CHAPITRE XI

Tranquillement, Kovask avait rempli une douzaine de seringues hypodermiques d’une dose suffisante pour endormir pendant plusieurs heures un être vivant de quatre-vingts kilos. Même s’il ne faisait que soixante kilos, la dose ne serait pas dangereuse et l’animal dormirait quelques heures de plus simplement, mais le Commander ne pensait pas qu’il aurait à tirer sur un animal.

Ernst Cooper avait quitté le domaine à bord de sa fourgonnette Ford. Il l’avait vu passer non loin de lui et jeter des regards furtifs vers le bois où il se cachait sans se douter qu’il n’était qu’à quelques mètres de lui.

La matinée s’avançait et il n’était pas loin de 11 heures. Tout restait calme dans la vaste demeure comme si les hôtes et le personnel prolongeaient leur grasse matinée. Il n’avait aperçu que deux valets noirs en costume à la Française et une grosse femme noire qui ressemblait fort à une nounou du temps de l’esclavage. Tout respirait le calme et la sérénité, un certain luxe même dans lequel la nature exubérante et odorante apportait une grande part.

A tout hasard il avait glissé une seringue dans la culasse de la carabine à air comprimé qu’il avait pu monter sans la moindre peine. Plusieurs personnes apparurent alors sous le péristyle et descendirent les marches. Elles se dirigèrent vers la droite et il n’aperçut que des femmes, en compta quatre. Visiblement elles se dirigeaient vers une roseraie. Un jardinier, noir, les y attendait et coupa des fleurs avec un sécateur, les remettant l’une après l’autre, avec des gestes harmonieux et respectueux, aux visiteuses.

Puis elles allèrent se promener dans des sortes de bosquets où le jasmin s’accrochait à des treillages de bois. Elles en cueillirent également, Kovask pouvait les entendre rire et bavarder en Français et en Italien.

Au bout d’un moment elles finirent par rentrer avec leurs bras chargés de fleurs. Pour un témoin ignorant des faits, il n’y avait là que beauté et calme. Le Commander se sentit d’autant plus mal à l’aise à la pensée qu’un homme pouvait se trouver en danger de mort dans cette belle demeure.

Le sénateur Maroni lui avait communiqué les rapports de Marlow, l’agent secret du Trésor mort dans un mystérieux accident de la route, non loin de Bois-Jolis. Ce qu’écrivait Marlow était incroyable, mais Kovask avait connu d’autres situations tout aussi extraordinaires.

Un peu avant midi, des Land-Rover commencèrent de s’aligner devant la maison. Il en compta une douzaine, toutes conduites par des hommes de couleur blanche revêtus d’une tenue léopard. Il regrettait de ne pas avoir de jumelles pour détailler leur visage et en retenir les traits. Mais l’un d’eux descendit et il aperçut la carabine qu’il portait à l’épaule, une arme pour gros gibier.

Rapidement il prit les plans de Bois-Jolis et les déplia. Si une chasse devait avoir lieu, elle aurait certainement pour cadre la savane qui occupait le centre du domaine. C’était une grande surface coloriée en jaune sur le plan d’origine. Un véritable désert au cœur de l’immense propriété. Elle devait mesurer quinze kilomètres sur douze environ et était bordée au nord par un bois touffu, une véritable jungle, à l’est par des marécages, genre bayous avec des palétuviers, des roseaux et des arbres immergés. Un endroit dangereux où les alligators n’étaient pas les plus à craindre. Il songeait aux serpents et aux terribles tortues carnassières. A l’ouest s’étendaient à perte de vue des champs de coton et de maïs. Lui se trouvait au sud. Pour atteindre la savane, il lui faudrait marcher pendant au moins une heure. Il lui fallait prendre une décision. Sur place son action se trouvait limitée. Il ne pouvait affronter des dizaines de chasseurs et de gardes.

Sans plus attendre, il s’enfonça dans le bois, essaya de suivre une piste qui se dirigeait sensiblement vers le nord. Il courait durant deux minutes, marchait un temps égal, sachant qu’il parcourait environ cinq ou six miles à l’heure. Depuis qu’il travaillait pour le sénateur Holden, il manquait d’entraînement. Du temps de l’O.N.I., les services secrets de l’U.S. Navy, il suivait régulièrement des stages d’entretien. Il lui faudrait sérieusement songer à trouver un endroit de remplacement.

Lorsqu’il atteignit l’orée de la savane il était en nage et dut se reposer quelques instants. Désormais il allait marcher à découvert. Il n’y avait que de l’herbe, encore verte et haute, mais aussi de grands espaces dénudés, quelques groupes d’arbres, souvent des magnolias. Quelques baobabs qu’on avait essayé de transplanter mais qui n’atteignaient pas le développement des espèces africaines.

