CHAPITRE II

Il bascula du lit sur la moquette, se redressa lentement une fois qu’il eut repéré la baie vitrée. Une main sur son front douloureux, il tituba vers la vague luminosité, s’empêtra dans le système qui commandait l’ouverture des rideaux, grimaça. Impossible d’ouvrir, bien sûr. Le sacré saint air conditionné. Pas moyen de respirer une bouffée d’air même pourri par l’oxyde de carbone. Dans ce pays le gaspillage fou continuait. Chaque fois il en restait stupéfait, avait beau se dire qu’un jour peut-être les séparatistes canadiens couperaient le courant qui alimentait l’immense métropole, en gardait l’impression d’un gâchis démentiel.

Au lieu de pénétrer dans la salle de bains, il entra dans le « closet » sorte de dress-room, s’emmêla dans ses vêtements accrochés, ressortit avec un pantalon autour du cou, aperçut les fesses de Clara Mussan étendue nue sur le ventre, pensa qu’elle avait une jolie cambrure, essaya de se souvenir comment un copain médecin appelait ça, ne put rien extraire d’un cerveau enfumé par la tequila. Ils avaient terminé dans un Rancho Mexicain de la 44e Rue Ouest. Les haricots noirs furieusement épicés leur avaient donné une soif féroce et une furieuse envie de faire l’amour. Ils avaient eu le tort de trop étancher la première et n’avaient satisfait la seconde que médiocrement, dans un demi-sommeil et sans la moindre fantaisie.

Dans la salle de bains il obtint un soda glacé, le but d’un trait, se regarda dans la glace, eut un rire idiot en apercevant son pantalon en guise d’écharpe. Il le jeta à terre, se rendit compte que ce mal sourd au bas-ventre était simplement dû à une érection proprement insensée. Le chile. Patricia n’en serait pas revenue mais c’était Clara Mussan qui était dans sa chambre. C’était la troisième nuit qu’il passait au Sheraton. La première chacun s’était couché tôt. La seconde, sortie en bande avec Pierre Montel, Perney de Viel directeur général de sa boîte, Marcel Pochet et quelques autres. Des bonnes femmes emmerdantes. Clara et lui avaient mis au point leur fugue du troisième soir. Et voilà.

Il retourna dans la chambre. La jeune femme écartait légèrement ses longues jambes, laissant soupçonner une ombre moite. Il ne se souvenait même pas si elle était une blonde authentique. Quelle cuite ! Il s’approcha du lit bas fait pour une personne et devant mesurer un mètre dix de large. Non, jamais il n’avait vu une croupe aussi ronde, aussi provocante.

— Accentuation de l’ensellure lombaire, dit-il à voix haute.

En réponse, Clara Mussan roucoula quelque-chose d’incompréhensible. Sans plus hésiter, il progressa à genoux entre ses jambes. Sans paraître s’éveiller, elle les replia légèrement pour qu’il puisse la pénétrer.

— Oh, fit-elle avec un étonnement paresseux, c’est une aubergine ou quoi ?

Il en fut très flatté dans son amour-propre. Lorsqu’il se retira, il restait en pleine forme et accoudée sur le côté droit elle put le constater et commença de l’entretenir d’une main habile. Il vit seulement qu’elle était vraiment une blonde authentique.

Tout en se caressant mutuellement, ils échangèrent quelques constatations sur la soirée de la veille, pas d’accord sur le nombre de verres de tequila qu’ils avaient vidés. Ils avaient encore des grains de sel sur les mains puisque après chaque gorgée il fallait obligatoirement lécher un peu de sel.

— On ne va pas être frais aujourd’hui, dit Maxime Carel. Or, il paraît que c’est une journée capitale.

— Tu penses, des bla-bla sur le self made man idéal, sur la cordialité en affaires ou le fairplay. J’en ai ras le bol.

— D’après Pochet ce sera différent… Vraiment différent, dit-il les yeux fermés car la main de la jeune femme était particulièrement efficace.

Il jugea plus courtois de la prévenir.

— J’aime bien voir, dit-elle avec un sourire grivois. Ça ne te fait rien ?

