ARYA

Chaque nuit, avant de dormir, elle chuchotait sa prière dans son oreiller. « Ser Gregor, égrenait-elle, Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. » Elle aurait de bon cœur également chuchoté les noms des Frey du Pont, si elle les avait sus. Un jour, je saurai, se promettait-elle, et, alors, je les tuerai tous.

Aucun chuchotement n’était assez sourd pour ne pas se laisser surprendre, dans la Demeure du Noir et du Blanc. « Enfant, dit un jour l’homme plein de gentillesse, que sont ces noms que tu chuchotes le soir ?

— Je ne chuchote pas de noms, répondit-elle.

— Tu mens, fit-il. Tous les humains mentent lorsqu’ils ont peur. Certains débitent des tas de mensonges, certains juste quelques-uns. Certains n’ont en leur possession qu’un seul mensonge, énorme, et ils le débitent si fréquemment qu’ils en arrivent presque à y croire…, mais une petite partie d’eux-mêmes saura toujours qu’il demeure un mensonge, et cela se manifestera sur leur figure. Parle-moi de ces noms. »

Elle se mâchouilla la lèvre. « Les noms n’ont pas d’importance.

— Si fait, maintint l’homme plein de gentillesse. Raconte-moi, enfant. »

« Raconte-moi, ou nous te renverrons dehors », entendit-elle. « Ce sont des gens que je déteste. Je veux qu’ils meurent.

— Nous exauçons bien des prières de ce genre, dans cette Demeure-ci.

— Je sais », répliqua-t-elle. Dans le temps, Jaqen H’ghar avait exaucé trois des siennes propres. Tout ce que j’avais à faire était de chuchoter…

« Est-ce dans ce but que tu es venue nous trouver ? poursuivit l’homme plein de gentillesse. Pour apprendre nos arts, de manière à pouvoir tuer ces êtres que tu détestes ? »

Arya ne sut comment répondre à cette question. « Peut-être.

— Alors, tu t’es trompée d’adresse. Ce n’est pas à toi de dire qui va vivre et qui va mourir. Ce don appartient à Lui, le Multiface. Nous ne sommes rien de plus que ses serviteurs, et assermentés pour accomplir sa volonté.

— Oh. » Arya décocha un coup d’œil vers les statues qui se dressaient le long des murs, les pieds environnés de cierges scintillants. « Quel genre de dieu est-il ?

— Ma foi, tous les dieux réunis », répondit le prêtre en noir et blanc.

Il ne lui révéla jamais comment il s’appelait. Pas plus que ne le fit du reste la fillette sans feu ni lieu dont la figure creuse et les grands yeux rappelaient à Arya une autre fillette dénommée Belette. Comme elle-même, la gamine logeait dans les soubassements du temple, de conserve avec trois acolytes, plus deux domestiques mâles et une cuisinière, une certaine Umma. Cette dernière se plaisait à jacasser tout en travaillant, mais Arya ne pouvait pas comprendre un traître mot de ses bavardages. Les autres ne possédaient pas de noms, ou bien ils préféraient les garder pour eux. Le premier des serviteurs était très vieux, et il avait le dos recourbé comme un arc. Le second, rougeaud, avait les oreilles pleines de poils. Elle les crut tous deux muets jusqu’au moment où elle les entendit prier. Les acolytes étaient plus jeunes. L’aîné avait l’âge de Père, les deux autres ne devaient pas être beaucoup plus âgés que Sansa, la sœur qu’elle avait eue jadis. Tous les trois étaient eux aussi vêtus de noir et de blanc, mais leurs robes étaient dépourvues de coules, et elles étaient noires du côté gauche et blanches du côté droit. Alors que c’était le contraire pour l’homme plein de gentillesse et pour la petite sans feu ni lieu. Arya s’était vu donner pour sa part la tenue du service : une tunique de laine sans teinture, des sous-vêtements de lin, des braies informes et des pantoufles de feutre.

L’homme plein de gentillesse était le seul à connaître la Langue Commune. « Qui es-tu ? lui demandait-il invariablement chaque jour.

— Personne », répondait-elle tout aussi invariablement, elle qui avait été Arya, de la maison Stark, Arya Sous-mes-pieds, Arya la Ganache. Elle avait aussi été Arry et Belette, et Pigeonneau et Saline, Nan l’échanson, une souris grise, un mouton, le fantôme d’Harrenhal… Mais pas pour de vrai, pas dans le tréfonds du tréfonds de son être. Là, elle était Arya de Winterfell, la fille de lord Eddard Stark et de lady Catelyn, l’Arya qui avait eu autrefois des frères appelés Robb et Bran et Rickon, une sœur appelée Sansa, un loup-garou appelé Nyméria, un demi-frère appelé Jon Snow. Là, elle était quelqu’un, mais telle n’était pas la réponse qu’il escomptait obtenir.

Faute d’idiome commun, Arya n’avait aucun moyen de parler avec les autres. Elle les écoutait, néanmoins, puis, tout en vaquant à sa besogne, elle se répétait les termes qu’elle leur avait entendu prononcer. En dépit de la cécité dont il était affligé, le plus jeune des acolytes était chargé de s’occuper des cierges. Ses pantoufles lui permettaient de circuler dans le temple à pas de velours, parmi les marmottements des vieilles femmes qui venaient là chaque jour faire leurs dévotions. Il n’avait que faire d’y voir pour savoir quels cierges s’étaient consumés. « Il a le parfum pour guide, expliqua l’homme plein de gentillesse, et puis l’air est plus chaud là où brûle un cierge. » Il invita Arya à fermer les yeux pour en faire elle-même l’épreuve.

Ils faisaient leurs oraisons tous ensemble dès l’aube, avant de déjeuner, agenouillés autour des eaux immobiles et noires du bassin. Certains jours, c’était l’homme plein de gentillesse qui les dirigeait, d’autres jours la gamine abandonnée. Arya ne comprenait que les quelques mots de braavien qui étaient identiques en haut valyrien. Aussi adressait-elle au dieu Multiface sa propre prière, celle qui s’égrenait : « Ser Gregor, Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. » Elle la disait en silence. S’il était un dieu digne de ce nom, le dieu Multiface l’exaucerait.

