1 Envol des étincelles

La Roue du Temps tourne, les Ères se succèdent, laissant des souvenirs qui deviennent légende. La légende se fond en mythe et même le mythe est depuis longtemps oublié quand revient l’Ère qui lui a donné naissance. Au cours d’une Ère que d’aucuns ont appelée la Troisième, une Ère encore à venir, une Ère depuis longtemps passée, du vent s’éleva dans la grande forêt appelée le Bois de Braem. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans les révolutions de la Roue du Temps. Pourtant, c’était un commencement.

Il soufflait du sud-ouest, ce vent, sec sous un soleil en fusion. Des semaines s’étaient écoulées sans que la pluie tombe sur le pays au-dessous et la chaleur de fin d’été augmentait de jour en jour. De précoces feuilles brunes se voyaient çà et là sur quelques arbres et des pierres à nu étaient brûlantes où avaient couru des ruisseaux. Dans un espace découvert d’où l’herbe avait disparu, où seules les racines de maigres broussailles desséchées retenaient la terre, le vent commença à dégager des pierres enfouies de longue date. Elles étaient usées et rongées par les intempéries, et aucun œil humain n’aurait reconnu en elles les vestiges d’une ville mentionnée dans les contes et par ailleurs oubliée.

Des villages disséminés apparurent avant que le vent franchisse la frontière de l’Andor, ainsi que des champs où des paysans soucieux arpentaient lourdement les sillons arides. Il y avait beau temps que la forêt s’était amenuisée en bosquets clairsemés quand le vent chassa la poussière devant lui dans l’unique rue d’un bourg appelé Kore-les-Fontaines. Le niveau de ces fontaines commençait à baisser, cet été. Quelques chiens allongés par terre haletaient dans la chaleur intense et deux garçonnets torse nu couraient après une vessie gonflée qu’ils faisaient avancer en tapant dessus avec une baguette. Rien d’autre ne bougeait à part le vent et l’enseigne grinçante au-dessus de la porte de l’auberge, en brique rouge à toit de chaume comme toutes les autres maisons de la rue. Avec ses deux niveaux, elle était le plus haut et le plus grand bâtiment de Kore-les-Fontaines, petite bourgade élégante et tranquille. Les chevaux sellés attachés devant l’auberge remuaient à peine la queue. L’enseigne ciselée de l’auberge annonçait La Justice de la Bonne Reine.

Clignant des paupières pour éviter la poussière, Min gardait un œil pressé contre la fente de la paroi rudimentaire du hangar. Elle pouvait juste distinguer une épaule de l’homme posté en sentinelle à la porte de ce hangar, mais son attention était concentrée au-delà sur l’auberge. Elle aurait aimé que celle-ci ait eu un nom moins sinistrement approprié. Leur juge, le seigneur du pays, était apparemment arrivé quelque temps auparavant, mais elle ne l’avait pas vu. Nul doute qu’il était en train d’écouter les accusations du fermier ; Admer Nem, ainsi que ses frères et cousins et toutes leurs épouses, était partisan d’une pendaison immédiate avant qu’un des vassaux du seigneur se trouve à passer par là. Elle se demanda quelle était la sanction ici pour avoir brûlé l’étable de quelqu’un, et ses vaches laitières dedans. Par accident, certes, mais elle ne pensait pas que cela comptait pour grand-chose quand le point de départ était une intrusion illégale.

Dans le désordre qui s’en était suivi, Logain avait pris la fuite, les abandonnant – on aurait dû s’y attendre, qu’il se réduise en braises ! – et elle ne savait pas trop si elle devait s’en réjouir ou non. C’est lui qui avait jeté à terre d’un coup de poing Nem quand ils avaient été découverts juste avant l’aube, précipitant la lanterne du bonhomme dans la paille. La responsabilité lui incombait, de toute évidence. Seulement, parfois, il avait du mal à mesurer ses paroles. Cela valait peut-être mieux qu’il soit parti.

Se tordant sur elle-même pour se radosser à la paroi, elle essuya son front moite de sueur, laquelle n’en perla que de plus belle. L’intérieur du hangar était étouffant, mais ses deux compagnes ne s’en souciaient visiblement pas. Siuan était étendue sur le dos dans une robe de drap sombre taillée pour monter à cheval ressemblant de près à celle de Min et elle regardait fixement le toit du hangar en se tapotant machinalement le menton avec une paille. Leane, avec son teint cuivré et sa silhouette élancée aussi haute que la majorité des hommes, était assise en tailleur, vêtue de sa seule chemise blanche, s’activant sur sa robe avec fil et aiguille. On les avait autorisées à garder leurs sacoches de selle, après qu’elles avaient été fouillées à la recherche d’épées ou de haches ou autres objets qui leur auraient permis de s’évader.

« Quelle est la peine infligée en Andor pour avoir incendié une étable ? questionna Min.

— Si nous avons de la chance, répondit Siuan sans bouger, une volée de coups d’étrivière sur la place du village. Moins de chance et ce sera la pendaison.

— Ô Lumière ! dit Min d’une voix étranglée. Comment pouvez-vous appeler cela de la chance ? »

Siuan se roula sur le côté et s’appuya sur un coude. C’était une femme robuste, à la limite de la beauté mais mieux que bien de sa personne et elle ne paraissait âgée que de quelques années de plus que Min, par contre ces yeux bleus qu’elle avait en imposaient par leur expression impérieuse qui ne cadrait pas avec une jeune femme attendant de passer en jugement dans un hangar de campagne. Parfois Siuan égalait Logain pour ce qui était de s’oublier, peut-être même le surpassait. « Quand une volée de coups d’étrivière est donnée, c’est fini et nous pouvons passer notre chemin, dit-elle d’un ton qui ne souffrait pas de réplique ni de bêtises. Cela nous prend moins de temps qu’aucune autre peine qui me vient à l’idée. Considérablement moins que la pendaison, mettons. Bien que je ne pense pas que cela ira jusque-là d’après mes souvenirs de la loi d’Andor. »

Un rire saccadé secoua Min pendant un instant ; c’était cela ou pleurer. « Du temps ? Du train où nous allons, nous n’avons que du temps. Je tiens que nous avons visité tous les bourgs entre ici et Tar Valon et que nous n’avons rien trouvé. Pas une trace, pas un souffle. Je ne pense pas qu’il existe de rassemblement. Et nous voilà à pied, maintenant. D’après ce que j’ai entendu, Logain a emmené les chevaux avec lui. À pied et bouclées dans un hangar attendant la Lumière sait quoi !

— Pas de noms », chuchota sèchement Siuan en lançant un regard significatif à la porte primitive avec le garde posté de l’autre côté. « Une langue trop longue risque de vous mener dans le filet à la place des poissons. »

Min tiqua, en partie parce qu’elle commençait à se lasser des dictons de pêcheur de Tear que prodiguait Siuan et en partie parce que cette dernière avait raison. Jusqu’à présent, elles avaient réussi à devancer des nouvelles fâcheuses – fatales était plutôt le mot qui convenait – mais certaines nouvelles avaient une façon de parcourir quatre cents lieues en un jour. Siuan avait voyagé sous le nom de Mara, Leane d’Amaena et Logain avait pris celui de Dalyn après que Siuan l’avait convaincu que Guaire était un choix stupide. Min ne croyait toujours pas que quelqu’un reconnaîtrait son nom à elle, mais Siuan avait insisté pour l’appeler Serenla. Même Logain ignorait leur véritable identité.

L’ennui, au fond, c’est que Siuan n’avait pas l’intention de renoncer. Des semaines d’échec complet et maintenant ceci, pourtant la moindre mention de se rendre à Tear, qui était une solution raisonnable, soulevait une tempête qui faisait céder Logain lui-même. Plus ils avaient cherché ce en quoi Siuan était en quête, plus son humeur était devenue irritable. Non pas qu’elle n’ait été auparavant capable de broyer des cailloux. Min eut la sagesse de garder cette réflexion pour elle.

Leane en termina enfin avec sa robe et l’enfila par-dessus sa tête, repliant ses bras dans le dos pour attacher les boutons. Min ne voyait pas pourquoi elle s’était donné cette peine ; elle détestait les travaux à l’aiguille de n’importe quelle nature. L’encolure était à présent un peu plus plongeante, dévoilant un peu la poitrine de Leane, et la robe était un peu plus moulante là et peut-être autour des hanches. Mais à quoi bon ici ? Personne ne l’inviterait à danser dans cette espèce d’étouffoir de hangar.

Fouillant dans les sacoches de selle de Min, Leane en tira le coffret de bois contenant fards, poudres et autres que Laras avait obligé Min à emporter dans ses bagages avant qu’elles se mettent en route. Min pensait toujours s’en débarrasser mais, elle ne savait trop pourquoi, elle n’avait jamais mis son projet à exécution. À l’intérieur du couvercle à charnière du coffret, il y avait un petit miroir et quelques instants après Leane s’affairait sur son visage avec de menus pinceaux en poil de lapin. Jusqu’à présent, elle ne s’était pas particulièrement intéressée à ces choses-là. Et voilà qu’elle se montrait contrariée de ne trouver qu’une brosse en ébène et un petit peigne d’ivoire pour arranger sa coiffure. Elle ronchonna même entre ses dents parce qu’elle n’avait pas le moyen de chauffer le fer à friser ! Ses cheveux noirs avaient poussé depuis qu’elles avaient commencé les recherches de Siuan, mais ils étaient encore loin d’atteindre ses épaules.

Après l’avoir observée un moment, Min demanda : « Qu’est-ce que vous avez en tête, Le… Amaena ? » Elle évita de regarder Siuan. Si, si, elle savait tenir sa langue ; c’était seulement la conséquence d’être claquemurée et rôtie vivante, avec par-dessus le marché l’imminence du jugement. Pendaison ou flagellation publique. Quel choix ! « Avez-vous décidé d’entreprendre une carrière de flirt ? » Elle l’avait dit en manière de plaisanterie – Leane était toute concentration et compétence – histoire d’alléger l’atmosphère, mais Leane la surprit.

« Oui, répliqua-t-elle du tac au tac en écarquillant les yeux devant la glace tandis qu’elle faisait attentivement quelque chose à ses cils. Et, si je flirte avec l’homme qu’il faut, peut-être n’aurons-nous pas besoin de nous inquiéter de coups de fouet ou de quoi que ce soit d’autre. Au moins aurais-je une chance de nous attirer une sentence plus légère. »

Min, la main à moitié levée pour s’essuyer de nouveau la figure, en eut le souffle coupé – c’était comme si un hibou annonçait qu’il allait se transformer en colibri – mais Siuan se contenta de se redresser sur son séant et d’adresser à Leane un froid : « D’où vient cette détermination ? »

Siuan aurait-elle dirigé sur elle ce regard, Min avait l’impression qu’elle aurait avoué jusqu’à des choses qu’elle avait oubliées. Quand Siuan portait son attention sur vous de cette façon, vous vous retrouviez en train d’esquisser une révérence et de courir exécuter ce qui vous était ordonné avant de vous en être rendu compte. Même Logain, la plupart du temps. Sauf la révérence.

