8

Lorsque je sors du RER, au milieu d’un groupe de quadragénaires cravateux et serviettes-en-cuirisés, la nuit est tombée.

Une nuit sombre, sans lune.

Le quartier où m’entraînent les souvenirs de ma dernière communication avec Fafnir (un Fafnir étonnamment silencieux depuis), me change agréablement des entrepôts et autres usines désaffectées auxquels m’ont, jusqu’à présent, habitué mes filatures.

Comme je n’ai rien d’autre à faire que marcher et gamberger, je songe avec amertume à mon téléphone oublié. Avec lui, j’aurais pu contacter mademoiselle Rose, et un autre que moi ferait claquer ses semelles sur le trottoir.

J’aurais pu également appeler ma mère et la prévenir que je serai en retard pour le dîner…

Un sentiment de tendresse mêlé de remords m’étreint le cœur. Pauvre maman, je ne t’épargne guère en ce moment !

— Que veux-tu lui faire payer en agissant de la sorte ? je me rabroue à voix haute.

Peut-être ne plus pouvoir, même un instant, essayer d’être un enfant.

Enfin… Je m’apitoierai sur moi-même une autre fois parce que, ce soir, c’est Nina qui est en fâcheuse posture, entre les mains d’un vampire.

Et, pour ne rien arranger, je suis son seul espoir.

C’est dire à quel point la situation est désespérée…


Voilà, on y est. Ou plutôt j’y suis.

Je me heurte à la grille fermée. Au fond du parc, le manoir brille comme une devanture de magasin. La lumière jaillit par toutes les fenêtres. Une musique de clavecin, assourdie, parvient jusqu’à mes oreilles. Une fête ? Il ne manquait plus que ça !

Ouvrir les portes, je connais. Il y a beaucoup d’ennuis qui en sortent ! C’est le tour que j’ai eu, pour l’instant, le plus d’occasions de pratiquer (c’est-à-dire deux fois en deux semaines : pour enfermer Fabio dans une cave et pour m’introduire dans l’appartement d’Ombe). Quand je me serai fait virer de l’Association pour désobéissance, négligence et mise en danger de la vie d’autrui, je pourrai toujours me reconvertir dans le cambriolage…

Je récupère dans ma besace de la poudre d’améthyste broyée (la pierre d’améthyste sert notamment à ouvrir, débloquer et défaire les verrous. Je radote ? C’est possible).

Puis je souffle une pincée de poudre dans l’imposant mécanisme.

— Equen anin latyat ando lintavë helin imirin ! Equen anin latyat ando lintavë helin imirin ! Je dis : ouvre-moi la porte rapidement, violette de cristal !

La serrure cède aussitôt et la grille s’entrouvre dans un grincement. Je me glisse à l’intérieur, me faufile dans l’ombre protectrice des grands arbres.

Je suis dans la place…

Un vrombissement me fait sursauter. Je pense immédiatement à un sort anti-intrusion et j’empoigne les pierres de mon collier. Mais il ne s’agit que de Fafnir, qui entame autour de moi une danse de la joie grotesque.

Je l’accueille avec quelques paroles réconfortantes :

— Man na ampolda ? Man na anirima ? Sina na fëalocë palantir ! Sina na Fafnir ! Man na ampolda ? Man na anirima ? Sina na fëalocë palantir ! Sina na Fafnir ! C’est qui le plus fort ? C’est qui le plus beau ? C’est mon étincelant dragon qui voit-au-loin ! C’est Fafnir !

J’éprouve un réel plaisir à revoir cet idiot.

D’abord parce que je l’aime bien. Sincèrement. Ces derniers temps – si l’on excepte ma mère en tenancière de salon de thé et la voix d’O dans ma tête – il a été ma seule compagnie.

Ensuite, parce que son apparition prouve que la propriété n’est pas celle d’un magicien. Dans le cas contraire, Fafnir aurait été rapidement grillé (dans tous les sens du terme…).

Cela signifie que les individus qui se cachent dans le parc ne bénéficient d’aucune protection magique.

Ça me soulage (une menace qui disparaît) et me déçoit en même temps (la magie au moins, je maîtrise). Mais ça ne change pas grand-chose. Pour Nina notamment…

Fafnir ayant cessé de faire le fou et s’étant réfugié dans une poche de mon manteau, j’entame une approche silencieuse.


