11

La station est presque déserte. On s’assied sur un banc, en bout de quai.

L’écran annonce le prochain départ dans quinze minutes. Largement le temps de souffler pour Nina. Et, pour moi, d’entrer en contact avec Fafnir.

Si le sortilège est toujours actif.

Et si ma nouvelle coéquipière me laisse les mains libres !

Ce qui n’est pas gagné puisqu’elle se serre contre moi, en frissonnant.

— Brrr, il fait à peine meilleur qu’en haut !

— Tu trouves ? je réponds. Tu exagères, c’est supportable.

Mon manteau est déboutonné et mon écharpe bâille. Je la défais complètement et la tends à Nina.

— Tu as vu comme tu te fringues, aussi ? je lui dis d’un ton critique. C’est joli, une veste en cuir cintrée, mais ce n’est pas chaud. Mets ça.

Elle hésite puis s’empare de l’écharpe.

— Je devais juste suivre le petit bonhomme dans le métro. Il n’était pas prévu que je reste des heures dehors à me geler. Mais… merci, Jasper !

— De rien.

— Alors ? continue-t-elle en l’enroulant autour de son cou.

— Alors quoi ?

— Ton plan. Pour continuer la mission.

— Ah ! c’est que… C’est délicat. Je dois… Autant être franc avec toi : je ne peux pas agir tant que tu es là !

— L’article 6 ?

— L’article 6.

— Je comprends, dit-elle en hochant la tête gravement, puis en se levant. J’espère seulement que ça ne sera pas trop… spectaculaire, termine-t-elle en me montrant les quelques personnes sur le quai.

— Ne t’inquiète pas, je réponds, rassuré par son attitude. Ça devrait prendre cinq minutes. Reste dans le coin.

Je plonge aussitôt mon visage dans mes mains, en essayant d’avoir l’air pensif ou fatigué pour ne pas attirer l’attention. Je murmure les quelques mots quenya destinés à mon scarabée espion. Pourvu que l’échec de ma dernière tentative soit lié aux circonstances particulières !

— Fafnir… Ma hlaratyë ni ? Fafnir… Ma hlaratyë ni ? Fafnir… Tu m’entends ?

Silence. Je serre les dents, m’attends au pire.

Puis le silence change de texture. Il devient plus profond.

Mon appel a créé un couloir au milieu des ténèbres. Un vortex à mon seul usage. Avec Fafnir à l’autre extrémité.

— Man felmelya ? Man felmelya ? Est-ce que tu vas bien ?

Le pauvre ! Qu’a-t-il vu, qu’a-t-il subi pendant que je dormais derrière la fenêtre ? Il a sûrement ressenti un choc, lui aussi, en découvrant la maison transformée en charnier.

Ce bête sortilège de localisation commence à occuper une sacrée place. Nous avons traversé des épreuves ensemble. Il m’a aidé, je l’ai aidé. On s’est épaulés comme des camarades.

Aussi, quand je capte une onde de réponse mêlant affection et reconnaissance, je me sens soulagé. Soulagé de le savoir en vie (ou quoi que ce soit d’autre qui y ressemble…).

— Massë nat ? Massë nat ? Où es-tu ?

Un éclair illumine l’intérieur de mon crâne. Je sursaute, comme si je sortais d’une somnolence. Tout à coup, je distingue une rue sombre. Puis un porche d’immeuble. Fafnir est perché devant, sur un panneau de sens interdit.

Mais chaque chose en son temps.

— Fafnir… A nyarë nin metimar lumi… Hantanyël ! Fafnir… A nyarë nin metimar lumi… Hantanyël ! Fafnir… Raconte-moi les dernières heures… Merci !

Fafnir est-il seulement capable d’effectuer un retour en arrière et de me montrer le film des événements passés ? Est-ce que je lui en demande trop ?

Il me fait payer mon manque de confiance en m’envoyant des images en noir et blanc, muettes de surcroît (à moins que l’altération soit due au rembobinage…).

Un carreau de fenêtre manquant, au dernier étage. C’est par là qu’il est entré dans le manoir.

Une pièce vide, une porte ouverte, un couloir, des marches qui plongent dans les entrailles du bâtiment.

Fafnir se pose brusquement sur un tableau qui représente une mer agitée.

Un vampire fait son apparition dans les escaliers. Visiblement contrarié. Je le reconnais : c’est Aristide. Fafnir attend avant de le suivre et il fait bien, car un second vampire surgit à son tour. Un vampire portant sur le visage les traces d’une vilaine brûlure. Séverin…

Fafnir leur emboîte le pas.

