Chapitre 23
Elle le regardait éperdument, elle le dévorait des yeux. Comme il était seul !
Seul dans le vent. Ainsi qu'elle l'avait vu seul sur la lande. Seul comme le sont les hommes qui ne ressemblent pas aux autres. Et, pourtant, il portait sa solitude avec la même aisance que son grand manteau noir dont il savait si bien faire flotter les lourds plis dans le vent. Toutes les charges de la vie, il les avait portées ainsi sur ses épaules d'homme et, pauvre ou riche, puissant ou banni, malade ou vigoureux, c'était ainsi qu'il avait mené son existence sans fléchir ni se plaindre à quiconque, et elle savait que c'était en cela que résidait sa noblesse. Il resterait toujours un grand seigneur.
Et elle avait envie de courir vers cette force inaltérable pour qu'il la soutînt dans sa propre faiblesse, et aussi de l'attirer à elle, pour qu'il se reposât enfin. Un coup de sifflet avait dispersé l'équipage. Les hommes s'égaillaient dans la mâture. De la dunette, le capitaine Jason criait ses ordres dans son porte-voix de cuivre. Les vergues se couvraient de toiles. Le tableau reprenait vie. Sans un mot, les Protestants avaient quitté le pont. Angélique ne les avait pas suivis. En cet instant, il n'y avait plus qu'elle et lui et l'horizon sans fin autour d'eux. Lorsqu'il se retourna, Joffrey de Peyrac la vit.
– Banale aventure en mer que celle d'une exécution d'exemple pour maintien de la discipline générale, dit-il. Il n'y a pas de quoi s'émouvoir, madame. Vous qui avez navigué en Méditerranée, aux mains des pirates et des marchands d'esclaves vous devriez le savoir.
– Je le sais.
– Le pouvoir a des servitudes. La discipline est une œuvre rude à forger, puis à tenir.
– Je sais cela aussi, dit-elle.
Et elle se rappela avec étonnement qu'elle avait été chef de guerre et qu'elle avait mené des hommes au combat.
– Le Noir aussi le savait, reprit-elle songeuse. J'ai compris ce qu'il vous disait hier soir, lorsque nous l'avons surpris.
Et, soudain, l'impudeur de la scène qui leur était apparue et son atmosphère ardente et insolite se recomposaient devant elle et amenaient une coloration vive et troublée à ses joues. Elle se rappelait tout à coup qu'elle avait tendu la main et serré le bras de celui qui était à ses côtés. Elle ressentait encore au creux de la paume la sensation de la chair musclée, dure comme le bois, sous l'étoffe du pourpoint. Son amour !
Il était là ! Les lèvres auxquelles elle avait rêvé gardaient, sous la rigidité du masque, leur modelé chaleureux et vivant.
Elle n'avait plus à poursuivre désespérément l'image fuyante d'un souvenir. Il était là !
Tout ce qui les séparait n'était que vétilles. Cela tomberait de soi. La certitude d'une réalité trop longtemps poursuivie en rêve la pénétrait d'un bonheur intense. Elle se tenait devant lui, sans oser bouger, aveugle à tout ce qui n'était pas lui. À l'autre bout du navire on jetterait ce soir aux flots le corps du supplicié. L'amour... la mort. Le temps continuait de tisser sa toile, d'enchevêtrer dans les fils des destinées ce qui crée la vie et ce qui la détruit.
– Je crois qu'il serait bon que vous regagniez votre logis, dit enfin Joffrey de Peyrac.
Elle baissa les yeux, montrant d'un signe qu'elle avait compris et qu'elle était docile. Certes, tous les obstacles n'étaient pas encore tombés entre eux. Mais ce n'était que minuscules détails. Déjà étaient tombées les murailles les plus infranchissables, celles derrière lesquelles elle n'avait cessé de l'appeler en se tordant les mains : celles de la mort et de l'absence.
Qu'importait le reste. Un jour, leur amour ressusciterait, lui aussi. Mme Manigault se tourna brusquement vers Bertille et la gifla à bout portant.
– Sale petite punaise ! Vous voilà satisfaite maintenant. Vous avez la mort d'un homme sur la conscience.
Ce fut un beau tapage. Malgré la considération qu'elle devait à la femme de l'armateur, Mme Marcelot prit fait et cause pour sa progéniture.
– Vous avez toujours été jalouse de la beauté de ma fille, alors que les vôtres...
– Si belle qu'elle soit, votre Bertille, elle n'avait pas à faire des effets de corsage devant un Nègre. C'est à croire que vous n'avez jamais vécu, ma commère !...
On les sépara, non sans peine.
– Tenez-vous tranquilles, les femmes ! Gronda Manigault. Ce n'est pas en vous arrachant vos coiffes que vous nous aiderez à sortir de ce guêpier.
