49 En route pour Boannda

L’embarquement du petit groupe d’hommes, de femmes et d’enfants se déroula sans grande difficulté. Pas une fois Nynaeve ne précisa au Capitaine Neres qu’il allait trouver de la place pour chacun et que, quoi que lui pense exiger comme tarif, elle savait parfaitement, elle, combien elle verserait pour leur transport jusqu’à Boannda. Certes, peut-être avait-elle légèrement facilité l’opération en prenant la précaution de demander discrètement à Uno que les guerriers du Shienar s’occupent de leurs épées d’une manière ou d’une autre. Quinze hommes aux traits rudes et aux vêtements rustiques, tous avec le crâne rasé et un chignon au sommet, sans parler des taches de sang, huilant et aiguisant leurs lames, riant quand l’un d’eux racontait comment tel autre avait failli être embroché comme un agneau à rôtir – eh bien, ils produisaient un effet très salutaire. Elle compta la somme dans la main de Neres et, si elle souffrait, elle n’avait qu’à se remémorer ces quais de Tanchico pour continuer à compter. Neres avait raison sur un point ; ces gens n’avaient pas l’air de posséder beaucoup d’argent ; ils auraient besoin des sous qu’ils avaient. Elayne n’avait aucune raison de demander avec cette écœurante gentillesse si on lui arrachait une dent.

L’équipage s’élança aux ordres que cria Neres pour larguer les amarres alors que les derniers du groupe enjambaient encore le bordage avec leurs maigres possessions dans les bras, ceux qui avaient quelque chose en dehors des hardes sur leur dos. À la vérité, ils remplirent même le large bateau de sorte que Nynaeve commença à se demander si Neres n’avait pas eu raison sur ce point-là aussi. Cependant, un tel espoir illumina leurs visages une fois que leurs pieds furent fermement plantés sur le pont qu’elle se sentit gênée d’y avoir songé. Et, quand ils apprirent qu’elle avait payé leur passage, ils s’attroupèrent autour d’elle, se bousculant pour lui baiser les mains, l’ourlet de sa jupe, criant remerciements et bénédictions, certains avec des larmes ruisselant sur leurs joues crasseuses, hommes aussi bien que femmes. Elle aurait aimé pouvoir s’enfoncer à travers les planches sous ses pieds.

Les ponts bouillonnèrent d’activité quand les avirons furent sortis et les voiles hissées, et Samara commença à diminuer derrière eux avant qu’elle parvienne à mettre fin complètement à cette démonstration. Si Elayne ou Birgitte avaient émis un mot, elle leur aurait fait faire à l’une et à l’autre deux fois le tour du bateau en leur tapant dessus pour la bonne mesure.

Elles demeurèrent cinq jours sur la Couleuvre, cinq jours à descendre le cours lent et sinueux de l’Eldar par des journées torrides et des nuits pas beaucoup plus fraîches. Des choses changèrent pour le mieux pendant ce temps-là, mais le voyage ne commença pas bien.

Le premier vrai problème du trajet fut la cabine de Neres à la poupe, l’unique logement du bateau excepté le pont. Non pas que Neres l’évacua à regret. Sa hâte – chausses, tuniques et chemises jetées sur son épaule et pendillant d’un gros paquet dans ses bras, son plat à barbe serré dans une main et son rasoir dans l’autre – incita Nynaeve à examiner sévèrement Thom, Juilin et Uno. Qu’elle se serve d’eux quand elle le désirait était une chose, une tout autre qu’ils veillent sur elle derrière son dos. Leurs visages n’auraient pas pu être plus ouverts, ou leurs yeux plus innocents. Elayne mentionna un autre des dictons de Lini, sa vieille nourrice. « Un sac ouvert ne dissimule rien, et une porte ouverte ne cache pas grand-chose, mais un homme à l’expression ouverte dissimule sûrement quelque chose. »

Pourtant, quelque problème que poseraient ces hommes, le problème actuel était la cabine elle-même. Elle sentait le renfermé et le moisi, même avec les minuscules fenêtres rabattues, qui ne laissaient entrer que peu de clarté dans ses obscurs confins. « Confins » était le terme approprié. La cabine était petite, plus petite que la roulotte et la majeure partie de l’espace était occupée par une lourde table et des chaises à haut dossier dont les pieds étaient fixés au sol, ainsi que par l’échelle donnant accès au pont. Une table de toilette incorporée à la paroi, avec une cuvette et un broc encrassés ainsi qu’un étroit miroir poussiéreux, encombrait encore plus la pièce et complétait son ameublement à l’exception de quelques étagères vides et de patères pour accrocher des vêtements. Les poutres du plafond étaient juste au-dessus de leurs têtes même pour elles. Et il n’y avait qu’un lit, plus large que ce sur quoi elles avaient dormi, toutefois guère assez large pour deux. Grand comme il l’était, Neres aurait aussi bien pu vivre dans une boîte. Il n’avait vraiment pas renoncé au moindre pouce qui pouvait accueillir de la marchandise.

« Il est arrivé de nuit à Samara, marmotta Elayne en se débarrassant de ses ballots et en mettant les mains sur ses hanches tandis qu’elle jetait à la ronde un coup d’œil plein de dénigrement, et il voulait partir de nuit. Je l’ai entendu dire à un de ses matelots qu’il avait l’intention de naviguer de nuit quoi que les… les filles voulaient. Apparemment, il n’est pas trop ravi de circuler au grand jour. »

Pensant aux coudes et aux pieds froids de sa compagne, Nynaeve se demandait si elle ne serait pas plus sage de dormir au-dessus avec les réfugiés. « De quoi est-ce que vous parlez ?

— Cet homme fait de la contrebande, Nynaeve.

— Avec ce bateau ? » Lâchant ses propres bagages, Nynaeve déposa la sacoche de cuir sur la table et s’assit au bord du lit. Non, elle ne dormirait pas sur le pont. La cabine ne sentait pas bon, mais elle pouvait être aérée et, si le lit était trop étroit, il avait un matelas de plumes épais. Le bateau roulait bord sur bord de façon effectivement perturbante ; autant qu’elle ait le maximum de confort possible. Elayne ne pouvait pas la chasser d’ici. « C’est un tonneau. Nous aurons de la chance si nous atteignons Boannda dans deux semaines. La Lumière seule sait combien de temps il faudra jusqu’à Salidar. » Ni l’une ni l’autre ne connaissait à quelle distance se trouvait Salidar et le moment n’était pas encore venu d’aborder le sujet avec le Capitaine Neres.

« Tout concorde. Même le nom. La Couleuvre. Quel honnête négociant appellerait comme ça son bâtiment ?

— Bah et alors ? Ce ne serait pas la première fois que nous aurions utilisé les services d’un contrebandier. »

Elayne leva les bras au ciel dans un geste d’exaspération ; elle estimait toujours qu’obéir à la loi était important, si ridicule que soit cette loi. Elle avait avec Galad beaucoup plus de points communs qu’elle ne désirait l’admettre. Ainsi donc Neres les avait appelées « filles », hein ?

La seconde difficulté était l’espace pour les autres. La Couleuvre n’était pas un navire très important, encore que large, et en comptant tous ceux qui étaient à bord ils étaient bien plus de cent personnes. Une certaine liberté de mouvement devait être réservée à l’équipage qui manœuvrait les rames et s’occupait des cordages et des voiles, ce qui ne laissait pas grand-chose aux passagers. Et le fait que les réfugiés se tenaient aussi loin que possible à l’écart des guerriers du Shienar n’arrangeait rien ; ils avaient eu apparemment leur suffisance d’hommes armés. Il y avait à peine la place pour que chacun s’asseye, et aucune pour s’allonger.

Nynaeve alla trouver Neres sans barguigner. « Ces gens ont besoin de plus d’espace. En particulier, les femmes et les enfants. Puisque vous n’avez plus de cabines, il faudra utiliser votre cale. »

Le visage de Neres s’assombrit. Regardant droit devant lui, quelque part à un pas de Nynaeve, il grommela : « Ma cale est pleine de marchandises de valeur. Une cargaison très précieuse.

— Je me demande si les douaniers sont vigilants ici, le long de l’Eldar », commenta Elayne distraitement en contemplant les berges où s’alignaient des arbres, de chaque côté. La rivière n’avait que quelques centaines de pas de large à cet endroit, bordée de vase noire desséchée et d’argile jaune dépourvue de végétation. « Le Ghealdan d’un côté et l’Amadicia de l’autre. Cela pourrait paraître bizarre, votre cale pleine de produits du sud alors que vous allez en direction du sud. Bien sûr, vous avez probablement tous les documents prouvant où vous avez payé les droits de douane. Et vous pourriez expliquer que vous n’avez pas déchargé à cause des troubles dans Samara. J’ai entendu dire que les employés de la régie sont vraiment très compréhensifs. »

Les coins de la bouche de Neres s’abaissèrent, il ne regardait toujours ni l’une ni l’autre.

Grâce à quoi il vit parfaitement Thom écarter ses mains vides en éventail, décrire un grand geste et soudain tourner entre ses doigts une paire de poignards avant d’en escamoter un.

« Je m’entraîne simplement, déclara Thom en grattant une longue moustache avec l’autre poignard. J’aime conserver une certaine… dextérité. » L’estafilade de son cuir chevelu au milieu de ses cheveux blancs et le sang frais sur sa figure, ajoutés à une déchirure ensanglantée dans l’une des épaules de son surcot avec en plus des accrocs ailleurs, lui donnaient un aspect patibulaire en toute autre compagnie que celle d’Uno. Le sourire retroussé sur les dents du guerrier du Shienar n’exprimait nullement la gaieté et déformait de regrettable façon sa longue cicatrice et la nouvelle entaille qui balafrait sa figure, rouge et à vif. L’œil cramoisi furibond peint sur son cache-œil pâlissait presque en comparaison.

Neres ferma les paupières et aspira une profonde, très profonde bouffée d’air.

Les écoutilles s’ouvrirent, et caisses et barils basculèrent par-dessus bord au milieu d’éclaboussures, certains lourds, la plupart légers et exhalant un parfum d’épices. Neres tiquait chaque fois que la rivière se refermait sur quelque chose d’autre. Il se dérida – si telle description pouvait s’appliquer à lui – quand Nynaeve ordonna que les rouleaux de soie, les tapis et les ballots de beaux lainages restent dans la cale. Jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’elle avait l’intention de les utiliser comme matériel de couchage. Si son expression avait été amère, maintenant elle aurait fait cailler du lait dans la pièce d’à côté. Pendant toute l’opération, il ne prononça pas une parole. Quand les femmes commencèrent à puiser de l’eau avec des seaux accrochés au bout d’une corde pour laver leurs enfants ici même sur le pont, il se dirigea à grands pas vers l’arrière et contempla les quelques barils à flot qui s’éloignaient.

