Chapitre 14
– Je crois que nous sommes d'accord, dit Joffrey de Peyrac en reprenant les cartes de parchemin, une à une. (Il les empila et posa dessus, pour les maintenir étalées, quatre lourds cailloux qui brillaient d'un éclat résineux terni.) Le voyage pour lequel vous m'aviez demandé le passage aura porté ses fruits, mon cher Perrot, puisque sans avoir eu même à débarquer, vous avez trouvé le commanditaire que vous alliez chercher en Europe. Car ce minerai de plomb argentifère que vous avez découvert dans le Haut-Mississippi me semble offrir des garanties suffisantes d'enrichissement par broyage et simple lavage pour que ça vaille la peine que je vous accompagne jusque-là en soutenant financièrement toute l'expédition...
« Vous n'avez pas vous-même les fonds nécessaires, ni les connaissances pour l'exploiter. Vous m'aurez apporté, me disiez-vous, vos découvertes, je vous apporterai l'or nécessaire à les mettre en valeur. Nous verrons plus tard, après un examen sur place, à établir nos conventions de partage.
En face de lui, le visage placide de Nicolas Perrot rayonnait de satisfaction.
– À vrai dire, monsieur le comte, quand je vous ai demandé de me prendre à votre bord, sachant que vous faisiez voile vers l'Europe, j'avais bien une petite idée derrière la tête, car on vous avait fait la réputation dans le pays d'être fort savant, précisément sur ces choses des mines. Et maintenant, je sais que non seulement vous m'apporterez les finances nécessaires mais aussi votre science inestimable, ce qui donc change tout pour moi, pauvre coureur de brousse assez ignare. Car je suis né comme vous le savez sur les bords du Saint-Laurent et la culture qu'on y reçoit est loin de valoir celle de l'Europe.
Joffrey de Peyrac lui jeta un regard amical.
– Ne vous faites pas trop d'illusions sur la richesse d'esprit du Vieux Monde, mon garçon. Je sais ce qu'en vaut l'aune et elle ne vaut pas la demi-queue d'un coyote de chez vous. Les forêts huronnes et iroquoises sont remplies de mes amis. Les despotes d'Europe et leurs cours serviles, voilà les sauvages pour moi...
Le Canadien fit une moue mal convaincue. À vrai dire il s'était fort réjoui à l'idée de connaître Paris, où il se voyait déjà, déambulant avec son bonnet de fourrure et ses bottes en peau de phoque parmi les carrosses dorés. Le sort en avait décidé autrement et, réaliste à son habitude, il se disait que tout était pour le mieux.
– Ainsi, vous ne m'en voulez pas trop, reprit le comte toujours prompt à saisir la pensée de ses interlocuteurs, du mauvais tour que je vous ai joué, bien involontairement, j'ai moi-même été poussé par des événements... imprévus. Mon escale en Espagne a été plus prompte que je ne pensais et mon départ, aussi bien que mon arrivée dans les environs de La Rochelle, ont été aussi improvisés l'un que l'autre. À la rigueur, vous auriez pu débarquer alors...
– La côte ne m'a guère semblé hospitalière. Et ce n'était pas le moment de vous lâcher dans des circonstances difficiles. Puisque vous vous intéressez à mes projets, je ne regrette pas de m'en retourner sans avoir pu seulement poser un pied sur le sol de la mère patrie dont nous autres du Saint-Laurent sommes originaires... Peut-être qu'après tout je n'aurais pu intéresser personne là-bas, à mes terres lointaines et qu'on m'aurait volé jusqu'au dernier écu. Il paraît que les gens en Europe ne sont pas d'une honnêteté exemplaire.
« Voici ces parpaillots qui recommencent à nous casser les oreilles avec leurs psaumes, fit le Canadien à voix haute. Au début, on n'y avait droit que le soir, mais maintenant c'est trois fois par jour. Comme s'ils avaient décidé d'exorciser le bateau, à grand renfort d'incantations.
– C'est peut-être là, en effet, leur intention. Autant que j'ai pu m'en rendre compte, ils ne nous tiennent pas en odeur de sainteté.
– Une engeance chagrine et contre-disante, maugréa Perrot. Ce n'est pas eux, j'espère, que vous proposez de nous donner comme compagnons pour extraire du minerai à mille lieues des côtes, au fond des forêts iroquoises ?...