Il ajouta, tourné vers ses amis :
– J'ai cru ce matin, quand il s'est présenté, qu'il avait découvert ce que nous préparions. Heureusement, il n'en est rien.
Il n'en soupçonne pas moins quelque chose, grommela l'avocat soucieux. Ils se turent parce qu'Angélique paraissait. Les portes se refermèrent derrière elle, et l'on entendit le bruit des chaînes qui les cadenassaient.
– Aucune illusion à se faire. Nous sommes de vulgaires prisonniers ! dit encore Manigault. Gabriel Berne était absent. Deux matelots l'avaient retenu au-dehors, chargés de le conduire, très respectueusement, mais sûrement, devant monseigneur le Rescator.
*****
« C'est étrange, songeait-il. Tout à l'heure, quand je lui parlais, elle a eu pour moi un vrai regard d'amoureuse. Peut-on se tromper à un tel regard ? »
Il en était encore à méditer cette minute incomparable, si fugitive qu'il doutait de l'avoir vécue, lorsque le Huguenot entra.
– Prenez place, monsieur, dit Joffrey de Peyrac, en lui désignant un siège en face de lui. Gabriel Berne s'assit.
La courtoisie de son hôte ne lui disait rien qui vaille et il avait raison. Après un assez long silence, où les adversaires s'observaient, le duel commença.
– Où en sont vos projets de mariage avec dame Angélique ? demanda la voix sourde qui se nuançait de moquerie.
Berne ne broncha pas, Avec déplaisir, Peyrac nota sa maîtrise. « Le gros bourdon n'esquive pas les pointes, se dit-il. Il ne les rend pas non plus. Mais qui sait si sa pesanteur ne finira point par m'entraîner et me faire trébucher ».
Enfin, Berne secoua la tête.
– Je ne vois pas la nécessité de parler de ces choses, dit-il.
– Moi si. Je m'intéresse à cette femme. J'aime donc à en parler.
– Lui proposeriez-vous aussi le mariage ? fit Berne, à son tour, moqueur.
– Certes non.
Le rire de son interlocuteur était incompréhensible pour le Huguenot et décuplait sa haine. Cependant il demeura calme.
– Vous désiriez peut-être savoir par moi, en me faisant appeler, monsieur, si dame Angélique succombait à votre cynisme et était prête à détruire sa vie et ses amitiés pour vous complaire ?
– Il y avait, en effet, un peu de cela dans mon intention. Eh bien, que répondez-vous ?
– Je lui crois trop de raison pour se laisser prendre à vos pièges, affirma Berne avec d'autant plus de véhémence qu'il doutait, hélas, de ses propres paroles. Elle a cherché près de moi l'oubli de sa vie tourmentée. Elle connaît trop le prix de la paix. Elle ne peut jeter au vent tout ce qui nous lie. Les jours d'amitié, d'entente, d'entraide... J'ai sauvé la vie de sa fille.
– Ah ! eh bien, moi aussi. Nous voici donc rivaux pour deux femmes au lieu d'une.
– La petite compte beaucoup, fit Berne menaçant, comme s'il brandissait un épouvantail. Dame Angélique ne la sacrifiera jamais ! Pour personne.
– Je sais. Mais j'ai là de quoi séduire les jeunes damoiselles.
Rabattant le couvercle d'un coffret, il fit glisser entre ses doigts, avec amusement, des bijoux.
– J'ai cru comprendre que l'enfant était sensible au scintillement des pierres précieuses.
Gabriel Berne serra les poings. Il ne pouvait échapper à la certitude, lorsqu'il se trouvait en face d'un tel homme, d'avoir affaire à un être infernal. Il le rendait responsable du mal qu'il sentait en lui-même et du malaise persistant qu'il éprouvait à se retrouver parmi ses démons. Le souvenir cuisant du bref drame, qui s'était déroulé la nuit passée entre Angélique et lui, le hantait au point qu'il n'avait assisté qu'en automate à l'exécution du Maure.
– Comment vont vos blessures ? interrogea doucereusement Joffrey de Peyrac.
– Je ne m'en ressens pas, répondit-il brièvement.
– Et celle-ci ? demanda encore le démon, en désignant le chiffon rougi dont était enveloppée la main du marchand déchiquetée par les dents de la jeune femme.
Berne devint pourpre et se dressa. Joffrey de Peyrac fit de même.
– Morsure de femme, murmura-t-il, plus venimeuse au cœur qu'à la chair.
*****
En exaspérant cet homme humilié, Joffrey savait qu'il commettait une erreur grave. Il avait aussi manqué de la plus élémentaire prudence en faisant amener Berne devant lui, mais il avait ce matin remarqué la main bandée et il n'avait pu résister au désir de vérifier une hypothèse qui se révélait juste.