Il avait repris sa progression depuis une demi-heure, lorsqu’il dérangea un troupeau de gazelles couchées dans l’herbe. Le vent lui soufflait au visage et les animaux ne l’avaient pas flairé. Au dernier moment elles se dressèrent toutes en même temps. Il crut pendant quelques secondes qu’il s’agissait d’hommes. Dans une série de bonds fantastiques elles s’éloignèrent de lui. On devait les apercevoir de très loin en train de fuir le point déterminé où il se trouvait. Rapidement il fonça sur la droite vers un groupe d’arbres derrière lequel il pouvait se dissimuler.

Sa méfiance naturelle se trouva confirmée, lorsqu’il entendit le bruit d’un moteur. Il ne pouvait voir le véhicule, mais pensait qu’il s’agissait d’une Jeep. Il se mit à courir, se retournant pour regarder avec inquiétude la traînée qu’il laissait dans les hautes herbes. Certes, elles se redressaient assez vite, encore gorgées de sève mais pas assez pour que ces gardes qui arrivaient ne découvrent trace de son passage. Renonçant à son groupe d’arbres il se jeta sur le côté et se tapit tant bien que mal à l’affût.

Le vent lui apporta une odeur de gaz d’échappement. La Jeep se trouvait donc au vent, devant lui, mais peu après il entendit le moteur dans son dos, comprit que le conducteur effectuait de grands cercles concentriques avec, pour centre, l’endroit où il avait effrayé les gazelles. Le soleil était au zénith et les gardes du domaine savaient fort bien qu’à cette heure de grande chaleur les animaux ne se dérangent pas sans raison lorsqu’ils sommeillent. Peut-être penserait-il qu’il s’agissait d’un simple braconnier. Il devait y en avoir dans ce domaine gorgé de gibier de toute sorte. Mais fatalement ils découvriraient sa piste et le traqueraient.

Une nouvelle fois la Jeep fut devant lui, à un demi-mile seulement et dans cette nature non polluée cette odeur de gaz d’échappement lui parut une sorte de vandalisme. Le véhicule continuait de tourner et allait fatalement tomber sur la traînée dans les hautes herbes.

Cela arriva quelques secondes plus tard. Le moteur cessa de gronder. Le chauffeur avait stoppé et son compagnon avait dû mettre pied à terre pour examiner ses traces. Ils allaient bientôt savoir qu’il s’agissait d’un humain et venir dans sa direction.

Normalement le pare-brise de la Jeep serait baissé et il pourrait viser et toucher sans difficulté. Sinon, il devrait attendre que le véhicule passe devant lui pour toucher l’homme assis à côté du chauffeur. Il commencerait par ce dernier. Il ignorait combien de temps mettait la drogue pour endormir sa victime, mais la piqûre, surprenante, sinon douloureuse, serait suffisante pour faire perdre à n’importe qui le contrôle de la direction.

La Jeep venait, à petite allure et il dut se rendre entièrement maître de ses nerfs pour ne pas se dresser trop tôt. Il estimait qu’à dix mètres il avait toutes les chances pour lui. Il endormirait le chauffeur, rechargerait l’arme en cinq secondes et pourrait avoir l’autre type si tout allait bien.

Les coups d’accélérateur rageurs pouvaient l’induire en erreur. Les roues patinaient dans des zones de sable, sur des monticules où l’herbe encore grasse devenait glissante. Il se força à compter jusqu’à sept et se dressa. Le pare-brise était baissé et le chauffeur torse nu. Il visa à l’épaule, tira, se baissa sans s’occuper des suites de son geste, rechargea, voulut se dresser mais une balle siffla à ses oreilles. Il n’avait pas affaire à des débutants et dès que le chauffeur avait été touché, son compagnon avait sauté du véhicule en détresse pour se jeter à plat ventre.

Kovask en fit autant. Tout devenait incertain, affolant car la Jeep continuait de marcher. Elle jaillit soudain à deux mètres de lui et il faillit perdre son sang-froid, vit à temps que le chauffeur effondré, endormi par le puissant somnifère, continuait d’appuyer sur l’accélérateur tandis que les roues braquées à moitié entraînaient la Jeep dans un cercle perpétuel de deux cents mètres de rayon.

En deux bonds il la rejoignit et se mit à courir à la même vitesse où elle roulait, courbé en deux. Elle ne dépassait pas les cinq miles à l’heure et c’était un effort qu’il pouvait supporter durant quelques minutes. Ainsi il espérait prendre l’autre garde à revers et l’endormir sans essuyer son feu. Lorsqu’il eut fait un quart de cercle, il releva la tête et vit l’homme un genou à terre, carabine à l’épaule, regardant dans l’autre direction.

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