Jusqu’à un certain point, c’est la curieuse attitude de Neres envers les femmes qui commença à émousser le tranchant de la langue acérée d’Elayne, et de celle de Birgitte. C’est ainsi que Nynaeve le voyait ; elle-même avait conservé son habituelle humeur égale, bien entendu. Neres n’aimait pas les femmes. Quand les hommes d’équipage avaient à dire quelque chose à l’une des femmes, ils parlaient vite, jetant constamment des coups d’œil vers le capitaine jusqu’à ce qu’ils retournent précipitamment à leurs occupations. Un qui semblait inoccupé pendant un instant avait de fortes chances d’être expédié pour accomplir n’importe quelle tâche par un rugissement de Neres s’il échangeait deux mots avec quelqu’un portant jupe. Leurs commentaires précipités et leurs avertissements murmurés rendaient les opinions de Neres parfaitement claires.

Les femmes coûtent de l’argent à un homme, elles se battent comme des chats de gouttière et elles causent des ennuis. La totalité des ennuis qu’a un homme pouvaient être attribués aux femmes, d’une manière ou d’une autre. Neres s’attendait à ce que la moitié d’entre elles se roulent sur le pont toutes griffes dehors en se crêpant mutuellement le chignon avant le premier coucher de soleil. Elles flirteraient toutes avec son équipage et provoqueraient des dissensions quand elles ne causeraient pas de bagarres. Aurait-il été en mesure d’expulser toutes les femmes, pour toujours, de son navire, il aurait été heureux. Aurait-il pu les éliminer de son existence, il aurait été extatique.

Nynaeve n’avait jamais rencontré son pareil. Oh, elle avait entendu des hommes se plaindre des femmes et de leur façon de gaspiller l’argent, comme si les hommes ne répandaient pas leurs pièces de monnaie de-ci de-là comme de l’eau – ils n’avaient pas le sens de l’argent, encore moins qu’Elayne – et elle les avait même entendus attribuer aux femmes des ennuis variés, en général quand eux-mêmes étaient responsables de ces tracas. Mais elle ne se rappelait pas avoir jamais connu d’homme qui détestait les femmes. Ce fut inattendu d’apprendre que Neres avait une épouse et une horde d’enfants à Ebou Dar, mais nullement étonnant qu’il restait chez lui seulement juste assez longtemps pour embarquer une nouvelle cargaison. Il ne voulait même pas parler à une femme. C’était purement et simplement stupéfiant. Parfois Nynaeve se surprenait à le regarder du coin de l’œil, comme s’il s’était agi d’un animal extraordinaire. Bien plus étrange que les s’redits ou bête autre dans la ménagerie de Luca.

Naturellement, Elayne ou Birgitte n’avaient aucun moyen d’épancher leur bile là où il risquerait de les entendre. Les roulements d’yeux et les regards significatifs entre Thom et les autres étaient déjà assez irritants ; eux du moins s’efforçaient jusqu’à un certain point de les dissimuler. La satisfaction évidente de Neres en voyant se réaliser ses prévisions ridicules – c’est sûrement l’interprétation qui lui viendrait à l’esprit – ç’aurait été insupportable. Il ne leur laissait pas d’autre choix que ravaler leurs propos aigres-doux et sourire.

Quant à elle, Nynaeve aurait aimé se retrouver pour un moment hors de la vue de Neres avec Thom, Uno et Juilin. Ils s’oubliaient de nouveau, oubliaient qu’ils étaient censés obéir au doigt et à l’œil. Les résultats ne comptaient pas ; qu’ils attendent. Et pour on ne sait quelle raison ils s’étaient mis à tourmenter Neres par des commentaires assaisonnés de sourires féroces concernant fendre des crânes et trancher des gorges. Seulement l’unique endroit où elle était sûre d’éviter Neres était l’intérieur de la cabine. Ils n’étaient pas exactement un trio de géants, même si Thom était grand et Uno d’une large carrure, pourtant, rassemblés dans la cabine, ils auraient occupé l’espace restreint et l’auraient dominée du haut de leur taille. Guère favorable à la verte semonce dont elle voulait les gratifier ; donnez à un homme une chance de vous regarder de haut en bas et il a bataille à moitié gagnée. Aussi arbora-t-elle un masque affable, ignorant les froncements de sourcils surpris de Thom et de Juilin, les regards incrédules d’Uno et de Ragan, et elle prit plaisir à l’apparente bonne humeur que les autres jeunes femmes avaient été forcées d’adopter.

Elle parvint à garder le sourire quand elle apprit pourquoi les voiles étaient si gonflées, tandis que les berges vallonnées défilaient de chaque côté sous le soleil de l’après-midi aussi vite qu’un cheval au trot. Neres avait fait rentrer les avirons qui étaient casés au pied des garde-corps ; il semblait presque heureux. Presque. Un talus de glaise bas à face abrupte courait le long de la rive de l’Amadicia ; du côté du Ghealdan s’étendait un large ruban de roseaux entre la rivière et les arbres, en grande partie bruns à l’endroit où l’eau s’était retirée. Samara ne se trouvait qu’à quelques heures en amont.

« Vous avez canalisé », dit-elle à Elayne entre ses dents. Essuyant la sueur sur son front avec le dos de sa main, elle résista à l’impulsion d’en précipiter les gouttes sur le pont qui se soulevait avec lenteur. Les autres passagers laissaient entre eux et elle, Elayne et Birgitte, un espace vide de quelques pas, mais elle s’exprima néanmoins à voix basse et sur un ton aussi gracieux qu’elle en fut capable. Son estomac semblait remuer une seconde après le roulis du navire ; ce qui n’améliorait guère son humeur. « Ce vent est votre œuvre. » Elle espérait qu’il y avait assez de fenouil rouge dans sa panetière de cuir.

D’après la mine rayonnante d’Elayne et ses grands yeux, du lait et du miel auraient dû couler de sa bouche. « Vous devenez un lapin affolé. Ressaisissez-vous. Samara est à des lieues derrière nous. De cette distance, personne ne peut rien sentir d’utile. Il aurait fallu qu’elle soit avec nous sur le bateau pour savoir. J’ai été très rapide. »

Nynaeve songea que son propre visage allait se fendre si elle maintenait son sourire plus longtemps mais, du coin de l’œil, elle apercevait Neres qui observait ses passagers en secouant la tête. Furieuse comme elle l’était en ce moment, elle pouvait aussi voir le résidu presque estompé du tissage de sa compagne. Agir sur le temps était comme de lancer un caillou sur une pente ; il tendait à continuer à rouler dans la direction où vous l’avez envoyé. Quand il rebondissait hors de ce chemin, comme cela se passait tôt ou tard, vous n’aviez qu’à lui donner un léger coup de pouce pour le remettre en ligne. Moghedien aurait pu sentir depuis Samara un tissage de cette taille – peut-être – mais sûrement pas assez pour déceler où il avait été exécuté. Sur le plan de la force pure, elle-même était de taille à se mesurer avec Moghedien et, si elle n’était pas assez forte pour accomplir quelque chose, affirmer que la Réprouvée ne l’était pas non plus semblait admissible. Et, oui, elle voulait voyager aussi vite que possible ; en cet instant, un jour de plus que nécessaire confinée avec les deux autres présentait autant d’attrait pour elle que partager la cabine avec Neres. Aussi bien, un jour de plus sur l’eau n’était pas une perspective agréable. Comment un bateau pouvait-il se déplacer de cette manière alors que la rivière avait l’air si plate ?

Sourire commençait à lui rendre les lèvres douloureuses. « Vous auriez dû demander, Elayne. Vous vous lancez toujours à faire des choses sans demander, sans réfléchir. Il est temps que vous compreniez que, si vous tombez dans un trou en courant en aveugle, votre vieille nourrice ne viendra pas vous relever et vous laver la figure. » Au dernier mot, les yeux d’Elayne étaient ronds comme des tasses à thé et ses dents découvertes paraissaient prêtes à mordre.

Birgitte posa une main sur l’une et l’autre, se penchant tout près et souriant d’un air radieux comme si elle était en proie à une joie débordante. « Si vous ne cessez pas ça, vous deux, je vous jette dans la rivière pour vous calmer. Vous vous conduisez toutes les deux comme des serveuses de bar shagos énervées par un long hiver ! »

Le visage en sueur figé dans une expression aimable, les trois jeunes femmes s’éloignèrent à grands pas dans des directions différentes, aussi éloignées que le bateau le permettait. Vers le coucher du soleil, Nynaeve entendit Ragan remarquer qu’elle et les autres devaient être vraiment soulagées d’être loin de Samara, à voir comme elles se pâmaient quasiment de rire sur l’épaule les unes des autres, et ses compagnons donnaient l’impression d’être à peu près du même avis, mais les autres femmes à bord les observaient avec des figures beaucoup trop neutres. Elles savaient bien, elles, reconnaître quand il y avait de l’orage dans l’air.

Cependant, peu à peu, cette atmosphère électrique se dissipa. Nynaeve n’aurait pas su dire exactement comment. Peut-être que l’extérieur charmant que présentaient Elayne et Birgitte s’était simplement infiltré malgré elles à l’intérieur. Peut-être que ce qu’avait de ridicule s’efforcer de conserver un sourire amical tout en débitant des phrases mordantes, elles en avaient pris conscience de plus en plus. Quoi qu’il en soit, elle ne pouvait pas se plaindre du résultat. Lentement, jour après jour, les paroles et le ton des voix commencèrent à s’accorder avec l’aspect des visages et, de temps en temps, l’une des deux avait l’air gênée, se souvenant manifestement de la manière dont elle s’était conduite. Ni l’une ni l’autre ne prononça un mot d’excuse, bien sûr, ce que Nynaeve comprit parfaitement. Se serait-elle montrée aussi sotte et acrimonieuse qu’elles deux, elle ne voudrait certes pas le rappeler à qui que ce soit.