J’ai l’impression de visionner un reportage amateur, tressautant et mal cadré ! Direction la grande salle où se tient le bal des vampires.

Les buveurs de sang bavardent en petits groupes.

Dans un coin se tient Otchi, le chamane percussionniste, avec sur les lèvres son indéboulonnable et énigmatique sourire. Les vampires gardent avec lui une distance que j’ai du mal à interpréter : mépris ? crainte ?

Aristide le rejoint et, sous le regard désapprobateur de ses congénères, parle à Otchi, en exprimant un regret manifeste.

Je relie immédiatement cet événement à la scène qui s’est déroulée entre Séverin et lui, à l’étage. Scène à laquelle j’ai assisté en direct, de l’autre côté de la fenêtre. Ça chauffait drôlement. Si mon interprétation est exacte, Séverin a désapprouvé l’initiative d’Aristide. Otchi n’était pas le bienvenu chez les vampires et c’est sans doute ce qu’Aristide est en train d’expliquer au petit homme.

Mon cœur bat plus fort. Est-ce que le sorcier va se vexer, s’énerver et éventrer tout le monde ? Je retiens mon souffle.

Mais non. Pendant que Séverin, mécontent, reprend l’escalier en direction de la sortie (il a échappé au massacre, celui-là ; il y a un dieu pour les salauds !), Otchi semble se ranger aux arguments d’Aristide, posant en retour une simple question qui décontenance le vampire. Finalement, Aristide sort un calepin de sa poche, griffonne quelque chose dessus, arrache la page et la lui tend.

— Zoom, zoom dessus, bon sang, je murmure.

Mais Fafnir ne zoome pas et le papier disparaît dans la manche d’Otchi qui remercie Aristide avec deux trois courbettes avant de gagner à son tour le rez-de-chaussée.

Comme je le supposais, le sorcier a survécu. Mais contrairement à mes supputations, il n’est pas l’auteur de la tuerie.

Fafnir s’apprête à lui filer le train quand, alerté par une menace invisible, il se retourne. Les vampires se sont tus. Ils fixent l’escalier desservant les étages, une expression inquiète sur le visage. Inquiétude qui vire à l’effroi, tandis que l’image transmise par Fafnir tremble, hoquette et déraille.

Fondu au noir.

Fin de la retransmission.

J’émerge du petit film en battant des paupières.

Qu’est-ce que tout ça veut dire ? Je récapitule silencieusement, tandis que Nina m’observe, à quelques mètres du banc :

1. Otchi n’était pas le bienvenu chez les vampires et Aristide a commis une erreur en le ramenant dans leur quartier général.

2. Séverin occupe un poste important dans la hiérarchie des vampires puisqu’il s’est permis d’engueuler Aristide et a obtenu qu’Otchi quitte le manoir.

3. Comme je le supposais, Otchi est un sorcier puissant, suffisamment en tout cas pour qu’une assemblée de vampires préfère le chasser plutôt que lui régler son compte.

4. Otchi a obtenu d’Aristide une information (un nom ? une adresse ?) très certainement en rapport avec la raison de sa présence à Paris (Walter ?).

5. L’auteur du carnage était à l’intérieur de la maison.

6. Il a fichu une telle pétoche à Fafnir que celui-ci en a oublié d’enregistrer la scène.

7. Si Fafnir s’en est tenu à mes directives et puisqu’il a réchappé du massacre, il a forcément suivi Otchi…

— Jasper ?

Je me retourne vers Nina.

— Mmmh ?

— Le train arrive. Qu’est-ce qu’on fait ?

— On monte, je dis en me levant. Notre cible est à Paris.

Se détachant avec netteté, les détails de la première scène envoyée par Fafnir brillent à présent sur l’écran de ma mémoire. Un nom sur une plaque, un numéro en fer forgé : 1857, rue Allan-Kardec.


Nina me regarde.

On s’est assis l’un en face de l’autre, dans un wagon presque vide.

— Jasper ?

— Quoi ?

Je suis tellement persuadé qu’elle va me prendre le chou avec mon don que je réponds sèchement, pour la décourager d’aller plus loin.

Peine perdue.

— Je voulais te demander… continue-t-elle après une hésitation.

— Si c’est au sujet de mes talents particuliers, on en a déjà parlé ! je soupire.

Elle secoue la tête.

— C’est par rapport à Ombe.

Je reste un moment sidéré. Je m’attendais à tout sauf à ça.

— Ombe ? je réponds en toussotant.

— On raconte, parmi les stagiaires, que tu l’aimais bien.

Misère…

— Je, hum, oui, c’est vrai. Mais… pourquoi tu me dis ça ?

