54 Vers Caemlyn

Derrière Suline, cinq cents des Vierges accompagnaient Rand quand il retourna au Palais Royal, où Bael attendait dans la cour d’honneur à l’intérieur des grilles de la façade avec des Marcheurs du Tonnerre, des Yeux Noirs, des Chercheurs d’Eau et des membres du reste des sociétés, leurs nombres emplissant la cour et s’entassant dans le palais par toutes les portes, y compris les portes de service. Quelques-uns regardaient par les fenêtres du bas, guettant leur tour de sortir. Les balcons de pierre du palais étaient déserts. Dans la cour entière, il y avait un seul homme qui n’était pas un Aiel ; les Tairens et les Cairhienins – surtout les Cairhienins – se tenaient à l’écart quand les Aiels s’assemblaient. L’exception était au-dessus de Bael sur les larges degrés gris donnant accès à l’intérieur du palais. Pevin, avec la bannière rouge pendant mollement le long de sa hampe, et sans plus d’expression au milieu de ces Aiels qu’à n’importe quel autre moment.

Aviendha, en croupe derrière Rand, se cramponnait à lui, sa poitrine pressée contre son dos, jusqu’à l’instant où il mit pied à terre. Il y avait eu un bref dialogue entre elle et certaines des Sagettes, là-bas au port, qu’il ne pensait pas avoir été censé entendre.

« Va avec la Lumière, avait dit Amys en caressant le visage d’Aviendha, et garde-le étroitement. Tu sais combien dépend de lui.

— Beaucoup dépend de vous deux », déclara Bair à l’intention d’Aviendha presque en même temps que Mélaine s’écriait avec irritation : « Ce serait plus facile si tu avais réussi maintenant. »

Sorilea eut un rire sec. « De mon temps, même les Vierges n’ignoraient pas comment s’y prendre avec les hommes.

— Elle a mieux réussi que vous ne le croyez », leur avait rétorqué Amys. Aviendha avait esquissé un signe négatif et le bracelet d’ivoire sculpté de roses et d’épines avait glissé le long de son bras comme elle levait la main pour inciter Amys à se taire, mais celle-ci était passée outre à cette protestation à demi formulée. « J’attendais qu’elle nous l’annonce, seulement puisqu’elle s’en abstient… » C’est alors qu’elle l’avait aperçu à dix pas de là, les rênes de Jeade’en dans la main, et s’était interrompue net. Aviendha s’était retournée pour voir qui Amys dévisageait ; quand ses yeux avaient rencontré les siens, une rougeur vive avait envahi sa figure, puis s’était retirée si soudainement que même ses joues brunies par le soleil paraissaient pâles. Les quatre Sagettes fixaient sur lui des regards neutres, indéchiffrables.

Asmodean et Mat l’avaient rejoint, menant leurs chevaux par la bride. « Les femmes apprennent-elles cette façon de regarder au berceau ? avait commenté Mat à mi-voix. Est-ce leurs mères qui la leur enseignent ? Je crains que le puissant Car’a’carn n’ait trop chaud aux oreilles s’il demeure ici plus longtemps. »

Rand secoua la tête et, comme Aviendha passait une jambe par-dessus l’étalon pommelé pour se laisser glisser sur le sol, il la souleva du dos du cheval. Pendant un instant, il la tint par la taille, plongeant les siens dans ses yeux pers lumineux. Elle ne les détourna pas et son expression ne changea pas, mais ses mains se resserrèrent lentement sur ses avant-bras. Quel succès était-elle censée remporter ? Il avait pensé qu’elle avait été postée là afin de l’espionner pour le compte des Sagettes mais, si jamais elle posait une question concernant des choses qu’il ne communiquait pas aux Sagettes, c’était avec colère contre lui parce qu’il gardait des secrets à leur égard. Jamais sournoisement, jamais de tentative pour surprendre ce qu’il taisait. Brutalement peut-être, mais jamais par la bande. Il avait envisagé la possibilité qu’elle soit comme une des jeunes femmes de Colavaere, mais juste le temps bref d’en évoquer l’idée. Aviendha ne se laisserait jamais utiliser de cette façon. D’ailleurs, serait-ce même le cas, lui donner un goût d’elle puis lui refuser ensuite le moindre baiser, pour ne rien dire de l’obliger à courir après elle jusqu’à la moitié de la terre, ce n’était pas le moyen d’y parvenir. Qu’elle se montre plus que dépourvue de gêne à être nue devant lui, les coutumes aielles étaient différentes. Que son embarras lui soit une satisfaction, probablement était-ce parce qu’elle estimait que c’était une bonne plaisanterie à ses dépens. Alors qu’était-elle censée avoir réussi ? Des intrigues tout autour de lui. Est-ce que tout le monde complotait ? Il voyait son visage reflété dans ses yeux. Qui lui avait donné ce collier d’argent ?

« J’apprécie les mamours autant que n’importe qui, commenta Mat, mais tu ne penses pas qu’il y a un peu trop de spectateurs ? »

Rand lâcha la taille d’Aviendha et recula, toutefois pas plus vite qu’elle. Elle baissa la tête, arrangeant sa jupe, murmurant qu’aller à cheval l’avait mise en désordre, pourtant pas avant qu’il ait vu ses joues s’enflammer. Ma foi, il n’avait pas eu l’intention de la mettre mal à l’aise.

Balayant du regard la cour d’honneur en fronçant les sourcils, il dit : « Je vous avais prévenu que je ne sais pas combien je peux emmener, Bael. » Avec les Vierges dont le flot débordait sur l’avenue au-delà des grilles, il y avait à peine la place de remuer dans la cour d’honneur. Cinq cents de chaque société donnait un total de six mille Aiels ; les couloirs à l’intérieur devaient être bondés.

Le grand chef aiel haussa les épaules. Comme tous les Aiels présents, il avait sa shoufa drapée autour de sa tête, prêt à se voiler. Pas de bandeau pourpre, mais au moins la moitié des autres portaient le disque blanc et noir sur le front. « Chaque lance qui peut vous suivre vous suivra. Les deux Aes Sedai vont-elles venir bientôt ?

— Non. » C’était une bonne chose qu’Aviendha ait tenu sa promesse de ne plus le laisser la toucher. Lanfear avait tenté de les tuer, elle et Egwene, parce qu’elle ignorait laquelle des deux était Aviendha. Comment Kadere l’avait-il découvert pour l’en informer ? Peu importe. Lan avait raison. Les femmes ne rencontraient que de la souffrance – ou la mort – quand elles s’approchaient trop près de lui. « Elles ne viendront pas.

— On a parlé de… désordre… près de la rivière.

— Une grande victoire, Bael, répondit Rand d’un ton las. Et beaucoup d’honneur acquis. » Mais pas par moi. Pevin survint, passant devant Bael pour se poster derrière l’épaule de Rand avec la bannière, son visage balafré absolument dénué d’expression. « Tout le palais est-il donc au courant de ceci ? questionna Rand.

— J’ai appris », dit Pevin. Sa mâchoire remua, cherchant à formuler d’autres mots. Rand lui avait déniché un remplacement pour sa cotte paysanne rapiécée, du bon drap de laine cramoisi, et Pevin avait fait broder dessus des Dragons, un de chaque côté de sa poitrine. « Que vous alliez. Quelque part. » Ce qui parut épuiser sa faculté d’élocution.

Rand acquiesça d’un signe de tête. Les rumeurs naissaient dans le palais comme des champignons à l’ombre. Mais pour autant que Rahvin n’était pas au courant… Il scruta les toits de tuiles et le sommet des tours. Pas de corbeaux. Il n’en avait pas vu un seul depuis quelque temps, bien qu’ayant entendu parler d’autres hommes qui en tuaient. Peut-être l’évitaient-ils à présent. « Tenez-vous prêts. » Il s’empara du saidin, plana dans le vide, impassible.

Le portail apparut au pied du perron, d’abord une ligne brillante qui sembla tourner et se déployer en un carré de douze pieds de large découpé dans le noir. Pas un murmure ne monta des Aiels. Ceux qui se trouvaient au-delà devaient être capables de le voir comme à travers du verre fumé, un miroitement sombre dans l’air, mais ils pouvaient aussi bien tenter de traverser un des murs du palais. De côté, le portail devait être invisible excepté pour le petit nombre assez près pour voir ce qui ressemblait peut-être à un long cheveu fin très tendu.