Il venait quotidiennement des fidèles à la Demeure du Noir et du Blanc. La plupart se présentaient seuls et s’isolaient ; ils allumaient des cierges devant tel ou tel autel, priaient près du bassin et parfois pleuraient. Il y en avait qui s’abreuvaient à la coupe noire et allaient dormir ; la majorité s’abstenaient de boire. Il n’y avait pas d’offices, pas de chants, pas d’hymnes de louanges destinées à charmer le dieu. Le temple n’était jamais bondé. De temps à autre, un fidèle demandait à voir un prêtre, et l’homme plein de gentillesse ou bien la petite délaissée l’emmenaient en bas, dans le saint des saints, mais la chose n’était pas fréquente.

Trente dieux différents s’alignaient le long des murs, chacun dans son cercle de lumignons. Les vieilles avaient une prédilection marquée pour la Femme Eplorée, s’aperçut Arya, tandis que les gens riches préféraient le Lion de la Nuit, les pauvres le Voyageur Encapuchonné. Les soldats dédiaient leurs cierges à Bakkalon, l’Enfant Blême, les marins à la Jouvencelle-au-teint-lunaire et au Roi Triton. L’Etranger lui-même avait sa propre chapelle, mais il ne recevait pour ainsi dire pas de visite. La plupart du temps, un seul et unique cierge clignotait à ses pieds. L’homme plein de gentillesse affirma que cela n’avait aucune importance. « Il a maintes faces, et maintes oreilles pour entendre. »

La butte sur laquelle s’élevait le temple était truffée de coursives taillées dans le rocher. Les prêtres et les acolytes couchaient dans des cellules au premier-sous sol, Arya et les domestiques au deuxième. L’accès de l’étage le plus bas était interdit à tout le monde, excepté aux prêtres. C’était là que se trouvait le saint des saints.

Quand elle ne travaillait pas, Arya était libre de vagabonder à sa guise dans le dédale des souterrains et des réserves, à la condition toutefois de ne pas sortir du temple et de ne pas descendre dans la cave sacrée. Elle découvrit une salle bourrée d’armes et de pièces d’armures : heaumes ouvragés et curieux plastrons de cuirasses anciens, flamberges, poignards et dagues, arbalètes et piques démesurées à fer lancéolé. Dans une autre, où s’amoncelaient des vêtements, d’épaisses fourrures et des soieries magnifiques aux innombrables coloris jouxtaient des tas de chiffons fétides et des bures élimées jusqu’à la trame. Il doit y avoir aussi des chambres du trésor, se convainquit-elle. Elle s’imagina des montagnes de vaisselle d’or, de sacs de pièces d’argent, de saphirs bleus comme la mer, de rangs de perles vertes énormes.

Un jour, l’homme plein de gentillesse tomba sur elle à l’improviste et lui demanda ce qu’elle était en train de faire. Elle lui répondit qu’elle s’était égarée.

« Tu mens. Et tu mens, qui pis est, piètrement. Qui es-tu ?

— Personne.

— Encore un mensonge. » Il soupira.

A Harrenhal, Weese l’aurait rossée de façon saignante s’il l’avait surprise à mentir, mais les choses étaient différentes, ici, dans la Demeure du Noir et du Blanc. Lorsque Arya l’assistait aux cuisines, il arrivait bien qu’Umma lui flanque une taloche avec sa louche si elle bouchait le passage, mais jamais personne d’autre ne se permettait de lever la main sur elle. Ils ne lèvent la main que pour tuer, pensa-t-elle.

Elle s’entendait assez bien avec la cuisinière. Umma lui fourrait un couteau dans les doigts puis lui désignait un oignon, et elle le coupait en petits morceaux. Umma la poussait vers un monticule de pâte, et elle se mettait à pétrir jusqu’à ce que la bonne femme lui dise d’arrêter ( arrête fut le premier mot de braavien qu’elle apprit). Umma lui tendait un poisson, et elle en retirait les arêtes et, après l’avoir apprêté en filets, le roulait dans les amandes que la bonne femme pilait au fur et à mesure. Les eaux saumâtres qui baignaient Braavos de toutes parts fourmillaient de poissons et de coquillages des plus variés, expliqua l’homme plein de gentillesse. Une lente rivière brune débouchait au sud de la lagune en errant dans une vaste étendue de roselières, de laisses bourbeuses et de mares abandonnées par le reflux. Palourdes et coques abondaient dans le coin, de même que moules et poissons musqués, grenouilles et tortues, crabes de fange, crabes léopards et crabes grimpeurs, anguilles rayées, anguilles rouges et anguilles noires, huîtres et lamproies… Tous fréquentaient assidûment la table de bois sculptée autour de laquelle les serviteurs du dieu Multiface prenaient leurs repas. Certains soirs, Umma relevait le poisson avec du sel de mer et des grains de poivre moulu, certains autres, elle cuisinait les anguilles avec un hachis d’ail. Par-ci par-là, de loin en loin, elle utilisait même un peu de safran. Tourte-chaude se serait bien plu, ici, songea Arya.

Le dîner était son moment favori. Il s’était écoulé un temps fou depuis l’époque où elle allait toutes les nuits dormir le ventre plein. Il y avait des soirs où l’homme plein de gentillesse l’autorisait à lui poser des questions. Une fois, elle lui demanda pourquoi les gens qui venaient au temple avaient toujours l’air si paisible ; chez elle, les gens avaient peur de mourir. Elle se rappelait combien chialait ce boutonneux d’écuyer après qu’elle l’avait poignardé dans le ventre, elle se rappelait à quelles supplications s’était abaissé ser Amory Lorch quand la Chèvre l’avait fait jeter dans la fosse à l’ours. Elle se rappelait le village auprès de l’Œildieu, et la façon dont les villageois piaillaient, piaulaient et geignaient chaque fois que le Titilleur se mettait à les questionner sur l’or.

« La mort n’est pas la pire des choses, répondit l’homme plein de gentillesse. Elle est le présent que nous accorde le dieu Multiface, un terme à la douleur et au besoin. Le jour de notre naissance, Il dépêche à chacun de nous un ange sombre qui marche à nos côtés tout au long de notre existence. Quand nos péchés et nos souffrances deviennent trop considérables pour que nous les supportions, l’ange nous prend par la main pour nous conduire aux contrées nocturnes où les étoiles flamboient éternellement. Ceux qui viennent boire à la coupe noire sont à la recherche de leur ange. S’ils sont effrayés, les cierges dissipent leurs appréhensions. Lorsque tu sens le parfum qu’exhalent nos cierges en brûlant, qu’est-ce qu’il t’évoque, mon enfant ? »

Winterfell, aurait-elle pu confesser. Il m’évoque les aiguilles de pin, la neige et la fumée. Il m’évoque les écuries. Il m’évoque les rires de Hodor, et les ferraillements de Jon et de Robb, il m’évoque les chansons de Sansa célébrant je ne sais quelle belle dame stupide. Il m’évoque les cryptes où trônent les rois de pierre, il m’évoque le pain chaud dans le four. Il m’évoque le bois sacré. Il m’évoque ma louve, il m’évoque sa fourrure presque aussi nettement que si elle se trouvait encore auprès de moi. « Il ne m’évoque absolument rien du tout, fit-elle enfin, pour voir ce que son mentor dirait.