La musique devient plus forte. Elle semble provenir de toutes les fenêtres à la fois. Tant mieux, les trilles du clavecin vont couvrir mon arrivée.

Je comptais me servir d’un arbre comme poste d’observation, mais ceux qui bordent l’antique gentilhommière se révèlent trop éloignés.

Heureusement, la bâtisse est couverte de lierre.

Je choisis une liane épaisse, capable de supporter mon poids. Puis je grimpe à la force des bras, mes chaussures de cuir dérapant contre le crépi de la façade, la sacoche cognant contre la pierre.

Je m’en sors étonnamment bien ! Hop, hop, chevauchant (en tout bien tout honneur) la corde lierre, je parviens en quelques mouvements à la hauteur des premières fenêtres. Sans que les muscles me brûlent, ma respiration à peine plus rapide.

Il y a trois jours, j’avais une épaule démise qui me faisait souffrir le martyre…

J’ai une pensée pour Ombe. J’aurais pu l’impressionner et elle n’est même pas là.

Coup d’œil dans la pièce. Mon cœur part en cloche : j’ai gagné le grelot ! L’étage consiste en une vaste salle décorée de miroirs, de tentures, de tableaux de maîtres. Sur le parquet ciré, des fauteuils Louis XV, des tables de jeu, des tapis somptueux. Et dans les fauteuils, autour des tables, sur les tapis… des vampires.

Une trentaine de vampires habillés de noir, manteaux et pantalons – et pour certaines d’entre eux de robes moulantes, fendues sur des corps superbes !

Je n’avais encore jamais vu de femmes vampires. Mon regard s’attarde longuement…

« Vas-y, rince-toi l’œil ! Ne te gêne pas !

— Hein ? Ombe, c’est toi ?

— Qui d’autre ?

— Ben, en ce moment, je ne sais plus. J’ai lancé un sortilège d’espionnage intégral et du coup, j’entends pas mal de voix dans ma tête.

— La magie, ça craint, je l’ai toujours dit…

— Je suis désolé pour tout à l’heure. Je t’ai harcelée avec mes questions. Je t’ai presque reproché d’exister… C’était nul. La seule chose qui compte, c’est que tu sois là. Que tu ne me laisses pas tomber.

— Merci, Jasper. Ça me touche. Beaucoup. »

Je la sens émue, dans son éther. Je chasse le silence avant qu’il devienne envahissant.

« C’est très chouette de venir me soutenir dans une mission difficile.

— Difficile ? Mouais, je vois ça. Petit coquin !

— Petit… coquin ?

— Tu bloques de façon bestiale sur tous les décolletés !

— Ah ! Mais pas du tout, j’évalue simplement la situation…

— Pitoyable. Tu mens comme un enfant de six ans. Je t’ai déjà dit que tu avais un problème avec le sexe, Jasper ?

— Oui.

— Et ?…

— D’accord, d’accord ! Que veux-tu que j’y fasse ? J’ai toujours été attiré par les filles inaccessibles !

— Donc c’est bien pour mater des vamps que tu te les gèles sur un rebord de fenêtre ?

— Non. Je cherche Nina.

— Nina ? L’Agent stagiaire ? Elle fricote avec les vampires ?

— Rectification : elle s’est fait enlever par un vampire. Un type qui répond au doux nom d’Aristide.

— Tu es sérieux ?

— Très sérieux.

— Il s’appelle réellement Aristide ?

— Oui. Et Nina s’est vraiment fait kidnapper.

— Si elle ne se cache pas sous les traits glacés d’une pouffe, alors elle n’est pas là. Faut bouger, vieux !

— C’est ce que j’allais faire. Je reprenais des forces !

— Bien sûr ! »

Je rêve ou les filles ont un sens de plus que les garçons ? Genre : « Inutile de me cacher quoi que ce soit, j’ai deviné ton manège ? »

J’empoigne à nouveau la tige ligneuse de l’Araliaceae et accède en ahanant au deuxième étage.

C’est vraiment réconfortant de sentir la présence d’Ombe (bon prince, je ne lui tiens pas rigueur de ses insinuations calomnieuses). J’ai presque l’impression de travailler en équipe.