Leane passa tranquillement un minuscule pinceau le long de ses pommettes et examina le résultat dans le petit miroir. Elle jeta un coup d’œil à Siuan mais, quoi qu’elle eût remarqué, elle répliqua de son ton tranchant habituel. « Ma mère était négociante, vous savez, principalement en fourrures et en bois. Je l’ai vue brouiller les idées d’un seigneur de la Saldaea au point de lui livrer la totalité de sa récolte de bois de l’année pour la moitié du montant qu’il désirait et je doute qu’il se soit rendu compte de ce qui était arrivé avant d’être pratiquement rentré chez lui. Et encore. Plus tard, il lui a envoyé un bracelet en pierres de lune. Les femmes de l’Arad Doman ne méritent pas entièrement leur réputation – elle a été bâtie en majeure partie par des prudes collet monté qui se fondaient sur des ouï-dire – mais nous l’avons quelque peu justifiée. Ma mère et mes tantes, naturellement, m’ont formée en même temps que mes sœurs et mes cousines. »

Elle regarda son reflet, secoua la tête et se remit en soupirant à s’apprêter. « Seulement, par malheur, à mon quatorzième anniversaire j’étais aussi grande qu’à présent. Tout en genoux et coudes, comme un poulain qui a poussé trop vite. Et peu de temps après que j’ai été capable de traverser une pièce sans trébucher deux fois, j’ai appris… » Elle aspira une grande bouffée d’air. « … j’ai appris que ma vie me conduirait vers une autre voie que celle de négociante. Or maintenant cela aussi n’existe plus. L’heure est venue de me servir de ce qui m’a été enseigné voilà si longtemps. Étant donné les circonstances, je ne crois pas qu’il y ait de moment ou d’endroit plus opportun. »

Siuan la scruta un instant encore d’un oeil perçant. « Ce n’est pas la raison. Pas toute la raison. Allons, dites-la. »

Précipitant un pinceau dans le coffret, Leane s’emporta. « Toute la raison ? Je ne la connais pas. Je sais seulement que j’ai besoin de quelque chose dans ma vie pour remplacer… ce qui a disparu. Vous-même m’avez expliqué que c’était le seul espoir de survivre. La revanche ne me suffit pas, à moi. Je sais que votre cause est nécessaire et peut-être même juste mais, que la Lumière m’assiste, ce n’est pas assez non plus ; je suis incapable de m’y impliquer comme vous. Peut-être y suis-je arrivée trop tard. Je resterai avec vous, mais j’ai besoin de plus. »

Sa colère s’estompa tandis qu’elle commençait à reboucher pots et flacons et à les ranger, bien qu’usant de davantage de force que strictement nécessaire. D’elle émanait un parfum de rose léger comme un souffle. « Je sais que le flirt ne comblera pas le vide, mais c’est assez pour occuper un moment d’oisiveté. Il se peut qu’être ce que j’étais destinée à être à la naissance y pourvoira. Je n’en suis pas sûre. Ce n’est pas une idée nouvelle ; j’ai toujours désiré ressembler à ma mère et à mes tantes, j’en ai rêvé tout éveillée quelquefois quand je suis devenue adulte. »

Le visage de Leane se fit pensif, et les derniers objets se placèrent avec plus de douceur dans le coffret. « Je crois que j’ai peut-être toujours eu l’impression que j’interprétais le personnage de quelqu’un d’autre, que je me construisais un masque qui a fini par être une seconde nature. Il y avait une œuvre importante à accomplir, plus importante que le négoce, et quand je me suis rendu compte que même ainsi j’aurais pu me conduire autrement, le masque était trop fermement fixé pour que je l’ôte. Eh bien, cette période-là s’est achevée et le masque tombe. J’avais même envisagé de commencer avec Logain il y a une semaine, pour m’exercer. Seulement, je manque d’expérience, évidemment, et je pense qu’il est le genre d’homme à imaginer davantage de promis que ce qu’on avait l’intention de donner et à s’attendre à ce que ces promesses se matérialisent. » Un petit sourire se forma soudain sur ses lèvres. « Ma mère disait toujours que si cela se produisait, c’est que l’on s’était lourdement trompé dans ses calculs ; s’il n’y avait pas moyen de se défiler, il fallait abandonner toute dignité et prendre ses jambes à son cou ou bien payer le prix et considérer que c’était une bonne leçon. » Le sourire tourna à l’espiègle. « Ma tante Resara déclarait qu’on payait le prix et y prenait plaisir. »

Min ne sut que secouer la tête. C’était comme si Leane était devenue quelqu’un de différent. Parler de cette façon de… ! Même en l’entendant, elle en croyait à peine ses oreilles. À la vérité, Leane paraissait réellement différente. En dépit de tout ce travail avec les pinceaux, Min ne distinguait pas la moindre trace de fard ou de poudre sur son visage, et pourtant ses lèvres avaient l’air plus pleines, ses pommettes plus hautes, ses yeux plus grands. D’ordinaire, elle était plus que jolie, mais à présent sa beauté était cinq fois plus marquante.

Néanmoins, Siuan n’en avait pas complètement fini. « Et si le seigneur de ce pays est quelqu’un comme Logain ? dit-elle à mi-voix. Qu’est-ce que vous ferez ? »

Leane se redressa sur les genoux, le dos raide, et avala longuement sa salive avant de répondre, mais sa voix était parfaitement ferme. « Étant donné les termes de l’alternative, qu’est-ce que vous décideriez ? »

Ni l’une ni l’autre ne cilla, et le silence se prolongea.

Avant que Siuan réponde – si elle en avait eu l’intention, Min aurait donné gros pour savoir ce qu’elle dirait – la chaîne et le cadenas cliquetèrent de l’autre côté de la porte.

Ses deux compagnes se relevèrent lentement et se préparèrent avec calme en ramassant leurs sacoches de selle, mais Min se dressa d’un bond, en regrettant de ne pas avoir son poignard de ceinture. Quel souhait stupide,, songea-t-elle. Juste bon à me valoir un surcroît d’ennui. Je ne suis pas l’héroïne d’un conte. Même si je terrassais le garde

La porte s’ouvrit et un homme en long justaucorps de cuir sur sa chemise s’encadra sur le seuil. Pas le genre de gaillard qu’attaque une jeune femme, même avec un poignard. Peut-être même pas avec une hache. Fort de carrure était le qualificatif qui lui convenait, et massif. Les quelques cheveux qui lui restaient sur le crâne étaient plus blancs que foncés, mais il avait l’air solide comme une souche de vieux chêne. « Temps pour vous de comparaître devant le seigneur, dit-il d’un ton bourru. Irez-vous de vous-mêmes ou faut-il qu’on vous charge sur nos épaules comme des sacs de blé ? Vous irez, d’une manière ou de l’autre, mais je préférerais par cette chaleur ne pas avoir à vous porter. »

Regardant discrètement derrière lui, Min aperçut deux autres hommes qui attendaient, grisonnants mais aussi robustes, encore que d’une carrure moins imposante.

« Nous marcherons, lui dit sèchement Siuan.

— Bien. Alors, venez. En route. Le Seigneur Gareth n’aimerait pas qu’on le fasse attendre. »

Promesse de marcher ou pas, chaque homme empoigna l’une d’elles fermement par le bras quand ils s’engagèrent sur la chaussée en terre battue poussiéreuse. La main de l’homme au crâne qui se dégarnissait encerclait le bras de Min comme un lien de fer. Adieu l’espoir d’évasion, songea-t-elle amèrement. Elle envisagea de donner un coup de pied dans sa botte à la hauteur de la cheville pour voir si cela provoquerait un relâchement de sa prise, mais il avait l’air tellement indestructible qu’elle soupçonna que ce qu’elle en tirerait serait d’avoir un orteil douloureux et d’être traînée sur le reste du trajet.

Leane semblait perdue dans ses pensées ; elle esquissait à moitié de petits gestes avec sa main libre, et ses lèvres remuaient en silence comme si elle répétait ce qu’elle avait l’intention de dire, mais elle ne cessait de secouer la tête et de recommencer. Siuan aussi semblait accaparée par l’introspection, mais elle avait visiblement une expression soucieuse et se mordait même la lèvre inférieure ; Siuan ne témoignait jamais d’une telle anxiété. Bref, les deux ne firent rien pour raffermir l’assurance de Min.

La salle aux poutres apparentes de La Justice de la Bonne Reine eut un effet pire. Admer Nem aux cheveux plats, une meurtrissure jaunie autour de son œil gonflé, se tenait d’un côté en compagnie d’une demi-douzaine de frères et de cousins aussi corpulents, avec leurs épouses, tous revêtus de leurs plus belles casaques ou leurs plus beaux tabliers. Les paysans dévisageaient les trois prisonnières avec un mélange de colère et de satisfaction qui serra l’estomac de Min. Les regards fulminants des paysannes étaient même encore plus démoralisants, car ils exprimaient carrément de la haine. Le long des autres murs s’alignaient sur six rangs les gens du village, tous habillés de la tenue convenant au travail qu’ils avaient interrompu pour venir ici. Le forgeron avait toujours son tablier de cuir et un certain nombre de femmes avaient leurs manches relevées, les bras saupoudrés de farine. La salle bourdonnait des murmures qu’ils échangeaient entre eux, les aînés autant que les quelques enfants présents, et leurs yeux étaient fixés sur les trois jeunes femmes aussi avidement que ceux de Nem. Min songea que ce devait être l’événement le plus sensationnel qu’avait jamais connu Kore-les-Fontaines. Une fois, elle avait vu une foule dans cet état d’esprit – à une exécution.

Les tables avaient été retirées, sauf une installée devant la longue cheminée de brique. Un homme à la forte carrure et l’air franc du collier, aux cheveux largement parsemés de gris, était assis face à ce rassemblement, habillé d’une tunique de bonne coupe en soie vert foncé, les mains croisées devant lui sur la table. Une femme élancée, à peu près du même âge, en robe de beau drap gris brodée de fleurs blanches à l’encolure, se tenait debout à côté de la table. Le seigneur du pays et sa dame, supposa Min ; noblesse campagnarde ne connaissant guère mieux le monde que ses tenanciers et métayers.

Les gardes les placèrent devant la table du seigneur et se mêlèrent aux assistants. La dame en gris s’avança et les murmures cessèrent.

« Vous tous ici présents soyez attentifs et écoutez, annonça-t-elle, car justice va être rendue aujourd’hui par Monseigneur Gareth Bryne. Prisonnières, vous allez passer en jugement devant le Seigneur Bryne. » Pas l’épouse du seigneur, donc ; une sorte de fonctionnaire. Gareth Bryne ? La dernière fois dont Min se souvenait, il était Capitaine-Général des Gardes de la Reine à Caem-lyn. Si c’était le même homme. Elle jeta un coup d’œil à Siuan, mais cette dernière avait les yeux rivés sur les lames du plancher devant ses pieds. En tout cas, ce Bryne paraissait fatigué.

« Vous êtes accusées, poursuivit la dame en gris, de violation nocturne de domicile, d’incendie volontaire et destruction d’un bâtiment et de son contenu, de la mort de bétail de prix, de voies de fait sur la personne d’Admer Nem, et du vol d’une bourse dite contenir de l’or et de l’argent. Il est admis que les voies de fait et le vol sont l’œuvre de votre compagnon qui s’est enfui, mais vous trois êtes également coupables d’après la loi. »

Elle laissa passer un temps pour que tous comprennent bien et Min échangea avec Leane un coup d’œil désabusé. Fallait-il que Logain ajoute le vol à tous ces ennuis. Il était probablement à mi-chemin du Murandy, sinon même plus loin encore.

Au bout d’un instant, la dame en gris reprit la parole. « Vos accusateurs sont ici pour être confrontés avec vous. » Elle eut un geste vers le groupe des Nem. « Admer Nem, donnez votre témoignage. »

Le gros paysan s’approcha lentement avec un mélange d’assurance et d’embarras, tirant sur sa casaque que ses boutons de bois fermaient de justesse à sa taille et relevant des deux mains ses cheveux clairsemés qui lui retombaient continuellement sur la figure. « Comme je le disais, Seigneur Gareth, voilà ce qui est arrivé. »

Il relata de façon véridique dans les grandes lignes qu’il les avait découverts dans le grenier à foin et sommés de décamper, bien qu’attribuant à Logain une tête de plus que sa taille normale et transformant l’unique coup de poing en un pugilat où Nem avait tenu vaillamment sa partie. La lanterne était tombée, le foin s’était enflammé et le reste de la famille avait jailli de la ferme dans l’obscurité d’avant l’aube, les prisonniers avaient été capturés, l’étable avait brûlé de fond en comble, puis la disparition de la bourse qui se trouvait dans la maison avait été constatée. Certes, il minimisa l’intervention du vassal du Seigneur Bryne qui était survenu à cheval alors que des membres de la famille apportaient des cordes et mesuraient du regard des branches d’arbre.

Quand il recommença le récit de « la bagarre » – cette fois, il donnait l’impression d’avoir le dessus – Bryne l’interrompit. « Cela suffira, Maître Nem. Vous pouvez retourner à votre place. »

C’est alors qu’une des femmes Nem, au visage rond, de l’âge à être l’épouse d’Admer, vint se poster auprès de lui. Ronde de visage mais pas douce ; ronde comme une poêle à frire ou un galet de rivière. Et empourprée par quelque chose de plus que la colère. « Vous fouettez ces coquines de la belle manière, Seigneur Gareth, vous entendez ? Fouettez-les ferme et traînez-les sur une claie jusqu’à Jornhill !