— Tu mens, dit-il, mais libre à toi de garder tes secrets si tu le désires, Arya de la maison Stark. » Il ne lui donnait ce nom que lorsqu’elle le mécontentait. « Tu sais qu’il t’est loisible de quitter ces lieux. Tu n’es pas des nôtres, pas encore. Rien ni personne ne t’empêche de repartir chez toi quand tu le souhaites et à n’importe quel moment.

— Vous m’avez prévenue que, si je m’en allais, je n’aurais pas la possibilité de revenir.

— Exact. »

Ce dernier mot la contrista. Syrio disait la même chose aussi, se ressouvint-elle. Il le répétait tout le temps. Syrio Forel lui avait enseigné les travaux d’aiguille, et il était mort pour elle. « Je n’ai pas envie de m’en aller.

— Alors, reste… mais, ne l’oublie pas, la Demeure du Noir et du Blanc n’est pas un orphelinat. Tous ceux qu’elle abrite sous son toit sont tenus de servir. Valar dohaerys est notre façon de le dire, ici. Reste, si tu veux, mais sache bien que nous exigerons ton obéissance. En tous temps et en toutes choses. Si tu n’es pas capable d’obéir, tu devras partir.

— Je suis capable d’obéir.

— Nous verrons. »

Elle avait d’autres tâches que d’aider Umma. Elle balayait les dalles du temple ; elle passait les plats et versait à boire au cours des repas ; elle triait les tas de vêtements des morts, vidait leur bourse et comptait des piles de pièces bizarres. Tous les matins, quand l’homme plein de gentillesse faisait sa tournée du temple pour découvrir les morts, elle l’escortait. Silencieux comme une ombre, se ressassait-elle en se remémorant Syrio. Elle portait une lanterne assourdie par un épais volet de fer. A chaque alcôve, elle entrebâillait le volet pour la recherche de cadavres éventuels.

Les morts n’étaient pas durs à trouver. Ils arrivaient à la Demeure du Noir et du Blanc, priaient durant une heure, un jour ou une année, buvaient l’eau douce et noire du bassin, puis allaient s’étendre sur une banquette de pierre derrière tel ou tel dieu. Ils fermaient les paupières et s’endormaient pour ne plus jamais se réveiller. « Le présent du dieu Multiface prend des myriades de formes, l’avisa l’homme plein de gentillesse, mais il est toujours un délice, ici. » Lorsqu’ils découvraient un corps, lui s’assurait que la vie s’en était enfuie puis prononçait une prière, et elle allait chercher les serviteurs auxquels incombait la tâche d’emporter le défunt au sous-sol. Là, des acolytes le déshabillaient et faisaient sa toilette. Ses vêtements, ses objets de valeur, son argent, tout allait dans une corbeille de tri. Sa chair froide, on la descendait ensuite tout en bas, dans ce cœur du sanctuaire où les prêtres étaient seuls admis à pénétrer ; ce qui s’y passait alors, Arya n’avait pas le droit de le savoir. Une fois, elle se trouvait en train de dîner quand un abominable soupçon s’empara de son être ; reposant son couteau, elle se mit à considérer fixement la tranche de viande blanchâtre placée sous son nez. L’homme plein de gentillesse s’aperçut de sa mine horrifiée. « C’est du porc, enfant, lui dit-il, simplement du porc. »

Elle avait une couchette en pierre qui lui remémorait Harrenhal et le lit qu’elle avait occupé du temps où elle récurait des escaliers pour Weese. Son matelas d’ici était bourré non de paille mais de chiffons, ce qui le rendait plus grumeleux que celui de là-bas, mais aussi moins rêche. On lui avait accordé autant de couvertures qu’elle en désirait ; de grosses couvertures de laine, rouges et vertes et à carreaux. Et sa cellule était pour elle toute seule. C’était là qu’elle gardait ses trésors : la fourchette d’argent, les mitaines et le chapeau mou que lui avaient offerts les matelots de La Fille du Titan, sa dague, ses bottes et son baudrier, son pauvre petit pécule, les vêtements qu’elle avait portés naguère, et…

Et Aiguille.

Ses diverses tâches avaient beau lui laisser peu de loisir pour les travaux d’aiguille, elle s’exerçait quand c’était possible, affrontant son ombre à la lueur d’une chandelle bleue. Un soir, la gamine sans feu ni lieu se trouva passer par là, d’aventure, et elle la vit s’escrimer. Elle ne dit pas un mot mais, le lendemain, l’homme plein de gentillesse reconduisit Arya dans son repaire. « Il faut te défaire de tout ceci », dit-il de ses trésors.

Arya se sentit accablée. « C’est à moi.

— Et qui es-tu ?

— Personne. »

Il s’empara de sa fourchette d’argent. « Ceci appartient à Arya, de la maison Stark. Toutes ces affaires lui appartiennent. Il n’y a pas de place pour elles, ici. Il n’y a pas de place pour elle-même. Son nom est un nom trop fier, et nous n’avons pas de place pour la fierté. Ici, nous sommes des serviteurs.

— Je sers », fit-elle, blessée. Elle l’aimait bien, sa fourchette d’argent.

« Tu joues à être une servante, mais, dans ton cœur, tu es une fille de grand seigneur. Tu as revêtu d’autres noms, mais tu les as portés avec autant de légèreté que tu aurais pu le faire d’une robe. Dessous, il y avait toujours Arya.

— Je ne porte pas de robes. On ne peut pas se battre, attifée d’une stupide robe.

— Pourquoi aurais-tu envie de te battre ? Es-tu l’un de ces spadassins qui se pavanent à travers les rues, brûlant de faire couler du sang ? » Il soupira. « Avant de boire à la coupe froide, tu dois faire offrande au dieu Multiface de tout ce que tu es. Ton corps. Ton âme. Toi-même. S’il ne t’est pas possible de te contraindre à faire cela, tu dois quitter ces lieux.

— La piécette en fer…

— … a payé ta traversée. Dorénavant, c’est à toi de payer de tes propres deniers, et le coût est cher.

— Je ne possède pas la moindre pièce d’or.

