Le petit déjeuner n’étant pas servi dans les chambres, on pouvait le prendre dans l’immense salle à manger, autour d’une table ovale qui recevait facilement une centaine de personnes. Les nounous noires, rondes et joyeuses, allaient et venaient, apportant du café, du thé, du chocolat, des plateaux de toasts moelleux et grillés à point, servaient des œufs au bacon, des saucisses, des crêpes, du porridge, des jus de fruit. Il y avait, chose étonnante aux U.S.A., des croissants, des brioches, des petits pains chauds. Bref, une débauche de nourriture sympathique, incitant à dévorer.
L’ambiance était chaude, survoltée. Chacun commentait le film projeté après le repas du soir, la veille. Un film de politique-fiction tourné pour un usage hors commerce par des acteurs inconnus mais excellents. Le sujet en était l’installation des régimes marxistes dans les quatre pays latins : Portugal, Espagne, Italie et France.
Maxime avait très mal dormi. Certaines images du film l’avaient profondément impressionné et il vit sur le visage de Clara des traces de fatigue. Elle lui avoua qu’elle avait eu un sommeil fragmenté. La veille, d’un commun accord, ils s’étaient séparés sur le pas de leurs chambres respectives.
Benito Rosario leur avait réservé deux places. Un peu en bout de table.
— Vous les entendez ? Ils sont surexcités… Le film était d’ailleurs très bien fait, crédible. Et l’arrivée des chars russes place de l’Etoile à Paris est vraiment une image finale assez angoissante.
— Oui, dit Clara, et vous aviez raison à propos du décor de cette vieille demeure sudiste. Hier soir, les gens ont frissonné et aujourd’hui essayent d’oublier le cauchemar, dans cette atmosphère raffinée et extraordinaire. Ils n’oublieront jamais. Ils rentreront dans leurs pays, avec, gravée dans leur corps et leur esprit, une intime conviction.
— Et il reste trois jours entiers. Je suppose que l’intoxication ira croissant… Je crains même qu’elle n’atteigne un paroxysme, murmura Benito Rosario.
Maxime Carel regarda l’Italien d’un air étrange.
— Vous n’êtes pas d’accord ? fit ce dernier.
— Le mot intoxication m’a surpris, avoua le Français. Dans le fond, si nous sommes ici c’est que nous l’avons voulu et que nous sommes anticommunistes, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr, souffla Benito Rosario en détournant les yeux.
Il prit un toast, le beurra, étala de la confiture de fraise dessus. Clara, surprise, regardait alternativement les deux hommes.
— Ne le seriez-vous pas vous-même ? fit Maxime têtu.
— Ecoutez, mon vieux… je n’aime pas qu’on me bourre le crâne… J’ai de bonnes raisons d’appréhender le collectivisme, mais je n’ai aucun goût pour le fascisme non plus. Malgré l’amour de ma mère pour Mussolini… Je traîne ce prénom comme un boulet depuis ma naissance… Ça n’a pas été très drôle… Et puis, j’ai vu la déroute de mes parents… Mon père, un faible qui avait laissé faire sa femme, entraîné dans des histoires impossibles, jusqu’à la République de Salo… Ma mère devenue hystérique, qui portait une sorte d’uniforme allemand vers la fin…
— Que faites-vous ici, mon vieux ? souffla Maxime. Simple curiosité personnelle ou bien avez-vous d’autres buts cachés ?
Très pâle, Rosario mastiquait son toast avec effort. Il n’arrivait pas à avaler.
— Je vous en prie, Maxime, murmura Clara prise de pitié pour l’Italien. Cela ne nous regarde pas.
— Ne me prenez pas pour un inquisiteur, dit Maxime. Mais personnellement je me suis arrangé pour réussir ces tests et venir voir de près ce qu’on attendait exactement de nous.
— Attention, Pochet…, avertit Clara sans remuer les lèvres.
