Chapitre 10

Le comte Joffrey de Peyrac, alias le Rescator, se glissa par l'écoutille et descendit rapidement la raide échelle qui menait dans les entrailles du navire. Derrière le burnous blanc du Maure qui portait une lanterne, il s'engagea dans l'étroit labyrinthe des couloirs. Sous ses pas, le balancement du navire lui confirmait son impression rassurante : le danger était passé. Malgré la navigation au sein d'un brouillard, inquiétant et glacé, qui déposait partout sur les vergues et les ponts une fine patine de givre, il savait que tout allait bien. Le Gouldsboro filait avec l'aisance d'un bâtiment qui ne se sent pas menacé. Lui, le Rescator, il en connaissait tous les frémissements, les craquements divers de la coque aux mâts, tout ce qui constituait le grand corps de son navire, conçu pour les mers polaires et dont il avait lui-même dessiné les plans, en le faisant construire à Boston, le principal chantier naval de l'Amérique du Nord.

Tandis qu'il avançait, il tâtait de sa main le bois humide, et c'était moins pour prendre un appui dans sa marche que pour garder contact avec la charpente invincible du vaillant bâtiment.

Il respirait son odeur, celle des bois de séquoias, venus des Monts Klamath du lointain Oregon, celle des pins blancs du Haut Kennebec et du Mont Katandin, dans le Maine – « son » Maine – parfums que l'imprégnation du sel ne parvenait pas à effacer.

Pas une forêt d'Europe qui ne soit aussi belle que celles du Nouveau Monde. La hauteur, la vigueur des arbres, la splendeur vernissée des feuillages, ç'avait été une révélation pour lui, alors qu'il aurait pu se sentir plus ou moins blasé.

« La découverte du monde est infinie, songea-t-il encore. Nous nous apercevons chaque jour que nous ne savons rien... On peut toujours tout recommencer... La Nature et les éléments naturels sont là pour nous soutenir et nous pousser en avant. »

Cependant la longue lutte soutenue la nuit précédente contre l'hostilité de la mer et des glaces ne lui laissait pas au cœur la satisfaction habituelle, non seulement celle d'avoir triomphé, mais aussi de s'être enrichi d'un trésor intérieur que personne ne pourrait lui ravir. C'est qu'il avait eu à soutenir, depuis, une autre tempête et, quoiqu'il s'en défendît, elle avait fait en lui des ravages.

Pouvait-on imaginer farce où l'odieux le disputait au mauvais goût ? Il se refusait encore à prononcer le mot « drame ».

Il avait toujours essayé de donner à chaque événement ses proportions matérielles. Les histoires de femmes tiennent en général plus de la farce que du drame. Même s'il s'agissait de sa propre femme, d'une femme qui l'avait certes marqué plus que les autres – à grand dommage pour lui – il ne pouvait s'empêcher d'avoir envie de rire railleusement, en recomposant les données de la comédie : une épouse oubliée depuis quinze ans, reparaissant pour réclamer passage à son bord, sans le reconnaître, et, le comble, se préparant à lui demander sa bénédiction pour convoler avec un nouvel amoureux. Le hasard, on le sait, n'est pas chiche en frais d'imagination cocasse. Mais là, il dépassait les bornes. Fallait-il quand même le bénir ? Le remercier peut-être ? Faire confiance à ce hasard humoristique et grimaçant, qui venait agiter sous leurs yeux le spectre affadi d'un bel amour de jeunesse ? Ni lui ni elle ne souhaitaient un tel retour en arrière. Alors pourquoi avait-il parlé ce matin ? Puisqu'elle ne le reconnaissait pas, le plus simple n'aurait-il pas été de la laisser aller avec son cher Protestant ?

*****

La clarté nouvelle de l'endroit où il pénétrait l'aveugla avec la même lueur blessante que dans son esprit une pensée évidente.

« Imbécile ! À quoi te servirait d'avoir vécu cent vies, d'avoir frôlé la mort plus de fois encore, si tu en étais toujours à te cacher à toi-même tes propres vérités ! Avoue que tu ne pouvais pas laisser faire cela, parce que tu n'aurais pas pu le supporter. »

Sous l'effet de la colère, il promena autour de lui un regard sombre. Quelques hommes épuisés dormaient dans des hamacs ou sur de grossières couchettes aménagées sous l'affût des canons, mais on avait ouvert les sabords car cette deuxième batterie dissimulée dans un entrepont restreint manquait d'aération. Pour ce voyage, Joffrey de Peyrac avait été contraint d'y loger une partie de l'équipage, afin de laisser l'entrepont du gaillard d'avant aux passagers. De temps en temps, un paquet d'eau de mer embarquait et l'un des dormeurs grognait. Ici on se trouvait proche de la ligne de flottaison. On entendait les vagues chuchoter et clapoter. On eût pu les caresser de la main comme de grosses bêtes domptées. Il s'approcha d'une des ouvertures. Le jour qui pénétrait était rendu glauque par le voisinage de la mer.