— L’or ne saurait acheter ce que nous proposons. Le coût, c’est la totalité de ton être. Les humains empruntent bien des voies pour traverser cette vallée de larmes et de douleur. La nôtre est la plus ardue. Peu sont faits pour y marcher. Elle exige une vigueur rare de corps et d’esprit, et un cœur tout à la fois dur et fort. »

J’ai un trou là où devrait se situer mon cœur, songea-t-elle, et nulle autre part où aller. « Je suis forte. Aussi forte que vous. Je suis dure.

— Tu te figures qu’il n’y a pas d’autre endroit pour toi que celui-ci. » A croire qu’il avait entendu ses pensées. « Tu fais erreur à cet égard. Tu trouverais un service moins éprouvant dans la maisonnée de quelque marchand. A moins que tu n’aimes mieux être une courtisane et susciter des chansons vantant ta beauté ? Parle, et nous t’enverrons à La Perle Noire ou à La Fille du Crépuscule. Tu dormiras sur des pétales de rose, et tu porteras des jupes de soie qui froufrouteront à chacun de tes pas, et des grands seigneurs se ruineront pour le sang de ta virginité. Mais si c’est d’un mariage et d’enfants que tu as envie, dis-le-moi, et nous te découvrirons un époux. Quelque honnête jeune apprenti, un vieillard riche, un marin, n’importe, à ta guise. »

Elle n’aspirait à rien de tout cela. Frappée de mutisme, elle secoua la tête.

« C’est de Westeros que tu rêves, enfant ? La Dame étourdissante de Luco Prestayn appareille dès demain matin pour Goëville, Sombreval, Port-Réal et Tyrosh. La prierons-nous de te prendre à son bord ?

— C’est précisément de Westeros que je viens tout juste d’arriver. » Il lui semblait parfois qu’il s’était écoulé mille ans depuis sa fuite de Port-Réal, et parfois que cela ne datait que de la veille, mais elle savait que retourner en arrière n’était pas possible. « Je m’en irai, si vous ne voulez pas de moi, mais sûrement pas pour retourner là-bas.

— Ce que je veux ne compte pas, répondit l’homme plein de gentillesse. Il se peut que le dieu Multiface t’ait conduite ici pour être Son instrument mais, quand je te regarde, je vois un enfant… et, qui pis est, une enfant. Foule furent ceux qui L’ont servi au fil des siècles, mais Il n’a eu pour serviteurs qu’un tout petit nombre de femmes. Les femmes apportent la vie dans le monde. Nous autres, nous y apportons le présent de la mort. Il n’est au pouvoir de personne de faire les deux à la fois. »

Il cherche à m’effrayer pour me dissuader, songea-t-elle, comme il a déjà cherché à le faire avec l’asticot. « Je m’en moque.

— Tu ne devrais pas. Reste, et le dieu Multiface te prendra tes oreilles, ton nez, ta langue. Il te prendra ces tristes prunelles grises qui ont vu tant de choses. Il te prendra tes mains, tes pieds, tes bras et tes jambes, tes parties intimes. Il te prendra tes espoirs et tes rêves, tes amours et tes haines. Ceux qui entrent à Son service doivent renoncer à tout ce qui constitue leur personnalité propre. Es-tu capable de faire cela ? » Il lui cueillit le menton au creux de sa paume et la scruta jusqu’au fond des yeux, tellement à fond qu’elle en frissonna. « Non, déclara-t-il, je ne pense pas que tu en sois capable. »

Arya lui rabattit brutalement la main. « J’en serais capable si je le voulais.

— C’est ce que prétend Arya, de la maison Stark, mangeuse de vers de tombe.

— Je suis capable de renoncer à n’importe quoi, pourvu que je le veuille ! »

Il désigna d’un geste ses trésors. « Alors, commence avec ces objets-là. »

Après le dîner, le soir de ce même jour, Arya regagna sa cellule et, une fois déshabillée, chuchota sa litanie de noms, mais ensuite le sommeil refusa de la prendre. Elle se tourna et se retourna sur son matelas bourré de chiffons en se mâchouillant la lèvre, avec un sentiment trop net du trou qui occupait en elle la place où son cœur s’était autrefois trouvé.

Au plus noir de la nuit, elle se releva, enfila les vêtements qu’elle avait portés jusqu’à son arrivée de Westeros, boucla son baudrier. Aiguille battait l’une de ses hanches, sa dague l’autre. Coiffée de son chapeau mou, ses mitaines fourrées dans sa ceinture et les doigts serrés sur sa fourchette d’argent, elle grimpa furtivement les escaliers. Il n’y a pas de place ici pour Arya, de la maison Stark, songeait-elle. La place d’Arya, c’était Winterfell. Seulement, Winterfell avait disparu. Lorsque la neige se met à tomber et la bise blanche à souffler, le loup solitaire meurt, mais la meute survit. Sauf qu’elle n’avait pas de meute. Sa meute, ils la lui avaient massacrée, ser Ilyn, ser Meryn et la reine, et, quand elle avait essayé de s’en faire une nouvelle, tout son monde avait déguerpi, Tourte-chaude comme Gendry, Yoren comme Lommy Mains-vertes et comme Harwin lui-même, qui avait pourtant été l’un des hommes de Père. Elle franchit les portes et s’aventura dans la nuit, dehors.

C’était la première fois qu’elle s’y retrouvait, depuis son entrée dans le temple. Le ciel était nébuleux, et un brouillard semblable à une courtepointe grise tout effilochée tapissait le sol. Quelque part sur sa droite, on pagayait sur le canal. Braavos, la Cité Secrète, pensa-t-elle. L’appellation semblait on ne peut plus congrue. Les pieds environnés de brumes virevoltantes, Arya descendit prudemment les marches abruptes qui menaient à l’embarcadère couvert. Le brouillard était désormais si épais qu’il l’empêchait de discerner l’eau, mais elle entendait celle-ci laper doucement les piles de pierre. Dans le lointain, les ténèbres étaient empourprées d’un vague halo : les flambées nocturnes, au temple des prêtres rouges, se dit-elle.

Parvenue au bord de l’eau, elle s’arrêta, sa fourchette d’argent à la main. C’était de l’argent, du vrai, de l’argent massif, et de part en part. Elle n’est pas à moi. C’est à Saline qu’il l’avait donnée. Elle la jeta de façon sournoise, mais perçut quand même son menu plouf dans le canal au moment où elle y sombrait.