Les enfants jouèrent aussi un rôle dans ce retour à l’équilibre d’Elayne et de Birgitte, encore que cela ait commencé réellement ce premier matin sur la rivière quand Nynaeve s’occupa des blessures des hommes qui les escortaient. Elle sortit son sac de cuir plein d’herbes médicinales, prépara cataplasmes et onguents, banda les plaies. Ces estafilades la mirent suffisamment en colère pour Guérir – la maladie et les blessures l’irritaient toujours – et elle Guérit certaines des pires, mais elle devait se montrer prudente. Des cicatrices qui disparaissent susciteraient des bavardages et la Lumière seule savait comment Neres réagirait s’il pensait avoir à son bord une Aes Sedai ; très probablement il enverrait furtivement de nuit un homme sur la rive de l’Amadicia pour tenter d’obtenir leur arrestation à tous. Aussi bien, cette nouvelle pousserait peut-être quelques-uns des réfugiés à sauter à l’eau.

En ce qui concerne Uno, par exemple, elle massa son épaule gravement meurtrie avec un soupçon de liniment à base de griffe-ardente, passa un rien de baume panacéen sur l’entaille à vif de sa figure – inutile d’en gâcher trop de l’un et de l’autre – et, avant de le Guérir, lui enveloppa la tête de bandes au point qu’il parvenait à peine à remuer la mâchoire. Quand il tressaillit en agitant les bras, elle dit rondement : « Ne soyez pas un tel bébé, je n’aurais pas cru qu’un grand bonhomme en pleine force ne supporte pas une petite douleur. Maintenant, laissez ça tranquille ; si seulement vous y touchez avant trois jours, je vous administrerai une dose de médicament que vous ne serez pas près d’oublier. »

Il hocha la tête, la dévisageant avec tant d’incertitude que visiblement il ignorait ce qu’elle avait fait. S’il le comprit quand il enleva finalement les bandes, avec un peu de chance personne d’autre ne se rappellerait exactement la gravité de la blessure et il serait assez raisonnable pour garder bouche close.

Une fois qu’elle avait commencé, quoi de plus naturel que de continuer avec le reste des passagers. Rares étaient les réfugiés sans ecchymoses ni écorchures, et certains des enfants donnaient des signes d’avoir de la fièvre ou des vers. Ceux-là, elle pouvait les guérir l’esprit tranquille ; les enfants protestent immanquablement quand ils avalent un remède qui n’a pas le goût de miel. S’ils racontaient à leur mère qu’ils avaient éprouvé un drôle d’effet, les enfants imaginent toujours n’importe quoi.

Elle ne s’était jamais sentie réellement à l’aise avec les enfants. C’est vrai, elle désirait avoir les bébés de Lan. Une partie d’elle-même le souhaitait. Les enfants sont capables de provoquer du gâchis à partir de rien. Ils paraissent avoir l’habitude de faire le contraire de ce que vous leur dites dès que vous avez le dos tourné juste pour voir quelle réaction vous aurez. Pourtant, elle se retrouva en train de lisser les cheveux noirs d’un garçonnet ne lui arrivant pas plus haut qu’à la ceinture qui la regardait solennellement avec des yeux bleus brillants. Lesquels ressemblaient beaucoup aux yeux de Lan.

Elayne et Birgitte se joignirent à elle, juste pour maintenir l’ordre au début mais, d’une manière ou d’une autre, elles se tournèrent aussi vers les enfants. Curieusement, Birgitte n’avait pas l’air du tout ridicule avec un marmot de trois ou quatre ans perché sur chaque hanche et un cercle de gamins autour d’elle à qui elle chantait une chanson absurde sur des animaux qui dansaient. Et Elayne passait à la ronde un sac de bonbons rouges. La Lumière seule savait où elle les avait dénichés, ou pourquoi. Elle n’eut pas l’air gênée du tout quand Nynaeve la surprit à en glisser un dans sa bouche ; elle se contenta de sourire, retira avec douceur le pouce qu’une fillette avait dans la sienne et le remplaça par un autre bonbon. Les enfants riaient comme s’ils venaient de se rappeler ce que c’est que de rire et se blottissaient dans les jupes de Nynaeve, d’Elayne ou de Birgitte aussi volontiers que dans celles de leur mère. Dans ces circonstances, c’était très difficile de manifester la moindre mauvaise humeur. Elle ne parvint même pas à se forcer à plus qu’émettre un reniflement, et encore à peine audible, quand Elayne recommença à étudier l’a’dam dans l’intimité de la cabine. Cette petite semblait plus que jamais persuadée que le bracelet, le collier et la laisse créaient une certaine forme de liage. Nynaeve lui tint même compagnie une ou deux fois ; la vue seule de cette chose détestable suffisait à la rendre capable d’embrasser la saidar et de suivre les recherches d’Elayne.

L’histoire des réfugiés vint à être connue, bien sûr. Des familles séparées, perdues ou mortes. Des fermes, des boutiques et des ateliers ruinés par les répercussions des troubles dans le monde qui se propageaient et ruinaient le commerce. Les gens ne peuvent pas acheter quand ils ne peuvent pas vendre. Le Prophète n’avait été que la dernière brique qui casse l’essieu de la charrette. Nynaeve ne dit rien quand elle vit Elayne glisser une pièce d’or à un bonhomme aux rares cheveux gris qui porta la main à son front ridé et voulut lui baiser la main. Elle apprendrait à quelle vitesse l’or disparaît. D’ailleurs, Nynaeve elle-même avait donné quelques pièces de monnaie. Bon d’accord, peut-être plus que quelques-unes.

Parmi les hommes, tous sauf deux grisonnaient ou commençaient à devenir chauves avec des visages tannés et des mains rendues calleuses par le travail. Les hommes plus jeunes avaient été incorporés de force quand ils n’étaient pas capturés par le Prophète ; ceux qui refusaient l’une ou l’autre solution avaient été pendus. Les deux jeunes – à peine plus que des gamins, en réalité ; Nynaeve doutait qu’ils soient obligés de se raser régulièrement – avaient des airs de bête pourchassée et tressaillaient si un des guerriers du Shienar les regardait. Parfois, les hommes âgés parlaient de recommencer à zéro, de trouver un morceau de terre pour cultiver ou de se remettre à exercer leur métier, mais le ton de leurs voix révélait que c’était plus du bluff et de la bravade que l’espoir véritable. La plupart du temps, ils parlaient à mi-voix de leurs familles ; une épouse perdue, des fils et des filles perdus, des petits-enfants perdus. Eux-mêmes paraissaient perdus. La deuxième nuit, un brave homme aux grandes oreilles décollées qui avait semblé le plus enthousiaste parmi un groupe accablé de tristesse se volatilisa ; simplement, il n’était plus là quand le soleil s’était levé. Il avait peut-être nagé jusqu’à la berge. Nynaeve l’espérait.

Toutefois, ce sont les femmes qui la touchaient le plus. Elles n’avaient pas plus de perspectives d’avenir que les hommes, pas plus de certitudes, mais la majeure partie avaient davantage de fardeaux. Aucune n’avait de mari avec elle, ou savait même si elle avait un mari vivant, néanmoins les responsabilités qui pesaient sur elles leur étaient aussi un stimulant pour continuer. Nulle femme avec du cran ne renonce quand elle a des enfants. Pourtant, même les autres avaient l’intention de trouver un futur quelconque. Elles avaient au moins une bribe de cet espoir que les hommes feignaient seulement d’avoir. Trois, en particulier, avaient conquis son cœur.

Nicola était à peu près de son âge et de sa stature, svelte tisserande brune aux grands yeux qui avait prévu de se marier. Jusqu’à ce que son Hyran se mette dans la tête que le devoir lui imposait de suivre le Prophète, de suivre le dragon Réincarné ; il l’épouserait quand son devoir serait accompli. Le devoir était très important aux yeux d’Hyran. Il aurait été un mari et un père bon et consciencieux, disait Nicola. Seulement, ce qu’il avait dans la tête ne lui avait pas servi à grand-chose quand quelqu’un l’avait fendue d’un coup de hache. Nicola ne savait pas qui ni pour quelle raison, elle savait juste qu’il lui fallait s’éloigner du Prophète autant qu’elle le pouvait. Quelque part devait exister un endroit où il n’y avait pas de tueries, où elle n’aurait pas toujours peur de ce qu’elle découvrirait au prochain coin de rue.

Marigan, de plusieurs années plus âgée, avait été bien en chair naguère, mais sa robe marron élimée flottait maintenant sur elle et son visage fermé donnait l’impression qu’elle était au-delà de l’épuisement. Ses deux fils, Jaril et Seve, six et sept ans, contemplaient le monde en silence avec de trop grands yeux ; cramponnés l’un à l’autre, ils avaient l’air d’avoir peur de tout et de tous ceux qu’ils voyaient, y compris de leur propre mère. Marigan s’était occupée de guérisons et d’herbes médicinales à Samara, bien qu’ayant de curieuses théories à ce propos. Ce qui n’avait rien d’étonnant, à vrai dire ; une femme qui offrait ses soins alors que l’Amadicia et les Blancs Manteaux étaient sur la berge opposée de la rivière devait éviter d’attirer l’attention et même dès le début elle avait dû apprendre par elle-même. Elle n’avait jamais désiré autre chose que guérir la maladie et elle affirmait y avoir bien réussi, encore que n’ayant pu sauver son mari. Les cinq années après sa mort avaient été dures et l’arrivée du Prophète ne l’avait certes pas aidée. Des meutes en quête d’Aes Sedai lui avaient donné la chasse et l’avaient contrainte à se cacher après qu’elle avait guéri un homme souffrant de fièvre et que la rumeur avait travesti cette guérison en résurrection d’entre les morts. Voilà le peu que la plupart des gens connaissent sur les Aes Sedai : le Pouvoir de Guérir est impuissant face à la mort. Même Marigan avait l’air de croire que non. Pas plus que Nicola, elle n’avait une idée de l’endroit où elle se rendait. Un village quelque part, elle l’espérait, où elle pourrait de nouveau administrer en paix ses herbes.