Douze pieds étaient la largeur maximum que Rand réussissait à lui donner. Il y avait des limites pour un homme seul, soutenait Asmodean ; il semblait y avoir perpétuellement des limites. La quantité de saidin que l’on attirait à soi importait peu. Le Pouvoir Unique n’avait pas grand-chose à voir avec les portails, en réalité ; il ne servait qu’à les créer. Au-delà, c’était autre chose. Le rêve d’un rêve, le définissait Asmodean.

Rand franchit celui-là et se retrouva sur ce qui paraissait être une dalle soulevée de la cour, mais ici le carré gris était suspendu au milieu d’une obscurité absolue, avec le sentiment que dans n’importe quelle direction il n’y avait rien. Rien, à jamais. Cela ne ressemblait pas à la nuit. Il voyait lui-même et la pierre à la perfection. Par contre, tout le reste, partout ailleurs, était noirceur.

Temps de voir de quelle largeur il pouvait créer une plate-forme. Avec cette pensée, d’autres dalles apparurent toutes à la fois, reproduisant au pouce près la cour d’honneur. Il l’imagina plus grande encore. Aussi vite, de la pierre grise s’étendit à perte de vue. Avec un sursaut, il se rendit compte que ses bottes commençaient à s’enfoncer dans la pierre sous ses pieds ; elle n’avait pas l’air différente, pourtant elle cédait lentement comme de la vase, son niveau montant avec lenteur autour de ses bottes. Avec précipitation, il ramena tout à un carré aux dimensions de ce qui était au-dehors – cette quantité-là demeura solide – puis il commença à l’agrandir d’une rangée de dalles après l’autre. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu’il ne pouvait pas agrandir la plate-forme beaucoup plus que sa première tentative. La pierre paraissait fiable, elle ne cédait pas sous ses pieds, mais la seconde rangée supplémentaire donnait l’impression de… manquer de substance, comme une mince coquille qui craquerait sous un faux pas. Était-ce parce que c’était la seule dimension qu’elle pouvait atteindre ? Ou parce qu’il ne l’avait pas envisagée plus grande la première fois ? Nous forgeons tous nos limites. Cette pensée jaillit par surprise on ne sait d’où. Et nous les étendons plus que nous rien avons le droit.

Rand se sentit frissonner. Au sein du Vide où il était, il avait la sensation que c’était quelqu’un d’autre qui frissonnait. Que lui soit remis en mémoire que Lews Therin était toujours en lui était une bonne chose. Sans cela, il risquait de… Non. Ce qui s’était produit sur le quai était fini : il n’allait pas en faire trois plats et un dessert pour son petit déjeuner.

Il réduisit la plate-forme d’une rangée extérieure de dalles carrées tout autour, puis se retourna. Bael attendait dans ce qui paraissait un énorme portail carré ouvrant sur la lumière du jour avec le perron au-delà. À côté de lui, Pevin n’avait pas l’air plus perturbé que le chef aiel par ce qu’il voyait, ce qui était dire pas du tout. Pevin porterait cette bannière où Rand irait, même au Gouffre du Destin, sans sourciller. Mat repoussa en arrière son chapeau pour se gratter le crâne, puis le rabaissa de nouveau d’un geste sec, en marmonnant quelque chose concernant les dés dans sa tête.

« Impressionnant, dit Asmodean sobrement. Très impressionnant.

— Flattez-le à un autre moment, harpiste », rétorqua Aviendha.

Elle fut la première à franchir le portail, regardant Rand et non où elle mettait les pieds. Elle parcourut tout le chemin jusqu’à lui sans jeter une seule fois un coup d’œil à autre chose qu’au visage de Rand. Quand elle arriva près de lui, pourtant, ce fut pour se détourner brusquement, ajustant le châle par-dessus ses coudes, et contempler l’obscurité. Les femmes sont quelquefois plus étranges que n’importe quoi d’autre réalisé par le Créateur.

Bael et Pevin vinrent immédiatement derrière elle ; puis Asmodean, une main serrée sur la courroie de l’étui de sa harpe passée en travers de sa poitrine, l’autre les jointures blanchies sur la garde de son épée ; et Mat, la démarche fanfaronne mais un peu réticent et grommelant comme s’il discutait avec lui-même. Dans l’Ancienne Langue. Suline réclama l’honneur d’être la première ensuite, mais bientôt un flot dense suivit, pas seulement de Vierges de la Lance, mais aussi de Tain Shari, des Vrais Sangs, et de Far Aldazar Din, des Frères de l’Aigle, de Boucliers Rouges et de Coureurs de l’Aube, de Chiens de Pierre et de Mains Poignards, des représentants de chaque société, s’engouffrant en masse par le portail.

Comme le nombre d’arrivants augmentait, Rand se déplaça à l’autre bout de la plate-forme. Il n’avait pas besoin de voir où il allait, réellement, mais il le voulait. En vérité, il aurait pu rester où il était, près du portail, ou se rendre sur un côté ; la direction ici était variable ; quelque orientation qu’il choisisse de donner à ses déplacements le conduirait à Caemlyn s’il s’y prenait bien. Et vers l’obscurité infinie du néant s’il s’y prenait mal.

À part Bael et Suline – et Aviendha, naturellement – les Aiels laissèrent un peu d’espace autour de lui, de Mat, d’Asmodean et de Pevin. « Tenez-vous à l’écart du bord », recommanda Rand. Les Aiels les plus proches de lui reculèrent tous d’un pas. Il ne distinguait rien par-dessus la forêt de têtes enveloppées de leur shoufa. « Est-ce plein ? » cria-t-il. La plate-forme pouvait contenir la moitié de ceux qui voulaient venir, mais guère davantage. « Est-ce plein ?

— Oui », cria finalement en réponse une voix de femme, à regret – il pensa qu’elle ressemblait à celle de Lamelle – mais il y avait encore un mouvement de foule au portail, d’Aiels sûrs qu’il y avait encore de la place pour un de plus.

« Cela suffit ! cria Rand à pleine voix. Personne d’autre ! Dégagez le portail ! Écartez-vous, tout le monde ! » Il ne voulait pas que ce qui était arrivé à la lance seanchane arrive ici à de la chair vivante.

Une pause, puis : « Le portail est dégagé. » C’était bien Lamelle. Il aurait parié son dernier sou de cuivre qu’Enaila et Somara étaient aussi là-bas quelque part.

Le portail sembla tourner de côté, se rétrécissant jusqu’à disparaître dans un dernier éclair de clarté.

« Sang et cendres ! s’exclama Mat entre ses dents. C’est pire que les sacrées Voies ! » Ce qui lui valut un regard surpris d’Asmodean et un autre méditatif de la part de Bael. Mat ne s’en aperçut pas ; il était trop occupé à examiner la noirceur ambiante d’un œil furieux.

Il n’y avait aucune sensation de mouvement, pas de brise pour soulever la bannière que tenait Pevin. Ils auraient aussi bien pu être immobiles. Pourtant Rand savait que non ; il avait presque conscience de l’endroit dont ils approchaient.

« Si vous venez trop près de lui, il le percevra. » Asmodean s’humecta les lèvres et évita de regarder qui que ce soit. « Du moins est-ce ce que j’ai entendu dire.

— Je sais où je vais », répliqua Rand. Pas trop près. Néanmoins pas trop loin. Il se rappelait bien l’endroit.

Pas un mouvement. Du noir à l’infini et eux suspendus dedans. Immobiles. Une demi-heure peut-être passa.

Une légère agitation se propagea parmi les Aiels.

« Qu’est-ce que c’est ? » questionna Rand.

Des murmures traversèrent la plate-forme. « Quelqu’un est tombé », dit enfin un homme massif à côté de lui. Rand le reconnut. Meciar. C’était un Cor Darei, une Lance de la Nuit. Il portait le serre-tête pourpre.

« Pas une des… » commença Rand qui vit soudain Suline dont le regard neutre affronta le sien.

Il se détourna et contempla l’obscurité, la colère une souillure adhérant au Vide impassible. Ainsi donc qu’une Vierge soit tombée n’était pas censé compter davantage pour lui, hein ? Eh bien, si. Une chute éternelle dans le noir infini. Est-ce que la raison disparaissait avant la venue de la mort, cédant à l’inanition, la soif ou la terreur ? Pendant cette chute, même un Aiel devait finir par éprouver une peur suffisamment forte pour arrêter un cœur. Il l’espérait presque ; ce devait être plus miséricordieux que l’autre hypothèse.