Son chapeau mou suivit, puis ses mitaines. Eux aussi étaient à Saline. Elle vida sa bourse au creux de sa paume ; cinq cerfs d’argent, neuf étoiles de cuivre, quelques sols, demi-sols et quelques liards. Elle les éparpilla à la volée sur l’eau. C’est leur plongeon qui fit le plus de bruit. Là-dessus vint le tour de sa dague, celle dont elle avait dépouillé l’archer qui venait de conjurer le Limier de lui donner le coup de grâce. Puis le canal hérita aussi de son baudrier. Et puis de son manteau, de sa tunique, de ses chausses, de ses sous-vêtements, de tout, d’absolument tout. De tout, sauf d’Aiguille.

Elle demeura plantée tout au bord de l’embarcadère, blafarde et toute cloquée par la chair de poule et grelottante dans le brouillard. Elle avait l’impression qu’Aiguille, dans son poing, lui chuchotait des choses. Frappe-les d’estoc, disait-elle, et : Surtout, jamais un seul mot à Sansa ! Mikken avait apposé sa marque sur la lame. Ce n’est qu’une épée. En cas de besoin, des épées, il y en avait une centaine sous le temple. Aiguille était trop petite pour être une épée digne de ce nom, elle était à peine plus qu’un joujou. Lorsque Jon l’avait fait forger tout exprès pour elle, qu’était-elle, hein ? une stupide petite fille. « Ce n’est qu’une épée », dit-elle, tout haut, cette fois…

… mais ce n’était pas qu’une épée.

Aiguille était Robb et Bran et Rickon, elle était Père et Mère, elle était même Sansa. Aiguille était Winterfell et ses murailles grises et les rires de ses habitants. Aiguille était les neiges d’été, les histoires de Vieille Nan, l’arbre-cœur avec ses feuilles rouges et sa face angoissante, la chaude odeur d’humus des jardins de verre, le tapage du vent du nord s’acharnant contre les volets de sa chambre. Aiguille était le sourire de Jon Snow. Il m’ébouriffait les cheveux et m’appelait « sœurette », se rappela-t-elle, et voilà que, subitement, il y eut des larmes dans ses yeux.

Aiguille, Polliver la lui avait volée quand les hommes de la Montagne l’avaient faite prisonnière, mais, lorsqu’elle était entrée dans l’auberge du carrefour en compagnie du Limier, l’épée s’y trouvait. Les dieux ont voulu que je l’aie. Pas les Sept, ni le Multiface, mais les dieux de Père, les bons vieux dieux du Nord. Le dieu Multiface peut avoir le reste, songea-t-elle, mais l’avoir, elle, il n’en est pas question.

Elle regrimpa les marches à pas feutrés, nue comme au jour de sa naissance, mais étreignant Aiguille plus que jamais. Vers le milieu de l’escalier, l’une des dalles oscilla sous ses pieds. Arya s’agenouilla et se mit à en creuser le pourtour avec ses doigts. Il lui fut d’abord impossible de l’ébranler, mais elle n’en persista pas moins, quitte à utiliser ses ongles pour faire sauter le mortier vétusté des joints. Finalement, la pierre joua, descellée.

Arya faufila ses deux mains dans les interstices et, avec un grognement, tira. Une crevasse apparut sous ses yeux, béante.

« Ici, tu ne risqueras rien, dit-elle à Aiguille. Personne d’autre que moi ne saura où tu es. » Après avoir dissimulé l’épée et son fourreau dans cette cachette improvisée, elle rabattit la marche à sa place et la rajusta de manière à ce que rien ne la distingue de ses pareilles. Tout en remontant vers le temple, elle compta les degrés pour être sûre de retrouver son bien sans difficulté. Il se pouvait qu’un jour elle en ait besoin. « Un jour… », murmura-t-elle pour elle seule.

Elle eut beau ne pas lui souffler mot de ce qu’elle avait fait, l’homme plein de gentillesse le sut pourtant. La nuit suivante, il vint la rejoindre dans sa cellule après le dîner. « Enfant, dit-il, viens t’asseoir près de moi. J’ai une histoire à te raconter.

— Quel genre d’histoire ? demanda-t-elle, sur ses gardes.

— L’histoire de nos débuts. Si tu étais des nôtres, tu aurais mieux su qui nous sommes et de quelle manière nous en sommes venus à l’être. En dépit de ce qui se chuchote à propos du dieu Multiface de Braavos, nous sommes plus anciens que la Cité Secrète. Avant l’érection du Titan, avant le Démasquement d’Usthro, avant la Fondation, nous étions. Si nous avons fleuri à Braavos, au sein de ces brouillards du nord, nous avons d’abord pris racine à Valyria, parmi les malheureux esclaves qui s’échinaient dans les mines abyssales creusées sous les Quatorze Flammes qui illuminaient jadis les nuits des Possessions. Alors qu’une humidité glaciale règne dans la plupart des mines, taillées à même le froid de la pierre morte, les Quatorze Flammes étaient, elles, des montagnes vivantes, avec des veines de roche en fusion et des cœurs de feu. Aussi l’atmosphère des mines de l’antique Valyria était-elle toujours bouillante, et elle se faisait de plus en plus bouillante au fur et à mesure que les puits se faisaient de plus en plus profonds, encore et toujours plus profonds. C’était dans un vrai four que les esclaves s’éreintaient. La roche qui les environnait était trop chaude pour qu’on la touche. L’air qu’il leur fallait respirer empestait le soufre et leur calcinait les poumons. Ils avaient la plante des pieds brûlée, quelque épaisse que fût la semelle de leurs sandales, et cloquée d’ampoules. Des fois, quand la quête de l’or leur faisait abattre une paroi, c’était de la vapeur qu’ils trouvaient à la place, ou bien de l’eau bouillante, quand ce n’était pas de la roche en fusion. Certaines des galeries étaient si basses de plafond qu’ils ne pouvaient pas s’y tenir debout mais devaient y ployer l’échine ou même s’accroupir. Et il y avait en plus des veurs, dans ces ténèbres rouges.

— Des vers de terre ? demanda-t-elle en plissant le front.

— Des veurs de feu. D’aucuns les prétendent apparentés aux dragons, car ils crachent des flammes, eux aussi. Mais, au lieu de planer dans le ciel, ils forent la pierre et la terre. S’il faut en croire les contes d’autrefois, les Quatorze Flammes étaient peuplées de veurs même avant l’arrivée des dragons. Jeunes, ils ne sont pas plus grands que ton maigrichon de bras, mais ils sont susceptibles d’atteindre des dimensions monstrueuses, et ils ne portent pas l’homme dans leur cœur.

— Ils tuaient les esclaves ?