Le syndicaliste arrivait, une cigarette aux lèvres, jovial, décontracté, mais ses yeux bleus sans cils trahissaient sa nature soupçonneuse.
— Ça marche, les amis ?
Il se tenait debout derrière eux, comme un pion qui surveille une table de réfectoire.
— Vous parliez du film ? Un sacré machin, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Clara, un chef-d’œuvre.
— Vous savez que nous allons faire une partie de chasse ce matin ?
Brusquement, Maxime se souvint que l’une des trente-quatre questions du fameux test demandait si l’on aimait la chasse. Il avait répondu oui. Il accompagnait son grand patron en Sologne, s’attirant évidemment les sarcasmes de Patricia sa femme.
— Vous chassez ? demanda-t-il surpris à Clara.
— Oui, cela m’arrive… Moi aussi je suis invitée en Sologne.
Comment savait-elle pour lui ? se demanda Maxime.
— Mais que chasse-t-on par ici ? demanda Rosario. On dit qu’il y a de grosses grenouilles…
— Amusant, fit Marcel Pochet qui n’appréciait pas. Mais le domaine est grand… On trouve des marais remplis d’alligators.
— J’ai horreur de ces bêtes, fit Clara en frissonnant.
— Il y a des tortues dangereuses, mais aussi des sangliers… Mais le domaine à une spécialité… Le buffle africain. Il y en a une centaine en liberté.
Maxime Carel se souvint qu’il serait un jour admis à accompagner son grand patron à un safari… Son grand patron aimait particulièrement la chasse aux buffles, au Kenya. L’animal le plus dangereux du monde, disait-il.
Tout de suite après le petit déjeuner eut lieu la distribution des carabines calibre 375 HH Magnum, à quatre coups.
On les embarqua dans des Land-Rover. Ils se retrouvèrent tous les trois avec un Espagnol et un Français. On les abandonna dans une sorte de savane immense où ne poussaient que quelques arbres, à l’affût derrière un énorme magnolia.
Ils attendirent dans une atmosphère tendue, essayant d’échanger des plaisanteries mais sans être dupes de leur nervosité. Ce fut l’Espagnol qui le premier aperçut le nuage de poussière. Il avait déjà effectué des séjours en Afrique et ne cacha plus son inquiétude.
— D’après mes souvenirs, ils sont au moins cinq qui foncent vers nous.
— Nous sommes cinq précisément, constata Rosario très pâle.
— Le buffle furieux ne renonce jamais à sa victime, dit encore l’Espagnol. Si nous en manquons un seul nous sommes perdus… Je ne comprends pas qu’ils ne nous aient pas laissé la Land-Rover.
Bientôt ils aperçurent les formidables animaux. Enormes, puissants, mais le plus étonnant était leur couleur.
— Je n’ai jamais vu de buffle rouge en Afrique, haletait l’Espagnol. Choisissez vite vos bêtes !…
Maxime leva les yeux vers la première branche du magnolia située à cinq mètres. Aucun espoir de ce côté-là si l’un des buffles en réchappait.
— Pas possible, on les a barbouillés de peinture, hurlait l’Espagnol. Je prends celui du milieu…
Il s’agenouilla, visa longuement avant de tirer. La bête parut basculer sur ses pattes avant soudain repliées sous elle, son arrière-train se souleva et dans un nuage de poussière le buffle disparut. L’autre Français avait également tiré, mais sa victime, blessée à une patte, galopait encore. Il tira une nouvelle fois. Rosario tira trois fois, réarmant à chaque coup, finit par atteindre son but. Il restait deux buffles à moins de dix mètres, lorsque Clara tira.
Mais le recul de l’arme la surprit et elle faillit tomber. Maxime, voulant la soutenir, tira un peu au hasard.
— Attention ! cria Rosario.
L’un des buffles venait de dépasser le magnolia, pivotait sur ses pattes arrière avec une légèreté inouïe. Il s’immobilisa, racla deux secondes l’herbe sèche et repartit à l’attaque.