Areina était la plus jeune des trois, avec des yeux bleus au regard ferme dans un visage marqué de rouge et de jaune par des coups, et nullement originaire du Ghealdan. Rien que ses vêtements l’auraient indiqué, à défaut d’autre chose, une courte veste sombre et des chausses volumineuses pas très différentes de ce que portait Birgitte. C’était là tout ce qu’elle possédait. Elle ne tenait pas à préciser d’où elle était originaire, mais elle parla volontiers du chemin qui l’avait conduite à la Couleuvre. En partie ; Nynaeve dut supposer par endroits. Areina s’était rendue à Illian avec l’intention de ramener chez eux son frère cadet avant qu’il prononce le serment de ceux qui partaient à la recherche du Cor de Valère, les Chasseurs en Quête du Cor. Étant donné les milliers présents dans la ville, elle ne l’avait pas découvert, mais elle ne savait trop comment elle s’était retrouvée prononçant le serment, se mettant en route pour parcourir le monde tout en n’étant pas complètement convaincue que le Cor de Valère existait, espérant à demi qu’elle rencontrerait quelque part le jeune Gwil et le reconduirait à la maison. Depuis… la vie avait été… difficile. Areina ne s’était pas montrée exactement réticente, mais elle faisait un tel effort pour voir le bon côté des choses… Elle avait été chassée de plusieurs villages, volée un jour, et battue plusieurs fois. Même ainsi, elle n’avait aucune intention de renoncer ou de chercher un asile ou un village paisible. Le monde était toujours là et Areina était bien décidée à se colleter avec lui jusqu’à ce qu’elle l’oblige à toucher terre. Non pas qu’elle s’était exprimée de cette manière, mais Nynaeve comprenait que c’est ce qu’elle voulait dire.

Nynaeve comprenait aussi parfaitement pourquoi son cœur allait surtout à elles. Chaque histoire aurait pu être le reflet d’un fil de sa propre vie. Ce qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer complètement était la raison pour laquelle elle aimait le mieux Areina. En rapprochant ceci et cela, elle s’était formé l’opinion que presque tous les ennuis d’Areina provenaient de ce qu’elle avait trop de franc-parler, disant aux gens carrément ce qu’elle pensait. Il ne pouvait guère s’agir de coïncidence qu’elle ait été forcée de quitter un village si vite qu’elle avait dû abandonner son cheval après avoir traité le Maire de rustre à face de lune et déclaré à des femmes du village que des balayeuses de cuisine, sèches comme des cotrets, n’avaient pas le droit de chercher à savoir pourquoi elle parcourait seule les routes. Voilà ce qu’elle reconnut avoir dit. Nynaeve estimait que quelques jours auprès d’elle-même comme exemple seraient bénéfiques à l’extrême pour Areina. Et il y avait sûrement aussi des choses qu’elle pouvait faire pour les deux autres. Elle concevait très bien un désir de sécurité et de paix.

Il y avait eu une curieuse prise de bec le matin du deuxième jour, alors que les caractères étaient encore à cran et les langues – la langue de certaines personnes ! – encore acérées. Nynaeve avait émis la remarque, d’un ton fort modéré, qu’Elayne n’étant pas dans le palais de sa mère n’avait pas à croire que Nynaeve allait dormir toutes les nuits coincée contre le mur. Elayne avait relevé le menton mais, avant qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Birgitte s’était exclamée : « Vous êtes la Fille-Héritière d’Andor ? » Elle n’avait pratiquement pas jeté un coup d’œil à la ronde afin de s’assurer que personne n’était assez près pour entendre.

« Oui. » Elayne avait répondu avec plus de hauteur que Nynaeve ne se rappelait de sa part depuis quelque temps, mais il y avait eu une nuance… serait-ce de satisfaction ?

Le visage complètement dépourvu d’expression, Birgitte s’était simplement détournée pour se diriger vers l’avant où elle s’était assise sur une glène de filins et avait contemplé la rivière. Elayne l’avait suivie des yeux en fronçant les sourcils, puis finalement était partie s’asseoir à côté d’elle. Elles s’étaient entretenues un moment à voix basse. Nynaeve ne les aurait pas rejointes pour un empire quand bien même elle y aurait été invitée ! Quel qu’était le sujet de leur discussion, Elayne semblait un peu contrariée, comme si elle s’était attendue à un autre résultat mais, après cela, à peine si elles échangèrent un mot aigre-doux.

Birgitte reprit son vrai nom plus tard ce même jour, bien que la raison en fût un dernier coup de colère. Avec Moghedien laissée à bonne distance en arrière, elle et Elayne enlevèrent la teinture noire de leurs cheveux en les lavant avec de la feuille-de-pak et Neres voyant l’une avec des boucles blond roux sur les épaules et l’autre avec une natte blond doré au tressage compliqué, et celle-là avec arc et carquois, marmotta d’un ton caustique que « voilà Birgitte sortie de ces sacrés contes ». Par malheur, elle l’entendit. C’était bien son nom, lui dit-elle sèchement et, s’il n’en était pas content, elle lui clouerait les oreilles sur n’importe quel mât qu’il choisirait. Les yeux bandés. Il s’éloigna à grands pas, rouge comme un coq et ordonnant à pleine gorge de raidir des écoutes qui n’auraient pas pu être plus tendues sans se rompre.

À ce stade, Nynaeve se moquait bien que Birgitte mette ou non sa menace à exécution. La feuille-de-pak avait bien laissé une légère nuance rousse à ses propres cheveux, cependant ils se rapprochaient assez de leur teinte naturelle pour qu’elle en pleure presque de joie. À moins que tout le monde à bord ne soit atteint d’inflammation des gencives ou de maux de dent, elle avait encore plus qu’assez de feuille-de-pak de reste. Et suffisamment de fenouil rouge pour maintenir tranquille son estomac. Elle ne put s’empêcher de soupirer de satisfaction une fois que ses cheveux furent secs et de nouveau convenablement rassemblés en une tresse.

Bien sûr, avec Elayne canalisant des vents favorables et Neres naviguant au soleil ou dans le noir, fermes et villages coiffés de chaume défilaient rapidement sur chaque rive, ponctués par des gens qui saluaient de la main le jour et des fenêtres allumées la nuit, ne donnant aucun signe des désordres plus haut en amont. Renflé de la poupe comme l’était ce navire mal nommé, il avançait vite, oscillant bord sur bord au fil du courant.

Neres semblait écartelé entre le plaisir de sa chance d’avoir ces vents favorables et l’inquiétude de naviguer de jour. Plus d’une fois, il soupira d’envie en regardant un bras mort de la rivière, un cours d’eau enserré sous des arbres ou un bassin creusé profondément dans la berge où la Couleuvre aurait pu être ancrée et dissimulée. De temps en temps, quand il était à portée de voix, Nynaeve observait qu’il devait être content que les gens de Samara débarquent bientôt de son bateau, avec un commentaire en supplément sur la bonne mine qu’avait cette femme maintenant qu’elle était reposée ou la vitalité déployée par les enfants de cette femme. Cela suffisait pour ôter de la tête de Neres toute idée de s’arrêter. Peut-être aurait-ce été plus facile de charger de l’intimider les guerriers du Shienar ou Thom et Juilin, mais ceux-là n’avaient déjà que trop tendance à être gonflés de leur importance. Et elle n’avait certes nulle intention de discuter avec un homme qui se refusait toujours à la regarder ou à lui parler.

L’aube grise du troisième jour vit l’équipage maniant de nouveau les avirons pour les amener à un quai de Boannda. C’était une ville importante, plus étendue que Samara, sur une pointe de terre où la rivière rapide Boern, venant de Jehannah, se jetait dans les eaux plus lentes de l’Eldar. Il y avait même trois tours à l’intérieur des hauts remparts gris et un bâtiment d’une éclatante blancheur sous un toit de tuiles rouges qui pouvait certainement passer pour un palais, encore qu’un petit palais. Pendant que la Couleuvre était solidement amarrée aux pilotis massifs à l’extrémité d’un des quais – la moitié de leur longueur enfoncée dans de la vase desséchée – Nynaeve se demanda à haute voix pourquoi Neres avait parcouru tout le chemin jusqu’à Samara alors qu’il aurait pu débarquer ici ses marchandises.

Elayne indiqua de la tête un homme corpulent sur le quai qui portait une chaîne avec une sorte de sceau pendant sur sa poitrine. Il y en avait plusieurs autres comme lui, tous avec la chaîne et une tunique bleue, qui surveillaient attentivement deux autres larges vaisseaux en train de décharger sur d’autres quais. « Les douaniers de la Reine Alliandre, je dirais. » Tambourinant du bout des doigts sur la rambarde, Neres s’abstenait de regarder ces hommes avec autant d’intensité qu’eux regardaient les autres navires. « Peut-être a-t-il un arrangement avec ceux de Samara. Je ne pense pas qu’il ait envie de parler à ceux-ci. »

Les hommes et les femmes de Samara gravirent à regret la passerelle, sans que les douaniers se préoccupent d’eux. On ne percevait pas de droit de douane sur les gens. Pour les Samarans, c’était le commencement de temps incertains. Ils avaient leur vie devant eux et, pour recommencer à zéro, ce qu’ils portaient sur le dos et ce que Nynaeve et Elayne leur avaient donné. Avant d’avoir parcouru la moitié du quai, toujours serrés les uns contre les autres, quelques-unes des femmes eurent l’air de devenir aussi découragées que les hommes. Certaines se mirent même à pleurer. La contrariété se peignit sur le visage d’Elayne. Elle voulait toujours prendre soin de tout le monde. Nynaeve espérait qu’Elayne ne découvrirait pas qu’elle avait glissé quelques pièces d’argent supplémentaires à certaines des femmes.

Elles n’avaient pas toutes quitté le bateau. Areina était restée, ainsi que Nicola et Marigan, serrant contre elle ses fils qui regardaient dans un silence anxieux les autres enfants disparaître en direction de la ville. Nynaeve ne les avait pas entendus prononcer un mot depuis Samara.

« Je veux aller avec vous, avait dit Nicola en se tordant les mains inconsciemment. Je me sens en sécurité auprès de vous. » Marigan avait acquiescé d’un hochement de tête énergique. Areina était demeurée silencieuse, mais elle s’était rapprochée des deux autres femmes, signifiant ainsi qu’elle appartenait au groupe tout en regardant Nynaeve droit dans les yeux, la mettant au défi de la chasser.

Thom secoua légèrement la tête et Juilin esquissa une grimace, mais c’est Elayne et Birgitte vers qui elle se tourna. Elayne n’hésita pas à donner son approbation d’un signe et Birgitte ne tarda que d’une seconde à approuver aussi. Rassemblant ses jupes, Nynaeve s’avança d’un pas ferme vers l’arrière où se tenait Neres.

« Je suppose que je vais récupérer mon bateau maintenant, déclara-t-il en s’adressant à l’air quelque part entre le bateau et le quai. Pas trop tôt. Ce voyage a été le pire que j’ai entrepris. »

Nynaeve arbora un large sourire. Pour une fois, il la dévisagea avant qu’elle en ait fini. Oh, d’accord. Il faillit le faire.