— On découvrait souvent des cadavres carbonisés dans les puits où la roche était lézardée et criblée de trous. Mais cela n’empêchait pas les mines de s’approfondir. Les esclaves mouraient par dizaines, mais leurs maîtres n’en avaient cure. On considérait que l’or rouge, l’or jaune et l’argent étaient plus précieux que des vies d’esclaves, car les esclaves ne coûtaient pas cher, jadis, dans les Possessions. En temps de guerre, les Valyriens en capturaient par milliers. En temps de paix, ils en élevaient, mais ils n’envoyaient crever au fond des ténèbres rouges que le rebut.

— Les esclaves ne se soulevaient pas, les armes à la main ?

— Certains le firent, dit-il. Les révoltes étaient assez courantes, dans les mines, mais fort peu aboutirent à grand-chose. Les seigneurs du dragon des Possessions de cette époque-là s’y connaissaient en sorcellerie, et leurs inférieurs ne les défiaient qu’à leurs risques et périls. Le tout premier Sans-Visage fut l’un de ces audacieux.

— Qui était-il ? lâcha-t-elle étourdiment.

— Personne, répondit-il. Un esclave lui-même, d’après les allégations de certains. D’autres affirment au contraire qu’il était de noble naissance et le fils d’un propriétaire foncier. Il s’en trouvera même pour te dire qu’il était contremaître, et que c’est par l’exercice de ses fonctions qu’il en vint à s’apitoyer. La vérité vraie, c’est que personne n’en sait rien. Toujours est-il que, quelle que fut son identité, il alla se mêler aux esclaves et les écouta prier. Des hommes issus de cent nations différentes travaillaient dans les mines, et chacun adressait ses prières à son propre dieu dans sa propre langue, mais ils priaient tous pour obtenir la même chose. C’était leur libération qu’ils demandaient, un terme à leurs peines. Une toute petite chose, et toute simple. Mais leurs dieux ne répondaient rien, et leurs souffrances continuaient. Leurs dieux sont-ils tous sourds ? s’interrogeait-il, quand une brusque illumination fondit finalement sur lui, une nuit, dans les ténèbres rouges.

« Chacun des dieux possède ses instruments personnels, des hommes et des femmes qui le servent et qui contribuent à l’accomplissement de sa volonté sur terre. Les cris des esclaves ne s’élevaient pas, contrairement aux apparences, vers une centaine de dieux différents, mais vers un dieu unique doté de cent visages différents. Et c’était de ce dieu-là qu’il était l’instrument, lui. C’est au cours de cette même nuit qu’il choisit le plus misérable des esclaves, celui qui avait mis le plus d’ardeur à réclamer sa libération dans ses prières, et qu’il l’affranchit de sa sujétion. Le premier présent venait d’être donné. »

Arya s’écarta du prêtre. « Il tua l’esclave ? » Cela lui semblait révoltant. « Ce sont les maîtres qu’il aurait dû tuer !

— A eux aussi, il devait par la suite apporter le présent, mais autant reporter le récit de cette histoire à une autre fois, le mieux étant de n’en faire confidence à qui que ce soit. » Il inclina sa tête de côté. « Et toi, qui es-tu, enfant ?

— Personne.

— Mensonge.

— Comment pouvez-vous le savoir ? Par magie ?

— On n’a pas besoin d’être sorcier pour distinguer le vrai du faux, si l’on a des yeux. On a seulement besoin d’apprendre à déchiffrer les physionomies. A regarder les yeux. La bouche. Ces muscles-ci, à l’angle des mâchoires, et ceux-ci, à l’attache des épaules et du cou. » Deux de ses doigts les lui effleurèrent. « Il y a des menteurs qui cillent. D’autres qui ont le regard fixe. D’autres qui le détournent. D’autres qui se lèchent les lèvres. Beaucoup se couvrent la bouche juste avant de proférer un mensonge, comme afin de camoufler leur fraude. Certains indices peuvent prendre des formes plus subtiles, mais n’empêche, ils sont toujours là. Un sourire sincère et un sourire fallacieux peuvent bien paraître identiques, ils diffèrent autant l’un de l’autre que l’aurore du crépuscule. Es-tu capable de distinguer l’aurore du crépuscule ? »

Elle acquiesça d’un hochement, bien qu’elle ne fut pas tout à fait certaine de savoir le faire.

« Alors, tu peux apprendre à voir un mensonge. Et une fois que tu l’auras appris, nul secret, si bien gardé soit-il, n’échappera à ta vigilance.

— Enseignez-moi. » Elle serait volontiers personne, si tel était le prix à payer pour cet apprentissage. Au-dedans de personne, il n’y avait pas de trous.

« C’est elle qui t’enseignera », dit l’homme plein de gentillesse, tandis que la gamine solitaire apparaissait devant la porte de la cellule. « En débutant par la langue de Braavos. De quelle utilité es-tu si tu ne peux ni parler ni comprendre ? Et toi, tu lui enseigneras ta propre langue. Vous apprendrez ensemble toutes les deux, l’une grâce à l’autre. Y consens-tu ?

— Oui », dit-elle, et, de cet instant data son noviciat dans la Demeure du Noir et du Blanc. On lui retira sur-le-champ sa tenue de servante, et on lui fit revêtir une robe, une robe en noir et blanc d’une douceur aussi moelleuse que la vieille couverture rouge qu’elle avait eue jadis à Winterfell. Du lin blanc le plus fin, ses dessous étaient complétés par une camisole noire qui lui descendait jusqu’au bas des genoux.

Désormais, la petite solitaire et elle passèrent leur temps de conserve à toucher, désigner des objets, chacune s’efforçant d’apprendre à l’autre quelques mots de sa propre langue. Des termes rudimentaires, pour commencer, tels que coupe, chandelle et chaussure ; puis de plus difficiles ; et puis des phrases. Autrefois, sous la férule de Syrio Forel, Arya devait se tenir en équilibre sur une seule jambe jusqu’à trembler d’épuisement. Par la suite, il lui faisait pourchasser des chats. Elle avait dansé la danse d’eau sur des branches d’arbres, un bâton pour épée au poing. C’avait été sacrément dur, tout ça, mais ses exercices actuels étaient beaucoup plus durs.

Même la couture était plus amusante que les langues, se dit-elle, au terme d’une nuit où elle avait oublié la moitié des mots qu’elle croyait savoir, et où elle prononçait l’autre moitié si mal que la sans feu ni lieu s’était gaussée d’elle. Mes phrases sont aussi incohérentes que l’étaient mes points. Si l’autre mioche n’avait pas été si petiote et si famélique, elle te lui aurait écrabouillé son museau stupide. Au lieu de quoi elle se dévora la lèvre. Trop stupide pour apprendre et trop stupide pour laisser tomber.