Elle se mord les lèvres.

— Sa… disparition a dû te faire un choc. Moi, c’est pas pareil. Sa… perte nous a tous touchés, les stagiaires. Mais je ne la connaissais pas beaucoup. Le seul souvenir personnel que j’ai d’elle, c’est une séance d’entraînement aux arts martiaux. Elle m’a mis une raclée que je ne suis pas près d’oublier !

Je ne peux empêcher un sourire d’éclore sur mes lèvres. J’imagine la scène !

En fait, je n’avais pas pris conscience que les liens qui unissaient Ombe à l’Association n’étaient pas seulement constitués de Walter, mademoiselle Rose et de moi. Les stagiaires l’avaient également tous connue, et tous avaient partagé des petits bouts de sa vie.

— Je voulais te dire que… j’étais désolée pour toi, poursuit Nina, visiblement affectée. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire avant. Mademoiselle Rose nous avait interdit de te rendre visite à l’hôpital. Ensuite, les missions se sont enchaînées et…

Je lui prends la main. Elle se tait, surprise.

— Merci, Nina, c’est gentil.

Elle me renvoie un sourire un peu pâle. Je retire ma main, appuie ma tête contre la paroi du wagon et fais semblant de m’assoupir, mettant un terme à cette embarrassante situation.

C’est la première fois que j’évoque Ombe avec quelqu’un. Ça me fait tout drôle. D’autant plus drôle que si, pour les autres, Ombe est morte, ce n’est pas le cas pour moi. Enfin, pas tout à fait.

Pratiquant ce que je fais de mieux après les calembours moisis et les sortilèges détonants (ou l’inverse), je m’empresse donc de fuir. Je repousse dans un coin de ma tête les pensées qui me mettent mal à l’aise et renoue le contact avec Fafnir.

— Fafnir ? Fafnir ? Fafnir ?, je murmure, le plus silencieusement possible.

Mon scarabée répond aussitôt. Le projecteur se met en marche et les images se bousculent à nouveau dans ma tête. Des images en couleurs. Soit Fafnir a cessé de m’en vouloir, soit le noir et blanc est la marque exclusive du passé.

En tout cas, il n’a pas changé de place : il est toujours perché sur son panneau, devant le numéro 1857 de la rue Kardec.

Qu’est-ce qu’il attend pour bouger, ce flemmard ?

— Faren muruina ! A tuwë yando ettelëa curuvar, hortalinqua ! A nyarë nin man cararo… Faren muruina ! A tuwë yando ettelëa curuvar, hortalinqua ! A nyarë nin man cararo… Assez roupillé ! Trouve le magicien étranger, en vitesse ! Raconte-moi ce qu’il est en train de faire !

Je sens une hésitation. Une appréhension.

Puis la force de mon commandement (ou la volonté de me faire plaisir…) prend le dessus et Fafnir se déplace jusqu’à la porte cochère.

Là, bourdonnant devant l’interphone, il marque un temps d’arrêt. J’en profite pour lire les plaques en cuivre vissées les unes au-dessus des autres :

« Dr Marteens, proctologue, 2e étage – Sur rendez-vous ».

L’assemblée vampirique n’ayant pas dégénéré en partie fine, je ne vois pas Otchi recourir aux sévices d’un tel praticien.

« Dr Folamour, ongles incarnés, retours d’affection, 5e étage – Consultations à toute heure ». Même remarque ! « Cercle littéraire amateur réservé aux Vieilles Patates, 3e étage ». Bonjour, moi Otchi, touriste de Sibérie, vouloir apprendre à éplucher correctement langue de la France ! Non, pas ça non plus.

Ah ! Voilà : au premier étage, un « Cénacle spirite ». Ça semble plus dans les préoccupations d’un sorcier, les esprits. Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant, pourquoi si brusquement ? Et pour quoi faire ?

Réponse à l’étage.

Fafnir repart et vole pesamment le long de la façade.

Première fenêtre, un étudiant noyé dans ses cours.

Deuxième fenêtre, une cuisine dans laquelle s’active un père de famille, bombardé de mies de pain par trois gosses en état d’hyperactivité évidente.

Troisième fenêtre… Rideaux. Tirés. Des rideaux épais dissimulant quelque étrange cérémonie. C’est là ! Fafnir me retransmet d’ailleurs une longue plainte et des cris. Vite ! Tout en bas du tissu masquant la scène, un rayon de lumière. Mon scarabée se précipite et… Euh… Non, finalement, ce n’est pas là. C’est seulement une chambre à coucher. Je sens mes joues qui s’empourprent.