Ça ne lui faisait rien. Il essaya de soutenir la conversation, dut marquer quand même une petite pause lorsqu’il explosa entre les doigts de Clara Mussan. Ensuite il eut la bouche trop occupée pour le faire mais elle ne cessait de parler d’une voix haletante, tandis qu’il lui rendait la pareille.

— On va encore s’emmerder, tu verras…

Il pensait, supposant qu’elle-même avait été en partie dupée, qu’elle devait ignorer que le congrès avait un autre but. Qu’il allait se transformer en séminaire inquiétant sur la mutation politique de leur pays. Sans le moindre complexe, elle poussa de petits cris ravis lorsqu’elle eut son orgasme.

Tandis qu’elle prenait un bain, il se rasait, pestait contre sa peau que l’alcool hérissait.

— Il paraît que les clubs sont quelque peu surveillés en ce moment, Rotary, Lion’s, Dynamic… C’est toujours Pochet qui m’a raconté ça à l’aéroport de Washington. Tu sais qu’il est déjà venu à New York préparer le congrès ? Avec Montel ?

Elle renversait sa tête en arrière dans l’eau rendue turquoise par des sels Vikä. Ne dépassaient que sa bouche et son nez, la pointe de ses petits seins, et ses genoux.

— Préparer ce Congrès ? Que ! gaspillage !

— Pochet aurait préféré qu’on choisisse Rio de Janeiro ou Buenos Aires… Mais toujours dans un Sheraton… Curieux, non ?

Le regard brun se tourna vers lui, le toisa de la tête au ventre.

— C’est pas possible, pouffa-t-elle.

— Si, fit-il penaud… J’en suis surpris moi-même.

Elle agita une main au bout d’un bras doré où pétillaient des bulles de mousse, claqua des doigts. C’était fou. Trois fois au réveil ? Jamais il n’avait connu rien de tel.

— Le chile, hein ?

Oui, le chile, la nouveauté. C’était la première fois qu’il trompait sa femme. Et puis il y avait cette angoisse aussi forte que celle qu’il avait connue adolescent et qui de la même façon le dressait de façon incongrue dans les situations les plus délicates. En classe devant une interro ardue, sur le stade, car il appréhendait le saut à la perche. Elle le tirait doucement mais fermement, se redressait dans la baignoire. Il n’aurait jamais pensé que Clara Mussan fût capable de se comporter ainsi. Son rasoir dans une main il appuya ses cuisses contre le rebord de la baignoire.

Pour trouver un café convenable, ils durent chercher un bar italien. La mixture américaine, claire et anodine, ne pouvait rien contre leur gueule de bois.

Clara trouva même l’appétit de dévorer de petites tartelettes aux fraises.

— Ça commence dans un quart d’heure, lui dit-il. Il y a un type qui doit parler.

Ils se glissèrent séparément dans la salle de conférence. Clara d’abord, puis lui une minute plus tard. Pochet lui fit signe et il dut s’asseoir à côté de lui.

— Alors, elle vaut la peine ? demanda le syndicaliste en clignant de l’œil et désignant Clara assise deux rangs à l’avant.

Le président de l’International Dynamic Club prenait la parole, le dispensant de répondre. En quelques mots il annonça l’orateur, un certain Adriano Franca, qui dirigeait une fabrique de matériel sanitaire à Lisbonne.

Maxime Carel qui était sur le qui-vive fut d’abord déçu par l’insignifiance de ce début d’exposé. Puis peu à peu il écouta avec beaucoup d’attention.

— L’essentiel, pour nous autres, disait Adriano Franca, était de tenir compte d’une alliance étroite entre le parti communiste portugais et le parti socialiste de Soares. Certes cette alliance était fragile et vulnérable mais mieux valait prévoir le pire. Dès lors nous savions une chose. Ces deux partis nous soupçonnaient de conspirer contre les nouvelles institutions. Notre tactique fut de les renforcer dans cette méfiance mais en essayant de les éloigner l’un de l’autre dans le choix des moyens de faire front et je puis dire aujourd’hui sans la moindre forfanterie que nous avons réussi. Nous avions des amis dans le parti socialiste et ceux-ci se sont beaucoup dépensés pour faire admettre à ces gens-là que le socialisme n’est concevable que dans le respect des institutions démocratiques bourgeoises. Et que ces institutions-là ne peuvent se maintenir qu’avec l’appui de l’étranger, c’est-à-dire des multinationales.