Que je brûle, qu’est-il arrivé à toute cette dureté dont j’étais si fier ? Une Vierge ou un Chien de Pierre, une lance est une lance. Seulement le penser ne faisait pas que ce soit vrai. Je veux être dur ! Il laisserait les Vierges danser la danse des lances où elles le désireraient. Si, si. Et il savait qu’il chercherait à connaître le nom de chacune qui mourrait, que chaque nom serait un coup de poignard dans son âme. Je serai dur. Que la Lumière m’assiste, je le serai. Que la Lumière me vienne en aide.

Apparemment immobiles, suspendus dans l’obscurité.

La plate-forme s’arrêta. Difficile d’expliquer comment il le savait, comment il avait pu dire qu’avant elle se déplaçait, mais c’était un fait.

Il canalisa et un portail s’ouvrit de la même façon que dans la cour d’honneur de Cairhien. L’angle du soleil n’avait guère changé, mais ici la lumière de l’aube brillait sur une rue pavée et une pente qui se dressait toute brune d’herbes et de fleurs des champs grillées par la sécheresse, une pente surmontée d’un mur de pierre de deux toises de haut sinon plus, les pierres laissées à l’état brut si bien qu’il donnait l’impression d’être un effet de la nature. Au-dessus de ce mur, il apercevait les coupoles dorées du Palais Royal d’Andor, quelques-unes des tours claires surmontées de bannières où le Lion Blanc ondulait au vent. De l’autre côté de ce mur se trouvait le jardin où il avait rencontré Elayne pour la première fois.

Des yeux bleus accusateurs planèrent au-dehors du Vide, le souvenir fugitif de baisers volés dans la ville de Tear, le souvenir d’une lettre où elle mettait son cœur et son âme à ses pieds, de messages transmis par Egwene parlant d’amour. Que dirait-elle si jamais elle venait à être au courant de l’existence d’Aviendha, de cette nuit ensemble dans la hutte de neige ? Souvenir d’une autre lettre, le repoussant avec un mépris glacial, une souveraine rejetant un porcher dans les ténèbres extérieures. Peu importait. Lan avait raison. Mais il voulait… Quoi ? Qui ? Des yeux bleus, pers et brun foncé. Elayne, qui peut-être l’aimait et peut-être était incapable de prendre une décision ? Aviendha qui le provoquait avec ce qu’elle ne le laissait pas toucher ? Min qui lui riait au nez, l’estimait un imbécile invétéré ? Tout cela passa comme l’éclair le long des limites du Vide. Il s’efforça de le bannir de son esprit, de bannir les souvenirs déchirants d’une autre femme aux yeux bleus, gisant morte dans le couloir d’un palais, voilà si longtemps.

Il était obligé de rester là, pendant que les Aiels s’élançaient à la suite de Bael, en se voilant, en se déployant à droite et à gauche. C’est sa présence qui maintenait la plate-forme ; elle disparaîtrait aussitôt qu’il franchirait le portail. Aviendha attendait presque aussi calmement que Pevin, bien que tendant le cou de temps en temps pour observer la rue dans un sens ou dans l’autre en fronçant légèrement les sourcils. Asmodean tripotait son épée et respirait trop vite ; Rand se demanda s’il savait s’en servir. Non pas qu’il y serait obligé. Mat levait les yeux vers le mur comme s’il se remémorait quelque chose de déplaisant. Il était entré dans le palais par là une fois, lui aussi.

Le dernier Aiel voilé passa et Rand fit signe aux autres de s’en aller, puis suivit. Le portail cessa d’exister en un clin d’œil, le laissant au milieu d’un long cercle de Vierges sur leurs gardes. Les Aiels couraient dans la rue tournante – elle suivait l’arrondi de la colline ; toutes les rues de la Cité Intérieure épousaient la forme du terrain – disparaissant derrière les virages, à la recherche hâtive de quiconque pourrait donner l’alarme afin de mettre la main dessus. D’autres gravissaient la pente et quelques-uns avaient même commencé à escalader le mur, utilisant de minuscules protubérances et arêtes comme points d’appui pour leurs pieds et prises pour leurs mains.

Soudain Rand s’inquiéta. À sa gauche, la rue descendait et amorçait une courbe derrière laquelle elle devenait invisible, la dénivellation offrant une vue par-dessus des tours couvertes de tuiles, scintillant de cent couleurs changeantes dans le soleil matinal, par-delà des toits de tuiles jusqu’à l’un des nombreux parcs de la Cité Intérieure, ses statues et ses allées blanches formant une tête de lion vues sous cet angle. À sa droite, la rue montait légèrement avant de tourner, d’autres tours coiffées par des flèches ou des coupoles de formes variées étincelaient au-dessus des toits. Les Aiels emplissaient la rue, se déployaient rapidement dans des rues latérales qui s’éloignaient en spirale du palais. Des Aiels et pas une autre âme. Le soleil était assez haut pour que des gens soient dehors vaquant à leurs affaires, même à cette proximité du palais.

Comme dans un cauchemar, le mur au-dessus s’écroula en avant dans une demi-douzaine d’endroits, les Aiels et les pierres s’écrasant sur ceux qui grimpaient encore. Avant que ces blocs de pierre qui glissaient et rebondissaient atteignent les rues, des Trollocs apparurent dans les percées, laissant tomber les béliers gros comme des arbres dont ils s’étaient servis et tirant au clair des épées incurvées à la façon d’une lame de faux – d’autres, avec des haches de guerre, dont un côté avait la forme d’une pique, et des lances barbelées, énormes formes humaines en cotte de mailles noire avec des pointes aux épaules et aux coudes, d’énormes faces humaines déformées par des boutoirs et des mufles, des becs et des cornes ou des plumes, qui dévalaient la pente avec au milieu d’eux des Myrddraals sans yeux pareils à des serpents du cœur de la nuit. Tout le long de la rue, Trollocs hurlants et Myrddraals silencieux jaillirent des portes des maisons, sautèrent par des fenêtres. Des éclairs s’abattirent du ciel sans nuage.

Rand tissa le Feu et l’Air pour affronter le Feu et l’Air, un bouclier qui s’élargit lentement pour combattre l’attaque de la foudre. Trop lentement. Un éclair frappa le bouclier juste au-dessus de sa tête, explosant dans une lumière éblouissante, mais d’autres s’enfoncèrent dans le sol et ses cheveux se dressèrent tandis que l’air même semblait le projeter à terre en le martelant. Il faillit perdre le tissage, faillit perdre le Vide même, mais il tissa ce qu’il ne pouvait voir par ses yeux encore emplis de lumière coruscante, agrandit le bouclier contre les coups de foudre venus des deux qu’il pouvait au moins sentir s’abattre régulièrement sur le bouclier. Qui s’abattaient pour l’atteindre, mais cela pouvait changer. Attirant le saidin grâce à l’angreal dans sa poche, il tissa le bouclier jusqu’à ce qu’il fut sûr qu’il couvrirait la moitié de la Cité Intérieure, puis le fixa. Comme il se remettait péniblement debout, la vue commença à lui revenir, voilée et douloureuse au début. Il devait agir vite. Rahvin savait qu’il était ici. Il devait…

Un temps d’une étonnante brièveté s’était passé, apparemment. Rahvin ne s’était pas soucié du nombre des siens qu’il fauchait. Des Myrddraals et des Trollocs étourdis sur la pente s’effondraient sous les coups des lances maniées par les Vierges, dont beaucoup se déplaçaient elles-mêmes en chancelant. Quelques-unes, les plus proches de Rand, se relevaient péniblement de l’endroit où elles avaient été projetées, et Pevin était campé là, se retenant debout grâce à la hampe de la bannière rouge, son visage balafré toujours sans plus d’expression qu’une plaque d’ardoise. D’autres Trollocs jaillissaient par les trous dans le mur au-dessus et le fracas de la bataille emplissait les rues dans toutes les directions, mais cela aurait pu aussi bien se passer dans un autre pays en ce qui concernait Rand.

Il y avait eu plus d’un éclair dans cette première salve, mais tous n’avaient pas été dirigés sur lui. Les bottes fumantes de Mat gisaient à une douzaine de pas d’où Mat lui-même était étalé sur le dos. Des vrilles de fumée montaient aussi de la hampe noire de sa lance, de sa tunique, même de la tête de renard en argent pendant hors de sa chemise, qui ne l’avait pas sauvé du canalisage d’un homme. Asmodean était une masse tordue carbonisée, reconnaissable seulement à l’étui de harpe noirci encore attaché sur son dos. Et Aviendha… Sans traces de blessures, elle aurait pu s’être couchée pour se reposer – si elle avait pu reposer les yeux grands ouverts sans ciller fixés sur le soleil.