— Personne ne vous a demandé votre avis, Maigan, répliqua sèchement la svelte dame en gris. Ceci est un procès, pas une réunion pour présenter des placets. Vous et Admer, reculez. Tout de suite. » Ils obéirent, Admer avec un soupçon d’empressement de plus que Maigan. La dame en gris se tourna vers Min et ses compagnes. « Si vous désirez apporter votre témoignage, pour vous défendre ou exposer des circonstances atténuantes, vous pouvez le faire maintenant. » Il n’y avait pas de sympathie dans sa voix, d’ailleurs pas plus que quoi que ce soit d’autre.

Min s’attendait à ce que Siuan parle – d’ordinaire, elle prenait la direction des opérations, menait les discussions – mais Siuan ne broncha pas ni ne leva les yeux. Et à sa place Leane se dirigea vers la table, le regard fixé sur l’homme assis derrière.

Elle se tenait plus droite que jamais, néanmoins sa démarche habituelle – de grands pas gracieux mais de grands pas – était devenue une sorte de glissement, avec juste un soupçon de souple balancement. Sa poitrine et ses hanches se remarquaient pour ainsi dire davantage. Non pas qu’elle mettait en avant les unes ou l’autre ; on y prêtait attention simplement à cause de sa façon de se mouvoir. « Mon Seigneur, nous sommes trois femmes sans appui, fuyant les tempêtes qui balaient le monde. » Son ton généralement énergique avait disparu, transformé en douce caresse veloutée. Une lumière brillait dans ses yeux noirs, une sorte de défi brûlant comme du feu sous la cendre. « Sans argent et perdues, nous avons cherché abri dans l’étable de Maître Nem. C’était mal, j’en conviens, mais nous avions peur de la nuit. » Un petit geste, les mains à demi levées, l’intérieur de ses poignets tournés vers Bryne, lui donna pendant un instant l’apparence d’être complètement désemparée. Juste pour cet instant, toutefois. « Ce Dalyn était un inconnu pour nous, en vérité, un homme qui nous a offert sa protection. De nos jours, les femmes seules doivent avoir un protecteur, mon Seigneur, néanmoins je crains que nous n’ayons mal choisi. » Un élargissement des yeux, un regard suppliant disaient qu’il pouvait être pour elles un meilleur choix. « En fait, c’est lui qui a attaqué Maître Nem, mon Seigneur ; nous nous serions enfuies ou nous aurions travaillé pour rembourser notre hébergement d’une nuit. » Contournant la table, elle s’agenouilla gracieusement près du siège de Bryne et posa délicatement les doigts d’une main sur son poignet en le regardant droit dans les yeux. Un tremblement vibrait dans sa voix, mais son léger sourire suffisait à accélérer les battements de cœur de n’importe quel homme. Il… suggérait. « Mon Seigneur, nous sommes coupables d’une petite offense, pas aussi grave que ce dont nous sommes accusées. Nous nous en remettons à votre miséricorde. Je vous en prie, mon Seigneur, ayez pitié de nous et protégez-nous. »

Pendant un long moment, Bryne resta les yeux plongés dans les siens. Puis, s’éclaircissant bruyamment la gorge, il recula son siège qui racla le sol, se leva et se dirigea le long de la table du côté opposé à Leane. Il y eut des remous parmi les villageois et les fermiers, les hommes s’éclaircissant la gorge comme leur seigneur, les femmes marmonnant en sourdine. Bryne s’arrêta devant Min. « Quel est votre nom, jeune fille ?

— Min, mon Seigneur. » Elle capta un grognement étouffé qui avait échappé à Siuan et ajouta hâtivement : « Serenla Min. Tout le monde m’appelle Serenla, mon Seigneur.

— Votre mère doit avoir eu une prémonition », murmura-t-il avec un sourire. Il n’était pas le premier à réagir de cette façon à ce nom. « Avez-vous une déclaration à faire, Serenla ?

— Seulement que je suis navrée, mon Seigneur, et que ce n’était pas vraiment notre faute. Tout est l’œuvre de Dalyn. J’implore votre merci, mon Seigneur. » Cela n’avait pas grande allure comparé au plaidoyer de Leane – n’importe quoi aurait paru insignifiant à côté de la manière dont s’en était tirée Leane – mais c’était le mieux dont elle était capable. Sa bouche était aussi sèche que la rue au-dehors. Et s’il décidait pour de bon de les pendre ?

Il hocha la tête et s’approcha de Siuan, qui contemplait toujours le sol. D’une main placée sous le menton de Siuan, il lui releva les yeux à hauteur des siens. « Et vous vous appelez comment, jeune fille ? »

D’une secousse de la tête, Siuan libéra son menton et recula d’un pas. « Mara, mon Seigneur, répliqua-t-elle à voix basse. Mara Tomanes. »

Min poussa un gémissement à peine audible. Siuan était visiblement terrifiée, pourtant elle regardait en même temps son interlocuteur d’un air de défi. Min s’attendait presque à ce qu’elle exige de Bryne qu’il les laisse passer leur chemin à l’instant même. Il lui demanda si elle désirait apporter son témoignage et elle refusa encore dans un murmure tremblant, alors qu’en même temps elle le dévisageait comme si c’était elle qui avait la haute main sur la situation. Peut-être avait-elle la maîtrise de sa langue mais assurément pas celle de son regard.

Au bout d’un instant, Bryne se détourna. « Allez rejoindre vos amies, jeune fille », ordonna-t-il à Leane en se rasseyant. Elle revint auprès d’elles avec un air de frustration manifeste et une nuance de ce que chez une autre personne Min aurait jugé être de l’irritation.

« J’ai pris ma décision, annonça Bryne à la salle. Les délits sont graves et rien de ce que j’ai entendu n’atténue les faits. Si trois hommes s’introduisent dans la maison d’un quatrième pour voler ses chandeliers et que l’un d’eux attaque le propriétaire, les trois sont également coupables. Il doit y avoir compensation. Maître Nem, je vais vous donner de quoi reconstruire votre étable, plus le prix de six vaches laitières. » Les yeux du gros fermier se mirent à briller jusqu’à ce que Bryne ajoute : « Caraline vous versera la somme quand elle aura calculé les devis et les prix à sa satisfaction. Quelques-unes de vos vaches n’avaient plus de lait à ce que j’ai entendu dire. » La svelte dame en gris hocha la tête avec satisfaction. « Pour le coup que vous avez reçu, je vous accorde un marc d’argent. Ne vous plaignez pas, reprit-il d’un ton ferme comme Nem ouvrait la bouche. Maigan vous en a asséné de pires quand vous aviez trop bu. » À cette remarque, une vague de rires parcourut les assistants, nullement diminuée par les coups d’œil à demi décontenancés et furieux de Nem, et peut-être stimulée par le regard que Maigan, les lèvres pincées, adressa à son mari. « Je remplacerai aussi le montant de la bourse volée. Une fois que Caraline se sera assurée du total de ce qu’il y avait dedans. » Nem et son épouse eurent l’air également mécontents, mais ils tinrent leur langue ; visiblement il n’avait pas l’intention d’aller au-delà de ce qu’il leur avait accordé. Min commença à éprouver de l’espoir.

Appuyant les coudes sur la table, Bryne reporta son attention sur elle et ses deux compagnes. La déclaration qu’il prononça d’une voix lente lui noua l’estomac. « Vous trois travaillerez pour moi, avec les gages habituels pour les tâches qui vous seront confiées, jusqu’à ce que ce que j’ai payé me soit remboursé. Ne pensez pas que je me montre clément. Si vous vous engagez par un serment qui me paraît fiable, vous n’aurez pas à être gardées, il vous sera loisible de travailler dans mon manoir. Sinon, ce sera aux champs où vous serez sous les yeux de quelqu’un à chaque minute. Les gages sont moins élevés dans les champs, mais c’est à vous de décider. »

Elle se racla frénétiquement les méninges à la recherche du serment le moins contraignant susceptible de remplir ces conditions. Dans n’importe quelle circonstance elle n’aimait pas manquer à sa parole, mais elle était bien résolue à partir dès que l’occasion s’en présenterait et elle ne voulait pas avoir un trop gros parjure sur la conscience.

Leane semblait chercher, elle aussi, mais Siuan n’hésita qu’à peine avant de s’agenouiller et de joindre les mains sur sa poitrine. Ses yeux semblaient rivés sur Bryne, et leur expression de défi ne s’était pas adoucie d’un iota. « Par la Lumière et par mon espoir de salut et de renaissance, je jure de vous servir de quelque façon que vous l’exigerez pour aussi longtemps que vous l’exigerez, sinon que la face du Créateur se détourne de moi à jamais et que les ténèbres consument mon âme. » Elle récita ces paroles dans un murmure essoufflé, mais elles provoquèrent un silence de mort. Il n’existait pas de serment plus grave, à moins que ce ne soit celui que prononçait une femme promue Aes Sedai, et la Baguette du Serment l’y liait aussi sûrement qu’à une partie de sa chair.

Leane dévisagea Siuan ; puis elle fut sur ses genoux, elle aussi. « Par la Lumière et mon espoir de salut et de renaissance… »

Min se creusait la cervelle désespérément en quête d’un moyen de s’en sortir. Prononcer un serment moindre que le leur impliquait à coup sûr les travaux des champs avec quelqu’un ayant constamment l’œil sur elle, mais ce serment… D’après l’éducation qu’elle avait reçue, le rompre n’était guère moins qu’un assassinat, peut-être même était équivalent. Seulement il n’y avait pas d’autre solution. Le serment ou qui sait combien d’années à s’échiner tout le jour dans les champs et rester probablement sous clef la nuit. Se laissant tomber à côté des deux autres femmes, elle marmonna les paroles rituelles mais, intérieurement, elle hurlait. Siuan, espèce d’imbécile ! Dans quoi m’avez-vous fourrée maintenant ? Je ne peux pas rester ici ! Il faut que je rejoigne Rand. Oh, Lumière, au secours !

« Eh bien, soupira Bryne quand le dernier mot eut été prononcé, je ne m’attendais pas à cela. Mais cela suffira. Caraline, voulez-vous emmener Maître Nem quelque part et découvrir à quel chiffre se monte ce qu’il estime ses pertes ? Et faites sortir d’ici tout le monde sauf ces trois-là. Et prenez des dispositions pour les transférer au manoir. Étant donné les circonstances, je ne pense pas que des gardes soient nécessaires. »

La svelte dame en gris lui jeta un coup d’œil accablé mais, en un moment, elle eut l’assistance se pressant en masse fourmillante hors de la salle. Admer Nem et sa parentèle masculine ne la quittaient pas d’une semelle, une expression de cupidité plus particulièrement gravée sur le visage d’Admer. Les femmes Nem ne paraissaient guère moins avides, mais elles avaient encore en réserve quelques regards menaçants pour Min et les deux autres, qui restèrent agenouillées tandis que la salle se vidait. Pour sa part, Min ne croyait pas que ses jambes la soutiendraient. Les mêmes phrases tournaient sans arrêt dans sa tête Oh, Siuan, pourquoi ? Je ne peux pas rester ici. Je ne peux pas !

« Nous avons vu des réfugiés passer par ici », déclara Bryne quand le dernier des villageois fut parti. Il se renversa dans son fauteuil, les examinant. « Mais jamais un trio aussi bizarre que vous. Une Domanie. Une native du Tear ? » Siuan acquiesça d’un bref signe de tête. Elle et Leane se redressèrent, la mince jeune femme au teint cuivré époussetant délicatement ses genoux, Siuan restant simplement debout. Min réussit à les imiter, sur des jambes en coton. « Et vous, Serenla. » Une fois encore, il esquissa une ombre de sourire à ce nom. « Quelque part dans l’ouest de l’Andor, sauf si je me trompe sur votre accent.

— Baerlon », marmonna-t-elle, puis se mordit trop tard la langue. Quelqu’un pouvait savoir que Min était de Baerlon.

« Je n’ai entendu parler d’aucun événement dans l’ouest qui justifie de devenir des réfugiées », reprit-il d’un ton interrogateur. Comme elles restaient silencieuses, il n’insista pas. « Après que vous vous serez acquittées de votre dette, vous aurez la possibilité de rester à mon service. La vie se montre souvent pénible quand on a perdu son foyer et même une couchette de servante vaut mieux que dormir sous une haie.