Il marqua un temps d’arrêt, l’air très satisfait de lui-même malgré ses allégations d’humilité.

— Et le parti communiste portugais craignant d’être isolé sur la gauche a dû reconnaître que l’étatisation de nos filiales constituait un obstacle difficile. Du coup il a été obligé de nous traiter avec compréhension, tombant irrémédiablement dans le piège et, soyons juste, sachant qu’il y tombait. Par cette attitude il n’a plus offert une image très pure, a perdu de sa crédibilité et de sa marge de manœuvres. De ce fait il glisse de plus en plus sur une pente savonneuse qui l’entraîne vers la droite et à des concessions économiques qui le déconsidèrent[1]. Ainsi, grâce à notre action, s’est créée entre les deux formations une crise profonde qui se prolongera longtemps. Nous avons pu éviter non seulement l’étatisation mais tout désordre social dans nos entreprises. Les salaires n’ont pas subi de hausses exorbitantes car les politiques ont su freiner les projets des syndicats.

Marcel Pochet assis à côté de Maxime approuvait par de petits grognements.

— Nous avons ainsi créé une nouvelle coalition de classe en temps de crise, mais chose tout à fait nouvelle, il s’agit d’une coalition, d’une stratégie de masse pour ce que nos ennemis appellent la bourgeoisie. Ainsi naissent de nouveaux rapports de production. Si l’Etat est faible, il ne peut nous donner des garanties. Au contraire lorsqu’il devient plus fort, il doit obligatoirement se montrer plus coopératif avec les multinationales. Il consacre nos règles sacrées : convertibilité de la monnaie, rentabilité, libre échange.

Adriano Franca observa de nouveau un court silence. Peut-être espérait-il des applaudissements mais chacun paraissait plongé dans ses réflexions.

— En fait il n’y a qu’une politique pour échapper à ces processus. C’est celle que mène actuellement le Cambodge qui fait table rase de tout ce qui existait, ne tient compte de rien, retourne à une économie agricole et à une industrialisation légère. Mais aucun parti socialiste ou communiste de l’Europe n’accepte ce modèle. Donc, loin de désespérer, et ici je songe surtout à nos amis français, italiens et espagnols, gardez bon espoir mais soyez vigilants. Nous sommes, je veux dire que les grandes multinationales sont derrière vous pour vous soutenir et vous aider à résoudre vos problèmes.

— Et si ça ne marche pas, fit Marcel Pochet entre ses dents, il reste aussi l’exemple du Chili.

— Mais pour en rester au Portugal, je peux vous assurer que le gouvernement actuel se trouve engagé, de façon irréversible, sur une pente qui accélère son mouvement. La combativité du mouvement populaire se trouve jugulée et désormais ce gouvernement ne pourra plus remettre en question la loi de la valeur. Et dès que nous le pourrons, nous poserons de nouvelles conditions encore plus exigeantes.

Pour Maxime Carel l’essentiel avait été dit même si l’orateur reprenait certains côtés obscurs de son exposé de façon plus simple. Il se sentait soulagé. En somme on leur offrait un exemple absolument légal de lutte contre un gouvernement de gauche. Il avait redouté autre chose, l’examen de procédés plus violents, plus dangereux.

— C’est pas mal, souffla Pochet à son oreille, mais ce n’est qu’un premier stade.

Du coup il perdit de nouveau sa sérénité. Ce type avait le don de lui mettre les nerfs à vif.

— Que voulez-vous dire ?

