Tout en courant protégé par la Jeep qui continuait de tourner inlassablement Kovask tira en direction de l’homme à l’affût. Mais il manqua son but de près d’un mètre et la seringue se perdit dans les herbes. Par chance l’inconnu ne se douta de rien. Le moteur faisait beaucoup de bruit et il croyait toujours Kovask tapi en face de lui. Le Commander souhaita que le chauffeur évanoui continue encore un peu d’appuyer de son pied sur l’accélérateur. Il suivit la Jeep jusqu’à ce qu’elle se trouve complètement à l’opposé de l’autre individu et l’abandonna. Il fonça accroupi dans les hautes herbes.
Lorsque la Jeep passa près du tireur embusqué ce dernier lui jeta un coup d’œil puis haussa les épaules. Kovask n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres de lui. Il espérait que l’homme allait rester sur place et ne put laisser échapper un juron lorsqu’il vit qu’il progressait sur les coudes avec lenteur.
Profitant d’un autre passage de la Jeep il se leva carrément et parcourut une trentaine de mètres d’un seul coup. Juste à ce moment-là l’homme devina sa présence et tourna la tête. Comme Kovask épaulait sa carabine pneumatique il fit un saut de carpe, mais la seringue l’atteignit à la hanche gauche. Lâchant son arme il l’arracha. L’ennui avec cette carabine était que seuls les animaux ne se doutaient de rien. Un homme averti pouvait empêcher l’action du soporifique en arrachant tout de suite la seringue mais néanmoins il restait assez de liquide dans son organisme pour agir à la longue.
Kovask se jeta sur le côté et s’éloigna en rampant, tandis que l’homme arrosait d’un tir systématique ses abris successifs, renseigné par le mouvement des hautes herbes. Jusqu’à l’épuisement du chargeur. Alors le Commander en profita pour recharger son arme et pour ramper droit devant lui. Une grosse balle magnum s’enfonça dans le sol à vingt centimètres de son visage et projeta sur lui une motte de terre. A moitié aveuglé, il s’essuya de sa manche mais ne bougea plus. Maintenant le manège de la Jeep devenait harcelant, le bruit du moteur couvrant tous les autres bruits, il ne pouvait plus situer son adversaire. Il ne pensait en tirer qu’un seul avantage, c’est qu’il étouffe les bruits des détonations de la carabine pour gros gibier.
Un peu plus loin, il aperçut une sorte de sente. S’il pouvait l’atteindre, il se faufilerait dans les hautes herbes sans les faire frémir, mais il devait encore parcourir cinq mètres parmi elles. Fouillant dans ses poches il y prit une seringue et la jeta sur le côté. La carabine claqua deux fois dans cette direction et il put franchir ses cinq mètres.
Bien entendu la sente l’éloignait de son objectif mais en oblique. Plus loin, il pourrait se redresser pour essayer de repérer le garde et peut-être réussir à l’endormir. Combien de chargeurs pouvait-il bien posséder ? Se baladait-il avec tout un arsenal ou simplement avec deux chargeurs de quatre balles ?
Et puis soudain la Jeep cessa de ronronner et cala. Un silence extraordinaire s’abattit sur cette petite savane ensoleillée où même les insectes se terraient. Kovask venait d’arriver au bout de la sente, après de nouveau s’étendaient les herbes. Il s’arrêta, se retourna pour évaluer le chemin parcouru, puis se redressa lentement, certain que l’homme allait essayer de rejoindre le véhicule arrêté. Il vit la Jeep au sud-est et perçut une ondulation continue non loin de là. L’homme négligeait sa surveillance pour atteindre au plus vite la mécanique. Dès lors, sans hésiter il en fit autant. Par de rapides coups d’œil il se rendit compte que le chauffeur avait à moitié basculé en-dehors du véhicule et que pour monter le garde devrait achever de le sortir de son siège. Il lui faudrait profiter de cet instant-là et viser au milieu du dos de façon que l’homme ait quelques difficultés à retirer la seringue.