Rand se pencha pour toucher sa joue. Se refroidissait déjà. Donnant l’impression… De ne plus être de la chair.

« RAAAHVIIIIN ! »

Il le surprit un peu, ce son sortant de sa gorge. Il semblait être assis quelque part au fond de sa propre tête, le Vide autour de lui plus vaste, plus vide que jamais auparavant. Le saidin faisait rage en lui. Qu’il l’emporte dans sa furie, il s’en moquait. La souillure s’infiltrait partout, flétrissait tout. Il s’en moquait.

Trois Trollocs forcèrent un passage entre les Vierges, grandes haches d’armes à pique et lances curieusement crochues dans des mains velues, des yeux que trop humains braqués sur lui, qui se tenait là apparemment sans arme. Celui avec un boutoir et des défenses de sanglier s’abattit, la lance d’Enaila plantée dans son épine dorsale. Le bec d’aigle et le museau d’ours coururent sur lui, l’un avec des pieds chaussés de bottes, l’autre des pattes.

Rand se sentit sourire.

Du feu jaillit des deux Trollocs, une flamme par chaque pore, sortant impétueusement à travers leur cotte de mailles. Alors même que leurs bouches s’ouvraient pour hurler, un portail se découpa à l’endroit précis où ils se tenaient. Des moitiés sanglantes de Trollocs en train de brûler, nettement tranchées, tombèrent, mais Rand plongeait son regard dans l’ouverture. Pas dans l’obscurité, dans une grande salle à colonnes aux lambris de pierre sculptés de lions, où un homme imposant avec des ailes blanches dans ses cheveux noirs se levait d’un bond avec surprise d’un trône doré. Une douzaine d’hommes, les uns habillés comme des seigneurs, les autres portant cuirasse, se retournèrent pour voir ce que leur maître regardait.

Rand les remarqua à peine. « Rahvin », dit-il. Ou quelqu’un le dit. Il n’était pas sûr qui.

Projetant devant lui du feu et des éclairs, il franchit le portail qu’il laissa se refermer derrière lui. Il était la mort.


Nynaeve n’avait aucun mal à conserver l’humeur qui lui permettait de canaliser un flot d’Esprit à destination du fragment d’ambre sculpté en forme de femme endormie au fond de son aumônière. Même la sensation d’yeux invisibles observateurs ne pouvait l’atteindre à travers sa colère ce matin. Siuan se tenait devant elle dans une rue de Salidar dans le Tel’aran’rhiod, une rue déserte à part elles, quelques mouches et un renard qui s’arrêta pour les regarder avec curiosité avant de repartir en trottinant.

« Il faut vous concentrer, s’exclama Nynaeve d’un ton sec. Vous aviez plus de maîtrise que cela la première fois. Concentrez-vous !

— Je me concentre, espèce d’idiote ! » La simple robe de laine bleue de Siuan était soudain de la soie. L’étole aux sept rayures du Trône d’Amyrlin était passée autour de son cou et un serpent en or se mordant la queue l’était à son doigt. Regardant Nynaeve d’un air furieux, elle ne paraissait pas s’apercevoir du changement, pourtant elle avait porté cette même tenue cinq fois aujourd’hui. « S’il y a une difficulté, elle tient à cette infecte tisane que vous m’avez donnée ! Pouah ! J’en ai encore le goût sur la langue. Comme du fiel de raie. » Étole et anneau disparurent ; l’encolure montante de la robe de soie plongea assez bas pour dévoiler l’anneau de pierre tors, pendant entre ses seins au bout d’une belle chaîne d’or.

« Si vous n’insistiez pas pour que je vous apprenne alors que vous avez besoin de quelque chose pour vous aider à dormir, vous n’auriez pas à la prendre. » Eh bien, il y avait eu un peu de racine de langue-de-mouton et quelques autres ingrédients qui n’étaient pas vraiment nécessaires dans le mélange. Cette femme méritait d’avoir la langue qui la brûle.

« Vous pouvez difficilement me donner des leçons quand vous enseignez à Sheriam et aux autres. » La soie pâlit ; l’encolure était de nouveau montante, entourée d’une fraise en dentelle blanche, et un réseau de perles s’ajustait sur les cheveux de Siuan. « Ou préféreriez-vous que je vienne après elles ? Vous affirmez qu’il vous faut un peu de sommeil sans être dérangée. »

Nynaeve frémit, les poings serrés le long de son corps. Sheriam et les autres n’étaient pas le pire de ce qui alimentait sa colère. Elle et Elayne les amenaient à tour de rôle dans le Tel’aran’rhiod par deux en même temps, parfois toutes les six en une seule nuit et, même si elle était le professeur, jamais elles ne lui laissaient oublier qu’elle était Acceptée et elles Aes Sedai. Un mot vif quand elles commettaient une bévue ridicule… Elayne n’avait été envoyée qu’une fois astiquer des marmites, mais les mains de Nynaeve étaient ridées d’avoir plongé dans de l’eau chaude savonneuse ; elles l’étaient en tout cas là-bas où son corps était couché endormi. Pourtant ce n’était pas le pire. Pas plus que le fait qu’elle avait à peine une minute de libre pour chercher ce qui, si c’était possible, remédierait à la désactivation et à la neutralisation. Logain se montrait plus coopératif que Siuan et Leane, en tout cas, ou du moins plus empressé. Merci à la Lumière, il avait compris qu’il fallait en garder le secret. Ou pensait y réussir ; il croyait probablement qu’elle le guérirait un de ces quatre matins. Non, pire que cela, c’était que Faolaine avait été testée et élevée… non pas au rang d’Aes Sedai – pas sans la baguette aux Serments, qui se trouvait à l’abri dans la Tour – mais à quelque chose de plus qu’Acceptée. Faolaine endossait maintenant n’importe quelle robe qu’elle voulait et, si elle ne pouvait pas porter le châle – marque distinctive des Aes Sedai – ni choisir une Ajah, elle avait reçu une certaine autorité. Nynaeve pensait avoir cherché plus de tasses d’eau, plus de livres – laissés délibérément, elle en était certaine ! – plus d’épingles, d’encriers et autres choses inutiles au cours de ces quatre derniers jours que pendant son séjour entier à la Tour. Pourtant, Faolaine n’était pas la plus insupportable. Elle ne voulait même pas s’en souvenir. Sa colère aurait chauffé une maison en hiver.

« Qu’est-ce qui a croché un hameçon dans vos ouïes aujourd’hui, ma petite ? » Siuan avait sur elle une robe comme celle de Leane, seulement plus diaphane que même Leane ne mettrait jamais en public, si fine qu’il était difficile de dire de quelle couleur elle était. Pas la première fois non plus qu’elle l’avait sur le dos aujourd’hui. Qu’est-ce qui rôdait au fond de l’esprit de cette femme ? Dans le Monde des Rêves, des choses comme ces changements de vêtement dénotaient des pensées dont on ignorait peut-être même qu’on les avait. « Vous avez été presque une compagne agréable jusqu’à aujourd’hui », continua Siuan avec irritation, puis elle marqua un temps. « Jusqu’à aujourd’hui. Je comprends maintenant. Hier après-midi, Sheriam a désigné Theodrine pour commencer à vous aider à détruire ce blocage que vous vous êtes forgé. C’est cela qui vous chiffonne ? Vous n’aimez pas que Theodrine vous dise ce qu’il faut faire ? C’est une irrégulière aussi, mon petit. Si quelqu’un peut vous aider à apprendre à canaliser sans manger au préalable des orties, elle…

— Et qu’est-ce qui vous met tellement les nerfs en pelote que vous ne parvenez pas à empêcher votre robe de changer continuellement ? » Theodrine – voilà où le bât blessait. L’échec. « Peut-être s’agit-il de ce dont j’ai entendu parler hier soir ? » Theodrine était d’humeur égale, d’un caractère facile, patiente ; elle disait que cela ne pouvait s’obtenir en une seule séance ; son propre blocage avait requis des mois pour être supprimé et elle avait fini par comprendre qu’elle canalisait longtemps avant de venir à la Tour. Cependant, l’échec lui faisait mal et, pire que tout, si jamais on découvrait qu’elle avait pleuré comme un bébé dans les bras réconfortants de Theodrine quand elle avait compris qu’elle échouait… « On racontait que vous vous apprêtiez à lancer les bottes de Gareth Bryne à sa tête quand il vous a ordonné de vous asseoir et de les astiquer convenablement – il ne sait toujours pas que c’est Min qui les nettoie, n’est-ce pas ? – alors il vous a renversée sur son genou et… »

Ses oreilles tintèrent sous la gifle que Siuan lui assénait de toute la force de son bras. Pendant un instant, elle ne put que regarder fixement Siuan, ses yeux se dilatant de plus en plus. Poussant un cri inarticulé, elle tenta de donner un coup de poing dans l’œil à Siuan. Tenta, parce qu’elle ne savait comment Siuan l’avait agrippée par les cheveux. Une seconde plus tard, elles étaient par terre dans la rue roulant de-ci de-là en criant et se débattant frénétiquement.