— Merci, mon Seigneur », dit Leane d’une voix caressante en exécutant une révérence si gracieuse que même dans sa tenue de cheval rustique cela semblait un mouvement de danse. La réponse en écho de Min fut morne et elle ne se fiait pas assez à ses genoux pour tenter une révérence. Siuan se contenta de rester à le dévisager sans rien dire.

« Dommage que votre compagnon ait pris vos chevaux. Quatre montures auraient réduit en partie votre dette.

— C’était un inconnu et un coquin, répondit Leane d’un ton convenant à quelque chose de beaucoup plus intime. Pour ma part, je suis plus qu’heureuse d’échanger sa protection contre la vôtre, mon Seigneur. »

Bryne la toisa – d’un air d’appréciation, pensa Min – mais il se contenta de dire : « Du moins au manoir serez-vous hors d’atteinte des Nem. »

À cela il n’y eut pas de réplique. Min se dit que nettoyer des sols dans le manoir de Bryne ne devait guère être différent du même travail dans la ferme des Nem. Comment vais-je me sortir de là ? O Lumière, comment ?

Le silence se prolongea, à part le pianotage des doigts de Bryne sur la table. Min se serait imaginé qu’il ne savait pas quoi dire d’autre si ce n’est qu’elle ne croyait pas que cet homme soit jamais décontenancé. Plus vraisemblablement, il était irrité que seule Leane témoigne de la gratitude ; elle supposait que, de son point de vue à lui, leur peine aurait pu être bien plus lourde. Peut-être les regards enflammés de Leane et ses accents caressants avaient-ils produit leur effet jusqu’à un certain point, mais Min s’avisa qu’elle regrettait que Leane ne soit pas restée comme avant. Être pendue par les poignets sur la place du village aurait mieux valu.

Finalement, Caraline revint, parlant entre ses dents. Elle avait un ton irrité en faisant son rapport à Bryne. « Cela prendra des jours pour obtenir de ces Nem des réponses franches, Seigneur Gareth. Admer aurait cinq étables neuves et cinquante vaches, si je l’écoutais. En tout cas, je crois qu’il y a réellement eu une bourse mais, quant à ce qu’il y avait comme argent dedans… »

Elle secoua la tête et soupira. « Je finirai bien par le découvrir. Joni est prêt à conduire ces jeunes femmes au manoir si vous en avez terminé avec elles.

— Emmenez-les, Caraline, dit Bryne en se levant. Quand vous les aurez expédiées, rejoignez-moi à la briqueterie. » Il paraissait de nouveau fatigué. « Thad Haren déclare qu’il a besoin de davantage d’eau s’il doit continuer à fabriquer des briques et la Lumière seule sait où je vais lui en trouver. » Il quitta la salle à grands pas comme s’il avait complètement oublié les trois femmes qui venaient de jurer de le servir.

Joni se révéla être le grand gaillard aux cheveux clairsemés qui était allé les chercher dans le hangar ; il attendait maintenant devant l’auberge à côté d’une charrette à hautes roues recouverte d’une capote ronde, avec un cheval brun élancé entre les brancards. Quelques habitants du village se tenaient alentour pour assister à leur départ, mais la plupart étaient retournés chez eux et à l’abri de la chaleur. Gareth Bryne était déjà loin dans la rue à la chaussée en terre battue.

« Joni vous amènera saines et sauves au manoir, dit Caraline. Faites ce qu’on vous demandera et vous ne trouverez pas la vie pénible. » Un instant, elle les examina de ses yeux noirs au regard presque aussi aigu que celui de Siuan ; puis elle hocha la tête comme si elle était satisfaite et elle s’en fut d’un pas pressé rejoindre Bryne.

Joni écarta à leur intention les pans de la capote à l’arrière de la charrette mais ne les aida pas à y grimper et à chercher où s’installer sur le plancher. Même pas une poignée de paille ne le rembourrait et la lourde bâche emmagasinait la chaleur. Joni ne prononça pas un mot. La charrette oscilla quand il grimpa sur le siège du conducteur, masqué par la toile. Min l’entendit clap-per la langue à l’adresse du cheval et la charrette se mit en branle avec une embardée dans un léger grincement de ses roues, cahotant de temps en temps sur un nid-de-poule.

Ce qu’il y avait de jour entre les pans de la capote permit à Min de regarder le village rapetisser derrière elles puis disparaître, remplacé alternativement par de longs bosquets et des champs clos de barrières. Elle se sentait trop accablée pour parler. La grande cause de Siuan tournait à un récurage de sols et de marmites. Elle n’aurait jamais dû lui porter secours, jamais dû rester avec elle. Elle aurait dû sauter à cheval et prendre la direction de Tear à la première occasion.

« Eh bien, s’exclama soudain Leane, cela n’a pas mal marché du tout. » Elle avait de nouveau sa voix énergique habituelle mais où vibrait une note d’excitation – de l’excitation ! – et ses joues étaient empourprées. « Ç’aurait pu se passer mieux, mais la pratique y remédiera. » Son rire en sourdine était presque un gloussement. « Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point c était amusant. Quand j’ai senti son pouls s’accélérer… » Un bref moment, elle tint sa main allongée devant elle comme elle l’avait placée sur le poignet de Bryne. « Je ne crois pas m’être encore sentie aussi vivante, aussi consciente. Ma tante Resara affirmait toujours qu’en fait de divertissement les hommes valaient mieux que la chasse au vol, mais je ne l’avais pas compris vraiment avant aujourd’hui. »

Se cramponnant pour garder son équilibre en dépit du balancement de la charrette, Min la dévisagea avec ébahissement. « Vous êtes devenue folle, finit-elle par dire. Combien d’années perdrons-nous par ce serment ? Deux ? Cinq ? Je suppose que vous espérez que Gareth Bryne les passera à vous bercer sur ses genoux ! Ma foi, j’espère qu’il vous retournera de l’autre côté pour une bonne fessée ! Tous les jours ! » La stupeur qui se peignit sur la figure de Leane ne calma en rien la colère de Min. S’attendait-elle à ce que Min affronte cette situation avec autant de calme qu’elle, Leane, en avait l’air ? Toutefois, la colère de Min n’était pas réellement dirigée vers Leane. Elle se contorsionna pour darder sur Siuan un regard furieux. « Et vous ! Quand vous décidez de renoncer, vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère. Vous vous abandonnez comme un agneau à l’abattoir. Pourquoi avez-vous choisi ce serment-là ? Par la Lumière, pourquoi ?

— Parce que, riposta Siuan, c’était le seul serment dont j’étais certaine qu’il l’empêcherait de nommer des gens pour nous surveiller nuit et jour, au manoir ou ailleurs. » À moitié allongée sur les planches rugueuses de la charrette, elle donnait l’impression que c’était l’évidence la plus éclatante du monde. Et Leane paraissait d’accord avec elle.

« Vous avez l’intention de le rompre », conclut Min après un silence. Dans un murmure scandalisé, mais même ainsi elle eut un coup d’œil inquiet vers les rideaux de toile qui masquaient Joni. Elle ne pensait pas qu’il avait entendu.

« J’ai l’intention de faire ce que je dois, répliqua Siuan avec fermeté, mais aussi bas. D’ici un jour ou deux, quand je serai sûre que l’on ne nous surveille pas particulièrement, nous partirons. Nous devrons prendre des chevaux, j’en ai peur, puisque les nôtres ont disparu. Bryne doit avoir de bonnes écuries. Je le regretterai.

— Vous regretterez de voler des chevaux ? commenta Min d’une voix étranglée. Vous projetez de rompre un serment que n’importe qui sauf un Ami des Ténèbres respecterait et vous regrettez de voler des chevaux ? Je ne peux pas vous croire ni l’une ni l’autre. Je ne vous reconnais ni l’une ni l’autre.

— Tenez-vous réellement à rester pour décrasser des marmites, questionna Leane d’une voix aussi basse que les leurs, alors que Rand est là-bas avec votre cœur dans sa poche ? »

Min rongea son frein en silence. Elle aurait bien voulu qu’elles n’aient jamais été au courant de son amour pour Rand al’Thor. Parfois elle aurait souhaité l’ignorer elle-même. Un homme qui connaissait à peine son existence, un homme tel que lui. Ce qu’il était semblait n’être plus aussi important que le fait qu’il ne l’avait jamais regardée deux fois, mais en vérité cela formait un tout. Elle voulait dire qu’elle serait fidèle à son serment, oublierait Rand aussi longtemps qu’il lui faudrait pour éteindre sa dette. Seulement elle était incapable d’ouvrir la bouche. Qu’il se réduise en braises ! Si je ne l’avais pas rencontré je ne serais pas dans pareil pétrin !

Quand le silence entre elles eut duré bien trop longtemps au goût de Min, rompu seulement par le grincement rythmé des roues et le martèlement assourdi des sabots du cheval, Siuan prit la parole. « J’ai l’intention de faire ce que j’ai juré de faire. Quand j’aurai accompli ce que mon devoir me dicte de faire d’abord,’ Je n’ai pas juré de le servir immédiatement ; j’ai pris soin de ne même pas le donner à entendre, à vrai dire. Une nuance subtile, je sais, et une que Gareth Bryne n’apprécierait peut-être pas, mais néanmoins vraie. »

Min se relâcha sous le coup de la stupeur, ballottée par les embardées de la lente progression de la charrette. « Vous pensez vous enfuir, puis revenir d’ici quelques années et vous rendre à Bryne ? Il vendra votre peau à la tannerie. Nos peaux. » C’est seulement quand elle l’eut dit qu’elle se rendit compte qu’elle avait accepté la solution de Siuan. S’enfuir, puis revenir et… Je ne peux pas ! J’aime Rand. Et il ne s’apercevrait même pas si Gareth Bryne m’obligeait à travailler dans ses cuisines le reste de mon existence !

« Pas un homme à contrecarrer, je vous l’accorde, dit Siuan en soupirant. Je l’avais rencontré une fois. J’étais terrifiée à l’idée qu’il reconnaisse ma voix aujourd’hui. Les visages peuvent changer, mais pas les voix. » Elle palpa avec étonnement sa figure, comme cela lui arrivait parfois, apparemment sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. « Les visages changent », murmura-t-elle. Puis son ton se raffermit. « J’ai déjà payé de lourds tributs pour ce que j’étais obligée d’accomplir et je paierai celui-là aussi. Un de ces jours. Si on doit se noyer ou chevaucher un scorpène, on l’enfourche et on garde bon espoir. Un point, c’est tout, Serenla.

— Être une servante est loin de l’avenir que je choisirais, déclara Leane, mais c’est dans l’avenir et qui sait ce qui peut se produire entre-temps ? Je me rappelle trop bien la période où je ne me croyais plus de vie future. » Un petit sourire naquit sur ses lèvres, ses yeux se fermèrent à demi rêveusement et sa voix prit un accent de velours. « D’ailleurs, je ne pense pas qu’il vendra notre peau. Donnez-moi quelques années de pratique, puis quelques minutes avec le Seigneur Gareth Bryne, et il nous accueillera les bras ouverts et nous logera dans ses plus belles chambres. Il nous vêtira de soieries et offrira son carrosse pour nous transporter où nous voulons nous rendre. »

Min la laissa plongée dans ses visions imaginaires. Parfois, elle songeait que ses compagnes vivaient toutes les deux dans des mondes de rêve. Elle s’avisa d’une autre chose. Peu importante, mais qui commençait à l’agacer. « Ah, Mara, dites-moi donc. J’ai remarqué que des gens sourient quand vous m’appelez par mon nom. Serenla. Bryne notamment et il a parlé de ma mère qui avait eu une prémonition. Pourquoi ?

— Dans l’Ancienne Langue, répliqua Siuan, cela signifie “fille têtue”. Vous aviez une tendance à vous montrer obstinée, la première fois que nous nous sommes rencontrées. Une obstination à tous crins. » Siuan affirmait ça ! Siuan, la femme la plus obstinée du monde entier ! Elle souriait d’une oreille à l’autre. « Certes, vous avez l’air de vous amender. Au prochain village, vous pourriez utiliser le nom de Chalinda. Il signifie “douce enfant”. Ou encore… »

Soudain la charrette eut une secousse plus forte qu’aucune auparavant, puis accéléra, comme si le cheval se mettait au galop. Tressautant comme du grain que l’on vanne, les trois s’entre-regardèrent avec surprise. Puis Siuan se souleva et tira de côté la toile qui masquait le siège du conducteur. Joni avait disparu. Se jetant en travers du siège de bois, Siuan saisit les guides et se cambra en arrière, obligeant le cheval à s’arrêter. Min rabattit les pans de derrière de la capote et chercha du regard.

