui se traînait à quatre pattes sur le tapis. « Liez-moi, Grande Maîtresse. N’importe quoi. Je serai le chien fidèle !

— Il y a beaucoup de ménageries qui voyagent en direction du nord, répliqua Chesmal, l’ardent désir d’annuler son échec vibrant dans sa voix. Vers le Ghealdan, Grande Maîtresse.

— Alors je dois me rendre au Ghealdan, répliqua Moghedien. Procurez-vous des chevaux rapides et suivez… » La porte de la chambre se referma sur ses mots.

« Je serai le chien fidèle », sanglota Liandrin ramassée sur elle-même. Levant la tête, elle chassa ses larmes d’un battement de paupières et vit Temaile qui l’observait en se frottant les bras et souriant. « Nous pourrions la maîtriser, Temaile. Nous trois ensemble, nous pourrions…

— Nous trois ? » Temaile rit. « Vous ne pourriez même pas dominer le gros Evon. » Ses yeux se plissèrent tandis qu’elle étudiait l’écran attaché à Liandrin. « Vous n’êtes pas en meilleure posture que si vous aviez été désactivée.

— Écoutez. Je vous en prie. » Liandrin ravala sa salive, dans un effort pour s’éclaircir la voix, mais celle-ci restait étouffée, encore que empreinte d’un ardent désir de persuader, quand elle ajouta avec un débit fiévreux : « Nous avons parlé des dissensions qui doivent exister parmi les Élus. Que Moghedien se cache tellement paraît indiquer qu’elle se cache des autres Élus. Si nous la prenions et la leur donnions, pensez aux places que nous pourrions occuper. Nous pourrions être élevées au-dessus de rois et de reines. Nous pourrions nous-mêmes être Élues ! »

Un instant – un bienheureux, un merveilleux instant – la femme au visage d’enfant hésita. Puis elle secoua la tête. « Vous n’avez jamais su jusqu’où lever les yeux. “Qui veut atteindre le soleil sera brûlé.” Non, je pense que je ne serai pas brûlée pour avoir voulu aller trop haut. Je pense que je ferai ce qui m’a été ordonné de faire et vous assouplirai pour Evon. » Soudain elle sourit, découvrant des dents qui accentuèrent sa ressemblance avec un renard. « Ce qu’il va être surpris quand vous ramperez pour lui baiser les pieds. »

Liandrin se mit à hurler avant même que Temaile ait commencé.

Загрузка...