Penaud, Fafnir se déplace jusqu’à la quatrième fenêtre.

Cette fois, aucun doute. Les rideaux de velours rouge sont à peine tirés sur une pièce haute de plafond, éclairée par des bougies blanches de différentes tailles. Le parquet est consciencieusement ciré et les rayonnages, fixés aux murs, débordent de livres anciens.

Une table ronde, lourde, en bois sombre, occupe le centre.

Cinq personnes sont assises autour et se tiennent la main : quatre dames respectables auxquelles on aurait donné l’hostie sans confession, habillées avec le goût d’un autre âge, et Otchi qui, avec son crâne sans poils, ressemble à une marionnette de cire.

Les esprits vous écoutent, grand maître. Exposez votre requête.

C’est une des femmes qui vient de parler. Sa voix est étouffée par l’épaisseur du vitrage, mais il me semble bien l’entendre trembler.

Pourquoi a-t-elle appelé Otchi « grand maître » ? Peut-être qu’il en connaît un rayon en matière d’esprits. Je ne suis pas très au fait des spécialités mongoles.

Otchi remercie son hôtesse d’un signe de tête et prend la parole. Sa voix est grave et puissante. La langue qu’il utilise grince dans l’air comme une craie sur un tableau…

A Gimoa sharkû Gûli, snagahaiishi…

Un irrépressible frisson me parcourt. Fafnir, lui, tremble carrément. Quant aux spirites, elles ont brusquement pâli. D’où provient ce dialecte ? De Sibérie ? Non. Il y a quelque chose d’elfique dans les inflexions. Un elfique corrompu. Ou bien terriblement archaïque. Le pire, c’est qu’à la réflexion, je suis sûr d’avoir déjà entendu cette langue…

Les événements me ramènent auprès du Cénacle qui, à mon avis, est en train de vivre avec Otchi sa plus étonnante expérience.

La table se met à fumer.

À exsuder des volutes blanchâtres, des formes spectrales d’une inhabituelle densité.

L’une des participantes pousse un cri d’effroi et sert les mains de ses plus proches consœurs, à se faire blanchir les jointures.

Nous répondons à ton appel, Oyun. Mais tu as peu de temps. Nos mouvements sont épiés.

C’est un spectre qui a parlé, d’une voix chuintante et en français. Je reste estomaqué par ce prodige. L’Ami des Morts, dont le Livre des Ombres m’a servi à arracher des lambeaux (de paroles) à un cadavre dans le tréfonds d’une morgue, n’a jamais mentionné le cas de spectres parlants. Otchi est fort. Très fort.

Les formes brumeuses glissent dans la pièce, à la recherche peut-être d’une porte de sortie. L’esprit reprend la parole :

Je n’ai pas le droit de dire, mais je peux écrire. Celui que tu cherches sera à cette heure-là à cet endroit.

Avec ses doigts flous, il trace quelque chose de bien réel sur le parquet. Des chiffres et des lettres, que je distingue à peine.

Otchi se penche avidement et hoche la tête. Pas mieux de mon côté : Fafnir est trop loin. Je grommelle de dépit.

Le sorcier se tourne vers les silhouettes vaporeuses, pour les remercier sans doute ou leur donner congé, quand un inquiétant crissement se fait entendre.

Le bruit d’une abominable déchirure.

Puis une fissure apparaît au centre de la table, dévorant le bois qui devient charbon.

Avec une étonnante vivacité, Otchi rompt le cercle et saute de sa chaise pour se précipiter à l’écart.

Sous l’œil médusé des spirites.

Qui ne voient pas les racines ténébreuses jaillir de la crevasse.

Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que cette horreur ? D’où ça sort ? Des racines grosses comme le bras, tordues et torturées, longues comme des fouets et noires, plus noires que la plus sombre des obscurités…

Elles s’abattent d’abord sur les vieilles dames, s’enroulent autour d’elles en suintant un goudron visqueux, aspirant leur vie et consumant leurs vêtements. Leurs hurlements s’éteignent au fur et à mesure que leur chair se liquéfie.

En quelques secondes, les membres du Cénacle spirite de la rue Allan-Kardec sont devenus des cadavres calcinés, figés dans l’horreur à la façon des victimes des volcans.

Les lianes ignobles poursuivent les spectres et les terrassent, indifférentes à leur inconsistance. Elles les attirent vers la fissure où ils se dissolvent en gigotant affreusement.

Je ne sais pas si les esprits ressentent encore la douleur, mais j’espère que non, parce que ceux-là sont en train de passer un sale quart d’heure.