La route passait à cet endroit au milieu d’un bosquet, presque une petite forêt de chênes, d’ormes, de pins et de lauréoles. La poussière de leur courte course était encore en train de retomber, une partie sur Joni qui gisait sur le bas-côté de la chaussée en terre battue à vingt ou vingt-cinq toises de la charrette.

Instinctivement, Min descendit d’un bond et courut s’agenouiller à côté du grand charretier. Il respirait toujours, mais ses yeux étaient fermés et une estafilade sanguinolente se dessinait au sommet d’une bosse pourpre sur le côté de sa tête.

Leane repoussa Min et palpa la tête de Joni avec des doigts sûrs. « Il vivra, annonça-t-elle d’un ton tranchant. Rien ne semble cassé, mais il aura des maux de tête pendant des jours quand il aura repris connaissance. » S’asseyant sur ses talons, elle joignit les mains et sa voix s’attrista. « De toute façon, je ne peux rien pour lui. Que je brûle, je m’étais promis de ne plus me lamenter là-dessus.

— La question qui se pose… » Min s’éclaircit la gorge et recommença. « La question qui se pose est : le hissons-nous à l’arrière de la charrette pour l’emmener au manoir ou bien… partons-nous ? » Ô Lumière, je ne vaux pas mieux que Siuan !

»Nous pourrions l’emporter jusqu’à la prochaine ferme », dit lentement Leane.

Siuan les rejoignit, conduisant le cheval de trait comme si elle craignait que cet animal placide la morde. Un coup d’œil à l’homme sur le sol et elle se rembrunit. « Il ne s’est jamais fait ça en tombant de la charrette. Je ne vois pas ici de caillou ou de racine qui ait pu provoquer sa chute. » Elle se mit à examiner les bois autour d’elles, et un cavalier sortit d’entre les arbres sur un grand étalon noir, menant à la longe trois juments, l’une à longs poils et de deux paumes plus petite que les autres.

C’était un homme de haute taille en tunique de soie bleue, avec une épée au côté, ses cheveux bouclés tombant sur de larges épaules, beau garçon à l’expression mélancolique en dépit d’un certain durcissement des traits comme si le malheur l’avait profondément marqué. Et c’était la dernière personne que Min s’attendait à voir.

« Est-ce votre œuvre ? » lui demanda impérieusement Siuan.

Logain sourit en tirant sur ses rênes près de la charrette, encore qu’il y eût peu d’amusement dans ce sourire. « Une fronde est un objet utile, Mara. Vous avez de la chance que je sois ici. Je ne comptais pas que vous quittiez le village avant quelques heures encore, et alors à peine capables de marcher. Le seigneur du pays a été indulgent, semble-t-il. » Son visage s’assombrit encore subitement et sa voix devint dure comme pierre brute. « Pensiez-vous que je vous abandonnerais à votre sort ? Peut-être aurais-je dû. Vous m’avez fait des promesses, Mara. Je veux la revanche que vous avez promise. Je vous ai suivie dans cette quête jusqu’à mi-chemin de la Mer des Tempêtes, bien que vous n’ayez pas voulu m’expliquer ce que vous cherchiez. Je n’ai pas posé de questions sur la façon dont vous projetiez de me donner ce que vous avez promis. Mais à présent je vous préviens. Le délai que vous aviez se raccourcit. Terminez bientôt votre recherche et exécutez vos promesses sinon je vous laisse vous débrouiller avec vos propres moyens. Vous découvrirez vite que la plupart des bourgs n’éprouvent que peu de sympathie envers des étrangères sans le sou. Trois jolies femmes seules ? La vue de ceci… » – il toucha l’épée suspendue à sa hanche – « … vous a protégées plus de fois que vous ne le savez. Découvrez vite ce que vous cherchez, Mara. »

Il n’avait pas été aussi arrogant au début de leur expédition. À l’époque, il s’était montré humblement reconnaissant de leur aide à elles – aussi humblement qu’un homme tel que Logain était capable d’éprouver de l’humilité. Apparemment, le passage du temps – et l’absence de résultat – avait diminué sa gratitude.

Siuan ne détourna pas les yeux des siens. « Je l’espère, dit-elle d’un ton ferme, mais si vous avez envie de partir, alors laissez nos chevaux et partez ! Si vous ne voulez pas ramer, sortez du bateau et nagez de votre côté ! Vous verrez comme ce sera facile de la prendre à vous seul, votre revanche. »

Les grandes mains de Logain se crispèrent sur les rênes jusqu’à ce que Min en entende craquer les jointures. Il frémit d’émotions fermement contenues. « Je vais rester un peu plus longtemps, Mara, finit-il par répondre. Un petit peu plus longtemps. »

Pendant un instant, aux yeux de Min, un halo flamboya autour de sa tête, une couronne lumineuse bleu et or. Siuan et Leane ne virent rien, naturellement, bien que sachant ce dont elle était capable. Parfois, elle voyait des choses concernant certaines personnes – des visions, elle les appelait – des images ou des auras. Parfois, elle savait ce qu’elles signifiaient. Telle femme se marierait. Tel homme mourrait. De menus détails ou de grands événements, joyeux ou tristes, il n’y avait ni rime ni raison à propos de qui, d’où et de quand. Les Aes Sedai et les Liges avaient toujours des auras ; la plupart des gens, jamais. Ce n’était pas toujours agréable, de savoir.

Elle avait déjà vu le halo de Logain et elle comprenait ce que cela impliquait. Une gloire future. Néanmoins, pour lui, peut-être plus que pour tout autre, c’était incompréhensible. Son cheval, son épée et sa tunique avaient été gagnés en jouant aux dés, encore que Min ne fût pas certaine de l’honnêteté qui avait présidé à ces parties. Il ne possédait rien d’autre, et n’avait aucune perspective d’avenir en dehors des promesses de Siuan, et Siuan aurait-elle la possibilité de les tenir ? Son nom même était probablement une sentence de mort. Non, cela n’avait pas de sens.

La bonne humeur de Logain se rétablit aussi subitement qu’elle avait disparu. Sortant de sa ceinture une grosse bourse en étoffe au tissage grossier, il la fit cliqueter à leur adresse. « J’ai acquis quelques pièces de monnaie. Nous n’aurons plus pendant un temps à coucher dans une autre étable.

— Nous en avons entendu parler, rétorqua sèchement Siuan. Je n’aurais pas dû en attendre mieux de vous.

— Considérez cela comme une contribution à vos recherches. » Elle tendit la main, mais il rattacha la bourse à sa ceinture avec un sourire quelque peu moqueur. « Je ne voudrais pas vous salir les mains avec de l’argent volé, Mara. D’ailleurs, peut-être m’est-ce une assurance que vous-même ne vous sauverez pas en me plantant là. » Siuan avait l’air prête à couper en deux un clou d’un coup de dent, mais elle ne dit rien. Logain se dressa sur ses étriers et scruta la route en direction de Kore-les-Fontaines. « Je vois arriver un troupeau de moutons avec deux jeunes garçons. Temps de nous en aller. Ils annonceront la nouvelle de ce qui s’est passé ici aussi vite que leurs jambes pourront les porter. » Se réinstallant en selle, il jeta un coup d’œil à Joni qui gisait toujours à terre, inconscient. « Et ils amèneront de l’aide pour ce bonhomme. Je ne crois pas l’avoir frappé assez rudement pour le blesser gravement. »

Min secoua la tête ; Logain la surprenait continuellement. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il se préoccuperait de quelqu’un dont il venait de casser la tête.

Siuan et Leane ne perdirent pas de temps en se hissant sur leur selle aux arçons élevés, Leane sur la jument grise qu’elle avait appelée Fleur-de-Lune, Siuan sur Béla, la petite jument aux longs poils. Pour Siuan, l’exercice ressembla davantage à une périlleuse escalade. Elle n’était pas bonne cavalière ; après des semaines en selle, elle traitait encore la placide Béla comme un cheval de bataille aux yeux ardents. Leane dirigeait Fleur-de-Lune avec une aisance naturelle. Min savait qu’elle se situait entre les deux ; elle enfourcha Églantine, sa jument baie, avec considérablement plus de grâce que Siuan, considérablement moins que Leane.

« Croyez-vous qu’il nous pourchassera ? » demanda Min tandis qu’elles s’engageaient au trot en direction du sud, à l’opposé de Kore-les-Fontaines. Elle posait la question à Siuan, mais ce fut Logain qui répondit.

« Le seigneur du pays ? Je doute qu’il vous estime, assez importantes. Bien sûr, il peut dépêcher quelqu’un et il rendra certainement publique votre description. Nous chevaucherons aussi longtemps que possible avant de devoir nous arrêter, et de même demain. » Il semblait prendre la direction des opérations.

« Nous ne sommes pas assez importants », rectifia Siuan qui tressautait maladroitement sur sa selle. Elle se méfiait peut-être de Béla, mais le regard qu’elle posa sur le dos de Logain signifiait que le défi de celui-ci à son autorité ne durerait pas longtemps.

En ce qui la concernait, Min espéra que Bryne ne leur attribuait pas d’importance. C’était probable. Aussi longtemps qu’il n’apprendrait pas leur véritable nom. Logain pressa l’allure de son étalon, et elle éperonna Églantine pour ne pas être distancée, tournant ses pensées vers ce qui les attendait au lieu de ce qui était derrière elles.

Passant ses gants de cuir derrière le ceinturon auquel était fixée son épée, Gareth Bryne ramassa sur son bureau le chapeau de velours au bord retroussé. Ce chapeau était à la dernière mode de Caemlyn. Caraline y avait veillé ; il ne se souciait pas de la mode, mais elle estimait qu’il devait être habillé conformément à sa situation et c’étaient les vêtements de soie et de velours qu’elle préparait pour lui le matin.

Comme il posait sur sa tête le chapeau à haute calotte, il aperçut son vague reflet dans une des fenêtres de la salle. Fort approprié que ce reflet soit si faible et indécis. Si fort qu’il plisse les yeux, le chapeau gris et sa tunique en soie grise, brodée de volutes au fil d’argent le long des manches et du col, ne ressemblaient en rien au casque et à l’armure auxquels il était habitué. Cela appartenait à un temps révolu. Et ceci… C’était quelque chose pour occuper des heures vides. Voilà tout.

« Êtes-vous certain de vouloir leur donner la chasse, Seigneur Gareth ? »

Il se détourna de la fenêtre vers Caraline qui se tenait debout auprès de sa propre table à écrire, à l’autre extrémité de la pièce. Cette table était chargée des livres de comptes du domaine. Caraline avait dirigé ses propriétés pendant toutes les années de son absence et, sans aucun doute, elle s’en tirait toujours mieux que lui.

« Si vous les aviez mises à travailler pour Admer Nem, comme la loi le requiert, poursuivit-elle, ceci ne vous concernerait nullement.

— Mais je ne l’ai pas fait, lui dit-il, et je ne le ferais pas si c’était à refaire. Vous le savez aussi bien que moi, Nem et sa parentèle masculine auraient tenté de traquer ces jeunes femmes jour et nuit. Quant à Maigan et au reste des femmes, elles auraient transformé leur vie en Gouffre du Destin, pour autant que toutes les trois ne seraient pas tombées accidentellement dans un puits et n’auraient pas péri noyées.

— Même Maigan n’utiliserait pas un puits, répliqua Caraline d’un ton sarcastique, pas avec le temps que nous avons eu. Toutefois, j’admets votre point de vue, Seigneur Gareth. Par contre, elles ont eu la majeure partie d’une journée et une nuit pour s’enfuir dans n’importe quelle direction. Vous les localiserez aussi vite en envoyant un message à leur sujet. S’il est possible de les trouver.

— Thad en est capable. » Thad avait plus de soixante-dix ans, mais il savait encore repérer au clair de lune la trace du vent sur de la pierre, et il avait été plus que content de confier la briqueterie à son fils.