« Elle l'a repoussé, se disait-il avec jubilation, elle l'a repoussé. Il n'est donc pas son amant ! »
Satisfaction qu'il faudrait certes payer très cher, Berne n'oublierait pas, Berne se vengerait. Dans ses yeux de commerçant rusé, s'accumulait une implacable rancune.
– Que croyez-vous avoir deviné, monseigneur ?
– Ce que vous ne niez pas vous-même, maître Berne. Dame Angélique est farouche.
– Y verriez-vous le triomphe de votre cause ? Vous risqueriez alors de vous tromper. Je serais étonné qu'elle vous ait accordé à vous ce qu'elle refuse à tous les hommes.
« Touché », pensa Joffrey de Peyrac, en se remémorant le recul d'Angélique entre ses bras. Il surveillait avec attention le visage redevenu impassible de son adversaire.
« Que sait-il sur elle, que moi j'ignore ? »
Berne avait senti son fléchissement. Il voulut pousser son avantage. Il parla. Sa voix recomposait l'horreur d'un récit dont l'époque n'était pas chiche. Un château en flammes, des serviteurs massacrés, une femme meurtrie, violentée par des soudards, portant entre ses bras un enfant égorgé. Depuis l'affreuse nuit, la même femme ne pouvait accueillir l'amour, sans revivre les atrocités subies. Il y avait pire. L'enfant, sa fille, était née de ce crime. Elle ignorerait toujours lequel de ces mercenaires puants en était le père.
– D'où tenez-vous une telle fable ? demanda brusquement l'homme masqué.
– De sa bouche à elle. De sa bouche même.
– Impossible.
Berne, déjà, pouvait savourer sa vengeance. Son adversaire, devant lui, chancelait, bien qu'il demeurât droit et ne manifestât pas d'émotion apparente.
– Les dragons du Roi, dites-vous ? Ce sont des ragots d'ignorant. Car une femme de sa qualité, amie de Sa Majesté et de tous les grands noms du royaume, ne pouvait risquer d'être victime de la soldatesque. Pourquoi se serait-on attaqué à elle ? Je sais qu'on persécute en France les Huguenots, mais elle n'appartenait pas à leur confession.
– Elle les aidait.
Le marchand haletait et la sueur perlait à son front.
– C'était la « Révoltée du Poitou », murmura-t-il, je l'ai toujours soupçonné et maintenant vos paroles m'en donnent la certitude. Nous savions qu'une grande dame, jadis honorée à la Cour, avait levé ses gens contre le Roi et entraîné toute la province, Huguenots et Catholiques, dans sa rébellion. Cela a duré près de trois ans. À la fin, ils ont été vaincus. Le Poitou a été ravagé. La femme a disparu. Sa tête était mise à prix cinq cents livres... Je m'en souviens. C'était bien elle.
– Allez-vous-en ! dit Joffrey de Peyrac d'une voix presque imperceptible.
*****
Voici donc de quoi étaient comblées ces cinq années de sa vie qu'il ignorait, et pendant lesquelles il l'avait crue ou morte ou retournée, soumise, au roi de France. Une rébellion contre le Roi, l'insensée ! Les plus atroces turpitudes ! Et dire qu'il la tenait à Candie. Il lui aurait évité cela.
À Candie, elle était encore l'image de celle qu'il avait connue, et elle l'avait ému jusqu'aux moelles. Quel moment lorsque, à travers les fumées du batistan oriental, il l'avait aperçue et reconnue.
Un marchand l'avait averti alors qu'il jetait l'ancre à l'île de Mylos. La vente d'une magnifique esclave s'annonçait au batistan de Candie. On le savait grand amateur « de pièces de choix ». En réalité, on exagérait un peu, mais le faste arabe nécessaire dans sa situation exigeait qu'il ne dédaignât pas les femmes.
Il se plaisait à multiplier les gestes spectaculaires qui enflaient sa légende et lui assuraient près des voluptueux Orientaux une considération croissante et de meilleur aloi. Son goût pour choisir les beaux objets humains du plaisir était d'ailleurs réputé. L'excitation de la vente et des enchères, l'intérêt de découvrir sous l'enveloppe charnelle et splendide, la timide flamme humaine de ces femmes humiliées, de les voir revivre, de les écouter, chacune, avec des récits d'enfance et de misère, des quatre coins du monde : la Circassienne, la Moscovite, la Grecque, l'Éthiopienne... le distrayaient de travaux plus âpres et dangereux. Il goûtait dans leurs bras le repos, un bref oubli, l'amusement parfois de voluptés nouvelles. Elles devenaient vite ses amies, dévouées pour lui jusqu'à la mort. Petit bibelot charmant qu'il se divertissait un moment à découvrir et caresser, ou bel animal farouche qu'il se plaisait à apprivoiser. La conquête achevée perdait ensuite vite de son intérêt. Il avait trop connu de femmes pour qu'aucune d'elles pût se l'attacher. Et, avant de les quitter, il s'évertuait à leur redonner une nouvelle chance de vie, ramenait l'esclave razziée dans son pays, dotait la pauvresse, accoutumée depuis l'enfance aux amours vénales, afin qu'elle pût choisir sa route librement, rendait à l'occasion ses enfants à une mère qui les avait perdus... Mais combien s'accrochaient à lui, suppliantes : « Garde-moi, toujours, je ne te gênerai pas... Je tiens peu de place... C'est tout ce que je te demande ».