— Que l’exemple du Portugal n’est peut-être pas applicable à notre pays. Là-bas, le P.C. était terriblement stalinien. Et tout avait commencé par une révolution de type gauchiste. Les gens, une bonne partie du moins, avaient vite eu marre de toutes les conneries, autogestion, confiscations agraires, parlotes interminables et tout le cirque. Il ne faut quand même pas oublier que si par malheur la gauche arrive au pouvoir en France, ce sera de façon légale. Il y aura cinquante et un pour cent, peut-être plus, de gens qui auront voté pour un changement de régime. Et dans le programme commun, chapitre II de la 2e partie, sont prévues les nationalisations d’I.T.T. France, d’Honeywell-Bull, Pechiney Ugine Kullman, Saint-Gobain, Pont-à-Mousson, C.G.E… Au Portugal, tout a dû s’improviser. Personne n’avait prévu le 25 avril 1975.

Au cours du déjeuner qui suivit, Maxime resta songeur, mangea sans appétit si bien que Clara Mussan lui demanda à l’oreille, lorsqu’ils sortirent de table, s’il était fatigué. Avec une intention ironique.

— Pas du tout, fit-il en faisant un effort. Je réfléchis tout simplement.

Il pensait surtout à sa femme. A ses réactions si elle avait assisté à cette séance. La plupart des femmes des membres du Club étaient présentes et Patricia aurait très bien pu en faire autant.

— Dommage qu’on ne puisse aller faire une petite sieste mais il y a quelque chose de prévu pour cet après-midi.

— Mais le programme nous laissait quartier libre, fit-il surpris.

En fait, il était heureux de cet empêchement. L’effet du chile avait fini par s’estomper et il ne se sentait nullement disposé à faire l’amour.

— Improvisation, mon cher, dit-elle amusée.

Ce fut Hugues Harlington qui prit la parole vers les 15 heures dans la salle des conférences.

— Mes amis, dit-il, vous savez que ce congrès est avant tout destiné à resserrer notre solidarité de responsables économiques face à la montée du péril marxiste. Nul n’est dupe de l’importance de cette rencontre. Le fait que vous soyez là me le prouve amplement.

— J’aime ce style, dit Pochet qui décidément s’arrangeait toujours pour se tenir à ses côtés. Au moins il ne mâche pas ses mots et on comprend bien ce qu’il veut dire.

— Nous avons pensé que les deux derniers jours de ce voyage pourraient être réservés à la visite d’un Centre d’Etudes et de Recherches que le Club a organisée dans un Etat du Sud des U.S.A. Mais évidemment nous ne voulons forcer la main à personne. Certains d’entre vous peuvent penser qu’ils n’ont nul besoin de recevoir un enseignement spécialisé pour faire face à des difficultés d’un genre nouveau.

Lui aussi marquait des pauses, mais c’était pour mieux juger de l’intérêt de son auditoire. Il ne cherchait nullement les applaudissements. Derrière ses lunettes fines, son regard restait froid.

— De toute façon entrent en jeu des motivations personnelles, des questions de santé également. N’ayez crainte, mes amis, on ne va pas exiger de vous d’apprendre à vous servir d’une mitraillette ou d’un cocktail Molotov…

Il y eut des rires un peu trop serviles au goût de Maxime Carel. Tous ces P.-D.G., ces cadres supérieurs qui disposaient d’une grande indépendance de travail et de pensée redevenaient des conscrits d’une autre formule. Il suffisait d’un type comme H.H. pour en faire des sortes de marionnettes.

— Si vous le voulez bien, nous allons vous demander de répondre par écrit à quelques questions.

Il y eut quelques murmures et H.H. les accueillit avec un sourire jovial.

— Ah ! je vois que ça rouspète du côté de nos amis latins… Français et Italiens sont décidément de perpétuels râleurs.

Gros rires.

— C’est une sorte de test en quelque sorte, dit un Français. Comme l’on en passe à l’armée.

— Bien sûr, boy… Nous voulons quand même être certains que nous ne dépensons pas en vain nos dollars. Vous nous connaissez, nous autres Yankees. Toujours réalistes !

Rires encore plus gros.