« Si vous le dites, Seigneur Gareth. » Elle et Thad ne s’entendaient pas. « Eh bien, quand vous les ramènerez, j’ai de quoi les utiliser dans la maison. »

Quelque chose dans sa voix, si détachée qu’elle fût, éveilla l’attention de Bryne. Une nuance de satisfaction. Pratiquement depuis le jour où il était rentré chez lui, Caraline avait introduit au manoir une succession de jolies femmes de chambre et paysannes, toutes désireuses et prêtes à aider le seigneur à oublier ses malheurs. « Ce sont des parjures, Caraline. Ce sera le travail aux champs pour elles, j’en ai peur. »

Un bref pincement exaspéré des lèvres de Caraline confirma ses soupçons, mais elle conserva son ton indifférent. « Les deux autres peut-être, Seigneur Gareth, mais la grâce de la Domanie serait gâchée dans les champs alors qu’elle conviendrait tout à fait pour servir à table. Une jeune femme remarquablement jolie. Cependant, il en sera selon votre volonté, naturellement. »

Ainsi c’était celle que Caraline avait choisie. Remarquablement jolie, en vérité. Encore que bizarrement différente des femmes de l’Arad Doman qu’il avait rencontrées. Une pointe d’hésitation ici, un peu trop de précipitation là. Presque comme si elle mettait ses artifices à l’épreuve maintenant pour la première fois. C’était impossible, certes. Les Domanies exerçaient leurs filles à mener les hommes par le bout du nez quasiment dès le berceau. Non pas qu’elle fût incapable d’obtenir des résultats, il le reconnaissait. Si Caraline la lui avait présentée au milieu des paysannes… Remarquablement jolie.

Alors pourquoi n’était-ce pas son visage qui obsédait son esprit ? Pourquoi se retrouvait-il en train de penser à une paire d’yeux bleus ? Le défiant comme si elle souhaitait avoir une épée en main, effrayée et refusant de céder à sa peur. Mara Tomanes. Il avait été sûr qu’elle était de ceux qui tiennent leur parole, même sans prononcer de serments. « Je la ramènerai, murmura-t-il entre ses dents. Je saurai pourquoi elle s’est parjurée.

— Comme vous le dites, mon Seigneur, reprit Caraline. J’ai pensé qu’elle vous conviendrait comme femme de chambre. Sela commence à être un peu âgée pour monter et descendre les escaliers le soir afin de quérir ce dont vous avez besoin. »

Bryne la regarda en clignant des paupières. Quoi ? Oh. La jeune Domanie. La folle idée de Caraline lui fit secouer la tête. Mais n’était-il pas moins déraisonnable ? Il était le seigneur de ce pays ; il devrait demeurer ici pour s’occuper de ses gens. Toutefois, Caraline en avait pris bien meilleur soin qu’il n’en était capable, pendant toutes les années qu’il avait passées au loin. Il connaissait les camps, les soldats et les campagnes, et peut-être un peu la manière de manœuvrer dans les intrigues de cour. Elle avait raison. Il devrait ôter cette épée et ce chapeau ridicule, et dire à Caraline d’écrire leurs descriptions, et…

A la place, il déclara : « Surveillez de près Admer Nem et sa parentèle. Ils s’efforceront de vous escroquer autant qu’ils le pourront.

— Bien, mon Seigneur. » La phrase était parfaitement respectueuse ; le ton lui disait d’aller apprendre à son grand-père à tondre les moutons. Riant en son for intérieur, Bryne sortit.

À la vérité, le manoir n’était guère plus qu’une ferme démesurément agrandie, un rez-de-chaussée et un étage de brique et de pierre sous un toit d’ardoise, pleins de coins et de recoins, ajoutés par des générations de Bryne. La Maison Bryne avait possédé cette terre – ou cette terre les avait détenus – depuis que l’Andor avait été constitué après le naufrage de l’empire d’Artur Aile-de-Faucon un millier d’années auparavant, et depuis tout ce temps elle avait envoyé ses fils combattre les guerres de l’Andor. Il ne soutiendrait plus de guerres, mais c’était trop tard pour la Maison Bryne. Il y avait eu trop de guerres, trop de combats. Il était le dernier de son sang. Pas d’épouse, pas de fils, pas de fille. La lignée s’achevait avec lui. Toutes choses ont une fin ; la Roue du Temps tournait.

Vingt hommes attendaient à côté de chevaux sellés dans la cour pavée de pierre devant le manoir. Des hommes plus grisonnants que lui, pour la plupart, quand ils avaient encore des cheveux. Tous des soldats expérimentés, hommes de troupe, commandants et porte-étendards qui avaient servi avec lui à un moment ou à un autre de sa carrière. Joni Shagrin, qui avait été Premier porte-Étendard des Gardes, se tenait en tête, un pansement autour des tempes, bien que Bryne sût pertinemment que les filles de Joni avaient chargé leurs enfants de le maintenir au lit. C’était un des rares à avoir de la famille, ici ou ailleurs. Le plus grand nombre avaient choisi de revenir sous les ordres de Bryne plutôt que de boire leur pension en égrenant des réminiscences que personne à part un autre soldat ne se souciait d’écouter.

Tous portaient des épées attachées par-dessus leur tunique et quelques-uns étaient armés de longues lances à pointe d’acier qui avaient été accrochées à un mur depuis des années avant ce matin. Chaque selle était garnie d’un épais matériel de couchage arrimé au troussequin, de sacoches de selle renflées, plus une marmite ou une bouilloire avec des outres pleines d’eau, exactement comme s’ils partaient en campagne au lieu d’une balade d’une semaine à la recherche de trois femmes qui avaient mis le feu à une étable. C’était une chance de revivre les jours anciens – ou de faire semblant.

Il se demanda si c’était cela qui le poussait à cette expédition. Il était certainement trop âgé pour s’en aller galoper à la suite d’une paire de jolis yeux appartenant à une femme assez jeune pour être sa fille. Sinon même sa petite-fille. Je ne suis pas un imbécile de ce calibre, se dit-il d’un ton ferme. Caraline pouvait s’occuper mieux de tout quand il n’était pas là pour l’encombrer.

Un hongre bai efflanqué survint au galop dans l’allée bordée de chênes qui descendait jusqu’à la route, et son cavalier se jeta à bas de sa selle avant que l’animal soit complètement arrêté ; l’homme trébucha à demi mais parvint néanmoins à porter le poing à son cœur dans un salut réglementaire. Barim Halle, qui avait servi sous lui comme chef de brigade des années auparavant, était sec et nerveux, avec un œuf en cuir pour tête et des sourcils blancs qui semblaient s’efforcer de remplacer les cheveux manquants. « Vous êtes rappelé à Caemlyn, mon Capitaine-Général ? demanda-t-il d’une voix essoufflée.

— Non, répliqua Bryne, d’un ton trop sec. Qu’est-ce qui vous prend de galoper jusqu’ici comme si vous aviez la cavalerie du Cairhien à vos trousses ? » Parmi les autres chevaux, quelques-uns commencèrent à danser sur place, subissant la contagion de l’humeur du bai.

« Jamais n’a couru si fort sauf quand nous la pourchassions, mon Seigneur. » Le sourire de Barim s’effaça quand il vit que Bryne ne riait pas. « Ma foi, mon Seigneur, j’ai vu les chevaux et je me suis dit… » Il jeta un nouveau coup d’œil à Bryne et laissa tomber ce sujet. « Eh bien, à vrai dire, j’avais aussi des nouvelles. Je suis allé voir ma sœur à Braem-le-Neuf et j’en ai entendu de belles. »

Braem-le-Neuf était plus ancien que l’Andor – le « vieux » Braem avait été détruit pendant les Guerres Trolloques, mille ans avant Artur Aile-de-Faucon — et c’était un bon endroit pour collecter des nouvelles. Un bourg frontière de taille moyenne à l’extrémité est de ses domaines, sur la route allant de Caemlyn à Tar Valon. Même avec l’attitude actuelle de Morgase, les négociants devaient fréquenter assidûment cette route. « Eh bien, parlez, mon brave. S’il y a des nouvelles, qu’est-ce que c’est ?

— Heu, je cherchais par où commencer, mon Seigneur. » Barim se redressa inconsciemment, comme s’il faisait un rapport. « Le plus important, j’estime, c’est qu’on dit que la ville de Tear est tombée. Des Aiels se sont emparés de la forteresse, la Pierre elle-même, et l’Épée qu’on ne peut pas toucher l’a bien été. Quelqu’un l’a retirée de sa gangue, paraît-il.

— Un Aiel l’a retirée ? » s’exclama Bryne d’un ton incrédule. Un Aiel préfère mourir plutôt que toucher une épée ; il l’avait constaté au cours de la Guerre des Aiels. Toutefois Callandor n’était pas réellement une épée, à ce que l’on racontait. Quoi que cela signifie.

« On ne l’a pas précisé, mon Seigneur. J’ai entendu des noms ; Ren quelque chose le plus souvent. N’empêche, on en parlait comme d’un fait accompli, pas comme d’une rumeur. Comme si tout le monde était au courant. »

Le front de Bryne se plissa soucieusement. Pire que troublant, en admettant que ce soit exact. Si Callandor avait été dégagée, alors le Dragon était Réincarné. D’après les Prophéties, cela impliquait que la Dernière Bataille approchait, que le Ténébreux se libérait. Le Dragon Réincarné sauverait le monde, ainsi l’affirmaient les Prophéties. Et le détruirait. Pareille nouvelle suffisait par elle-même à justifier que Halle accoure à bride abattue, s’il avait pris le temps d’y réfléchir.

Toutefois, le bonhomme au visage tanné n’avait pas terminé. « Ce que l’on rapporte de Tar Valon est presque aussi important, mon Seigneur. On déclare qu’il y a une nouvelle Amyrlin. Elaida, mon Seigneur, qui était la conseillère de la Reine. » Clignant subitement des paupières, Halle se hâta de continuer ; Morgase était un terrain interdit, tous les habitants du domaine le savaient, bien que Bryne n’en ait pas soufflé mot. « On assure que l’ancienne Amyrlin, Siuan Sanche, a été désactivée et exécutée. Et Logain est mort, lui aussi. Ce faux Dragon que les Aes Sedai avaient capturé et neutralisé l’an dernier. On en parlait comme si c’était vrai, mon Seigneur. Certains prétendaient qu’ils se trouvaient à Tar Valon quand cela s’est passé. »

Logain ne constituait pas une nouvelle extraordinaire, quand bien même il avait déclenché une guerre dans le Ghealdan en se proclamant le Dragon Réincarné. Il y avait eu plusieurs faux Dragons ces quelques dernières années. Cependant, il savait canaliser ; c’était un fait. Jusqu’à ce que les Aes Sedai le neutralisent. Eh bien, il n’était pas le premier homme à être capturé et neutralisé, coupé du Pouvoir de sorte qu’il ne canaliserait jamais plus. On disait que ces hommes-là, faux Dragons ou juste pauvres diables tombés entre les mains de l’Ajah Rouge, ne vivaient jamais longtemps. Ils cessaient d’avoir envie de vivre, à ce qu’on affirmait.

Siuan Sanche, par contre, c’était surprenant. Il l’avait rencontrée près de trois ans auparavant. Une femme qui exigeait d’être obéie et ne donnait pas d’explications. Dure comme une vieille botte, avec une langue rêche comme une lime et l’humeur d’un ours affligé d’une dent malade. Il se serait attendu à ce qu’elle démembre de ses mains nues quiconque aurait l’arrogance de tenter de la supplanter. La désactivation était l’équivalent de la neutralisation pour un homme, mais pratiquée bien moins souvent. Surtout pour une Amyrlin. En trois mille ans, seules deux Amyrlins avaient subi ce sort, pour autant que la Tour l’admettait, mais c’était possible qu’elle en avait caché deux douzaines de plus ; la Tour excellait à dissimuler ce qu’elle désirait voir ignoré. Cependant une exécution en plus d’une désactivation ne semblait pas nécessaire. On disait que les femmes ne survivaient pas mieux à la désactivation que les hommes à être neutralisés.