Si soucieux qu'il fût du bien-être de son équipage, Joffrey de Peyrac, pour l'instant, ne s'en préoccupait pas. Les longues lames d'un vert pâle, moiré d'ombre, et où l'on croyait voir luire sans cesse le passage fugitif des glaces évoquait irrésistiblement pour lui des prunelles dont il avait voulu renier l'ascendant.

« Non, je n'aurais pas pu supporter cela ! se répéta-t-il. Il aurait fallu qu'elle me soit devenue tout à fait indifférente... Or elle ne m'est pas indifférente !... »

L'aveu qu'il s'adressait n'aiderait pas à simplifier ses actes à venir. Voir clair ne mène pas toujours à la solution la plus facile. Il pouvait se dire qu'arrivé à l'âge où l'homme aborde le second versant de sa vie, il avait su affronter ses conflits intérieurs avec une certaine sérénité. Les chemins de la haine, du désespoir, de l'envie, lui avaient toujours paru trop stériles pour qu'il trouvât jouissance à s'y engager. Il avait réussi à ignorer ceux de la jalousie, jusqu'au jour où un messager était venu lui rapporter que sa « veuve », Mme de Peyrac, s'était joyeusement remariée avec le très beau et très dissolu marquis du Plessis-Bellière. Encore avait-il surmonté rapidement sa désillusion ! Du moins le croyait-il. La blessure était sans doute plus profonde, de ces mauvaises blessures trop vite refermées, sous lesquelles les chairs se corrompent ou s'atrophient. Son ami le médecin arabe lui expliquait cela lorsqu'il soignait sa jambe, obligeant la plaie béante à demeurer ouverte jusqu'à ce que tous les éléments, nerfs, muscles, tendons aient repoussé, chacun suivant le rythme de croissance voulu par la nature.

Quoi qu'il en soit, il avait souffert pour une femme qui n'existait plus et qui ne pouvait pas renaître.

À ce point de ses réflexions, il pensa, en regardant la mer, à des prunelles vertes insondables et il rabattit le volet de bois avec violence.

Le Maure Abdullah, attendant derrière lui, s apprêtait à éteindre la lanterne.

– Non, va, nous descendons plus bas, lui dit-il.

Et il s'engagea derrière l'Arabe dans un nouveau puits d'ombre, ouvrant à même le plancher de la batterie. Ces exercices lui étaient devenus trop familiers pour le distraire de ses pensées. Toute sa volonté n'eût pu, ce matin-là, le détourner de l'obsession d'Angélique. D'ailleurs, c'était en partie à cause d'elle qu'il se rendait à fond de cale. Irritation, rancune, perplexité, il ne savait plus ce qui dominait en lui. Certes pas l'indifférence, hélas ! Comme si les sentiments que pouvait lui inspirer une femme qui, depuis quinze ans, avait cessé d'être sa femme et qui l'avait trahi de toutes les façons, n'étaient pas déjà assez complexes sans qu'il vînt s'y ajouter le désir !

Pourquoi avait-elle eu ce geste extraordinaire, et qu'il attendait si peu, d'arracher son corsage pour lui montrer sur l'épaule le sceau de la fleur de lys ? C'était moins l'apparition de la marque infamante qui l'avait saisi tout à coup que la beauté de son dos de reine. Lui, l'esthète difficile, accoutumé à détailler la beauté des femmes, il en avait été ébloui.

Elle n'avait pas encore ce dos parfait jadis, car elle se dégageait à peine des formes graciles de l'adolescence. Elle n'avait que dix-sept ans quand il l'avait épousée. Il se souvenait maintenant qu'en caressant le jeune corps tout neuf, il avait parfois songé à la beauté qu'Angélique atteindrait lorsque la vie, les maternités, les honneurs aussi l'auraient épanouie. Et voilà que d'autres que lui l'avaient épanouie jusqu'à la perfection. Angélique, à l'instant où il s'y attendait le moins, lui rendait sa vision. Dépouillé de ces vêtements ternes et mal taillés, son torse apparu évoquait irrésistiblement celui de ces statues qu'on élève dans les îles de la Méditerranée aux déesses de la fécondité. Combien de fois il les avait admirées en se disant qu'il était hélas ! rare de trouver parmi les femmes de pareils modèles. Mais dans la pénombre, il en avait été plus frappé qu'à Candie. L'éclat de sa peau blanche comme le lait surgissait dans la tristesse de l'aube nordique, elle-même laiteuse, le mouvement des épaules vigoureuses, charnues et pourtant d'une ligne douce et pure, les bras lisses et forts, la tige de la nuque que dégageait la chevelure et que le sillon léger marquait d'une sorte d'innocence, tout cela l'avait séduit d'un seul regard, et il s'était approché, pénétré du sentiment stupéfait qu'elle était plus belle qu'autrefois et qu'elle était à lui !