Alors qu’il n’était plus qu’à une trentaine de mètres de la Jeep, il vit l’homme qui se redressait et marchait en titubant, ne put s’empêcher d’exulter. La première seringue avait eu largement le temps d’injecter dans son corps quelques milligrammes de drogue qui l’affaiblissaient. Le garde faisait visiblement un effort surhumain pour atteindre le véhicule. Ainsi s’expliquait son changement de tactique. Ne pouvant plus lutter contre la mainmise du sommeil sur son organisme, il voulait fuir pour aller donner l’alerte.
Dès lors Kovask n’eut qu’à se précipiter derrière lui. Il le vit qui essayait de retirer le corps du chauffeur et visa avec soin entre les deux omoplates.
Il fit mouche. Le garde tordit son bras pour essayer d’arracher le dard fatal mais jamais sa main ne put l’atteindre. Il coula le long de la carrosserie et resta ainsi à genoux, inerte.
Kovask approcha avec prudence, commença par saisir la carabine, ôta le chargeur et le jeta. Il fouilla dans les poches de l’homme, trouva un autre chargeur et le lança aussi dans les herbes. Il y avait une autre carabine à l’arrière. Mais aussi une gourde pansue. Il en flaira le contenu. Un mélange d’eau et de café sucré dont il avala une grosse quantité.
Tout en surveillant la savane, il chargea les deux corps à l’arrière avant de remettre la Jeep en route. Lentement et toujours sur ses gardes il roula vers le bois qu’il avait quitté tout à l’heure. Il pensait que les deux hommes endormis ne seraient jamais retrouvés dans cette mini-jungle. Toujours méfiants il les attacha avec des sangles trouvées dans le véhicule et les abandonna sous un chêne énorme croulant sous des draperies de mousse espagnole.
Revenu à l’orée du bois, dissimulé dans l’ombre végétale, il se mit debout sur le capot, une paire de jumelles à la main. Il commença par repérer un troupeau de gazelles qui broutaient près d’un groupe d’arbres, peut-être celui-là même qu’il avait surpris et qui dans sa fuite avait signalé sa présence aux deux hommes de patrouille. Il ne regrettait rien. Désormais il disposait d’un véhicule tout-terrain, de boisson et de jumelles. Il pouvait se déplacer rapidement d’un point à l’autre de cette savane inattendue et intervenir en cas de besoin. Mais d’un autre côté l’absence des deux gardes finirait par alerter leurs camarades qui partiraient bientôt à leur recherche. A moins que la mission de ces deux-là ne couvre toute la journée.
Toujours sur son capot, il repéra un autre troupeau de gazelles, endormies celles-là. Puis des masses rouges qu’il prit d’abord pour des amas de roches, lorsqu’il découvrit un mufle épais de buffle. La couleur l’avait trompé. Il se demandait comment il pouvait se trouver des animaux de cette teinte. Il n’avait jamais entendu parler de buffles rouges, presque vermillon, que ce soit en Afrique ou en Asie et lorsqu’on disait rouge il s’agissait plutôt d’une teinte tirant sur le marron. Rien de tel dans le cas présent.
Il décompta une vingtaine d’animaux, mais savait qu’il y avait d’autres troupeaux alentour. Ceux-là, malgré leur attitude de grand farniente, étaient formidables. Une bête pareille chargeant à grande vitesse devait paralyser sur place à moins d’avoir une grande expérience des safaris.
Interrompant un instant sa surveillance il passa l’inspection de son véhicule. Le réservoir était encore à moitié plein et il ne manquait ni d’eau ni d’huile. Dans la boîte à outils il découvrit un petit automatique qu’il laissa parmi les clés anglaises. Il avait de quoi parcourir une assez grande distance en cas de besoin mais la configuration du terrain devait obliger à avoir recours au crabotage, ce qui entraînait une forte consommation de carburant.