Cela était fortement synonyme de troubles. Tout le monde savait que la Tour entretenait des alliances, des fils attachés à des trônes ainsi qu’à de puissants seigneurs et dames. Avec une nouvelle Amyrlin promue de cette façon, certains voudraient sûrement tenter de tester si les Aes Sedai se montraient toujours aussi vigilantes. Et une fois que cet homme dans Tear aurait réprimé la moindre opposition – non pas qu’il y en ait vraisemblablement beaucoup s’il était maître de la Pierre – il se mettrait en marche, contre l’Illian ou le Cairhien. La question était : avec quelle rapidité pouvait-il passer à l’action ? Des armées se rassembleraient-elles contre lui ou autour de lui ? Il devait être le vrai Dragon Réincarné, mais les Maisons se rangeraient aussi bien d’un côté que de l’autre, et le peuple aussi. Et si des querelles mesquines se déclenchaient parce que la Tour…

« Vieil imbécile », marmotta-t-il. S’apercevant du sursaut de Barim, il ajouta : « Pas vous. Un autre vieil imbécile. » Rien de tout cela ne le concernait plus. Sauf pour choisir de quel côté se tournerait la Maison Bryne, le moment venu. Non pas que personne s’en soucierait, sauf pour décider de l’attaquer ou non. Bryne n’avait jamais été une Maison puissante, ni grande.

« Heu, mon Seigneur ? » Barim jeta un coup d’œil aux hommes qui attendaient avec leurs chevaux. « Pensez-vous que vous pourriez avoir besoin de moi, mon Seigneur ? »

Sans même demander où ni pourquoi. Il n’était pas le seul que lassait la vie à la campagne. « Rejoignez-nous quand vous aurez réuni votre équipement. Pour commencer, nous suivrons la route des Quatre Rois en direction du sud. » Barim salua et s’éloigna avec précipitation, entraînant son cheval à sa suite.

S’installant sur sa selle, Bryne balança sans un mot son bras en avant et les hommes se rangèrent derrière lui en colonne par deux qui descendit l’allée bordée de chênes. Il avait l’intention d’obtenir des réponses. Serait-il obligé de saisir cette Mara par la peau du cou et de la secouer, il aurait ses réponses.

La Haute Dame Alteima se détendit quand les grilles du Palais Royal d’Andor s’ouvrirent et que sa voiture entra. Elle n’avait pas été certaine qu’elles s’ouvriraient. Il avait fallu vraiment longtemps pour qu’une note écrite soit transmise à l’intérieur et plus longtemps encore pour obtenir une réponse. Sa femme de chambre, une mince jeune fille engagée ici à Caemlyn, ouvrait de grands yeux et tout juste si elle ne sautait pas d’excitation sur le siège en face d’elle à l’idée de pénétrer dans le palais.

Ouvrant d’un coup sec son éventail, Alteima essaya de se rafraîchir. On était encore loin du milieu du jour ; la chaleur augmenterait encore. Et dire qu’elle avait toujours pensé que l’Andor était un pays où régnait la fraîcheur. Une dernière fois, elle passa précipitamment en revue ce qu’elle avait l’intention de dire. Elle était jolie femme – elle connaissait parfaitement à quel degré — avec de grands yeux bruns qui induisaient par erreur certains à la croire innocente, voire inoffensive. Elle savait qu’elle n’était rien de tout cela, mais cela lui convenait fort bien que d’autres se l’imaginent. Surtout ici, aujourd’hui. Cette voiture avait presque épuisé ce qui restait de l’or qu’elle avait réussi à emporter quand elle avait fui Tear. Si elle voulait rétablir sa situation, elle aurait besoin d’amis puissants et il n’y avait pas plus puissant en Andor que la femme qu’elle allait voir.

La voiture s’immobilisa près d’une fontaine dans une cour entourée de colonnes, et un serviteur en livrée rouge et blanche se précipita pour ouvrir la porte. Alteima ne jeta qu’un coup d’œil à la cour et au serviteur : son esprit était absorbé par l’entrevue imminente. Des cheveux noirs dévalaient jusqu’au milieu de son dos, sortant d’un béguin ajusté orné de semences de perles, et des perles encore bordaient les plis minuscules de sa robe à col montant en soie vert d’eau. Elle avait rencontré Morgase une fois, brièvement, cinq ans auparavant lors d’une visite officielle ; une femme qui rayonnait de puissance, aussi réservée et majestueuse qu’on l’attend-d’une reine, et aussi convenable à la façon andorane. Autrement dit collet monté. Les rumeurs circulant en ville qui disaient qu’elle avait un amant – un homme guère aimé, semblait-il – ne s’accordaient pas avec ce souvenir, bien sûr. Mais d’après, ce qu’Alteima se rappelait, l’allure cérémonieuse de la robe – et la haute encolure – devrait plaire à Morgase.

Dès que les escarpins d’Alteima se furent fermement posés sur les dalles, la femme de chambre, Cara, sauta à terre et commença à s’empresser de s’assurer que les plis de la robe tombaient bien. Jusqu’à ce qu’Alteima referme son éventail et en frappe le poignet de la jeune fille : une cour n’était pas l’endroit pour s’occuper de ça. Cara – quel nom ridicule – eut un mouvement de recul, serrant son poignet avec un air ulcéré et des larmes qui lui montaient aux yeux.

Alteima pinça les lèvres avec irritation. Cette fille ne savait même pas comment prendre un léger blâme. Elle s’était fait des illusions : cette fille ne convenait pas ; elle manquait trop visiblement d’expérience. Seulement une dame se doit d’avoir une femme de chambre, surtout si elle veut se différencier de la masse des réfugiés en Andor. Elle avait vu des hommes et des femmes travaillant durement au soleil, même mendiant dans les rues, tout en portant les restes des vêtements de nobles cairhienins. Elle avait l’impression d’en avoir reconnu un ou deux. Peut-être pourrait-elle en engager à son service ; qui mieux qu’une dame peut connaître les obligations de la femme de chambre d’une dame ? Et s’ils en étaient réduits à travailler de leurs mains, ils bondiraient sur l’occasion. Ce serait amusant d’avoir une ancienne « amie » comme servante. Trop tard pour aujourd’hui, toutefois. Et une servante inexpérimentée, une fille du pays, signalait un peu trop clairement qu’Alteima était au bout de ses ressources, qu’elle-même possédait à peine plus que ces mendiants.

Elle affecta une mine de gentillesse inquiète. « Vous ai-je fait mal, Cara ? demanda-t-elle d’une voix charmante. Restez ici dans la voiture et massez votre poignet. Je suis certaine que quelqu’un vous apportera de l’eau fraîche à boire. » La gratitude spontanée peinte sur le visage de la jeune fille était stupéfiante.

Les valets en livrée, bien stylés, regardaient dans le vide. Toutefois, l’histoire de la bonté d’Alteima se répandrait, si elle connaissait quelque chose sur les domestiques.

Un grand jeune homme se présenta devant elle dans la tunique rouge à collet blanc et la cuirasse brillante de la Garde de la Reine, s’inclinant une main sur la poignée de son épée. « Je suis le lieutenant de la Garde Tallanvor, Haute Dame. Si vous voulez venir avec moi, je vous escorterai jusqu’à la Reine Morgase. » Il lui offrit le bras, qu’elle prit, mais à part cela elle avait à peine conscience de sa présence. Elle ne s’intéressait aux soldats que s’ils étaient généraux et seigneurs. Tandis qu’il la guidait par de larges couloirs qui semblaient pleins d’hommes et de femmes en livrée qui se hâtaient – ils avaient soin de ne pas entraver sa marche, bien sûr – elle examinait sans en avoir l’air les belles tentures murales, les coffres et armoires incrustés d’ivoire, les coupes et les vases en or ou argent ciselé, ou la mince porcelaine du Peuple de la Mer. Le Palais Royal n’affichait pas autant de richesses que la Pierre de Tear, mais l’Andor était néanmoins un pays prospère, peut-être aussi fortuné que le Tear. Un seigneur âgé lui conviendrait fort bien, malléable pour une femme encore jeune, peut-être légèrement débile et infirme. Avec de vastes domaines. Ce serait un commencement, pendant qu’elle déterminerait avec précision où se trouvaient les fils du pouvoir en Andor. Quelques mots échangés avec Morgase plusieurs années auparavant n’étaient pas grand-chose en matière d’introduction, mais elle avait ce qu’une souveraine puissante doit désirer et dont elle doit avoir besoin. Des renseignements.

Finalement, Tallanvor l’introduisit dans un grand salon au plafond élevé où étaient peints des oiseaux, des nuages et du ciel, où des sièges élégamment sculptés et dorés étaient disposés devant une cheminée de marbre blanc poli. Une partie de l’esprit d’Alteima nota avec amusement que le large tapis rouge et or était l’œuvre d’artisans du Tear. Le jeune homme mit un genou en terre. « Ma Reine, dit-il d’une voix soudain rude, comme vous l’avez ordonné, je vous amène la Haute Dame Alteima, de Tear. »

Morgase le congédia d’un geste. « Vous êtes la bienvenue, Alteima. C’est agréable de vous revoir. Asseyez-vous, et nous causerons. »

Alteima parvint à exécuter une révérence et à murmurer des remerciements avant de prendre un siège. L’envie lui crispait l’estomac. Elle avait de Morgase le souvenir d’une belle femme, mais la réalité aux cheveux d’or lui disait combien ce souvenir avait pâli. Morgase était une rose épanouie, prête à éclipser toutes les autres fleurs. Alteima ne blâma pas le jeune soldat d’avoir trébuché en sortant. Elle était fort contente qu’il soit parti, ainsi n’aurait-elle pas à le sentir les regarder l’une et l’autre, et les comparer.

Pourtant, des changements s’étaient produits aussi. D’importants changements. Morgase, par la Grâce de la Lumière, Reine d’Andor, Défenseur du Royaume, Protectrice du Peuple, Haut Siège de la Maison Trakand, si réservée, majestueuse et digne, portait une robe de soie blanche chatoyante qui découvrait assez de poitrine pour choquer une servante d’auberge dans le Maule. Elle moulait hanches et cuisses d’assez près pour convenir à une drôlesse du Tarabon. Les rumeurs étaient manifestement exactes. Morgase avait un amant. Et pour qu’elle ait tellement changé, il était également clair qu’elle s’efforçait de plaire à ce Gaebril, non pas d’exiger de Gaebril qu’il lui plaise à elle. Morgase rayonnait encore de puissance et d’une présence qui emplissait la salle, mais cette robe amoindrissait l’une et l’autre.

Alteima fut doublement contente d’avoir endossé une robe montante. Une femme tombée à ce point sous le joug d’un homme serait capable de se déchaîner dans un éclat de rage jalouse à la moindre provocation ou sans aucune provocation. Si elle rencontrait Gaebril, elle lui témoignerait autant d’indifférence que le permet la civilité. Même soupçonnée rien que de songer à s’approprier l’amant de Morgase pouvait lui valoir le nœud coulant du bourreau en place d’un riche époux au dernier stade de l’existence. C’était la réaction qu’elle-même aurait eue.

Une femme en livrée rouge et blanche apporta du vin, un excellent murandien, et le versa dans des coupes de cristal où était gravé profondément le Lion Rampant d’Andor, le lion dressé sur ses pattes de derrière. Quand Morgase prit une coupe, Alteima remarqua son anneau, un serpent d’or qui se mordait la queue. L’Anneau au Grand Serpent était porté par des femmes qui avaient reçu une formation à la Tour Blanche, comme Morgase, sans devenir Aes Sedai, autant que par les Aes Sedai elles-mêmes. C’était une tradition millénaire que les souveraines d’Andor soient instruites par la Tour. Pourtant, sur toutes les lèvres couraient les rumeurs d’une rupture entre Morgase et Tar Valon, et l’opinion populaire opposée aux Aes Sedai qui courait les rues aurait été vite muselée si Morgase l’avait voulu. Pourquoi portait-elle encore l’anneau ? Alteima surveillerait sa langue jusqu’à ce qu’elle connaisse la réponse.

La femme en livrée se retira à l’autre bout du salon, hors de portée de voix mais assez près pour voir quand il était nécessaire de reverser du vin.

Morgase but une gorgée et dit : « Il y a longtemps que nous nous sommes rencontrées. Votre mari va-t-il bien ? Est-il à Caemlyn avec vous ? »

Alteima modifia en hâte ses plans. Elle n’avait pas pensé que Morgase était au courant qu’elle avait un mari, mais elle avait toujours été capable de réfléchir vite. « Tedosian allait bien, la dernière fois que je l’ai vu. » Que la Lumière veuille qu’il meure bientôt. Autant continuer sur cette lancée. « Il se demandait s’il allait servir ce Rand al’Thor, et c’est un gouffre dangereux à franchir. Tenez, des seigneurs ont été pendus comme de vulgaires criminels.