Grognant, Nynaeve pensait qu’elle allait remporter la victoire, même si la moitié du temps elle ne savait pas si elle avait le dessus ou le dessous. Siuan s’efforçait d’une main de lui arracher sa tresse par les racines tandis que de l’autre elle lui martelait les côtes ou tout ce qu’elle rencontrait, mais Nynaeve lui infligeait le même traitement et les tiraillements secs et autres coups de poing de Siuan devenaient nettement plus faibles, et elle-même allait assommer Siuan d’ici une minute puis la laisser chauve en lui arrachant ce qu’elle avait de cheveux. Nynaeve poussa un petit cri aigu, car un orteil venait de lui heurter avec violence le tibia. Cette femme donnait des coups de pied ! Nynaeve essaya un coup de genou, mais ce n’était pas facile en jupe. Donner des coups de pied n’était pas une manière loyale de se battre !

Soudain, Nynaeve se rendit compte que Siuan était secouée de soubresauts. Elle crut d’abord qu’elle pleurait. Puis elle comprit que c’était du rire. Se redressant, elle écarta de sa figure des mèches de cheveux – sa tresse était pratiquement défaite – et décocha de son haut un regard furieux à son adversaire. « De quoi riez-vous ? De moi ? Si c’est le cas… !

— Pas de vous. De nous. » Encore vibrante de gaieté, Siuan se dégagea en repoussant Nynaeve. Les cheveux de Siuan étaient tout ébouriffés et de la poussière recouvrait la simple robe en laine qu’elle portait à présent, d’aspect usé et reprisée avec adresse à plusieurs endroits. Elle était pieds nus, aussi. « Deux femmes adultes se roulant par terre comme… Je n’avais pas fait ça depuis que… j’avais douze ans, je crois. Je me suis mise à penser qu’il ne nous manquait plus que la grosse Cian me tire par l’oreille pour me dire que les filles ne se battent pas. J’ai appris qu’un jour elle avait assommé un imprimeur ivre ; je ne sais pas pourquoi. » Quelque chose ressemblant fort à des gloussements de rire la saisit un instant, puis elle se calma et se leva, brossant ses vêtements pour qu’en tombe la poussière. « Si nous avons un désaccord, nous pouvons le régler comme des adultes. » Et d’un ton réfléchi : « Toutefois, ce serait une bonne idée de ne pas parler de Gareth Bryne. » Elle sursauta en voyant la robe usée devenir une robe rouge avec de la broderie noire et or autour de l’ourlet du bas et de la profonde encolure.

Nynaeve resta assise à la regarder. Comment aurait-elle réagi en tant que Sagesse si elle avait trouvé deux femmes se roulant dans la poussière de cette façon ? À tout le moins, la réponse maintint son irritation au stade du frémissement. Siuan ne paraissait pas encore avoir compris que dans le Tel’aran’rhiod c’était inutile de se servir de ses mains pour chasser la poussière. Écartant avec brusquerie ses doigts qui étaient en train de réparer le désordre de sa natte, Nynaeve se redressa vivement ; avant qu’elle soit de nouveau sur ses pieds, sa natte pendait parfaite par-dessus son épaule et ses bons lainages des Deux Rivières auraient pu revenir du blanchissage.

« Je suis d’accord », dit-elle. Deux femmes, n’importe lesquelles, surprises par elle dans cette situation, elle leur aurait fait regretter d’être nées avant de les traîner devant le Cercle des Femmes. Qu’est-ce qui lui prenait de jouer des poings comme un de ces idiots d’hommes ? D’abord contre Cerandine – elle n’avait pas envie de penser à cet épisode, mais il s’était produit – puis Latelle et maintenant ceci. Allait-elle se libérer de son blocage en étant perpétuellement irritée ? Malheureusement – ou peut-être heureusement – cette pensée n’influa en rien sur son humeur. « Si nous avons des différends, nous pouvons… en discuter.

— Ce qui signifie, je suppose, que nous allons nous injurier mutuellement, commenta Siuan d’un ton ironique. Bah, cela vaut mieux que l’autre solution.

— Nous n’aurions pas à nous emporter si vous… ! » Prenant une profonde aspiration, Nynaeve détourna brusquement les yeux ; ceci n’était pas le moyen de repartir du bon pied. L’air qu’elle aspirait se figea dans sa gorge et elle retourna la tête vers Siuan si vite qu’elle parut l’avoir secouée. Elle espérait que c’est ce qui avait paru. Juste pour une seconde, il y avait eu un visage à une fenêtre de l’autre côté de la rue. Et il y avait une palpitation dans son ventre, une bulle de peur, une brûlure de colère parce qu’elle avait peur. « Je pense que nous devrions nous en retourner à présent, dit-elle à mi-voix.

— Retourner ! Vous avez dit que cette potion infecte m’endormirait pour deux bonnes heures, et nous ne sommes ici que depuis guère plus de la moitié de ce temps.

— Le temps ici s’écoule différemment. » Était-ce Moghedien ? Le visage avait disparu si vite qu’il pouvait s’agir de quelqu’un qui se rêvait ici pour un instant. Si c’était Moghedien, elles ne devaient pas – ne devaient pour rien au monde – lui laisser comprendre qu’elle avait été vue. Il fallait qu’elles partent. Bulle de peur, brûlure de colère. « Je vous l’ai dit. Un jour dans le Tel’aran’rhiod peut-être une heure dans le monde réel, ou le contraire. Nous…

— J’ai puisé mieux que cela dans les fonds de la cale avec un seau, mon petit. Inutile de croire que vous pouvez me rouler dans la farine. Vous m’enseignerez tout ce que vous enseignez aux autres, comme convenu. Nous partirons quand je me réveillerai. »

Le temps manquait. Si c’était bien Moghedien. La robe de Siuan était à présent de soie verte, et l’étole d’Amyrlin et son anneau au Grand Serpent étaient de nouveau là mais, chose étonnante, le décolleté était presque aussi profond que tout ce qu’elle avait porté avant. Le ter’angreal en forme d’anneau pendait au-dessus de ses seins, incorporé en quelque sorte à un collier d’émeraudes carrées.

Nynaeve agit sans réfléchir. Sa main se tendit brusquement, agrippa le collier si fort qu’il s’arracha du cou de Siuan. Les yeux de Siuan s’écarquillèrent mais, dès que le fermoir céda, elle disparut et collier et anneau fondirent entre les doigts de Nynaeve. Pendant un instant, elle contempla sa main vide. Qu’advenait-il de quelqu’un expulsé de cette façon du Tel’aran’rhiod ? Avait-elle renvoyé Siuan à son corps endormi ? Ou ailleurs ? Ou dans le néant ?

Elle fut saisie de panique. Elle était juste debout là. Vive comme la pensée, elle s’enfuit, le Monde des Rêves semblant changer autour d’elle.

Elle se tenait dans une rue non pavée d’un petit village aux maisons de bois, aucune n’ayant d’étage. Le Lion Blanc d’Andor flottait au sommet d’une haute hampe et une unique digue de pierre s’avançait dans un large cours d’eau que survolait au ras de ses flots en direction du sud une bande d’oiseaux au long bec. Tout avait un air vaguement familier, mais il lui fallut un moment pour reconnaître où elle était. Jurene. Dans le Cairhien. Et ce cours d’eau était le fleuve Erinin. C’est là qu’elle, Egwene et Elayne étaient montées à bord de La Flèche Filante, baptisée aussi improprement que La Couleuvre, pour continuer leur voyage jusqu’à Tear. Ce temps-là donnait l’impression d’être quelque chose lu dans un livre voilà longtemps.