A quelques mètres du groupe, il s’abattit soudain d’un bloc. Une Land-Rover venait de surgir avec H.H. debout à l’arrière, l’arme encore à l’épaule et qui riait comme un fou. L’Espagnol put abattre la dernière bête, tandis que Maxime achevait le buffle blessé.
— Pas commode, hein ? disait H.H.
Il leur tapait sur l’épaule, s’esclaffait. Lorsque Maxime s’assit dans le véhicule, il constata que ses jambes tremblaient. Clara se mit soudain à pleurer dans ses mains.
— Nourriture spéciale, expliquait le chauffeur, pour leur donner coloration rouge.
De retour dans la belle demeure, ils apprirent que le groupe principal des fauves s’était dirigés vers eux. Comme un fait exprès, pensa Maxime qui ne parvenait guère à croire au hasard.
Juste avant le repas, Rosario réussit à le prendre à part :
— Nous avons failli y passer… J’ai comme l’impression qu’on a voulu nous flanquer la frousse.
L’après-midi, ils assistèrent à une conférence faite par H.H. lui-même qui, avec son humour habituel, raconta ce qu’avait été l’affaire chilienne. Il ne cachait pas le rôle qu’il y avait pris, expliquait complaisamment comment « ils » avaient eu la peau d’Allende.
Maxime avait déjà lu des articles, des livres sur la question, mais il était quand même fasciné. Il n’avait jamais vu un homme aussi satisfait de lui qu’Harlington. Il s’esclaffait sur certains détails dramatiques, n’avait même aucun respect pour les gens qui avaient trouvé la mort dans les événements.
Il ne choquait pas. On riait avec lui, on applaudissait.
— Le conditionnement est d’une rapidité déconcertante, constata Rosario. Maintenant que sont éliminés des types comme Charvin, votre compatriote, tout va aller très vite.
Après cette conférence, on les invita à se défouler dans des salles de sports. Maxime qui aimait bien le karaté se retrouva avec une dizaine de personnes face à deux moniteurs dont un du type asiatique. Ce fut ce dernier qui leur parla :
— Il est nécessaire que dans vos villes, vos villages, vous apparteniez à un club de combat. Pour vous ce sera le karaté, pour d’autres le judo ou le close-combat. Vous devez tenir compte de la psychologie de ceux qui désirent apprendre un moyen de self-défense. Dans la plupart des cas c’est la peur qui les dirige vers les clubs. Les statistiques sont formelles. Il y a ensuite le besoin de s’affirmer et enfin en dernier lieu le goût de l’exercice physique. Si vous devenez l’un des dirigeants de ces clubs, vous entrerez en contact avec une partie fort intéressante de la population, celle qui répondra le mieux à vos sollicitations en cas de besoin. Vous pourrez même en engager certains dans vos entreprises et leur confier des fonctions parallèles de surveillance et de maintien de l’ordre.
— Cela n’est valable que dans une période antérieure, fit remarquer quelqu’un. Mais si par la suite les Rouges sont les maîtres, croyez-vous qu’ils nous laisseront faire ?
— Vous avez douze mois pour mettre ces projets à exécution. N’oubliez pas une chose : vous aurez besoin de gens favorables en cas d’élection au sein même des entreprises et l’apport de ces sportifs ne sera pas négligeable.
L’autre professeur de karaté prit la suite et étendit le sujet à tous les sports en général.