La gamine faisait des progrès plus rapides en Langue Commune. Un soir, pendant le dîner, elle se tourna vers Arya et lui demanda : « Qui es-tu ?

— Personne, répondit-elle en braavien.

— Mensonge, riposta sa compagne. Il faut que tu mentes plus bien. »

Arya s’esclaffa. « Plus bien ? Tu veux dire mieux, stupide !

— Mieux stupide. Je te montrerai. »

Le lendemain, elles commencèrent à jouer au menteur en se posant des questions l’une l’autre à tour de rôle. Elles répondaient parfois franchement, parfois en trichant. La questionneuse devait essayer de dire ce qui était vrai et ce qui était faux. La solitaire avait toujours l’air de savoir. Arya se voyait réduite à deviner. La plupart du temps, elle devinait de travers.

« Tu as combien d’années ? lui demanda la gamine, un jour, en Langue Commune.

— Dix », répondit-elle en brandissant dix doigts. Elle pensait véritablement qu’elle en avait encore dix, mais il était difficile de le savoir avec certitude. Les gens de Braavos comptaient les jours d’une autre manière que ceux de Westeros. A sa connaissance du moins, celui de son anniversaire était arrivé puis passé.

La petiote hocha la tête. Arya lui retourna son hochement puis, dans son meilleur braavien, sa propre question : « Et toi, tu as combien d’années ? »

L’autre montra dix doigts. Puis dix encore et puis dix de plus. Puis six. Sa physionomie demeura aussi lisse qu’une eau paisible. Il est impossible qu’elle ait trente-six ans, songea Arya. Ce n’est qu’une mioche. « Mensonge », décréta-t-elle. La solitaire secoua la tête et lui montra de nouveau : dix plus dix plus dix plus six. Après quoi elle prononça les mots signifiant trente-six et les lui fit soigneusement répéter.

Le lendemain, Arya fit part de l’assertion de sa partenaire à l’homme plein de gentillesse. « Elle n’a pas menti, fit le prêtre en gloussant. Celle que tu traites de mioche est une femme faite qui a passé son existence à servir le dieu Multiface. Elle Lui a donné tout ce qu’elle était, tout ce qu’elle aurait jamais pu être, toutes les vies qui se trouvaient en elle. »

Arya se mordit la lèvre. « Est-ce que je serai comme elle ?

— Non, répondit-il. Non, à moins que tu ne le désires. Ce sont les poisons qui l’ont rendue telle que tu la vois. »

Les poisons. Elle comprit alors. Chaque soir, après la prière, la solitaire vidait le contenu d’un flacon de pierre dans les eaux noires du bassin.

La « mioche » et l’homme plein de gentillesse n’étaient pas les seuls serviteurs du dieu Multiface. De temps en temps, d’autres venaient en visite à la Demeure du Noir et du Blanc. Le gros lard avait des prunelles noires féroces, un nez crochu et une large bouche farcie de dents jaunes. La bouille austère ne souriait jamais ; il avait des yeux pâles, une lippe sombre et charnue. Le beau type avait une barbe dont la couleur était différente chaque fois qu’elle le voyait, et un nez toujours différent, mais sans qu’il descende jamais en dessous du superbe. Ces trois-là étaient les plus assidus, mais il y en avait d’autres : le bigleux, le nobliau, le crève-la-faim… Une fois, le gros lard et le bigleux arrivèrent ensemble. Umma chargea Arya de leur servir à boire. « Quand tu n’es pas en train de le faire, tu dois conserver une immobilité aussi parfaite que si l’on t’avait sculptée dans la pierre, la prévint l’homme plein de gentillesse. Es-tu capable de faire cela ?

— Oui. » Avant de pouvoir apprendre à bouger, tu dois apprendre à rester immobile, lui avait enseigné voilà bien longtemps Syrio Forel à Port-Réal, et elle avait appris à le faire. A Harrenhal, elle avait tenu lieu d’échanson à Roose Bolton, et il vous écorchait vif pour une éclaboussure malencontreuse.

« Bien, dit l’homme plein de gentillesse. L’idéal serait que tu sois également sourde et aveugle. Il se peut que tu entendes des choses, mais il te faudra les laisser entrer par une oreille et ressortir par l’autre. N’écoute pas. »

Elle en entendit force et plus que force ce soir-là, mais, comme presque toute la conversation se tenait dans la langue de Braavos, c’est à peine si elle comprit un mot sur dix. Immobile comme la pierre, se dit-elle. Le plus dur fut de lutter pour ne pas bâiller. La soirée n’était pas achevée que son esprit battait la campagne. Debout, là, sa carafe aux mains, elle rêva qu’elle était un loup, et qu’elle galopait en toute liberté dans une forêt baignée par le clair de lune, suivie par une immense meute hurlant sur ses talons.

« Vos hôtes sont-ils des prêtres, eux aussi ? demanda-t-elle à l’homme plein de gentillesse le lendemain matin. Et le visage qu’ils avaient, était-ce leur vrai visage ?

— Qu’en penses-tu, enfant ? »

Elle pensait non. « Jaqen H’ghar est-il un prêtre, lui aussi ? Savez-vous si Jaqen va revenir à Braavos ?

— Qui ? fit-il, l’innocence même.

— Jaqen H’ghar. C’est lui qui m’avait donné la pièce en fer.

— Je ne connais personne de ce nom, enfant.

— Je lui ai demandé comment il changeait de visage, et il a dit que ce n’était pas plus difficile que de prendre un nouveau nom, si l’on connaissait la méthode.

— Ah bon ?

— Est-ce que vous voudrez bien me montrer comment faire pour changer le mien ?

— Si tu le souhaites. » Il lui cueillit le menton dans le creux de sa main puis lui fit pivoter la tête. « Gonfle les joues et tire la langue. »

Elle gonfla ses joues et tira sa langue.

« Voilà. Ton visage est changé.

— Ce n’est pas de cette façon que je voulais dire. Jaqen utilisait la magie.

— Toute sorcellerie se paie son prix, enfant. Il faut des années de prières et de sacrifices et d’études pour élaborer un prestige digne de ce nom.

— Des années ? s’exclama-t-elle, consternée.

— Si c’était facile, tout le monde le ferait. On doit marcher, avant de courir. Pourquoi recourir à un sortilège, dans un domaine où les trucs d’un mime feront l’affaire ?