Ce n’était pas comme si Neres avait le choix. Il pouvait difficilement s’adresser aux autorités de Boannda. Et, s’il n’apprécia pas le prix qu’elle offrait de payer pour leurs passages, eh bien, il devait de toute façon continuer à naviguer vers l’aval. Donc la Couleuvre largua de nouveau ses amarres, en route pour Ebou Dar, avec un arrêt à effectuer dont il ne fut informé que lorsque Boannda commença à s’éloigner derrière la poupe.

« Salidar ! grommela-t-il, le regard fixé au-dessus de la tête de Nynaeve. Salidar a été abandonnée depuis la Guerre des Blancs Manteaux. Il faudrait que ce soit une folle pour vouloir débarquer à Salidar. »

Même en gardant le sourire, Nynaeve était assez irritée pour embrasser la Source. Neres poussa un rugissement, assénant en même temps une claque à son cou et à sa hanche. « Les taons sont déchaînés à cette époque de l’année », fut le commentaire compatissant de Nynaeve. Birgitte riait à gorge déployée alors qu’elles n’avaient même pas parcouru la moitié du pont.

Debout à l’avant, Nynaeve respira longuement tandis qu’Elayne canalisait pour ramener le vent, et la Couleuvre entra lourdement dans le courant puissant venant de la Boern. Elle n’avalait pratiquement que du fenouil rouge aux repas mais, même si elle n’en avait plus avant Salidar, peu lui importait. Leur voyage était presque terminé. Toutes les épreuves qu’elle avait traversées en valaient la peine, pour ce résultat. Naturellement elle n’avait pas toujours été de cet avis, et les langues acérées d’Elayne et de Birgitte n’en étaient pas l’unique cause.

Ce premier soir, couchée en chemise sur le lit du capitaine pendant qu’une Elayne qui bâillait occupait le fauteuil et que Birgitte était adossée à la porte, la tête effleurant les poutres, Nynaeve avait utilisé l’anneau de pierre tors. Une unique lampe rouillée suspendue à la cardan dispensait de la lumière et, ô surprise, un parfum d’épices provenant de son huile ; peut-être Neres n’aimait-il pas non plus l’odeur désagréable de renfermé et de moisi. Si elle nicha avec ostentation l’anneau entre ses seins – et s’assura que les autres savaient qu’il touchait sa peau – eh bien, c’était justifié de sa part. Quelques heures de conduite superficiellement raisonnable de leur part ne l’avaient pas rendue moins méfiante.

Le Cœur de la Pierre était exactement comme les autres fois, une lumière blanche issue de partout et de nulle part, l’épée de cristal scintillant Callandor plantée dans les dalles sous la vaste coupole, des rangées d’énormes colonnes de grès rouge poli qui se perdaient dans l’ombre. Et cette sensation d’être observée si courante dans le Tel’aran’rhiod. Nynaeve fut tout juste capable de se retenir de s’enfuir ou de se lancer dans une recherche fébrile au milieu des colonnes. Elle se contraignit à demeurer à la même place à côté de Callandor ; en comptant lentement jusqu’à mille et s’arrêtant à chaque centaine pour appeler Egwene par son nom.

En toute franchise, elle ne pouvait pas faire plus. La maîtrise dont elle était si fière avait disparu. Ses vêtements changeaient selon ses inquiétudes concernant elle et Moghedien, Egwene, Rand et Lan. D’une minute à l’autre, le robuste drap de laine des Deux Rivières se transformait en cape enveloppante avec profond capuchon qui se changeait en une cotte de mailles de Blanc Manteau qui devenait la robe de soie rouge – seulement transparente ! – qui devenait une cape encore plus épaisse qui devenait… Elle pensa que son visage changeait aussi. Une fois, elle vit ses mains avec la peau plus brune que celle de Juilin. Peut-être que si Moghedien ne la reconnaissait pas…

« Egwene ! » Le dernier appel enroué se répercuta au milieu des colonnes et Nynaeve, frissonnante, s’obligea à ne pas bouger de là, pour encore compter jusqu’à cent. L’immense salle resta vide à part elle. Souhaitant pouvoir éprouver plus de regret que de hâte, elle sortit du rêve…

… et se retrouva couchée jouant avec l’anneau tors sur son lien de cuir, les yeux fixés sur les poutres épaisses au-dessus du lit, écoutant les mille craquements du bateau filant vers l’aval dans l’obscurité.

« Est-ce qu’elle était là ? questionna Elayne. Vous n’êtes pas partie très longtemps, mais…

— Je suis lasse d’avoir peur, répliqua Nynaeve sans quitter du regard les poutres. Je suis tellement lasse d’être une poltronne. » Les derniers mots s’étouffèrent dans des larmes qu’elle ne put ni arrêter ni cacher, bien qu’ayant beau se frotter les yeux.

Elayne fut là en une seconde, la tenant dans ses bras et lui caressant les cheveux et, un instant après, Birgitte appliqua une compresse humectée d’eau fraîche sur sa nuque. Elle versa toutes les larmes de son corps en les entendant lui répéter qu’elle n’était pas poltronne.

« Si je savais que Moghedien me traque, déclara finalement Birgitte, je détalerais à toutes jambes. S’il n’y avait pas d’autre endroit où me cacher que dans un terrier de blaireau, je ramperais dedans, me roulerais en boule et attendrais en suant sang et eau qu’elle soit partie. Je ne me planterais pas non plus devant un des s’redits de Cerandine s’il chargeait ; et ni l’un ni l’autre n’est de la lâcheté. Vous devez choisir votre heure et votre propre terrain et l’attaquer de la manière à laquelle elle s’attend le moins. Je prendrai ma revanche sur elle si jamais je le peux, mais ce sera seulement comme cela que je m’y risquerais. Toute autre méthode serait de la stupidité. »

Ce n’était guère ce que Nynaeve avait envie d’entendre, mais ses larmes et leurs paroles de réconfort créèrent une nouvelle brèche dans les haies d’épines qui avaient poussé entre elles.

« Je vais vous prouver que vous n’êtes pas lâche. » Descendant le coffret de bois noir de l’étagère où elle l’avait rangé, Elayne en sortit le disque de fer avec son dessin en spirale. « Nous allons y retourner ensemble. »

Cela, Nynaeve avait encore moins envie de l’entendre. Seulement il n’y avait pas moyen de s’y soustraire, pas après qu’elles lui avaient affirmé qu’elle n’était pas une poltronne. Donc elles partirent.

Pour la Pierre de Tear, où elles contemplèrent Callandor – cela valait mieux que de regarder par-dessus son épaule en se demandant si Moghedien ne surviendrait pas – puis pour le Palais Royal de Caemlyn sous la conduite d’Elayne et pour le Champ d’Emond avec Nynaeve comme guide. Nynaeve avait déjà vu des palais, avec leurs vastes salles, leurs magnifiques plafonds peints et sols de marbre, leurs dorures, beaux tapis et leurs tapisseries raffinées, mais c’était là où Elayne avait grandi. Le voir et le savoir lui permettaient de comprendre un peu Elayne. Bien sûr qu’elle s’attendait à ce que le monde s’incline devant elle ; pendant qu’elle grandissait on lui avait enseigné qu’il le ferait, dans un endroit où il le faisait.

Elayne, une pâle image d’elle-même à cause du ter’angreal qu’elle utilisait, fut étrangement silencieuse pendant qu’elles étaient là-bas. Aussi bien, Nynaeve garda le silence au Champ d’Emond. D’abord, le village était plus étendu que dans son souvenir, avec davantage de maisons à toit de chaume et la charpente en bois d’autres qui étaient en cours de construction. Quelqu’un bâtissait une très grande maison juste à la sortie du village, trois niveaux de forme irrégulière, et une stèle de pierre de près de trois toises de haut avait été érigée sur le Pré communal, où des noms avaient été gravés sur toute la surface. Elle en reconnut un bon nombre ; c’était principalement des noms des Deux Rivières. Un mât avait été planté de chaque côté, l’un portant au sommet une bannière avec une tête de loup rouge, l’autre une bannière avec un aigle rouge. Tout avait l’air prospère et heureux – pour autant qu’elle pouvait le dire, alors qu’il n’y avait personne – mais c’était incompréhensible. Qu’étaient donc ces bannières ? Et qui voudrait construire une telle maison ?

Elles se déplacèrent en un éclair jusqu’à la Tour Blanche et le bureau d’Elaida. Rien n’y était changé, sauf que seulement une demi-douzaine de tabourets restaient dans le demi-cercle en face de la table d’Elaida. Et le triptyque de Bonwhin n’était plus là. Le tableau de Rand y était toujours, avec une déchirure mal raccommodée dans la toile en travers du visage de Rand, comme si on lui avait lancé quelque chose.

Elles feuilletèrent les papiers dans la boîte de laque avec ses faucons dorés et ceux sur la table de la Gardienne des Chroniques dans l’antichambre. Documents et lettres se métamorphosaient pendant qu’elles les examinaient, n’empêche qu’elles réussirent à en lire un peu. Elaida savait que Rand avait franchi le Rempart du Dragon et était entré dans le Cairhien mais des décisions qu’elle comptait prendre à ce sujet il n’y avait pas d’indication. Une sommation coléreuse à toutes les Aes Sedai de revenir immédiatement à la Tour à moins qu’elles n’aient d’autres ordres explicites émanant d’elle. Elaida semblait irritée par pas mal de choses, que si peu de Sœurs soient revenues après son offre d’amnistie, que la plupart des yeux-et-oreilles du Tarabon restent encore silencieux, que Pedron Niall rappelle toujours des Blancs Manteaux en Amadicia alors qu’elle ignorait pourquoi, que Davram Bashere soit encore introuvable en dépit du fait qu’il était accompagné d’une armée. La fureur vibrait dans tous les documents sous son sceau. Rien n’avait réellement d’utilité ou d’intérêt, sauf peut-être en ce qui concernait les Blancs Manteaux. Non pas qu’elles risquaient d’avoir des ennuis tant qu’elles se trouvaient sur la Couleuvre.

Quand elles retournèrent à leurs corps sur le bateau, Elayne était silencieuse en quittant son fauteuil afin de ranger le disque dans le coffret. Spontanément, Nynaeve se leva pour l’aider à poser sa robe. Comme elles grimpaient ensemble en chemise dans le lit, Birgitte se redressa ; elle avait l’intention, dit-elle, de dormir au sommet de l’échelle.