— Si je m’en tiens aux statistiques, il existe dans vos pays respectifs une majorité de sportifs favorables au statu quo politique. Si je prends le cas de la France, athlètes, coureurs cyclistes, rugbymen et footballeurs ont été choyés par le pouvoir en place. On les a décorés, invités comme des grands personnages, on leur a fourni des places confortables. Il faut cultiver cela et faire encore plus. Le temps vous presse, mais vous pouvez parvenir à des résultats intéressants. Une planification populaire du sport risquerait d’amener dans les équipes un nombre élevé de bons éléments qui, faute actuellement de promotion, ne se seraient pas révélés. Or, l’élite actuelle, sportive malgré ses déclarations, verrait peut-être d’un mauvais œil cet afflux de bons espoirs… Il faudrait ramener leur salaire à de plus équitables proportions. Le sport professionnel serait peut-être sérieusement atteint… Au bénéfice d’un semi-amateurisme… Faites donc réfléchir vos amis sportifs sur ces questions-là… Maintenant, messieurs, nous allons faire quelques échanges.
Maxime se défendit honorablement contre plusieurs adversaires mais fut choqué de constater quelle hargne ils mettaient à combattre. Il avait eu l’impression qu’au moins deux d’entre eux avaient vraiment cherché à lui faire mal.
En sortant de la douche, il remonta dans sa chambre, alluma un Wilde Havana et resta songeur devant sa porte-fenêtre.
— Oui, entrez, dit-il lorsqu’on frappa.
Clara pénétra dans la pièce. Elle portait une bande au poignet.
— Je me le suis foulé… Une espèce d’imbécile l’a stupidement tordu au cours d’une prise. J’ai bien cru qu’il voulait me le casser.
— Vous aussi, fit-il, vous avez remarqué qu’ils y mettaient un peu trop de cœur.
Au repas du soir, Rosario qui pratiquait également le karaté mais avait combattu dans une autre salle leur fit part de sa surprise.
— J’ai reçu un sale coup au bas-ventre, dit-il, et j’ai failli rendre tripes et boyaux… Je crois que désormais nous allons vivre au sein d’une violence de plus en plus grande…
— Le paroxysme dont vous parliez ce matin ?
— Exactement.
Le soir il y eut encore un film mais apparemment authentique cette fois. En fait, il s’agissait de bandes de propagande réalisées par la C.I.A. dans quelques pays communistes du Sud-Est asiatique. On y voyait des scènes révoltantes de tortures de paysans par les Viêt-cong, un charnier découvert au Cambodge lors d’un repli des Khmers rouges. L’émotion était habilement graduée et fut à son comble lorsque apparut sur l’écran un monceau de cadavres d’enfants. Le film avait été soi-disant tourné en Corée lors de la guerre entre le Nord et le Sud. Maxime pensa qu’ils ne possédaient aucun point de référence pour avoir vraiment une certitude. Il y avait eu des massacres de part et d’autre et il trouvait certains détails assez suspects. L’aspect des cadavres, par exemple, ne lui paraissait pas indiquer qu’ils avaient été enterrés puis déterrés comme le prétendait le commentaire.
Et puis, soudain l’écran s’éteignit et la lumière jaillit dans la salle de cinéma avec une impitoyable cruauté. Chacun sursauta, assailli par des milliers de watts. Des projecteurs d’angle, véritables sunlights, emprisonnaient l’assistance dans une éblouissante puissance.
H.H. bondit sur la petite scène. Grave, le visage fermé, il tenait un papier à la main. Sa radicale transformation, il portait en outre un costume foncé, très strict, avec chemise blanche et cravate sombre, trancha avec sa bonhommie débraillée des autres jours.
— Mes amis !
Il agitait un papier et le silence fut tel que chacun donna l’impression de retenir sa respiration.
— Mes amis… Vous êtes tous là bien tranquillement installés… Vous avez passé une bonne journée… Vous êtes magnifiquement reçus dans ce domaine sudiste où il fait si bon vivre. Vous avez conscience de vos responsabilités futures, mais vous vous dites que pour l’instant la vie vaut vraiment la peine d’être vécue, surtout dans de telles conditions. Seulement la réalité est toujours présente, sinistre et menaçante…
Maxime pensa qu’il allait annoncer quelque événement international inquiétant qui arriverait juste à point pour échauffer encore plus les esprits.