— Inutile de vous dire que vous ne regretterez pas le voyage. Tout est prévu et même un petit cadeau de compensation à votre retour en France. Mais ce sera la surprise et croyez-moi, boys, on ne s’est pas fichu de vous… Mais vous verrez ça plus tard.

— Si on commençait tout de suite et qu’on aille ensuite faire un tour en ville, demanda un Italien.

— Allons-y.

Un trio de jolies hôtesses distribuèrent les questionnaires. Maxime, comme bien des participants, fut étonné de recevoir une double feuille de questions. Il vit qu’elles étaient numérotées et au nombre de trente-quatre. Certaines exigeaient une réponse détaillée car une dizaine de lignes étaient prévues. Si la première page lui parut anodine, le reste lui sembla autrement corsé. Au hasard, il lut la question 17 : « Pensez-vous que l’expression « Internationale capitaliste » soit péjorative ? Si oui, expliquez pourquoi, si non, essayez de prouver en quoi cette conception vous paraît au contraire logique et justifiée. »

Sa première réaction fut de répondre qu’effectivement il n’était pas d’accord, se rendit compte qu’il allait en définitive utiliser les arguments que Patricia aurait pu lui souffler si elle avait été présente. Il lut aussi, plus loin, la question 23 : « Seriez-vous éventuellement décidé à vous battre, il s’agit d’engagement physique, pour défendre les idées de l’économie libérale et des libertés occidentales ? »

— Pas mal, pas mal du tout, dit Pochet. Il y a un tas de pièges là-dedans et pour répondre il faudrait au moins une demi-journée. On pourrait alors falsifier sa pensée et donner le change.

Pourquoi regardait-il Maxime en disant cela ?

— Mais je pense que les copies seront ramassées assez rapidement.

— Mes amis, disait précisément H.H., puisque, comme l’a demandé un honorable membre italien, vous avez envie d’aller vous dégourdir les jambes et de boire un pot, nous pensons qu’une demi-heure vous sera largement suffisante pour donner vos réponses.

— Hé ! protesta quelqu’un avec l’accent français. Nous pourrions les garder jusqu’à demain matin et y répondre dans le calme de notre chambre.

— Parce que vous croyez pouvoir le faire ce soir après une nouvelle visite de New York by night ? répliqua H.H. avec son humour perpétuel qui lui permettait de faire passer les choses les plus énormes.

Comme d’habitude il eut les rieurs de son côté et bientôt chacun s’absorba dans ses réponses. Maxime Carel pendant quelques minutes fut envahi par la tentation de répondre de telle façon qu’il ne serait jamais admis à la visite de ce centre d’études et de recherches. Mais une nouvelle fois sa femme Patricia vint à son secours. Du moins il crut l’entendre qui l’incitait à truquer au maximum. « C’est une occasion inespérée de connaître certains rouages secrets », lui disait-elle. L’hallucination fut telle qu’il faillit lui répondre. Il regarda autour de lui, surprit le regard de Pochet qui semblait le surveiller. Le syndicaliste devait certainement savoir depuis son premier voyage aux U.S.A. que ces tests seraient proposés aux membres du Dynamic Club.

Rapidement il répondit donc aux questions faciles sur son curriculum vitae.

— Messieurs, un instant.

Un gros homme venait de se lever. Il dirigeait une petite usine de sous-traitance pour la K.U.P.

— Nous sommes en train de nous offrir pieds et poings liés, dit-il de sa voix puissante. Imaginez qu’un tel document tombe un jour entre les mains de gouvernants qui nous soient hostiles. Ils auront beau jeu de nous mettre en accusation, de prouver, grâce à ce test, que nous sommes depuis longtemps des traîtres non seulement à un régime populaire, mais également à notre pays.

Décidément moutonniers, tous les gens présents parurent soudain effrayés et se mirent à protester avec de plus en plus de hargne.

— O.K. ! O.K. ! cria H.H. en montant sur l’estrade. J’ai oublié de préciser que ces tests vous seront rendus. Bien évidemment. Vous pourrez en faire ce que vous voudrez ensuite… Et si madame veut en confectionner des papillotes, je n’y suis pas opposé encore que nos firmes proposent des rouleaux pour les frisettes bien plus efficaces.

