Chapitre 25
De la voir entourée d'enfants qui lui parlaient avec animation et auxquels elle répondait en souriant, c'était pour lui la découverte d'une femme toute nouvelle et qui le rendait perplexe. La mante brune qui tombait de ses épaules en longs plis grandissait Angélique. Elle gardait de l'allure, sous cette défroque à laquelle il finissait par s'habituer. D'être vêtue avec tant de sobriété accentuait son mystère et la noblesse de ses traits. Elle tenait par la main sa petite fille rousse. Mais, tout à l'heure, il l'avait vue qui la serrait dans ses bras. S'il était vrai que l'enfant fût née d'une tragédie et ne lui rappelât que des souvenirs d'horreur, où puisait-elle la force de lui sourire et de l'aimer si passionnément ? Berne racontait qu'on avait égorgé son fils dernier-né sous ses yeux. Voici donc ce qu'était devenu le petit du Plessis-Bellière...
Pourquoi avait-elle fait ses confidence au Protestant et se taisait-elle devant lui, son mari ? Pourquoi ne lui avait-elle pas déballé, comme tant d'autres l'auraient fait à sa place, le récit et les lamentations de ses épreuves qui devaient passer pour autant d'excuses à ses yeux ?...
Pudeur de l'âme et du corps. Elle ne parlerait jamais. Ah ! qu'il lui en voulait !
Pas tellement d'être devenue ce qu'elle était, mais de l'être devenue par d'autres et sans lui. Il lui en voulait – oui – de sa sérénité, de sa résistance et qu'après avoir affronté ces mille périls, vécu des heures horribles, elle osât présenter ce visage lisse, comme une belle plage à la courbe enchanteresse, sur laquelle la marée peut passer et repasser sans laisser de traces, sans en atténuer l'éclat nacré.
Était-ce la même femme qui avait tenu tête à Moulay Ismaël, subi la torture, la faim, la soif ?
« Et qu'ai-je appris encore ! qu'elle menait ses manants contre le Roi ! Elle a été marquée à la fleur de lys. Et elle sourit, là-bas, parmi les enfants, en admirant les évolutions des baleines. Puis-je prétendre qu'elle n'a pas souffert ?... Comment la définir alors ? Ni avilie, ni lâche, ni indifférente. »
Une femme de qualité.
Du diable s'il pouvait s'y retrouver dans cette inconnue. Sa divination, à lui, qu'on appelait le Magicien, se trouvait en défaut. Comment aller jusqu'à elle pour la reconquérir ? Un mot de Jason lui avait ouvert les yeux sur ses propres contradictions.
« Vous êtes obsédé par cette femme ! »...
Obsédé. Donc obsédante. Il lui fallait reconnaître que pour être devenu plus secret, le charme d'Angélique n'en était que plus puissant. Il n'était pas de ceux qui s'éventent comme des parfums de basse classe. Qu'il fût d'essence diabolique, ou charnelle, ou mystique, ce charme existait et M. de Peyrac, surnommé le Rescator, s'y trouvait bel et bien repris malgré ses propres refus. Englué par des questions lancinantes, dont elle seule aurait pu lui donner la réponse, par maints désirs qu'elle seule aurait pu combler. Il est vain de s'imaginer que l'on connaît tout d'un être, ni de lui refuser le droit de suivre certains chemins. Ceux qu'Angélique avait suivis loin de lui et, surtout au cours de ces cinq années dernières, n'étaient pas les moins surprenants.
Il la voyait cavalcadant à la tête des bandes de paysans qu'elle conduisait au combat. Il la voyait se traînant comme un oiseau blessé, pourchassée par les gens du Roi... Là commençait le mystère qu'il ne sonderait jamais peut-être, et il s'indignait, admettant que dans cette sorte de transmutation qu'elle avait subie, là aussi, résidait l'éternel féminin. La jalousie qu'il avait éprouvée en la voyant se dévouer pour ses amis, en découvrant sa fille à elle et la tendresse farouche qu'elle lui portait, aussi en l'apercevant agenouillée, bouleversée, devant le Protestant, sa main posée doucement sur l'épaule nue du blessé, était plus corrosive que s'il l'avait surprise cynique, entre les bras d'un amant. Au moins l'aurait-il méprisée et il aurait su ce qu'elle valait. Et il l'aurait prise pour ce qu'elle était. De quelle nouvelle pâte était-elle modelée ? Quel ferment nouveau ajoutait à sa beauté mûrie et comme exaltée par le soleil de l'été de sa vie, ce rayonnement tendre et chaleureux qui donnait envie de poser un front meurtri sur son sein, d'écouter sa voix dire des choses douces et réconfortantes ?
Un genre de faiblesse qu'il avait rarement éprouvé... Pourquoi fallait-il que ce soit cette violente, cette amazone, cette insolente à la langue prompte, cette femme sensuelle et hardie qui l'avait trompé sans vergogne, qui le lui inspirât ?
Et, comme le soleil disparaissait à l'horizon, Joffrey de Peyrac trouva l'une des clés qui, à son grand étonnement, lui donnait le secret du comportement d'Angélique, en maintes circonstances.
« Oui, elle est généreuse », se dit-il.
Ce fut comme un mirage.
La nuit tombait. Les enfants ne voyaient plus la mer ni les baleines. On entendait leurs petits pieds dévaler les échelles pour regagner l'entrepont.
Angélique, immobile regardait au loin.
Il était sûr qu'elle regardait vers lui, par-delà l'ombre qui s'amassait.
« Elle est généreuse. Elle est bonne. J'ai tendu des pièges à sa méchanceté et elle n'y a pas trébuché... C'est pour cela qu'elle ne m'a pas reproché d'être la cause de ses malheurs. Et c'est pour cela qu'elle est prête à souffrir de ma part des injustices et des reproches, plutôt que de me jeter à la face cette chose horrible qu'elle croit savoir, que je suis responsable, moi le père, de la mort de mon fils Cantor. »