— Le ver est dans le fruit, mes amis… Ici même…
Malgré lui, Maxime regarda Rosario assis à sa droite. L’Italien fermait à demi les yeux et lui paraissait très pâle.
— Oui, mes amis, je suis informé qu’il se trouve parmi nous des agents de l’Internationale subversive.
Il y eut des exclamations, puis des cris de colère.
— Ces gens-là s’imaginent qu’ils peuvent s’immiscer sans mal dans nos clubs, qu’ils peuvent nous pénétrer avec leurs intentions dangereuses, leur idéologie de cauchemar, mais depuis longtemps nous avons mis sur pied un service de renseignements qui marche à la perfection.
— Des noms ! cria quelqu’un.
— Oui, des noms !
— Nous voulons savoir !
Clara prit la main de Maxime et la serra dans la sienne. Et Maxime trouva ce geste réconfortant. Il n’avait rien à redouter mais se souvenait de ce que lui disait Patricia : « Dans notre société traumatisée, la vue d’un gendarme nous inquiète toujours même si nous n’avons absolument rien à nous reprocher ». Il n’osait pas regarder Rosario, certain que l’Italien ne pouvait cacher sa propre anxiété.
Les bras en croix, H.H. réussit à imposer le silence.
— J’aimerais bien vous donner des noms, mais pour l’instant je manque d’informations précises. On sait que plusieurs personnes ont réussi à s’infiltrer parmi nous… Je crois que nous n’aurons pas d’autres précisions avant demain matin…
— Nous n’allons pas quand même rester les bras croisés ! lança un homme avec un fort accent espagnol.
— Non, bien sûr, répondit l’Américain. Aussi je vous propose de faire vous-même une enquête serrée. Je suis certain qu’avant de rejoindre nos chambres nous pourrons facilement identifier ces gens-là…
— Qu’en ferons-nous ? demanda toujours le même.
H.H. haussa les épaules :
— Que voulez-vous que nous en fassions ? Nous les jetterons à la porte tout simplement.
— Non ! cria une voix de femme, l’épouse d’un délégué français. Ce serait trop facile… Ces individus se permettent de nous espionner et ils s’en tireraient sans mal ?
C’était une personne assez grosse, vêtue avec élégance et dont Maxime ne reconnaissait plus le visage. Il avait été frappé par l’expression aimable et presque maternelle de cette femme depuis le début de leur séjour aux U.S.A.
— Légalement, nous ne pouvons rien faire, disait H.H.
— Les communistes ne sont pas acceptés chez vous…
— Croyez-vous trouver des cartes du parti sur eux ? répondit H.H. avec un sourire.
Il y eut des petits rires. Mais sans trace de joie ou de mépris. Des rires sinistres.
— Ce serait quand même trop facile, lança la femme en s’asseyant.
— Que proposez-vous pour dépister ces espions-là ?
— Je pense que chacun devrait réfléchir et écrire ses propres conclusions, dit H.H.
— Mais n’est-ce pas de la délation ?
Maxime tourna la tête vers le petit homme âgé d’une soixantaine d’années, sec et étroit d’épaules qui venait d’intervenir.
— Toute société à le droit de se défendre, répondit H.H., et ici nous formons une microsociété à l’image de l’autre…
Ce ne pouvait être qu’une variété de test. On sondait avec à propos leur état d’esprit, leur conditionnement. Maxime en était tellement persuadé qu’il fut surpris que personne ne pose la question.
— C’est certainement un coup préparé, souffla-t-il à Rosario. J’ai bien envie de le dire et de démystifier toute cette histoire.
— Gardez-vous-en bien, répliqua l’Italien effrayé.
— Allons donc, vous n’allez pas marcher vous aussi ?
— Taisez-vous !
Maxime le regarda.
— Mais que vous arrive-t-il ?
Rosario transpirait. La sueur coulait de son front, des gouttes tombaient de ses sourcils fournis. Il les essuya d’une main tremblante.
— Je vous en prie, chuchota-t-il presque terrifié.