La nouvelle fenêtre est celle d’une chambre qui sert de débarras.

Personne.

Prenant appui sur le rebord étroit, je me déplace latéralement, lentement (je vais finir par tomber, avec ces bêtises), très lentement.

La pièce suivante est occupée par deux vampires, plongés dans une conversation orageuse. De surprise, je manque basculer en arrière. Je me rattrape in extremis au gond d’un volet disparu.

« Tu les connais, Jasp ?

— Le grand costaud, c’est Aristide. L’autre, celui qui a le visage à moitié brûlé, c’est Séverin. Un maître vampire.

— Le trafiquant de drogue ! C’est pour son compte que les garous de Trulez gardaient l’entrepôt !

— C’est lui aussi qui a essayé de me tuer et que j’ai terrassé avec une crame solaire…

— Très drôle ! Ça veut dire qu’il te connaît aussi.

— Ouais, je suis grillé !

— Jasper… À ton avis, ils parlent de quoi ?

— J’en sais rien. La vitre est épaisse. Ça barde, en tout cas. Une chose est sûre : si Séverin est dans le coup, c’est sérieux. Trop sérieux pour moi.

— Appelle Rose, demande l’aide de l’Association.

— Je voudrais bien, mais… mais j’ai perdu mon téléphone. Autrement tu crois que je serais là, tout seul, à jouer les équilibristes sur la fenêtre d’une maison bourrée de vampires ?

— Euh… oui.

— Oui ? Comment ça, oui ?

— Je te crois capable de tas de choses débiles.

— Ah ah ah !

— Tu fais quoi, la ?

— Je suis en train de m’esclaffer – what else ?

Au secours… À force d’être lourd, tu vas tomber.

— C’est moi qui aimerais bien crier au secours. Et maintenant, je fais quoi ?

— Tu n’as pas une jeune donzelle à tirer des griffes d’affreux kidnappeurs ?

— Si, bien sûr. Je dois retrouver Nina, c’est ma priorité. – Article 8 : « L’aide à un Agent prime sur la mission en cours. »

— Chef oui chef !

— Alors au boulot, soldat ! »

Abandonnant les deux vampires à leur véhément conciliabule, je regagne la fenêtre ouvrant sur le débarras et retrouve le lierre.

Je me hisse au dernier niveau.

La margelle, plus large, me permet de poser un genou et de souffler avant de regarder à l’intérieur. Gagné : dans la soupente mal éclairée, cinq humains sont assis sur le sol, attachés les uns aux autres, les mains dans le dos et les yeux bandés ; bâillonnés.

Parmi eux, je reconnais la silhouette gracile et les cheveux roux de Nina.

« Tu es tombé sur le garde-manger, vieux.

— Et sur le garde garde-manger… »

Sur une chaise, près de l’entrée, un vampire a l’air de s’ennuyer immortellement.

Quelles sont les options ?

Je surgis dans la pièce, je parviens – je ne sais comment – à neutraliser le vampire et à détacher les prisonniers.

Ensuite ?

— Si les bruits de la lutte n’ont pas attiré les deux vampires du deuxième étage ou les trente autres du premier, je continue dans un murmure, j’exfiltre, dans le silence le plus complet, les humains par l’extérieur, grâce à une corde que je ne possède pas…

« Pas terrible comme plan.

— C’est ce que je me disais aussi.

— Au fait : un vampire a l’ouïe fine et le regard perçant. Comment ça se fait qu’ils ne t’aient pas encore repéré ? »

Je secoue mon poignet. La pierre et le bois gravés de runes font gling-gling.

« C’est magique, Ombe.

— Tu as d’autres tours dans ton sac pour sauver ces malheureux ?

— Pas eu le temps. Les événements me sont tombés dessus comme les reproches de Walter sur un pauvre stagiaire.

— Jolie, l’image !

— Je savais que ça te plairait. »

Je sors Fafnir de ma poche. Quelle que soit la solution envisagée ou la décision prise, je manque cruellement d’informations : configuration intérieure de la maison, nombre exact de vampires, emplacement des portes…

Sans oublier le sorcier, Otchi, que je n’ai pas encore vu.