Quand les racines infernales fondent sur Otchi, telles des hydres furieuses, je retiens mon souffle.

Je comprends à ce moment précis que – comme d’habitude – mes sentiments ne sont pas franchement clairs.

D’un côté, je souhaite voir le sorcier aspiré à son tour dans le néant, victime expiatoire de la force maléfique qu’il a inconsidérément réveillée ; parce que ça mettrait Walter définitivement à l’abri de ses intentions, quelles qu’elles soient.

De l’autre, je voudrais qu’il s’en sorte ; Otchi m’effraye, c’est vrai, mais il me fascine tout autant. J’avoue volontiers que j’aimerais en apprendre davantage sur lui. Et de lui ! Un sorcier avec autant d’esprits pourrait bien apporter – enfin – une explication à la survivance d’Ombe…

Indifférent aux soubresauts de mes pensées, Otchi fait courageusement face aux griffes ténébreuses dressées devant lui.

Il a en main son petit tambour rouge qu’il bat frénétiquement, accompagnant la cadence avec une mélopée ressemblant davantage au grondement d’un fauve qu’à une berceuse pour enfant.

Les racines hésitent. Je remarque qu’elles se racornissent par endroits, qu’elles se sclérosent. Corrodées de l’extérieur. Un effet de la magie d’Otchi ? D’une présence prolongée hors du monde de ténèbres où repose l’entité maléfique qui les a envoyées ?

Frémissant de colère, elles disparaissent brusquement dans la fissure où elles sont apparues.

Le sorcier titube, s’appuie contre le mur. Cet affrontement semble l’avoir considérablement éprouvé.

Il ouvre la porte et accorde un dernier regard aux cadavres calcinés encore agrippés à la table.

Dangereux jouer avec esprits, vieilles femmes.

Il se glisse dehors.

En même temps qu’une main se pose sur mon épaule.


J’émerge en sursaut de mes visions fafniriennes et j’attrape le bras qui me secoue.

— Aïe ! Arrête, tu me fais mal ! Ouf, tu as une sacrée force, dis donc !

— Nina ? Je suis désolé ! Je m’étais endormi, je mens. Tu m’as fait peur…

— Je voulais simplement te dire qu’on arrive à Paris. Où est-ce qu’on descend ?

Je regarde mon équipière comme si je la découvrais. Elle est vraiment mignonne ! Est-ce que ça fera une différence quand on sera en présence du redoutable joueur de tambour, ou bien face aux racines d’un arbre de l’enfer ? Aucune idée. Mais tant qu’à risquer sa vie, autant que ce soit en compagnie d’une jolie fille.

« Et je t’interdis de faire la moindre remarque ! je lance silencieusement à l’attention d’Ombe.

— Je n’ai rien dit.

— Donc, tu étais la…

— Bien sûr, où veux-tu que je sois ?

— Ben… Je ne sais pas. Ailleurs !

— Ça t’arrangerait, hein ? Je vois bien ton petit jeu !

— Jalousie, quand tu nous tiens…

— Détrompe-toi. Je ne suis pas jalouse. C’est une chouette fille, en définitive. J’ai aimé sa façon de te dire qu’elle compatissait à ta peine.

— À ma peine ?

— C’est évident. Elle interprète tes absences comme de la tristesse.

— Alors qu’elles ne sont que des dialogues.

— Avec des gens ou des choses invisibles.

— D’accord. Mais si tu n’es pas jalouse et si tu l’aimes bien, c’est quoi, ton problème avec Nina ?

— Je suis inquiète.

— Inquiète ?

— Elle te déconcentre. C’est ce qu’il peut y avoir de pire. On relâche son attention et…

— Je vois ce que tu veux dire. Promis, je ferai attention… Merci de t’inquiéter pour moi.

— De rien. On est liés, pas vrai ?

— On dirait bien, Ombe. On dirait bien… »

Je sors un plan de métro de ma besace.

— On descendra à la station Mary-Shelley, je réponds à Nina.

— Tu es sûr de savoir où on va ?

— Au numéro 1857 de la rue Allan-Kardec. C’est là-bas qu’on retrouvera notre piste. Toute chaude…

— Tu frissonnes, Jasper. Tu veux que je te rende ton écharpe ?

— Non, non, garde-la. Je n’ai vraiment pas froid. Pas froid du tout…

Est-ce que c’est utile de préciser que je n’ai pas faim non plus ? Si je n’avais pas déjà vidé le contenu de mon estomac dans le manoir, j’aurais contribué, avec ce que m’a montré Fafnir, à repeindre le wagon ; en relief…

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