— Rosario, vous me devez une explication…
Mais la voix de H.H. l’obligea à regarder de nouveau devant lui. Cependant par de petits coups d’œil en coin il continuait d’observer son compagnon.
— Nous allons aussi examiner les tests que vous avez passés… Nous vous avions promis de vous les rendre. C’est ce que nous allons faire, mais en constituant des commissions… Mettons des groupes de dix personnes qui éplucheront les réponses données… Je suis certain que votre perspicacité fera merveille.
Comme quelques protestations s’élevaient, il reprit sa gouaille habituelle :
— Voyons, il n’y avait rien de confidentiel dans ces fiches… Est-ce qu’il se trouve quelqu’un parmi vous qui regrette ou ait honte de ce qu’il a écrit l’autre jour de sa propre main ?
Bien évidemment il n’y avait personne.
— Constituez-vous en commissions…
Tout le monde se levait.
— Je reste avec vous, murmura Clara. Je n’ai pas envie de me retrouver avec d’autres personnes que je ne connaîtrais pas.
— Vous avez l’intention d’obéir ? demanda Maxime Carel.
— Mais… pas vous ?
Maxime secoua la tête.
— Non… Je vais me coucher… J’en ai assez supporté pour ce soir.
Comme il parlait haut, plusieurs têtes se retournèrent pour le regarder. Il resta calme.
— Vous restez ?
— Ne faites pas ça, dit Rosario, vous allez vous rendre suspect.
— Voyons, ce serait absurde… Bonsoir ! Tranquillement il se dirigea vers la sortie.
Mais il aperçut un homme qui marchait vite dans une travée et qui allait lui barrer le chemin, Marcel Pochet.
Il ne chercha nullement à accélérer et soudain se trouva en face du syndicaliste.
— Vous partez ? lui demanda l’homme.
— Je vais me coucher.
— Vous ne participez pas à l’enquête ?
— Je suis fatigué. J’ai fait mon plein d’émotions aujourd’hui et j’estime que c’est suffisant.
L’autre glissa une cigarette entre ses lèvres molles.
— Désapprouveriez-vous, par hasard ?
— Cela me regarde, dit Maxime. Je vais me coucher tout simplement. Bonsoir.
— La conscience tranquille, hein ?
— Pourquoi pas ?
— Vous allez peut-être écrire à Mme Carel ? Cette allusion à Patricia aurait pu l’alerter mais elle lui fit voir rouge.
— Mêlez-vous de vos affaires, mon vieux ! Dans sa chambre, il fuma nerveusement un dernier cigare sur son balcon. La nuit était tiède, parfumée par les hibiscus et le jasmin. Toute la douceur de vivre du monde environnait l’immense demeure d’un écrin paisible, tandis qu’au rez-de-chaussée des hommes et des femmes devenaient fous, basculaient dans l’hystérie. Il ne voulait pas devenir le complice de cette mini-chasse aux sorcières. Même pas le témoin.
Il allait se mettre au lit lorsqu’on frappa. Croyant que Clara avait fini par adopter la même attitude que lui, s’en réjouissant, il alla ouvrir.
Ils étaient trois. Pierre Montel, sa femme et Marcel Pochet.
— J’allais me coucher, dit-il surpris. Je ne me sens pas en forme.
Ils le fixaient en silence. Il remarqua que la femme de Montel avait les bras le long du corps et qu’elle serrait les poings, tandis que sa respiration était rapide, comme si elle avait du mal à maîtriser une immense colère.
— Nous désirons vous interroger, dit brutalement Marcel Pochet.
— M’interroger ? Vous dites m’interroger ? s’indigna Maxime. Etes-vous devenus fous ?
— Je vous en prie, Carel, murmura Pierre Montel, soyez coopératif.
— Oui ! hurla soudain sa femme. Vous interroger sur votre sale gauchiste de femme. Vous allez nous dire si c’est l’Internationale terroriste qui vous a chargé de nous espionner.