Et soudain une pensée l’inquiéta. Ces deux hommes avaient prévu des réserves d’eau mais il n’avait pas trouvé un seul aliment, pas un sandwich, rien. Il devait en conclure que ces hommes qui ne restaient pas toute une journée sans manger devaient revenir en un lieu donné pour prendre un repas, et que si l’on ne les y voyait pas, l’alerte serait déclenchée. Raison de plus pour rester à l’abri du sous-bois. Il sauta à terre, alluma une cigarette et fit quelques pas en songeant à la Mamma à laquelle il avait demandé plusieurs vérifications. Il sourit en l’imaginant dans la famille Benesi, parfaitement à l’aise dans cette ambiance particulière que relevait un parfum prononcé d’ail.
A midi Arturo Benesi entraîna Cesca Pepini dans son bureau. Il avait beaucoup de respect pour elle. C’était une dame âgée, à la silhouette solide, bien intégrée dans la société américaine, mais qui n’avait rien perdu de ses origines napolitaines.
— Le domaine est loué au Dynamic Club par un groupe immobilier de Miami qui compte y installer plus tard un complexe de vacances, mais pour l’instant les projets sont quelque peu oubliés. Ce groupe, d’après les renseignements que j’ai, est financé par un holding international…
— Merci, dit la Mamma.
— La location est vraiment un cadeau… Mille dollars par an, je crois… La personne que j’ai eue au téléphone estime que le groupe fait une subvention d’au moins cent mille dollars par an au Dynamic Club… Une jolie somme, hé ?
— Le sénateur Maroni sera très heureux de l’apprendre… Cette information va venir gonfler un peu plus son dossier. Lorsque ses conclusions seront publiées, il y aura de belles surprises dans l’opinion publique…
— Mon ami Cooper ne sera pas ennuyé, lui ? s’enquit Benesi. C’est pas un mauvais type, hé ? Il n’a rien à voir avec toutes ces histoires louches. Il construit des maisons méditerranéennes et c’est tout.
— Ne vous inquiétez pas pour lui… Vous avez également le nom du nouveau médecin de Bois-Jolis ?
— Si, signora, si… Pourtant c’est un homme que personne ne connaît bien à la Nouvelle-Orléans… Je veux dire que sa clientèle n’était pas très importante. Il faut vous dire qu’il s’appelle Grant et que dans le Sud ce n’est pas très bien vu à cause du général de la guerre de Sécession. Déjà il venait du Nord. Il avait racheté une clientèle dans un petit pays, mais il n’a pas pu y rester… Et dans la ville ça ne marchait pas tellement pour lui. Mais depuis quelque temps il a pu changer d’appartement, de voiture et a versé des arrhes pour acheter un cabin-cuiser à double moteur Z drive de deux cents chevaux chacun. Il faut croire que le Dynamic Club paye bien…
— Vous avez entendu parler du précédent docteur ? demanda la Mamma.
— Oui, Shreveman… Celui-là, depuis qu’il travaillait aussi pour le Club, il avait pu s’acheter une clinique privée… Un machin pour milliardaires. Il avait emprunté près d’un demi-million de dollars pour l’installer et les banques lui avaient ouvert un crédit du jour au lendemain. Moi, signora, je suis bien connu, j’ai des amis solides et des relations, hé ? J’ai un actif de deux cents mille dollars, hé ? Mais si je voulais emprunter dix mille dollars ça n’irait pas tout seul. Shreveman devenait une personnalité et voilà que les agents du Trésor lui tombent dessus… Dissimulation de revenus… Il risquait vingt ans de prison et il a préféré disparaître… La veille de sa comparution devant le juge… Disparu en laissant sa femme et ses gosses. Curieux, hein ?
Maroni pensait que le médecin avait été purement et simplement liquidé.
— Vous faites surveiller Grant comme je vous l’ai demandé ?