L’art de retourner une assemblée paraissait inné chez lui. Mais Maxime pensait plutôt qu’il s’agissait du fruit d’une longue expérience.

— Vous pourriez en prendre photocopie…

— Voyons, mon vieux, nous croyez-vous vraiment dotés de mentalités de voyous ? Nous sommes les membres d’un club qui prône l’honnêteté, le fairplay, la loyauté dans la conduite des affaires. Nous n’allons pas, du jour au lendemain, nous transformer en maîtres chanteurs tout de même. Le gros homme renonça. Il s’appelait Charvin et plus tard Maxime chercha en vain son nom sur la liste des heureux élus.

Maxime Carel s’efforça de répondre avec mesure, ne voulant pas non plus inspirer des méfiances s’il se montrait un trop farouche défenseur de l’Internationalisme capitaliste.

— Ça gaze ? lui demandait Pochet de temps en temps.

Il se contentait de sourire. Plus loin Clara Mussan le regardait en gonflant ses joues et en soupirant d’un air excédé. Cette petite séance d’écriture avait l’air de l’ennuyer profondément.

Lorsqu’il eut remis sa double feuille, il quitta la salle de conférence, alla boire un jus de fruit au bar de l’hôtel. Pierre Montel l’y rejoignit.

— J’espère que vous serez sélectionné, dit-il en commandant un scotch. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.

Il parlait, le cher président du club, comme s’il était certain que pour lui le problème ne se posait pas.

— C’était très important et j’espère que la gravité de l’affaire ne vous a pas échappé. Ce cher Hugues Harlington plaisante souvent, mais soyez certain que ce n’est pas un petit rigolo.

— Je m’en doute, répondit Maxime avec prudence.

Peu à peu les gens affluaient au bar mais personne ne parlait de ce qui venait de se passer. Maxime eut même l’impression qu’ils n’avaient qu’une hâte, oublier comme s’ils n’étaient pas fiers d’eux-mêmes et avaient honte.

— Vous parlez d’une corvée, dit Clara Mussan en le rejoignant. Je me suis arrangée pour ne pas être sélectionnée. Toutes ces histoires m’ennuient et je veux mener mon affaire à ma guise. Si Mitterrand et Marchais viennent au pouvoir, qu’y puis-je ? Je ne crois pas qu’on supprime d’un coup les entreprises de travail temporaire. Certes, on les réglementera sévèrement, mais ainsi des tas de margoulins seront éliminés…

— Avez-vous pensé que le plein emploi entraînerait rapidement votre disparition ? lui dit-il.

Voyant qu’elle perdait son sourire, il s’en voulut de lui gâcher son insouciance.

— Mais vous avez raison, inutile de s’en faire à l’avance.

— Vous croyez qu’on pourrait changer le cours des événements dans le cas où tout serait chamboulé ?

— Je ne sais pas, dit-il.

Malgré tout, son après-midi et sa soirée furent gâchées par la pensée qu’on était en train d’éplucher ses réponses. Pourquoi avoir donné de lui une image qui ne correspondait pas à sa personnalité ? Uniquement pour faire plaisir à Patricia et en savoir davantage sur ce qui se préparait quelque part dans le sud de cet immense pays ? Parce qu’il l’avait trompée avec Clara Mussan et cherchait en quelque sorte à réparer cette infidélité ?

— Je vous trouve tristounet, lui déclara la jeune femme alors qu’ils dînaient dans un restaurant grec de la 8e Avenue.

— Excusez-moi, dit-il.

— Des ennuis ?

— Pas du tout…

— Est-ce ce test qui vous préoccupe ?

— Je ne sais pas. Qu’en pensez-vous vous-même ?

Clara haussa les épaules, leva son verre de vin à la résine.

— Rien du tout. Je m’en fous. Je n’ai pas cherché à me faire sélectionner et il est possible qu’ils me jugent comme une sorte de gauchiste qui cache bien son jeu. Pourquoi vous inquiéteriez-vous si vous avez répondu en toute franchise ?

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