Et il s'inquiéta de voir le comte demeurer longtemps silencieux. Mais celui-ci secoua négativement la tête :
– Eh ! non, dit-il enfin, certes pas.
Nicolas Perrot se retint de poser une autre question :
« Qu'en ferez-vous, alors ? »
Il sentait son interlocuteur tendu et soudainement absent. Il est vrai que ces chants des psaumes, portés par le vent de la mer, et qui semblaient s'adapter au rythme incessant des vagues, avaient quelque chose qui fouillait l'âme et rendait mélancolique et même mal à l'aise. « Quand on a été élevé là-dedans dès le plus jeune âge, pas étonnant qu'on ne soit pas comme tout le monde », pensa Perrot qui pourtant n'était qu'un Catholique fort tiède.
Il fourgonna dans ses poches, pour trouver sa pipe. Puis, démoralisé, il renonça.
– Drôles de recrues que vous avez faites là, monseigneur. Je n'arrive pas à m'y habituer. Sans compter que la présence de toutes ces femmes et filles, ça énerve tout l'équipage. Déjà qu'ils étaient mécontents d'avoir manqué leurs escales promises d'Espagne et de s'en retourner sans avoir écoulé votre butin.
Le Canadien soupira derechef car Joffrey de Peyrac ne paraissait pas l'écouter, mais il eut tout à coup un regard perçant.
– Ainsi vous m'avertissez d'un danger, Perrot ?
– Pas exactement, monsieur le comte. Rien de précis. Mais quand on a passé comme moi sa vie à courir seul la forêt, on sent bien les choses, vous savez...
– Je sais.
– Pour être franc, monsieur le comte, je n'ai jamais compris comment vous pouviez vous entendre avec les quakers de Boston et vous lier en même temps avec des gens aussi différents d'eux, comme je le suis. Il y a deux espèces humaines sur la terre, à mon sens : des gens comme eux et des gens pas comme eux. Quand on s'entend avec les uns on ne s'entend pas avec les autres... à part votre exception, pourquoi ?
– Les quakers de Boston sont fort capables dans leurs métiers : commerce ou construction navale entre autres. Je leur ai demandé de me construire un navire et leur ai payé son prix. Si quelque chose devait vous étonner dans cette affaire, ce serait plutôt qu'ils m'aient fait confiance, à moi qui arrivais de l'Orient avec un vieux chébec malmené par les tempêtes et les combats de piraterie. Je n'oublie pas non plus que c'est un modeste quaker épicier de Plymouth qui m'a amené mon fils, n'hésitant pas pour cela à entreprendre un voyage de plusieurs semaines. Car lui ne me devait rien.
Le comte se leva et saisit amicalement la barbe du Canadien.
– Croyez-moi, Perrot, il faut de tout pour faire un Nouveau Monde. Des barbus, comme vous, paillards et insociables, des justes comme eux, durs jusqu'à l'inhumanité, mais forts d'être groupés. Encore que ceux-là... – des nôtres – n'ont pas fait leurs preuves.
Un geste du menton vers la porte désignait l'assemblée invisible des chanteurs de psaumes.
– Ceux-là ne sont pas des Anglais. Avec les Anglais, c'est plus clair : ça ne va pas chez eux ?... Ils partent. Ils s'implantent ailleurs. Nous autres Français, nous avons la manie de ratiociner toujours : on veut bien partir, mais en même temps, on voudrait aussi rester. On refuse d'obéir au Roi mais on s'estime son meilleur serviteur... Pas facile, je le reconnais, de s'en faire des alliés utilisables. Ils refuseront une affaire où Dieu ne trouve pas son compte. Cependant, travailler pour la seule gloire de Dieu, que non pas ! Les écus ont donc pour eux leur importance... mais ils ne veulent pas le dire tout haut.
Joffrey de Peyrac allait et venait avec un peu d'impatience. Le calme qui l'habitait, lorsque tout à l'heure, il se penchait sur les cartes, l'avait quitté depuis que les voix nostalgiques des Protestants, assemblés sur le pont, s étaient élevées.
Le brave Canadien sentit que, pour l'instant, l'attention du maître s'était détournée de lui et se concentrait sur la communauté de personnages peu engageants dont il avait pourtant encombré son navire. Il réfléchissait sur eux avec la même intensité apportée tout à l'heure à méditer sur les perspectives minières offertes par le coureur des bois. Celui-ci, assez vexé d'être passé au second plan, se leva à son tour et prit congé.