Pourquoi avait-elle sauté jusqu’à Jurene ? C’était simple et la réponse se présenta aussitôt qu’elle le pensait. Jurene était le seul endroit du Tel’aran’rhiod dont elle était certaine qu’il était ignoré de Moghedien, le seul endroit qu’elle-même connaissait assez bien pour y atterrir. Elles s’y étaient trouvées une heure avant que Moghedien apprenne son existence, et elle était sûre que ni elle ni Elayne ne l’avaient de nouveau mentionné, dans le Tel’aran’rhiod ou dans le monde éveillé.

Par contre, cela laissait une autre question. La même, en un sens. Pourquoi Jurene ? Pourquoi n’être pas sortie du Rêve, ne pas s’être éveillée dans son propre lit, quelque peu confortable qu’il fût, si laver la vaisselle et frotter les planchers en plus du reste ne l’avaient pas laissée tellement fatiguée qu’elle continuerait à dormir ? Je peux encore en sortir. Moghedien l’avait vue dans Salidar, en admettant que ce soit elle. Moghedien connaissait maintenant Salidar. Je peux en parler à Sheriam. Comment ? Admettre qu’elle instruisait Siuan ? Elle n’était pas censée avoir en main ces ter’angreals excepté avec Sheriam et les autres Aes Sedai. Comment Siuan se débrouillait pour les avoir quand elle le voulait, Nynaeve ne le savait pas. Non, elle ne redoutait pas d’autres heures passées dans l’eau chaude jusqu’au coude. Elle avait peur de Moghedien. La colère lui causait de telles brûlures d’estomac qu’elle aurait aimé avoir un peu de menthe de sa sacoche aux simples. Je suis si… si sacrément lasse d’avoir peur.

Devant une des maisons, il y avait un banc qui surplombait la jetée et le fleuve. Elle s’assit et envisagea sa situation sous tous les angles. C’était ridicule. La Vraie Source était quelque chose de pâle. Elle canalisa une flamme dansant dans l’air au-dessus de sa main. Elle paraissait peut-être consistante – à ses propres yeux, en tout cas – mais elle voyait le fleuve à travers cette parcelle de feu. Elle l’attacha et la flamme se dissipa comme de la brume dès que le nœud fut terminé. Comment affronter Moghedien alors que la moins douée des novices dans Salidar avait autant ou davantage de force qu’elle ? Voilà pourquoi elle s’était enfuie jusqu’ici au lieu de quitter le Tel’aran’rhiod. Effrayée et furieuse de l’être, trop furieuse pour réfléchir judicieusement, pour jauger sa propre faiblesse.

Elle allait sortir du Rêve. Quel qu’ait été le plan de Siuan, il n’aboutirait pas ; elle serait obligée de courir sa chance en même temps que Nynaeve. L’idée de nouvelles heures passées à nettoyer des sols fit crisper sa main sur sa natte. Des jours, plus probablement, et peut-être la badine de Sheriam par-dessus le marché. Elles ne la laisseraient peut-être plus jamais approcher d’un ter’angreal donnant accès au Rêve, ou n’importe quel ter’angreal. Elles la placeraient sous la tutelle de Faolaine au lieu de Theodrine. Fin de son étude de Siuan et de Leane, pour ne rien dire de Logain ; peut-être fin de l’étude de l’art de la Guérison.

Dans un déchaînement de colère, elle canalisa une autre flamme. Si cette flamme était un brin plus forte, elle ne le discernait pas. Et voilà pour sa tentative d’attiser sa colère dans l’espoir que cela l’aiderait. « Il ne reste plus qu’à leur dire simplement que j’ai vu Moghedien, murmura-t-elle en tirant sur sa natte assez fort pour avoir mal. Ô Lumière, elles me remettront à Faolaine. Je préférerais presque mourir !

— Pourtant, vous avez l’air d’aimer exécuter de petites courses pour elle. »

Cette voix moqueuse tira Nynaeve de dessus le banc telles des mains sur ses épaules. Moghedien se tenait dans la rue tout de noir vêtue, secouant la tête devant ce qu’elle voyait. Rassemblant ses forces, Nynaeve tissa un écran d’Esprit et le précipita entre Moghedien et la saidar. Essaya de l’y insérer ; c’était pareil à vouloir abattre un arbre avec une hache en papier. Moghedien sourit bel et bien avant de prendre la peine de trancher le tissage de Nynaeve, et cela aussi négligemment qu’elle aurait écarté un bitème de sa figure. Nynaeve la regardait fixement comme si on lui avait asséné un coup de merlin sur le crâne. Au bout du compte, en arriver là. Le Pouvoir Unique, inutile. Le bouillonnement de colère en elle, inutile. La totalité de ses plans, de ses espérances, inutile. Moghedien ne se souciait pas de riposter. Elle ne se donnait même pas la peine de canaliser son propre écran. C’était la mesure du dédain qu’elle éprouvait.

« Je craignais que vous ne m’ayez aperçue. Je suis devenue négligente quand vous et Siuan vous avez commencé à vouloir vous entre-tuer. Avec vos mains. » Moghedien émit un rire méprisant. Elle tissait quelque chose, paresseusement parce qu’il n’y avait pas de raison de se presser. Nynaeve ne savait pas ce que c’était, néanmoins elle avait envie de hurler. La fureur bouillonnait intérieurement, mais la peur lui paralysait l’esprit, clouait ses pieds sur place. « Parfois, je pense que vous êtes toutes trop ignorantes même pour être formées, vous et la précédente Amyrlin, y compris les autres. Mais je ne peux pas vous laisser me trahir. » Ce tissage se dirigeait vers Nynaeve. « Il est temps que je vous prenne, semble-t-il.

— Halte, Moghedien ! » cria Birgitte.

La bouche de Nynaeve béa. C’était bien Birgitte, telle qu’elle avait été, dans sa courte veste blanche et ses chausses jaunes évasées, sa natte blonde au tressage complexe passée par-dessus son épaule, une flèche d’argent encochée sur un arc d’argent. C’était impossible. Birgitte n’appartenait plus au Tel’aran’rhiod, elle était là-bas dans Salidar, s’assurant que personne ne découvre Nynaeve et Siuan endormies alors que le soleil était haut et ne commence à poser des questions.

Moghedien en reçut un tel choc que les flots qu’elle tissait disparurent. Ce choc dura moins d’une seconde, pourtant. La flèche étincelante quitta Tare de Birgitte – et s’évapora. L’arc s’évapora. Quelque chose parut empoigner l’archeresse, dressant d’une secousse ses bras à la verticale, la soulevant du sol. Presque aussitôt, elle se retrouva attachée court, étirée entre poignets et chevilles à moins d’une coudée au-dessus du sol.

« J’aurais dû envisager la possibilité que vous soyez là. » Moghedien tourna le dos à Nynaeve pour se rapprocher de Birgitte. « Jouissez-vous de votre corps de chair ? Sans Gaidal Cain ? »

Nynaeve songea à canaliser. Mais quoi ? Un poignard qui ne pénétrerait peut-être même pas la peau de Moghedien ? Du feu qui ne roussirait pas ses jupes ? Moghedien savait qu’elle n’était bonne à rien et ne la regardait même pas. Si elle coupait le flux d’Esprit allant à la femme endormie en ambre, elle se réveillerait à Salidar, elle pourrait donner l’alarme. Son visage se crispa au bord des larmes tandis qu’elle regardait Birgitte. La jeune femme blonde était suspendue en l’air, dévisageant Moghedien avec défi. Moghedien la contemplait en retour comme un sculpteur sur bois un bloc de bois.

Il n’y a que moi, songea Nynaeve. Je ne suis peut-être même pas capable de canaliser du tout. Il n’y a que moi.