Elayne canalisa pour éteindre la lampe. Au bout d’un moment qu’elles étaient couchées dans le noir, elle dit : « Le palais paraissait si désert, Nynaeve. Il donnait tellement l’impression d’être vide. »

Nynaeve ne savait pas quoi d’autre un endroit était censé être dans le Tel’aran’rhiod. « C’est le ter’angreal que vous avez utilisé. Vous me sembliez presque floue, comme voilée de brume.

— Ah, moi, je me suis trouvée bien. » Toutefois, il n’y avait qu’une nuance de sécheresse dans la voix d’Elayne, et elles s’installèrent pour dormir.

Nynaeve s’était rappelé avec justesse les coudes pointus d’Elayne, mais ils ne pouvaient pas diminuer sa bonne humeur, non plus que le murmure d’Elayne se plaignant qu’elle-même avait les pieds froids. Elle l’avait fait. Peut-être qu’oublier que l’on avait peur n’était pas pareil que de ne pas avoir peur mais du moins était-elle retournée dans le Monde des Rêves. Peut-être qu’un jour elle retrouverait le courage de ne plus avoir peur.

Ayant commencé, il fut plus facile de continuer que de s’arrêter. Tous les soirs après celui-là, elles entrèrent ensemble dans le Tel’aran’rhiod, toujours avec une visite à la Tour pour voir ce qu’elles pourraient apprendre. Ce qui n’était pas grand-chose, en dehors de l’ordre d’envoyer un émissaire à Salidar pour inviter les Aes Sedai qui s’y trouvaient à revenir à la Tour. À part que l’invitation – ce que Nynaeve parvint à en lire avant qu’elle se transforme en rapport sur l’examen de novices éventuelles pour juger si elles avaient les aptitudes adéquates, quoi que cela soit censé signifier – à part donc que cette invitation était davantage une sommation que ces Aes Sedai se soumettent immédiatement à Elaida et soient reconnaissantes d’y être autorisées. Toutefois, c’était la confirmation qu’elles ne couraient pas après une chimère. L’ennui avec le reste de ce dont elles voyaient des fragments, c’est qu’elles n’en connaissaient pas assez pour les assembler en un tout. Qui était donc ce Davram Bashere et pourquoi Elaida était-elle si acharnée à le trouver ? Pourquoi Elaida avait-elle interdit à quiconque de mentionner le nom de Mazrim Taim, le faux Dragon, avec menace de sévères sanctions ? Pourquoi la Reine Tenobia de la Saldaea et le Roi Easar du Shienar avaient-ils l’un et l’autre écrit des lettres s’élevant poliment mais fermement contre l’ingérence de la Tour Blanche dans leurs affaires ? Tout cela incita Elayne à murmurer un des dictons de Lini : « Pour connaître deux, il faut d’abord connaître un. » Nynaeve ne put que tomber d’accord que c’était certainement le cas.

En dehors des incursions dans le bureau d’Elaida, elles travaillèrent à apprendre la maîtrise d’elles-mêmes et de leur environnement dans le Monde des Rêves. Nynaeve n’entendait pas se laisser de nouveau surprendre comme elle l’avait été par Egwene et par les Sagettes. Moghedien, elle essaya de ne pas y penser. Mieux valait de beaucoup se concentrer sur les Sagettes.

De la procédure utilisée par Egwene pour apparaître dans leurs rêves comme à Samara, elles furent dans l’impossibilité de deviner quoi que ce soit ; l’appeler n’aboutit qu’à accentuer cette sensation désagréable d’être observées et Egwene ne renouvela pas son apparition. Essayer de retenir quelqu’un d’autre dans le Tel’aran’rhiod était une incroyable source de frustration, même après qu’Elayne avait découvert par hasard la méthode, qui était de voir la personne comme appartenant aussi au rêve. Elayne finit par y arriver – et Nynaeve la félicita avec autant de bonne grâce qu’elle fut capable d’en montrer – mais des jours passèrent avant que Nynaeve elle-même y parvienne. Elayne aurait aussi bien pu être l’espèce de brume qu’elle semblait être, disparaissant avec un sourire chaque fois qu’elle le désirait. Quand Nynaeve réussit enfin à fixer Elayne là, elle en ressentit l’effort comme si elle avait soulevé un rocher.

Créer des fleurs ou des formes fantastiques en pensant à elles était beaucoup plus amusant. La concentration nécessaire était en relation à la fois avec la grandeur de la chose et son existence dans le monde réel. Des arbres couverts de fleurs aux formes extraordinaires rouges, or et violettes étaient plus difficiles à faire qu’un miroir en pied pour examiner les modifications apportées par vous ou par votre compagne à votre robe. Un palais de cristal brillant surgissant du sol était encore plus difficile et même s’il donnait la sensation d’être solide quand on le touchait, il changeait chaque fois que l’image dans votre esprit vacillait, et il cessait d’exister en même temps que l’image. Elles décidèrent sans discussion de ne pas s’occuper d’animaux après que quelque chose de spécial – ressemblant beaucoup à un cheval avec une corne sur le nez ! – les pourchassa toutes les deux jusqu’en haut d’une colline avant qu’elles parviennent à l’obliger à disparaître. Ce qui fut bien près de déclencher une nouvelle querelle où chacune prétendait que c’était l’œuvre de l’autre mais, à ce moment-là, Elayne avait recouvré suffisamment de sa nature habituelle pour éclater de rire à l’idée du spectacle qu’elles devaient avoir offert, escaladant la colline à toutes jambes, leurs jupes relevées, en criant à cette chose de s’en aller. Même le refus obstiné d’Elayne d’admettre que c’était sa faute n’empêcha pas les gloussements de Nynaeve de fuser aussi.

Elayne utilisait alternativement le disque de fer et la plaque apparemment en ambre avec sa gravure de femme endormie, mais elle n’aimait vraiment pas se servir de l’un ou l’autre de ces ter’angreals. Si appliquée qu’elle fut avec eux, elle ne se sentait pas aussi pleinement présente dans le Tel’aran’rhiod qu’avec l’anneau. Et elle était obligée de s’en occuper pour qu’ils fonctionnent ; nouer le flot d’Esprit n’était pas possible ou alors vous vous retrouviez aussitôt expulsée du Monde des Rêves. Canaliser quelque chose d’autre en même temps semblait quasiment irréalisable – et Elayne ne comprenait pas pourquoi. Elle s’intéressait davantage à la façon dont ils avaient été fabriqués et n’était pas du tout satisfaite qu’ils ne livrent pas leurs secrets aussi aisément que l’a’dam. Ne pas connaître le « pourquoi » était un gratteron dans son bas.

Une fois, Nynaeve en essaya un des deux, par coïncidence le soir où elles avaient rendez-vous avec Egwene, le soir après le départ de Boannda. Elle n’aurait pas été assez irritée sans ce qui lui échauffait si souvent la bile. Les hommes.

Neres avait commencé, arpentant bruyamment le pont alors que le soleil se couchait, se plaignant entre ses dents qu’on lui avait volé sa cargaison. Elle n’en tint pas compte, bien sûr. Puis Thom qui préparait son lit au pied du mât d’artimon dit à mi-voix : « Il n’a pas tort. »

C’était flagrant qu’il n’avait pas vu Nynaeve dans la clarté rougeoyante qui déclinait et Juilin non plus, assis sur ses talons à côté de lui. « C’est un contrebandier, mais il avait payé ces marchandises. Nynaeve n’avait pas le droit de les confisquer.

— Les sacrés droits d’une femme sont ce qu’elle affirme sacrément qu’ils sont, commenta Uno en riant. Voilà ce que les femmes prétendent dans le Shienar, en tout cas. »

C’est alors qu’ils l’avaient aperçue et s’étaient tus, comme d’habitude trouvant trop tard la sagesse. Uno se frotta la joue, celle sans cicatrice. Il avait enlevé son pansement ce jour-là, et il savait maintenant ce qui avait été fait. Elle eut l’impression qu’il avait l’air gêné. Difficile à dire dans les ombres mouvantes, mais les deux autres n’affichaient apparemment aucune expression.

Elle s’abstint de leur parler, naturellement, elle se contenta de s’éloigner dignement en serrant fermement sa natte. Elle réussit même à descendre l’échelle d’un pas aussi délibéré. Elayne avait déjà dans la main le disque de fer ; le coffret en bois sombre était ouvert sur la table. Nynaeve prit la plaque jaunâtre où était gravée à l’intérieur une femme endormie ; elle donnait la sensation d’être lisse et douce, pas du tout de quelque chose qui grifferait du métal. Avec l’avantage de cette colère qui couvait en elle, la saidar était une chaude aura invisible juste derrière son épaule. « Peut-être que je trouverai pourquoi ce machin ne vous laisse canaliser que bribe par bribe. »

Voilà comment elle se retrouva dans le Cœur de la Pierre, canalisant un flot d’Esprit dans la plaque, laquelle dans le Tel’aran’rhiod était nichée au fond de son escarcelle. Comme souvent dans le Monde des Rêves, Elayne portait une robe convenant pour la cour de sa mère, en soie verte brodée d’or autour du cou, avec un collier et des bracelets d’anneaux d’or et de pierres de lune, mais Nynaeve fut surprise de découvrir qu’elle-même n’était pas habillée très différemment, à part que sa chevelure était nattée – et de sa vraie couleur – au lieu d’être libre sur ses épaules. Sa robe était bleu clair et argent et, bien que pas aussi décolletée que les robes de Luca, encore plus échancrée qu’à son avis elle ne l’aurait choisie. N’empêche, elle jugea d’un plaisant effet la façon dont s’irisait entre ses seins l’unique goutte-de-feu enfilée en pendentif sur sa chaîne d’argent. Egwene ne trouverait pas facile de houspiller une femme ainsi vêtue. Et bien sûr que cela n’avait aucun rapport avec la raison qui l’avait incitée à la mettre, même inconsciemment.

Elle vit tout de suite ce qu’Elayne avait voulu dire quand elle avait déclaré qu’elle « se trouvait bien » ; à ses propres yeux elle ne différait pas d’Elayne qui avait l’anneau tors enfilé elle ne savait comment sur son collier. Pourtant Elayne commenta qu’elle paraissait… floue. Floue aussi était la sensation que donnait la saidar, à l’exception du flot d’Esprit qu’elle avait commencé à tisser pendant qu’elle était éveillée. Le reste était mince et même la chaleur jamais visible de la Vraie Source semblait atténuée. Sa colère demeurait juste assez forte pour qu’elle canalise. Si l’irritation contre Thom et les autres s’effaçait devant l’énigme, cette énigme comportait sa propre source d’irritation ; se cuirasser pour affronter Egwene n’y avait aucune part ; elle ne se cuirassait pas du tout et rien ne justifiait le faible goût sur sa langue de fougère-aux-chats bouillie et de feuille-de-grive en poudre ! Pourtant faire jaillir une seule flamme dansant en l’air, l’une des premières choses enseignées à une novice, semblait aussi difficile que jeter Lan sur son épaule. La flamme lui paraissait estompée même à elle et aussitôt qu’elle noua le tissage, la flamme commença à disparaître. En quelques secondes il n’y en avait plus.