Est-ce qu’il est reparti, est-ce que les vampires l’ont enfermé ? Éliminé ?

— Fafnir… A cenda i arta ar mardoryar… A nyarë nin… A tuwë yando ettelëa curuvar… Fafnir… A cenda i arta ar mardoryar… A nyarë nin… A tuwë yando ettelëa curuvar… Fafnir… Observe la forteresse et ses habitants… Raconte-moi… Et trouve le magicien étranger…

Le scarabée bourdonne et s’éloigne. Je sais qu’il parviendra à pénétrer dans la maison. Il ne me reste plus qu’à me montrer patient.

Je m’installe plus confortablement sur le rebord de la fenêtre.

« On attend, alors ?

— On attend. »

Je ramène machinalement le col de mon manteau autour de mon cou et serre mon écharpe. Mais je n’ai pas froid. Pourtant, ma respiration s’échappe en volutes de buée. Je me demande si c’est toujours l’action du collier protecteur, ou un trop-plein de magie qui met mon corps en surchauffe.

Je sors ma bouteille d’eau et apaise ma gorge irritée avec une longue goulée d’eau glacée.

« Pourquoi tu ris, Ombe ?

— Pour rien. Et puis je ne ris pas. Je me dis qu’on forme une fine équipe, tous les deux. Ou tous les trois, si tu comptes ton scarabée enchanté.

— Une fine équipe, oui. Dans laquelle c’est moi qui fais tout le boulot !

— Tu recruterais qui pour nous aider ? Si tu pouvais choisir celui ou celle que tu voudrais ?

— Mademoiselle Rose, sans hésiter.

— Pas Walter, pas le Sphinx ? Même pas Erglug ?

— Non, mademoiselle Rose. C’est bête, je sais, mais c’est la seule personne avec qui je me sens totalement en sécurité.

Ce n’est pas bête, Jasper. Et c’est un excellent choix.

— Ouais. Seulement elle n’est pas là et je suis seul. Cela dit sans te vexer…

— Tu ne me vexes pas. Tu me rends triste, c’est tout.

— Je suis désolé… »

Silence. Je prends une grande respiration et mon courage à deux mains.

« Ombe… Qu’est-ce que tu voulais dire, tout à l’heure, avec ton : « Je pensais que tu avais compris ? »

Silence.

« Ombe ?

— Ouais, je suis toujours là. C’est juste que… je regrette d’avoir dit ça. C’était stupide.

— Ce n’était pas stupide. Juste incompréhensible.

— Laisse tomber, c’est pas important. »

Je me mords les lèvres. Je crois au contraire que ces mots, lancés sans réfléchir, ont une vraie importance. Comment convaincre Ombe d’en dire davantage, sans la brusquer ? Sans provoquer sa fuite ? Car la dernière chose dont j’aie envie en ce moment, c’est de me retrouver seul.

« Tu m’expliqueras, un jour ? »

Et voilà, je bats en retraite. La prise de risque, c’est pas ton truc, hein, Jasper ? Toujours prêt à escalader une fille, enfin, une maison pour sauver une fille, mais incapable d’en affronter une qui pourrait te laisser sur le carreau…

« C’est promis, Jasper. »

Je me tortille sur mon rebord inconfortable. Pourvu que Fafnir fasse vite, je n’ai pas franchement envie de passer toute la nuit ici !

« Hey, ça va, Jasp ? Je vois tes paupières qui se ferment. Si tu t’endors, tu tombes !

— Je ne dors pas, Ombe. J’ai seulement un coup de barre.

— Tu veux que je te raconte des histoires drôles ?

— Tes histoires ne sont jamais drôles. Si tu veux vraiment que je reste éveillé, chante-moi plutôt un truc. Un truc qui dépote.

— D’accord. Mais tu l’auras voulu…

Filling my soul with rage

Just one spark in my heart

To damn this world flames…

… My burning fate seething with hate

To set this world a fire…

Hey, tu chantes plutôt pas mal, Jasp !

— Je joue dans un groupe, t’as oublié ? Et puis je te l’ai déjà dit, ne m’appelle pas Jasp !

… All will burn, nothing spared

From my incineration…

… Decimate, to devastate

Path of annihilation[1]… »

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