Lever ce premier pied fut pareil à l’extirper d’une fondrière où sa jambe se serait enfoncée jusqu’au genou, le deuxième pas chancelant ne fut pas plus facile. En direction de Moghedien. « Ne me faites pas de mal, cria Nynaeve. S’il vous plaît. Ne me faites pas de mal. » Un frisson la parcourut. Birgitte n’était plus là. Une fillette de peut-être trois ou quatre ans, en courte veste blanche et larges chausses jaunes, était là qui manipulait un arc d’argent de la taille d’un jouet. Rejetant en arrière sa tresse dorée, l’enfant visa Nynaeve avec son arc et gloussa de rire, puis fourra un doigt dans sa bouche comme si elle craignait de n’avoir pas bien agi. Nynaeve s’affaissa sur les genoux. Ramper avec une jupe n’était pas facile, mais elle ne pensait pas qu’elle serait capable de rester debout. Elle se débrouilla vaille que vaille, tendant une main suppliante et gémissant : « Je vous en prie. Ne me faites pas de mal. S’il vous plaît. Ne me faites pas de mal. » Sans arrêt, en se traînant vers la Réprouvée, un scarabée estropié rampant dans la poussière.

Moghedien l’observait en silence, puis à la fin elle déclara : « Il fut un temps où je vous croyais plus forte que cela. Maintenant je trouve que j’aime vous voir à genoux. C’est assez près, ma fille. Non pas que je pense que vous ayez assez de courage pour tenter de m’arracher les cheveux à moi… » Elle parut amusée par cette notion.

La main de Nynaeve oscillait à une toise de Moghedien. Ce devait être suffisamment près. Il n’y avait qu’elle. Et le Tel’aran’rhiod. L’image se forma dans sa tête et il fut là, le bracelet d’argent sur son poignet tendu, la laisse d’argent le reliant au collier d’argent autour du cou de Moghedien. Ce n’est pas rien que l’a’dam qu’elle fixait dans son esprit, mais Moghedien le portant, Moghedien et l’a’dam, une partie du Tel’aran’rhiod qu’elle maintint dans la forme qu’elle désirait. Elle savait un peu à quoi s’attendre ; elle avait porté brièvement un bracelet d’a’dam un jour, à Falme. D’une façon bizarre elle avait conscience de Moghedien de même qu’elle avait conscience de son propre corps, de ses propres émotions, deux séries, chacune distincte, mais chacune dans sa propre tête. Quelque chose qu’elle avait seulement espéré, parce que Elayne avait insisté qu’il devait en être ainsi. Cet objet était en vérité un lien ; elle sentait la Source à travers l’autre femme.

La main de Moghedien sauta vers le collier, les yeux dilatés par le choc. Rage et horreur. La rage plus que l’horreur, d’abord. Nynaeve les ressentit presque comme si elles étaient siennes. Moghedien devait savoir ce qu’étaient la laisse et le collier, pourtant elle essaya malgré tout de canaliser ; en même temps, Nynaeve sentit un léger changement en elle, dans l’a’dam, tandis que l’autre tentait d’infléchir vers elle le Tel’aran’rhiod. Réprimer la tentative de Moghedien était simple ; l’a’dam était un lien, dont elle avait la maîtrise. Savoir cela rendait la chose facile. Nynaeve ne voulait pas canaliser ces flots, donc ils n’étaient pas canalisés. Moghedien aurait aussi bien pu essayer de soulever une montagne avec ses mains nues. L’horreur l’emporta irrésistiblement sur la rage.

Se relevant, Nynaeve fixa l’image adéquate dans son esprit. Elle n’imagina pas simplement Moghedien en laisse dans l’a’dam, elle savait que Moghedien était en laisse, aussi fermement qu’elle savait son propre nom. Par contre, la sensation de changement, de sa peau essayant de se hérisser, ne s’en allait pas. « Arrêtez ça », ordonna-t-elle sèchement. L’a’dam ne bougea pas, mais il sembla trembler de façon invisible. Elle songea à des orties-grièches effleurant son vis-à-vis des épaules aux genoux. Moghedien frémit, exhala son souffle convulsivement. « Cessez, j’ai dit, sinon je fais pire. » Le changement s’interrompit. Moghedien l’observait avec méfiance, toujours agrippée au collier d’argent autour de son cou et avec l’air d’être dressée sur la pointe des pieds, prête à prendre la fuite.

Birgitte – l’enfant qui était, ou avait été, Birgitte – les regardait sans bouger avec curiosité. Nynaeve forma l’image de Birgitte adulte, se concentra. La fillette remit son doigt dans sa bouche et commença à examiner l’arc joujou. Nynaeve respira avec irritation. C’était difficile de changer ce que quelqu’un d’autre a déjà modifié. Et, par-dessus le marché, Moghedien avait prétendu pouvoir rendre permanentes ces modifications. Mais ce qu’elle pouvait faire, elle pouvait le défaire. « Remettez-la comme elle était.

— Si vous me relâchez, je… »

Nynaeve songea de nouveau aux orties-brûlantes et, cette fois, pas à un simple effleurement. Moghedien aspira l’air entre ses dents serrées, secouée de tremblements comme un drap de lit par grand vent.

« Voilà ce qui m’est arrivé de plus effrayant dans ma vie », déclara Birgitte. Une fois de plus elle-même, elle portait la courte veste et les vastes chausses, mais elle n’avait ni arc ni carquois. « J’étais une enfant ; mais en même temps ce qui était moi – réellement moi – était juste une imagination planant dans le cerveau de cette enfant. Et j’en avais conscience. Je savais que j’allais simplement regarder ce qui arrivait et continuer à jouer… » Ramenant sa tresse dorée par-dessus son épaule, elle jeta à Moghedien un regard dur.

« Comment êtes-vous venue ici ? questionna Nynaeve. J’en suis reconnaissante, vous comprenez, mais… comment ? »

Birgitte adressa à Moghedien un ultime coup d’œil glacial, puis ouvrit sa tunique pour fouiller dans son corsage et en retira l’anneau de pierre tors passé dans un lien de cuir. « Siuan s’est réveillée. Rien qu’une minute et pas complètement. Assez longtemps pour maugréer que vous lui aviez arraché ça. Quand vous ne vous êtes pas réveillée aussitôt après elle, j’ai compris que quelque chose ne tournait pas rond, alors j’ai pris l’anneau et le reste de ce que vous aviez préparé pour Siuan.

— Il n’y en avait presque plus. Juste la lie.

— Suffisamment pour m’endormir. À propos, le goût est horrible. Après cela, c’était aussi facile que trouver des danseurs emplumés à Shiota. D’une certaine façon, ceci est presque comme si j’étais encore… » Birgitte s’interrompit avec un nouveau regard furieux pour Moghedien. L’arc d’argent réapparut dans sa main et un carquois de flèches en argent sur sa hanche, cependant, un instant après, ils disparurent. « Le passé est passé et l’avenir est devant, déclara-t-elle d’un ton ferme. Je n’étais pas vraiment surprise en me rendant compte qu’il y avait deux d’entre vous qui se savaient dans le Tel’aran’rhiod. J’ai compris que l’autre devait être elle et, quand je suis arrivée et vous ai vues toutes les deux… Elle avait l’air de vous avoir déjà capturée, mais j’espérais que, si je détournais son attention, vous trouveriez peut-être une échappatoire. »

Nynaeve éprouva un brusque sentiment de honte. Elle avait envisagé d’abandonner Birgitte. C’était ce qu’elle avait presque décidé. Cette pensée n’avait été là qu’un instant, rejetée aussitôt évoquée, mais elle s’était présentée. Quelle poltronne elle était. Sûrement que Birgitte n’avait jamais connu même une minute où la peur l’avait presque dominée. « Je… » Un faible goût de fougère-aux-chats bouillie et de poudre de feuille-de-grive. « J’ai bien failli m’enfuir, dit-elle d’une voix faible. J’étais tellement terrorisée que la langue me collait au palais. J’ai failli m’enfuir et vous abandonner.

— Oh ? » Nynaeve se crispa intérieurement tandis que Birgitte la dévisageait. « Seulement vous ne l’avez pas fait, n’est-ce pas ? J’aurais dû laisser aller la flèche avant d’appeler, mais tirer dans le dos de quelqu’un me met toujours mal à l’aise. Même elle. N’empêche, tout s’est finalement arrangé. La question est, comment allons-nous disposer d’elle maintenant ? »

Moghedien semblait certes avoir surmonté sa peur. Ne tenant aucun compte du collier autour de sa gorge, elle observait Nynaeve et Birgitte avec l’air de penser que c’étaient elles les prisonnières, pas elle, et de méditer sur le sort à leur réserver. À part un frémissement des mains de temps en temps, comme si elle avait envie de gratter là où sa peau gardait le souvenir des orties, elle était l’image de la sérénité en habit noir. Par contre, l’a’dam permettait à Nynaeve de savoir qu’il y avait en elle de la peur, presque des propos affolés mais volontairement mis en sourdine. Elle aurait aimé que l’a’dam lui permette de savoir ce que Moghedien pensait aussi bien que ce qu’elle ressentait. D’autre part, elle était tout aussi contente de ne pas être dans l’esprit derrière ces froids yeux noirs.