— Rand al’Thor, répéta Morgase d’un ton pensif. Je l’ai vu une fois. Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui se proclamerait le Dragon Réincarné. Un jeune berger effrayé, qui s’efforçait de ne pas le montrer. Pourtant, à la réflexion, il semblait chercher… une façon de s’échapper. » Le regard de ses yeux bleus était tourné vers l’intérieur. « Elaida m’avait mise en garde contre lui. » Elle ne paraissait pas s’être rendu compte d’avoir prononcé ces derniers mots à haute voix.

« Elaida était votre conseillère à l’époque ? » avança Alteima avec prudence. Elle savait que c’était le cas et cela rendait d’autant plus difficile à croire les bruits courant sur une rupture. Il lui fallait s’assurer si c’était vrai. « Vous l’avez remplacée, maintenant qu’elle est Amyrlin ? »

Les yeux de Morgase retrouvèrent brusquement leur vivacité. « Non, je ne l’ai pas remplacée ! » L’instant d’après, sa voix se radoucit. « Ma fille, Elayne, suit sa préparation à la Tour. Elle a déjà été élevée au rang d’Acceptée. » Alteima joua de l’éventail, avec l’espoir que des gouttes de sueur ne perlaient pas sur son front. Si Morgase ignorait ses propres sentiments à l’égard de la Tour, il n’y avait pas moyen de parler sans courir de risques. Les plans d’Alteima vacillaient au bord d’un précipice.

C’est alors que Morgase les secourut, et la secourut par la même occasion. « Vous dites que votre mari hésitait en ce qui concernait Rand al’Thor. Et vous ? »

Elle faillit pousser un soupir de soulagement. Morgase se conduisait peut-être comme une paysanne naïve envers ce Gaebril, mais elle conservait son bon sens quand entraient en jeu son pouvoir et des dangers possibles pour son royaume. « Je l’ai observé de près dans la Pierre, naturellement. » Cela planterait la graine, si besoin était qu’elle soit plantée. « Il sait canaliser et un homme qui canalise est toujours à craindre. Toutefois, il est le Dragon Réincarné. Sans aucun doute. La citadelle de la Pierre a capitulé et Callandor était dans sa main quand c’est arrivé. Les Prophéties… Je dois, j’en ai peur, laisser les décisions concernant le Dragon Réincarné à ceux qui sont plus sages que moi. Je sais seulement que je redoute de rester à l’endroit où il commande. Même une Haute Dame de Tear n’égale pas le courage de la Reine d’Andor. » La jeune femme aux cheveux d’or lui jeta un coup d’œil perçant qui lui fit redouter d’avoir exagéré la flatterie. Il y en avait qui ne l’aimaient pas trop flagrante. Toutefois, Morgase se contenta de se renverser dans son fauteuil et de déguster son vin. « Parlez-moi de lui, cet homme qui est censé nous sauver et nous détruire en le faisant. »

Succès. Ou du moins, le commencement de la réussite. « Le Pouvoir mis à part, c’est un homme dangereux. Un lion a l’air indolent, à moitié endormi, jusqu’à ce qu’il charge subitement ; il est alors tout rapidité et force. Rand al’Thor a Y air inoffensif, pas indolent, et naïf, pas endormi, mais quand il charge… Il n’a aucun respect pour les personnes ou les situations. Je n’exagérais pas quand j’ai dit qu’il a fait pendre des seigneurs. C’est un générateur d’anarchie. À Tear, selon ses nouvelles lois, même un Puissant Seigneur ou une Haute Dame peuvent être convoqués devant un magistrat pour être contraints de payer une amende ou pire, sur la plainte du plus humble paysan ou pêcheur. Il… »

Elle s’en tint à la stricte vérité telle qu’elle la voyait ; elle pouvait dire la vérité avec autant de promptitude qu’un mensonge quand c’était nécessaire. Morgase buvait son vin à petites gorgées et écoutait ; Alteima aurait pu s’imaginer qu’elle paressait nonchalamment, si ce n’est que l’expression de son regard témoignait qu’elle prêtait attention à chaque parole et la mémorisait. « Vous devez comprendre, conclut Alteima, que j’ai seulement effleuré la surface. Rand al’Thor et ce qu’il a fait à Tear sont des sujets qui demandent des heures.

— Vous les aurez », dit Morgase et Alteima sourit intérieurement. « Est-ce vrai qu’il a amené avec lui des Aiels à la Pierre ?

— Oh, oui. De grands sauvages avec la figure masquée la moitié du temps, et même les femmes prêtes à tuer autant qu’à vous jeter un coup d’œil. Ils le suivaient comme des chiens, terrorisant tout le monde, et prenaient dans la Pierre ce qui leur plaisait.

— J’avais cru à une rumeur extravagante, commenta pensivement Morgase. Des bruits ont couru cette année, mais les Aiels ne sont pas sortis du Désert depuis vingt ans, pas depuis la Guerre des Aiels. Le monde n’a certes nul besoin que ce Rand al’Thor lance de nouveau ces Aiels sur nous. » Son regard redevint pénétrant. « Vous avez dit “suivaient”. Ils sont partis ? »

Alteima hocha la tête. « Juste avant que je quitte Tear. Et il s’en est allé avec eux.

— Avec eux ! s’exclama Morgase. Je craignais qu’il soit dans le Cairhien en ce moment mêm…

— Vous avez une visiteuse, Morgase ? J’aurais dû être prévenu afin de pouvoir la saluer. »

Un homme de haute taille entra à grands pas dans la salle, son surcot de soie rouge brodé d’or ajusté sur des épaules massives et un torse imposant. Alteima n’avait pas besoin de voir l’air radieux de Morgase pour savoir que c’était le Seigneur Gaebril ; l’assurance avec laquelle il avait interrompu la souveraine le lui avait indiqué. Il leva un doigt, et la servante s’esquiva après une révérence ; il ne demandait pas non plus la permission de Morgase pour que ses servantes se retirent. C’était un bel homme brun, d’une beauté incroyable, avec des ailes blanches aux tempes.

Se composant une expression banale, Alteima arbora un sourire à peine accueillant, convenant pour un oncle âgé sans pouvoir, fortune ou influence. Quelque magnifique qu’il soit, même s’il n’appartenait pas à Morgase, elle n’essaierait de le manipuler que si elle y était absolument obligée. Il avait autour de lui une aura de puissance qui dépassait encore celle de Morgase.

Gaebril s’arrêta auprès de la Reine et plaça la main dans un geste très familier sur son épaule nue. Elle esquissa visiblement le réflexe de poser la joue sur le dos de sa main, mais il avait les yeux fixés sur Alteima. Elle avait l’habitude que les hommes la regardent, mais ces yeux la firent changer de position avec malaise ; ils étaient bien trop pénétrants, voyaient beaucoup trop.

« Vous venez de Tear ? » Le son de sa voix grave déclencha en elle un frémissement ; sa peau, même ses os lui donnèrent l’impression d’avoir été plongée dans de l’eau glacée mais, curieusement, son anxiété momentanée disparut.

C’est Morgase qui répondit ; Alteima ne parvenait pas à retrouver sa langue tant qu’il l’observait. « C’est la Haute Dame Alteima, Gaebril. Elle m’a tout raconté sur le Dragon Réincarné. Elle se trouvait dans la citadelle, la Pierre de Tear, quand elle est tombée. Gaebril, il y avait réellement des Aiels… » La pression de la main de Gaebril l’interrompit. Un éclair d’irritation passa sur son visage mais s’effaça ensuite, remplacé par un sourire radieux levé vers Gaebril.

Les yeux de ce dernier, toujours fixés sur Alteima, provoquèrent de nouveau en elle un frisson et, cette fois, elle haleta de façon audible. « Tant de conversation a dû vous fatiguer, Morgase, dit-il sans déplacer son regard. Vous vous surmenez. Allez dans votre chambre et dormez. Allez-y tout de suite. Je vous réveillerai quand vous vous serez reposée suffisamment. »

Morgase se leva aussitôt, lui souriant toujours avec dévotion. Ses yeux semblaient légèrement vitreux. « Oui, je suis lasse. Je vais faire une petite sieste, Gaebril. »

Elle sortit majestueusement de la salle sans se préoccuper le moins du monde d’Alteima, mais l’attention de celle-ci était concentrée sur Gaebril. Son cœur battait plus vite ; sa respiration s’accélérait. C’était sûrement le plus bel homme qu’elle avait jamais vu. Le plus majestueux, le plus fort, le plus puissant… Les superlatifs se suivaient dans son esprit comme les flots d’un fleuve qui déborde.

Gaebril ne prêta pas plus qu’elle attention au départ de Morgase. S’installant dans le fauteuil que la Reine avait quitté, il s’y carra, allongeant ses bottes devant lui. « Expliquez-moi pourquoi vous avez opté pour Caemlyn comme point de chute, Alteima. » De nouveau, le frisson glacé la parcourut. « La vérité complète, mais soyez brève. Vous me donnerez des détails plus tard, si j’en ai besoin. »

Elle n’hésita pas. « J’ai essayé d’empoisonner mon mari et j’ai dû m’enfuir avant que Tedosian et cette catin d’Estanda ne me tuent ou ne m’infligent pire. Rand al’Thor avait l’intention de les laisser agir, à titre d’exemple. » En parler la crispait de crainte, non pas tant parce que c’était une vérité qu’elle avait dissimulée que parce qu’elle s’apercevait qu’elle avait envie de lui plaire plus que de toute autre chose au monde et qu’elle redoutait qu’il la chasse. Cependant il voulait la vérité. « J’ai choisi Caemlyn parce que je ne pouvais pas supporter l’Illian et, bien que l’Andor ne vaille guère mieux, le Cairhien est près de la ruine. Dans Caemlyn, je peux trouver un mari fortuné ou un qui s’estime mon protecteur si besoin est et qui use de son influence pour… »

Il l’interrompit d’un geste de la main, avec un petit rire. « Une panthère vindicative, encore que jolie. Peut-être suffisamment jolie pour la garder, une fois les dents et les griffes arrachées. » Soudain son expression devint plus soutenue. « Dites-moi ce que vous savez de Rand al’Thor, et en particulier de ses amis, s’il en a, de ses compagnons, de ses alliés. »

Elle s’exécuta, parlant jusqu’à en avoir la bouche et la gorge sèches, et la voix fêlée et rauque. Elle ne souleva sa coupe que quand il lui ordonna de boire, alors elle avala le vin et continua à parler. Elle pouvait lui plaire. Elle pouvait lui plaire bien au-delà de ce que Morgase était capable d’imaginer.

Les servantes qui s’activaient dans la chambre à coucher de Morgase plongèrent hâtivement dans une révérence, surprises de la voir là au milieu de la matinée. D’un geste de la main, elle leur intima de quitter la pièce et monta sur son lit encore vêtue de sa robe. Pendant un instant, elle resta allongée à contempler les sculptures dorées des colonnes du lit. Pas de Lions d’Andor ici, mais des roses. Pour la Couronne de Roses d’Andor, seulement les roses lui plaisaient davantage que les lions.

Cesse de t’obstiner, se gourmanda-t-elle, puis se demanda pourquoi. Elle avait dit à Gaebril qu’elle était fatiguée, et… Ou est-ce lui qui l’avait dit ? Impossible. Elle était la souveraine d’Andor et aucun homme ne lui ordonnait de faire quoi que ce soit. Garet ! Voyons, pourquoi avait-elle pensé à Gareth Bryne ? En tout cas, il ne lui avait jamais donné aucun ordre ; le Capitaine-Général obéissait à la Reine, pas le contraire. Pourtant, il s’était montré entêté, parfaitement capable de rester sur ses positions jusqu’à ce qu’elle finisse par être de son avis. Pourquoi est-ce que je pense à lui ? J’aimerais bien qu’il soit ici. C’était ridicule. Elle l’avait renvoyé parce qu’il lui avait résisté ; à quel sujet ne semblait plus très clair, mais ce n’était pas important. Il s’était opposé à elle. Elle ne se souvenait que vaguement des sentiments qu’elle avait éprouvés pour lui, comme s’il était parti depuis des années. Sûrement ce n’était pas depuis si longtemps ? Cesse de t’obstiner !

Ses yeux se fermèrent et elle tomba aussitôt endormie, d’un sommeil troublé par des rêves angoissants où elle fuyait quelque chose qu’elle ne parvenait pas à discerner.

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