« Les deux à la fois ? » dit Amys. Elle et Egwene étaient là, de l’autre côté de Callandor, l’une et l’autre en jupe, corsage et châle aiels. Du moins Egwene ne s’était pas parée d’autant de colliers et de bracelets. « Pourquoi avez-vous l’air si bizarre, Nynaeve ? Avez-vous appris à venir tout éveillée ? »

Nynaeve eut un petit sursaut. Elle détestait tellement que les gens la prennent par surprise. « Egwene, comment est-ce que tu… ? » commença-t-elle en lissant sa jupe, en même temps qu’Elayne disait : « Egwene, nous ne comprenons pas comment tu… »

Egwene leur coupa la parole. « Rand et les Aiels ont gagné une grande victoire à Cairhien. » Tout jaillit tel un torrent, tout ce qu’elle leur avait dit dans leurs rêves, depuis Sammael jusqu’à la pointe de lance seanchane. Chaque mot bousculait presque celui qui le précédait et elle les prononçait avec autorité en les accompagnant d’un regard soutenu.

Nynaeve échangeait avec Elayne des coups d’œil déconcertés. Voyons, elle leur avait déjà raconté ça. Elles ne pouvaient pas l’avoir imaginé, pas maintenant que chaque mot était confirmé. Même Amys, dont la longue chevelure blanche accentuait l’air d’éternelle jeunesse de son visage presque mais pas tout à fait semblable à celui des Aes Sedai, paraissait stupéfaite par ce déluge de paroles.

« Mat a tué Couladin ? » s’exclama Nynaeve à un moment donné. Cela n’avait certes pas figuré dans leurs rêves d’elle. Cela ne ressemblait pas du tout à Mat. Conduire des guerriers ? Mat ?

Quand Egwene finit par se taire, rajustant son châle et respirant un peu vite – elle avait à peine repris haleine en débitant son récit – Elayne demanda d’une voix faible : « Va-t-il bien ? » Elle donnait l’impression de commencer presque à douter de ses propres souvenirs.

« Aussi bien qu’on peut s’y attendre, répliqua Amys. Il se surmène et n’écoute personne. Excepté Moiraine. » Amys n’avait pas l’air contente.

« Aviendha est avec lui presque tout le temps, dit Egwene. Elle prend bien soin de lui pour toi. »

Nynaeve en doutait. Elle ne connaissait pas grand-chose des Aiels, mais elle soupçonnait que là où Amys disait qu’il se « surmenait », quelqu’un d’autre aurait employé les termes « se tuer au travail ».

Apparemment, Elayne était du même avis. « Alors pourquoi le laisse-t-elle s’épuiser ? Que fait-il ? »

Pas mal de choses, en l’occurrence, et visiblement beaucoup trop. Deux heures par jour d’exercice à l’épée avec Lan ou qui d’autre il pouvait réquisitionner. Ce qui provoqua chez Amys un pincement de lèvres réprobateur. Deux heures encore consacrées à la pratique de l’art aiel de combattre sans armes. Egwene jugeait peut-être cela bizarre, mais Nynaeve n’avait que trop conscience de la détresse ressentie quand on ne peut pas canaliser. Toutefois, Rand ne serait certainement jamais dans cette situation. Il était devenu un roi, ou davantage, entouré par une garde de Far Dareis Mai, commandant seigneurs et nobles dames. À la vérité, il passait tellement de temps à leur donner des ordres et à leur courir après pour s’assurer qu’ils exécutaient bien ce qu’il avait dit qu’il ne voulait pas perdre encore du temps pour se mettre à table si les Vierges de la Lance ne lui apportaient pas de quoi manger là où il était. Pour une certaine raison, alors que cela semblait agacer Egwene presque autant qu’Elayne, Amys avait nettement l’air amusée, encore que son visage ait repris l’impassibilité aielle quand elle vit que Nynaeve s’en était aperçue. Pourtant une autre heure chaque jour était réservée à une drôle d’école qu’il avait fondée, invitant non seulement des savants mais aussi des artisans, depuis un bonhomme qui fabriquait des longues-vues jusqu’à une femme qui avait construit une espèce d’énorme arbalète avec des poulies qui pouvait projeter une lance à plus d’un quart de lieue de là. Il n’avait expliqué à personne dans quel but, sauf peut-être à Moiraine, mais la seule réponse que l’Aes Sedai avait donnée à Egwene était que le désir de laisser quelque chose après soi était fortement enraciné chez tout le monde. Moiraine ne donnait pas l’impression de s’inquiéter de ce que faisait Rand.

« Ce qui reste des Shaidos bat en retraite vers le nord, déclara Amys d’un ton sévère, et d’autres franchissent tous les jours le Rempart du Dragon pour les rejoindre, mais Rand al’Thor les a apparemment oubliés. Il envoie les lances au sud, vers le Tear. La moitié est déjà partie. Rhuarc dit qu’il n’a même pas informé les chefs pour quelle raison et je ne pense pas que Rhuarc me mentirait. Moiraine est plus proche de Rand al’Thor que n’importe qui à part Aviendha, cependant elle refuse de le questionner. » Secouant la tête, elle murmura : « Encore que, pour sa défense, je dois convenir qu’Aviendha n’a rien appris.

— La meilleure façon de garder un secret est de n’en parler à personne », lui répondit Elayne, ce qui lui valut un regard dur. Amys n’était guère en retard sur Bair quand il s’agissait d’asséner des regards qui vous faisaient passer d’un pied sur l’autre.

« Nous n’allons pas déchiffrer ce secret ici », dit Nynaeve en fixant ses yeux sur Egwene. Laquelle parut mal à l’aise. S’il y avait un moment pour commencer à rétablir l’équilibre entre elles, cela pouvait être aussi bien tout de suite. « Ce que je veux savoir…

— Vous avez raison, lança Egwene en lui coupant la parole. Nous ne sommes pas dans le bureau de Sheriam où nous pouvons flâner et bavarder. Qu’est-ce que vous avez à nous raconter ? Êtes-vous toujours avec la ménagerie de Maître Luca ? »

Nynaeve en eut le souffle coupé et les questions s’envolèrent de sa tête. Il y avait tant à raconter. Et tant à ne pas révéler. Elle revendiqua d’avoir suivi Lanfear au rendez-vous des Réprouvés et parla seulement d’avoir vu Moghedien en train de les épier. Non pas qu’elle voulait éviter de raconter comment elle avait été traitée par Moghedien – pas Vraiment ; pas exactement – mais Birgitte ne les avait pas déliées de leur promesse de secret. Bien sûr, cela impliquait de ne pas parler du tout de Birgitte, de ne pas dire qu’elle était avec elles. C’était embarrassant, sachant qu’Egwene était au courant que Birgitte les aidait, encore que n’étant pas au courant de plus, et cependant continuer à feindre qu’Egwene ignorait tout, mais Nynaeve y parvint, en dépit d’un bafouillage quand Egwene haussa les sourcils. Que la Lumière en soit remerciée, Elayne l’aida à présenter Samara comme la faute de Galad et de Masema. Ce qui était le cas, en vérité. Si l’un et l’autre avaient simplement envoyé la prévenir de l’arrivée du bateau, rien du reste ne s’en serait suivi.

Quand elle eut fini – avec Salidar – Amys dit à mi-voix : « Vous êtes certaines qu’elles soutiendront le Car’a’carn ?

— Elles doivent connaître les Prophéties du Dragon aussi bien qu’Elaida, répondit Elayne. La meilleure façon de la combattre est de s’attacher à Rand et de faire comprendre au monde qu’elles ont l’intention de le soutenir jusqu’à la Tarmon Gai’don. » Pas le moindre frémissement dans sa voix ne laissa entendre qu’elle ne parlait pas d’un parfait inconnu. « Autrement, elles seraient juste des rebelles, sans droit de se targuer de légitimité. Elles ont besoin de lui au moins autant qu’il a besoin d’elles. »

Amys inclina la tête, mais pas comme si elle était prête à partager cette conclusion.

« Je crois que je me souviens de Masema, dit Egwene. Des yeux caves et une bouche pincée ? » Nynaeve acquiesça d’un signe. « Je l’imagine mal en prophète, mais je le vois bien déclenchant une émeute ou une guerre. Je suis sûre que Galad n’a fait que ce qu’il estimait être le mieux. » Les joues d’Egwene s’empourprèrent légèrement ; rien que le souvenir du visage de Galad pouvait provoquer cet effet-là. « Rand voudra être au courant en ce qui concerne Masema. Si je peux obtenir qu’il reste immobile assez longtemps pour écouter.

— J’aimerais savoir comment vous vous trouvez être ici toutes les deux », dit Amys. Elle écouta leurs explications et retourna dans sa main la plaque quand Nynaeve l’eut extirpée. Que le ter’angreal soit touché par quelqu’un d’autre pendant qu’elle s’en servait provoqua chez Nynaeve la chair de poule. « J’estime que vous êtes moins présente ici qu’Elayne, dit finalement la Sagette. Quand une Exploratrice de rêves entre dans le Monde des Rêves pendant son sommeil, seule une minime partie d’elle-même reste avec son corps, juste assez pour maintenir son corps en vie. Si elle s’endort d’un sommeil léger où elle peut être ici et parler aussi à ceux qui l’entourent dans le monde éveillé, elle a votre aspect pour quelqu’un qui est entièrement ici. Peut-être est-ce la même chose. Je n’affirmerai pas que cela me plaise, de voir que n’importe quelle femme capable de canaliser soit en mesure d’entrer dans le Tel’aran’rhiod même sous cet aspect. » Elle rendit le ter’angreal à Nynaeve.

Nynaeve poussa un soupir de soulagement et rangea de nouveau vivement la plaque. Son estomac se contractait toujours.

« Si vous avez tout raconté… » Amys marqua un temps pendant lequel Nynaeve et Elayne dirent précipitamment que oui. Les yeux bleus de la Sagette avaient un regard incroyablement pénétrant. « Alors il faut que nous partions. Je dois admettre qu’il y a plus à gagner à ces rencontres que je ne l’avais supposé d’abord, mais j’ai encore beaucoup à faire ce soir. » Elle jeta un coup d’œil à Egwene et elles disparurent en même temps.