« Avant que vous n’envisagiez quoi que ce soit de… radical, dit Moghedien, rappelez-vous que j’en sais beaucoup qui vous serait utile. J’ai observé les autres Élus, jeté un coup d’œil dans leurs intrigues. Est-ce que cela ne vaut pas quelque chose ?

— Expliquez-moi et je verrai ce que cela vaut », dit Nynaeve. Que pouvait-elle bien faire de cette femme ?

« Lanfear, Graendal, Rahvin et Sammael complotent ensemble. »

Nynaeve donna à la laisse une brève secousse, et Moghedien chancela. « Je suis au courant. Dites-moi quelque chose de nouveau. » Cette femme était captive ici, mais l’a’dam n’existait qu’aussi longtemps qu’elles se trouvaient dans le Tel’aran’rhiod.

« Savez-vous qu’ils manœuvrent pour que Rand al’Thor attaque Sammael ? Seulement, quand il ira, il rencontrera aussi les autres, qui le guettent pour le prendre au piège entre eux. Du moins sera-t-il face à Graendal et à Rahvin. Je pense que Lanfear joue un autre jeu, un jeu dont les autres ignorent tout. »

Nynaeve échangea avec Birgitte un regard soucieux. Il fallait que Rand soit prévenu de ça. Il le serait dès qu’elle et Elayne parleraient ce soir à Egwene. Si elles réussissaient à mettre assez longtemps la main sur le ter’angreal.

« À condition, murmura Moghedien, qu’il vive assez longtemps pour arriver à eux. »

Nynaeve saisit la laisse argentée à l’endroit où elle rejoignait le collier et attira contre la sienne la figure de la Réprouvée. Des yeux noirs affrontèrent froidement son regard, mais elle sentait à travers l’a’dam de la colère, et de la peur qui cherchait à monter à la surface et qui était piétinée. « Écoutez-moi. Croyez-vous que je ne comprends pas pourquoi vous vous montrez tellement coopérative ? Vous pensez que si vous continuez à parler assez longtemps je relâcherai plus ou moins mon attention, ce qui vous permettra de vous échapper. Vous pensez que plus longtemps nous parlons, plus difficile ce sera pour moi de vous tuer. » Ce qui était assez vrai. Tuer quelqu’un de sang-froid, même une des Réprouvées, serait pénible, peut-être même plus dur qu’elle ne le pourrait. Qu’allait-elle faire de cette femme ? « Mais comprenez bien. Je ne veux pas d’allusions. Essayez de me cacher quelque chose et je vous infligerai tout ce que vous avez jamais imaginé pour moi. » De l’épouvante glissa le long de la laisse, comme des hurlements à vous glacer jusqu’à la moelle au fin fond de l’esprit de Moghedien. Peut-être n’en connaissait-elle pas autant sur l’a’dam que le croyait Nynaeve. Peut-être était-elle persuadée que Nynaeve pouvait lire ses pensées si l’envie l’en prenait. « Maintenant, si vous êtes au courant de ce qui menacerait Rand, une menace qui précéderait celle de Sammael et des autres, dites-le. Sur-le-champ ! »

Les paroles jaillirent de la bouche de Moghedien et sa langue sortit continuellement pour lui humecter les lèvres. « Al’Thor a l’intention de se mettre à la recherche de Rahvin. Aujourd’hui. Ce matin. Parce qu’il pense que Rahvin a tué Morgase. Je ne sais pas s’il l’a fait ou non, mais al’Thor le croit. Seulement Rahvin n’a jamais eu confiance en Lanfear. Il ne s’est jamais fié à aucun d’eux. Pourquoi s’y fierait-il ? Il a supposé que c’était peut-être un piège pour lui, alors il a installé son propre piège. Il a placé des Gardes dans Caemlyn de sorte que si un homme canalise une étincelle il le saura. Al’Thor donnera tête baissée dans le piège. Il est déjà presque certainement tombé dedans. Je pense qu’il avait l’intention de quitter Cairhien aussitôt après le lever du soleil. Je n’y suis pour rien. Je n’y ai pas participé. Je… »

Nynaeve voulait qu’elle se taise ; la sueur de la peur luisant sur la figure de cette femme la rendait malade mais, si elle devait aussi écouter cette voix suppliante… Elle commença à canaliser, se demandant si elle serait assez forte pour immobiliser la langue de Moghedien, puis elle sourit. Elle était liée à Moghedien et c’était elle qui exerçait la maîtrise par le lien. Les yeux de Moghedien parurent prêts à lui sortir de la tête quand elle noua les flots pour fermer sa propre bouche et les attacha. Nynaeve ajouta un bouchon pour ses oreilles aussi, avant de se tourner vers Birgitte. « Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Le cœur d’Elayne va se briser. Elle adore sa mère.

— Je le sais ! » Nynaeve aspira une bouffée d’air. « Je pleurerai avec elle et chaque larme sera sincère mais en ce moment précis je dois m’inquiéter pour Rand. Je crois qu’elle disait la vérité. Je pouvais presque le sentir. » Elle attrapa la laisse d’argent juste au-dessous de son bracelet et la secoua. « Peut-être à cause de ceci, et peut-être que je l’ai imaginé. Quelle est votre conclusion à vous ?

— Que c’est la vérité. Elle n’a jamais été très courageuse à moins d’avoir nettement le dessus, ou lorsqu’elle estimait pouvoir l’avoir. Et sans aucun doute vous lui avez instillé la crainte du feu de la Lumière. »

Nynaeve eut une grimace. Chaque mot de Birgitte ajoutait une nouvelle bulle de colère dans son ventre. Elle n’était jamais très courageuse sauf quand elle avait nettement le dessus. Une description qui s’adaptait à elle-même. Elle avait terrorisé Moghedien. Oui, et elle avait sincèrement pensé chaque mot qu’elle avait prononcé. Frotter les oreilles de qui en a besoin est une chose ; menacer de torture, vouloir torturer, même Moghedien, en est une autre bien différente. Et voici qu’elle tentait d’éviter ce qu’elle savait devoir exécuter. Jamais très courageuse sauf quand elle avait nettement le dessus. Cette fois, la bulle de colère était nourrie par elle-même. « Il faut que nous allions à Caemlyn. Moi, du moins. Avec elle. Je ne suis peut-être pas capable de canaliser seule suffisamment pour déchirer un bout de papier mais, avec l’a’dam, je peux utiliser sa force.

— Vous ne serez pas en mesure d’influer en quoi que ce soit sur le monde réel depuis le Tel’aran’rhiod, commenta sobrement Birgitte.

— Je sais ! Je sais, mais il faut que je fasse quelque chose. »

Birgitte rejeta la tête en arrière et rit. « Oh, Nynaeve, comme c’est gênant d’être associée à une poltronne telle que vous. » Soudain, ses yeux se dilatèrent de surprise. « Il ne restait pas beaucoup de votre potion. Je crois que je me rév… » À mi-mot, elle n’était simplement plus là.

Nynaeve respira à fond et dénoua les flots autour de Moghedien. Ou l’obligea à s’en charger ; avec l’a’dam, c’était difficile à discerner, franchement. Elle aurait aimé que Birgitte soit encore là. Une autre paire d’yeux. Quelqu’un qui connaissait probablement le Tel’aran’rhiod mieux qu’elle n’y parviendrait jamais. Quelqu’un qui avait du courage. « Nous allons voyager, Moghedien, et vous m’aiderez de toutes vos forces. Si n’importe quoi me prend par surprise… qu’il suffise de dire que ce qui arrive à celle qui porte ce bracelet arrive à celle qui porte le collier. Seulement multiplié par dix. » L’expression inquiète sur le visage de Moghedien impliquait qu’elle le croyait. Ce qui était aussi bien, puisque c’était vrai.

Une autre profonde aspiration et Nynaeve commença à former dans son esprit l’image de l’unique endroit de Caemlyn qu’elle connaissait assez pour s’en souvenir. Le Palais Royal, où Elayne l’avait emmenée. Rahvin devait être là-bas. Mais dans le Monde Éveillé, pas dans le Monde des Rêves. N’empêche, elle devait faire quelque chose. Le Tel’aran’rhiod changea autour d’elle.

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