— Ne vous tourmentez pas… Tenez, nous allons boire quelque chose du pays, de l’asti brut et frais… En face du cabinet de Grant il y a un échafaudage. Là-haut deux maçons qui ont une vue magnifique sur la maison du docteur aussi bien sur l’entrée principale que sur la sortie par le jardin. Et dans la rue il y a un chauffeur de taxi qui se tient prêt à le filer et qui répond à tout le monde qu’il est loué à la journée… Ne vous inquiétez pas et allons boire l’asti avec toute la maisonnée.
On en ouvrit un nombre incroyable de bouteilles et au dernier moment Benesi eut un remords.
— Vous préféreriez peut-être un jus de tomate avec un peu de vodka dedans ? Nous en fabriquons d’excellents spécialement pour ça…
Grand Dieux non ! L’envahissante odeur ajoutée à celle de l’ail finissait par obséder la Mamma et elle qui ne prisait rien tant que la cuisine de son pays rêvait d’un hamburger.
— Maintenant nous allons passer à table, annonça la signora Benesi. Pour vous spécialement j’ai prévu des Costatas alla Pizzaiola…
— Un régal, ajouta son mari… Vous allez vous en lécher les doigts… L’essentiel dans ce plat c’est l’ail…
— Le persil et l’origan aussi, essaya de dire faiblement la Mamma.
— Oui, bien sûr, mais l’ail… Sans l’ail et la tomate que serait ce plat divin, hein ?
Même le gâteau sicilien au fromage blanc, chocolat et fruits confits avait un arrière-goût d’ail. Ils en étaient à la grappa lorsque le téléphone sonna. Une des filles apporta l’appareil à son père qui prit le temps d’écarter son verre, de balayer la toile cirée avec sa serviette avant d’accepter qu’elle le pose. Puis il décrocha :
— Ernst, quelle bonne surprise !
Comme s’il ne l’avait pas vu de huit jours.
— Les ouvriers s’en iront à 17 heures aujourd’hui ?
Il cligna de l’œil à l’intention de Cesca Pepini.
— C’est Mario qui en a décidé ?… Oh ! ce ragazzo tout de même, hé ? Quel caractère… C’est un capo… Un véritable capo… Vous vouliez qu’ils rattrapent le temps perdu ? Demain, non ? Mais bien sûr que demain ils accepteront, vous verrez… Ne vous inquiétez pas… Dites à la signora Cooper que je lui fais envoyer une caisse de nos assortiments de sauce tomate… A la viande grillée, à la coppa, ne me remerciez pas c’est tout à fait naturel.
Très satisfait, il raccrocha avec un bon sourire, reprit son cigare toscan et le ralluma. La Mamma fumait ses habituels cigarillos.
— Ce Mario tout de même, hein ? Il n’a pas froid aux yeux. Il a dit que les ouvriers maçons quitteraient les chantiers à 17 heures et ils vont quitter les chantiers à 17 heures. Ni une minute avant ni une minute après.
Il porta son verre à sa bouche :
— Vous n’avez pas besoin de tous les ouvriers, hé ? C’est bien ce que je disais à Mario. Une vingtaine suffiront… Les plus costauds… Et des célibataires… Ah ! c’est un bon gendre que j’ai. Tout ce que je dis, tout de suite en exécution…
— Pour les transporter ?
— Ne vous inquiétez pas, signora. Tout est prévu… Mario s’est occupé des hommes et moi du camion… Un très gros camion… Vieux modèle, un Mack de vingt-cinq tonnes. Rien ne lui résisterait… Et surtout pas une simple barrière en bois.
— Vous ne craignez pas les conséquences ? demanda la Mamma.
— Quelles conséquences ? En quoi suis-je responsable de vingt gars masqués qui ont envie d’aller tirer du gros gibier dans le domaine de Bois-Jolis, hein ? Il y a toujours des types surexcités pour ce genre d’exploit. Nous sommes dans le Sud, vous savez, et des tas de choses semblables se produisent chaque jour.