Comme elle s'était rebellée ! Comme elle s'était défendue ! À croire qu'elle serait tombée du haut mal, s'il avait essayé d'aller plus loin. Qu'y avait-il donc qui l'avait tant effrayée en lui ? Son masque ? Sa personnalité cachée ? Ou le soupçon de quelque chose de désagréable qu'il n'allait pas tarder à lui apprendre ?

Le moins qu'on pût dire c'est qu'elle n'était pas attirée par lui. Ses appétits étaient nettement ailleurs.

*****

– Va, va, dit-il avec impatience à son Maure. Je te l'ai dit, nous descendons jusqu'au bas, jusqu'à la cale des prisonniers.

« Ils l'ont marquée à la fleur de lys, songea-t-il. Pour quel crime ? Pour quelle prostitution ? Jusqu'où a-t-elle traîné ? Pourquoi ?... Quels événements ont pu l'amener à tomber sous l'influence de ces bizarres Huguenots ? La pécheresse repentie ?... Oui, cela y ressemble assez. L'esprit des femmes est tellement faible... »

Il se doutait qu'il n'aurait pas facilement de réponse à ces questions et les images qu'elles levaient le tourmentaient d'autant plus.

« Marquée à la fleur de lys... je connais l'antre du bourreau, la froide horreur de ces lieux où l'on fabrique la douleur et l'abjection... La peur que peut inspirer un brasero où rougissent des instruments étranges... Pour une femme, c'est l'épreuve !... Comment l'a-t-elle affrontée ? Pourquoi ? Le Roi, son amant, ne la protégeait donc plus ? »

Ils arrivaient en bas. Là, dans les ténèbres, on cessait d'entendre jusqu'au bruit de la mer. On la sentait seulement, lourde et dense, derrière la mince cloison de bois immergée. L'humidité était pénétrante. Joffrey de Peyrac évoquait les voûtes suintantes des salles de torture de la Bastille, et du Châtelet. Lieux sinistres mais qui, pourtant, n'avaient jamais hanté ses rêves au cours des années qui avaient suivi celles de son arrestation et son procès à Paris. Qu'il en fût sorti à peu près vivant suffisait à le rasséréner.

Mais une femme ? Surtout Angélique ! Il refusait de l'imaginer dans ces lieux d'horreur.

« L'avait-on jetée à genoux ? L'avait-on dépouillée de sa chemise ? Avait-elle crié très fort ? Hurlé de douleur ? »

Il s'appuyait contre une charpente visqueuse et l'Arabe, croyant qu'il voulait examiner le contenu de la cale qui s'ouvrait sur le couloir, levait haut sa lanterne. À sa lueur apparaissaient des coffres amoncelés cerclés et cloutés de fer, mais aussi des masses brillantes solidement arrimées, dont les formes se distinguaient mal tout d'abord. Puis, avec surprise, on détaillait des sculptures, des volutes : fauteuils, tables, vases, objets de toutes sortes, tous d'or massif, parfois en « petit argent » c'est-à-dire en platine. La flamme dansait, éveillant la chaleureuse magnificence des métaux nobles que ne peuvent corrompre ni l'eau ni le sel de la mer.

– Tu contemples tes trésors, ô mon maître ? demanda le Maure de sa voix gutturale.

– Oui, répondit Peyrac qui, en réalité, ne voyait rien.

Il reprit sa marche et, tout à coup, comme il se heurtait au fond du boyau à une lourde porte de cuivre, il fut saisi d'agacement.

– Toute cette cargaison d'or gâchée.

Ses correspondants d'Espagne attendraient en vain son arrivée. À cause des Rochelais, il avait dû reprendre la route du retour sans avoir achevé le voyage qui devait être son dernier voyage de l'or et mené à bien les négociations de ses futurs accords commerciaux. Tout cela pour une femme à laquelle il ne prétendait même pas tenir. Aucune, pourtant, ne lui avait jamais fait commettre de pareilles bévues d'affaires. Mais les Huguenots paieraient ! Ils paieraient même fort cher. Et tout serait finalement pour le mieux.

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