Nynaeve et Elayne n’hésitèrent pas. Autour d’elles, les énormes colonnes de grès rouge cédèrent instantanément la place à une petite salle aux boiseries sombres, au mobilier réduit à l’essentiel, simple et robuste. La colère de Nynaeve avait vacillé et avec elle sa maîtrise de la saidar, mais le bureau de la Maîtresse des Novices les raffermit l’une et l’autre. Insolente et têtue, vraiment ! Elle espérait que Sheriam était à Salidar ; ce serait un plaisir de l’affronter sur un pied d’égalité. N’empêche, elle aurait préféré être ailleurs. Elayne se regardait dans le miroir au cadre doré qui s’écaillait, rajustant nonchalamment sa coiffure avec ses mains. Seulement elle n’avait pas besoin de se servir de ses mains ici. Elle non plus n’aimait pas être dans cette pièce. Pourquoi Egwene avait-elle suggéré de se rencontrer ici ? Le bureau d’Elaida n’était peut-être pas l’endroit le plus confortable, mais il valait mieux que celui-ci.

Un instant après, Egwene était là, de l’autre côté de la large table, les yeux froids comme glace et les mains sur les hanches comme si elle était la légitime occupante de la pièce.

Nynaeve n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche qu’Egwene s’écria : « Vous deux, espèces de moulins à paroles sans cervelle, est-ce que vous êtes devenues des niquedouilles faibles d’esprit ? Si je vous demande de garder quelque chose pour vous, le racontez-vous aussitôt à la première personne que vous rencontrez ? Vous êtes-vous jamais avisées que vous n’êtes pas obligées de tout dire à tout le monde ? Je vous croyais, vous deux, capables de taire des secrets. » Les joues de Nynaeve s’échauffèrent ; du moins impossible qu’elle soit aussi écarlate qu’Elayne. Egwene n’en avait pas fini. « Quant à la façon dont je m’y suis prise, je ne peux pas vous l’enseigner. Il faut être une Exploratrice de Rêves. S’il est possible d’entrer dans les rêves de quelqu’un avec l’anneau, je ne sais pas comment cela se pratique. Je doute que vous y parveniez avec cet autre machin. Tâchez de vous concentrer sur ce que vous faites. Salidar ne ressemble peut-être à rien de ce que vous escomptez. À présent, j’ai moi aussi des choses à faire ce soir. Au moins essayez donc de conserver votre présence d’esprit ! » Et elle partit si soudainement que le dernier mot parut presque venir de l’air ambiant.

L’embarras rongeait la colère de Nynaeve. Oui, elle avait failli lâcher le morceau alors qu’Egwene lui avait demandé de s’en abstenir. Et Birgitte : comment garder un secret quand Egwene était au courant ? L’embarras gagna la partie et la saidar lui échappa comme du sable entre ses doigts.

Nynaeve s’éveilla en sursaut, le ter’angreal jaune foncé fermement serré dans sa main. La lampe montée sur cardan avait été baissée et répandait une faible clarté. Elayne était couchée contre elle, encore endormie ; l’anneau enfilé sur la lanière de cuir avait glissé dans le creux de sa gorge.

Parlant entre ses dents, Nynaeve enjamba sa compagne pour aller ranger la plaque, puis versa un peu d’eau dans la cuvette et se baigna la figure et le cou. L’eau était tiède, mais elle lui parut fraîche. Dans la clarté indécise, elle pensa que le miroir disait qu’elle avait encore le feu aux joues. Autant pour le rééquilibrage de la situation. Si seulement elle n’avait pas laissé marcher sa langue comme une idiote. Ça se serait mieux passé si elle avait utilisé l’anneau, au lieu de paraître un fantôme aux yeux d’Egwene. La faute en revenait entièrement à Thom et à Juilin. Et à Uno. S’ils ne l’avaient pas mise en colère… Non, le responsable était Neres. Il… Elle prit le broc à deux mains et se rinça la bouche. C’est seulement le goût du sommeil dont elle voulait se débarrasser. Aucun rapport avec de la décoction de fougère-aux-chats et de la poudre de feuille-de-grive. Absolument aucun.

Quand elle se détourna de la table de toilette, Elayne se redressait sur son séant en dénouant la lanière de cuir supportant l’anneau. « J’ai vu que vous perdiez la saidar, alors je suis partie par le bureau d’Elaida, mais j’ai pensé que je ne devais pas y rester longtemps de crainte que vous vous inquiétiez. Je n’ai rien appris, à part que Shemerine doit être arrêtée et rétrogradée au rang d’Acceptée. » Elle se leva et remit l’anneau dans le coffret.

« Elles peuvent faire ça ? ôter son rang à une Aes Sedai ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’Elaida fait tout ce qu’elle veut. Egwene ne devrait pas s’habiller avec ces vêtements aiels. Ils ne sont pas très seyants. »

Nynaeve relâcha le souffle qu’elle avait retenu. Manifestement Elayne désirait opposer une sourde oreille à ce qu’avait dit Egwene. Nynaeve ne demandait pas mieux. « Non, ils ne le sont certes pas. » Grimpant sur le lit, elle se tassa contre la paroi ; elles dormaient à tour de rôle du côté extérieur.

« Je n’ai même pas eu une chance d’envoyer un message à Rand. » Elayne se coucha après elle, et la lampe s’éteignit. Les petites fenêtres ne livraient passage qu’à de brefs reflets de clair de lune. « Et un message à Aviendha. Si elle prend soin de lui pour moi, alors elle devrait s’en occuper.

— Il n’est pas un cheval, Elayne. Vous n’en êtes pas propriétaire.

— Je n’ai jamais dit ça. Qu’est-ce que vous ressentiriez si Lan se met à fréquenter une Cairhienine ?

— Ne soyez pas stupide. Dormez. » Nynaeve s’enfonça farouchement dans son petit oreiller. Peut-être aurait-elle dû envoyer un mot à Lan. Toutes ces dames nobles, de Tear aussi bien que du Cairhien. Il serait sage de ne pas oublier à qui il appartenait.

En aval de Boannda, les bois cernaient de près la rivière des deux côtés, enchevêtrements impénétrables d’arbres et de plantes grimpantes. Villages et fermes disparurent. L’Eldar aurait aussi bien pu couler dans un désert à des milliers de lieues d’habitations humaines. À cinq journées de Samara, le début de l’après-midi vit la Couleuvre ancrée au milieu d’un coude de la rivière, tandis que l’unique chaloupe du bateau transportait le reste des passagers sur une plage de vase sèche craquelée bordée par des collines basses couvertes de forêts. Même les grands saules et les chênes profondément enracinés avaient quelques feuilles brunies.

« Ce n’était pas nécessaire de donner le collier à cet homme », dit Nynaeve sur le rivage, en regardant approcher la chaloupe, bondée avec quatre rameurs, Juilin et les cinq derniers guerriers du Shienar. Elle espérait n’avoir pas été naïve ; Neres lui avait montré sa carte de cette portion de la rivière, désignant le repère marquant remplacement de Salidar à trois quarts de lieue du cours d’eau, mais rien d’autre n’indiquait qu’il y avait jamais eu de village dans les parages. L’orée de la forêt était une muraille inviolée. « Ce que je lui ai payé était nettement suffisant.

— Pas pour compenser sa cargaison, répliqua Elayne. Qu’il soit un contrebandier ne justifie pas que nous ayons le droit, nous, de l’en dépouiller. » Nynaeve se demanda si elle en avait discuté avec Juilin. Probablement pas. Il ne s’agissait une fois de plus que de ce qui était légal. « D’ailleurs, les opales dorées font clinquant, surtout montées de cette façon. En tout cas, cela en valait la peine, rien que pour voir sa tête. » Elayne eut un brusque petit rire. « Cette fois-ci, il m’a regardée. » Nynaeve essaya de se retenir, mais elle ne put s’empêcher de rire aussi.

Thom était là-haut près des arbres, essayant de distraire les deux garçons de Marigan en jonglant avec des balles de couleur extraites de ses manches. Jaril et Seve le contemplaient en silence, clignant à peine des paupières, et se cramponnaient l’un à l’autre. Nynaeve n’avait pas été réellement surprise quand Marigan et Nicola avaient demandé à l’accompagner. Nicola regardait maintenant Thom et riait de bon cœur, mais elle aurait passé chaque minute auprès de Nynaeve si cette dernière l’avait permis. Toutefois, qu’Areina désire venir avait été un peu une surprise. Elle était assise à l’écart sur un arbre tombé, observant Birgitte qui ajustait une corde à son arc. Toutes ces trois femmes risquaient d’éprouver un choc quand elles découvriraient ce qui se trouvait dans Salidar. Du moins Nicola trouverait-elle son asile et Marigan aurait peut-être même une chance de dispenser des herbes médicinales, s’il n’y avait pas trop de Sœurs Jaunes alentour.

« Nynaeve, avez-vous pensé… à la façon dont nous allons être reçues ? » Nynaeve regarda Elayne avec stupeur. Elles avaient traversé la moitié de la terre, ou pas loin, et vaincu par deux fois l’Ajah Noire. D’accord, elles avaient été aidées dans Tear, mais Tanchico était entièrement leur œuvre. Elles apportaient des nouvelles d’Elaida et de la Tour qu’elle était prête à parier que personne ne connaissait à Salidar. Et, ce qui était le plus important, elles pouvaient aider ces Sœurs à entrer en contact avec Rand. « Elayne, je ne dirais pas qu’elles nous accueilleront comme des héroïnes, mais je ne serais pas étonnée si elles nous embrassaient avant que cette journée soit finie. » Rand seul vaudrait bien ça.

Deux des matelots pieds nus sautèrent à l’eau pour retenir la chaloupe et l’empêcher d’être entraînée par le courant, et Juilin et les guerriers du Shienar pataugèrent jusqu’au bord tandis que les marins regrimpaient dans la chaloupe. Sur la Couleuvre, des hommes relevaient déjà l’ancre.

« Frayez-nous un passage, Uno, dit Nynaeve. J’ai l’intention d’arriver là-bas avant la nuit. » D’après l’aspect de la forêt, envahie par les plantes grimpantes et les broussailles poussiéreuses, trois quarts de lieue prendraient bien ce temps-là. Si Neres ne s’était pas arrangé pour la tromper. C’est ce qui la tracassait par-dessus tout.

Загрузка...