— Les trucs de mime, je n’en connais pas non plus.

— Alors, exerce-toi à faire des grimaces. Sous ta peau se trouvent des muscles. Apprends à t’en servir. C’est ton visage. Tes joues, tes lèvres, tes oreilles. Les sourires et les mines renfrognées ne devraient pas te tomber dessus comme des bourrasques soudaines. Le sourire devrait être à tes ordres, comme un domestique, et ne se présenter que lorsque tu le convoques. Apprends à gouverner ton visage.

— Montrez-moi comment.

— Gonfle tes joues. » Elle les gonfla. « Hausse tes sourcils. Non, plus haut. » Elle le fit aussi. « Bien. Vois combien de temps tu peux tenir la pose. Ce ne sera pas long. Essaie de nouveau demain. Tu trouveras un miroir de Myr dans les caves. Entraîne-toi devant lui pendant une heure chaque jour. Yeux, joues, narines, oreilles, lèvres, apprends à les gouverner tous. » Il lui cueillit à nouveau le menton. « Qui es-tu ?

— Personne.

— Mensonge. Un triste brin de mensonge, enfant. »

Elle découvrit le lendemain le miroir de Myr, et, tous les soirs et tous les matins, s’installa devant, flanquée de deux chandelles, pour sa séance de grimaces. Gouverne ton visage, s’enjoignait-elle, et tu seras capable de mentir.

Peu de temps après, l’homme plein de gentillesse lui commanda d’aider les autres acolytes à préparer les cadavres. La besogne n’était pas aussi rude, tant s’en fallait, que celle de récurer des escaliers pour Weese. Parfois, si elle avait affaire à celui d’un grand gaillard ou d’un gros plein de soupe, le poids lui donnait du mal, mais la plupart des morts n’étaient que de vieux os secs dans de la peau ridée. Pendant qu’elle les lavait, elle les regardait en se demandant ce qui les avait amenés jusqu’au bassin noir. Elle se ressouvint d’une histoire racontée par Vieille Nan et d’après laquelle il était arrivé parfois que des gens qui avaient vécu fort au-delà de leur lot d’années déclarent, au cours d’un long hiver, qu’ils partaient chasser. Et leurs filles se mettaient à pleurer, et leurs fils se détournaient pour fixer les flammes, disait Vieille Nan dont elle entendait encore la voix, mais personne ne les retenait, personne ne les interrogeait sur le gibier qu’ils comptaient poursuivre, alors que les neiges étaient si profondes et que hurlait la bise glacée. Arya se demanda ce que les vieux Braaviens racontaient à leurs fils et à leurs filles, avant de s’acheminer vers la Demeure du Noir et du Blanc.

La lune changea et changea de nouveau, mais sans qu’elle la voie jamais. Elle servait, lavait les morts, faisait des grimaces au miroir, apprenait la langue de Braavos et tâchait de ne pas oublier qu’elle n’était personne.

Un jour, l’homme plein de gentillesse l’envoya chercher. « Ton accent est une horreur, dit-il, mais tu possèdes assez de mots pour faire comprendre tant bien que mal de quoi tu as besoin. L’heure a sonné que tu nous quittes pour un certain temps. Le seul moyen que tu aies de maîtriser jamais vraiment notre langue est de la parler tous les jours depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Tu dois t’en aller.

« Quand ? le questionna-t-elle. Où ?

— Dès aujourd’hui, répondit-il. Par-delà ces murs, tu découvriras les cent îles de Braavos la maritime. On t’a enseigné les termes signifiant moules, coques et palourdes, n’est-ce pas ?

— Oui. » Elle les répéta, dans son meilleur braavien possible.

Son meilleur braavien possible le fit sourire. « Ça fera l’affaire. Le long des quais que surplombent les vestiges de la Ville Engloutie, tu trouveras un poissonnier nommé Brusco, qui a un bon cœur et un méchant dos. Il a besoin d’une fillette pour tirer sa carriole et vendre ses coques, palourdes et moules aux matelots en goguette. Tu seras cette fillette-là. Est-ce que tu comprends ?

— Oui.

— Et quand Brusco te demandera : “Qui es-tu ?”

— Personne.

— Non. Cela n’ira pas, en dehors de cette Demeure. »

Elle hésita. « Je pourrais être Saline, de Salins.

— Saline, Ternesio Terys et les membres de l’équipage de La Fille du Titan la connaissent déjà. Vu ta façon de parler caractéristique, il faut forcément que tu sois une fille de Westeros, mais une fille différente, à mon avis. »

Elle se mordit la lèvre. « Est-ce qu’il me serait possible d’être Cat ?

— Chat… » Il réfléchit. « Oui. Braavos fourmille de chats. Un de plus ne se remarquera pas. Tu es donc Cat, une orpheline de…

— Port-Réal. » Elle était allée deux fois à Blancport avec Père, mais elle connaissait mieux Port-Réal.

« Exact. Ton père était maître de nage sur une galère. A la mort de ta mère, il t’a prise en mer avec lui. Ensuite, il est mort à son tour, et, comme son capitaine n’avait que faire de toi, il t’a débarquée à Braavos. Et quel était le nom du navire ?

— Nyméria », répondit-elle du tac au tac.

Le soir-même, elle quittait la Demeure du Noir et du Blanc. Un long coutelas de fer chevauchait sa hanche droite ; il était dissimulé par l’espèce de manteau rapetassé, délavé qui pouvait seul convenir à son statut d’orpheline. Ses souliers lui comprimaient les orteils, et sa tunique était tellement râpée que le vent la transperçait comme en se jouant. Mais Braavos s’étendait sous ses yeux. L’atmosphère nocturne sentait la fumée, le sel et le poisson. Les canaux faisaient des tas de détours, de crochets, les ruelles en faisaient encore davantage. Les gens qu’elle croisait la lorgnaient avec curiosité, et des petits mendiants criaient des paroles dont elle ne comprenait pas un traître mot. Elle ne fut pas longue à se retrouver complètement perdue.

« Ser Gregor… », psalmodia-t-elle alors qu’elle franchissait un pont de pierre que supportaient quatre arches. Du milieu du tablier s’apercevaient les mâts de vaisseaux mouillés dans la rade du Chiffonnier. « … Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. » Il se mit à pleuvoir. Habitée d’une telle jubilation qu’elle en aurait gambadé, Arya se démancha le col pour laisser les gouttes baigner sa figure. « Valar morghulis, dit-elle, valar morghulis, valar morghulis. »

Загрузка...