Il devait alors se méfier des philtres magiques qu'elles essayaient de lui faire boire et de leurs ruses serpentines. « Tu es trop fort, gémissaient-elles dépitées, tu vois tout, tu devines tout. Ce n'est pas juste. Moi je suis si petite. Je ne suis qu'une femme qui veut rester à ton ombre ». Il riait alors, baisant de belles lèvres pulpeuses qui n'avaient pas pour lui plus d'importance qu'un fruit rapidement savouré, et repartait en mer.
À l'occasion, la réputation d'une nouvelle beauté viendrait piquer sa curiosité, et il chercherait à l'acquérir.
Le marchand de Mylos, en lui parlant de la captive aux yeux verts, l'avait amusé, avec son enthousiasme levantin pour « la qualité de la marchandise ». Unique ! Admirable !... Chamyl Bey, l'eunuque blanc, pourvoyeur des harems du Grand Turc était sur les rangs. Pour cette seule raison, monseigneur le Rescator se devait d'entrer en lice. Mais il ne serait pas trompé... Qu'il en juge ! La race ? Une Française, c'était tout dire. La qualité ? Surprenante. Il s'agissait d'une authentique grande dame de la Cour de Louis XIV. En secret, et pour ceux qui étaient vraiment décidés à y mettre le prix, on chuchotait que c'était même l'une des favorites du roi de France. Sa démarche, son maintien, son langage ne trompaient pas et s'alliaient à toutes les beautés qu'on peut attendre : une chevelure d'or, des yeux clairs comme l'eau marine, un corps de déesse. Son nom ? Après tout, pourquoi ne pas le dire, pour authentifier un grand secret : marquise du Plessis-Bellière. Un très grand nom, disait-on. Rochat, le consul de France, qui l'avait vue et s'était entretenu avec elle, était formel à ce sujet. Stupeur ! Après s'être assuré par des questions pressantes que son interlocuteur n'affabulait pas, le Rescator s'était littéralement précipité pour appareiller pour Candie, toutes affaires cessantes. En chemin, il avait appris les circonstances qui avaient amené cette jeune femme entre les mains des marchands d'esclaves. Elle se rendait à Candie pour affaires, d'autres disaient pour rejoindre un amant. La galère française qui la portait avait fait naufrage et le marquis d'Escrainville, cet écumeur des mers, l'avait recueillie sur une barque et, avec elle, sa plus belle chance de petit pirate. Chacun prévoyait que les enchères monteraient de façon vertigineuse.
Pourtant, il avait fallu qu'il la vît pour y croire. Malgré son sang-froid, il conservait un souvenir imprécis de cet instant où il avait su à la fois que c'était bien elle et qu'elle était sur le point d'être vendue. D'abord, arrêter les enchères, arracher d'un seul chiffre le marché. 35 000 piastres. Une vraie folie !
Et puis la couvrir, la dérober aux regards. Alors seulement, il l'avait sentie, il l'avait palpée, bien vivante, réelle. Il avait vu également, au premier coup d'œil, qu'elle était à la limite de sa résistance nerveuse, une femme à bout, affolée par les menaces et les brutalités de ces ignobles marchands de chair humaine, une femme comme toutes celles qu'il avait ramassées, pantelantes, sur les marchés de la Méditerranée. Elle ne le reconnaissait pas, égarée, affolée...
Alors il avait décidé d'attendre pour se démasquer, de l'avoir d'abord arrachée à l'assemblée avide et curieuse qui les entourait. Il l'emmènerait dans son palais, lui ferait donner des soins et, quand elle s'éveillerait, il serait là, à son chevet. Hélas, son romanesque projet avait été déjoué par Angélique elle-même. Pouvait-il imaginer qu'une créature aussi traquée, aussi à bout-, allait trouver la force de lui filer entre les doigts, à peine sortie du batistan ? Elle avait des complices qui avaient mis le feu au port. Peu à peu, parmi les décombres fumants, la vérité s'était fait jour. On avait aperçu une barque d'esclaves profitant du désordre de l'incendie pour s'éloigner. Elle était parmi eux ! Malédiction ! Sa fureur d'alors rejoignait assez celle qu'il éprouvait aujourd'hui. Et il pouvait se dire que s'il devait à Angélique ses plus grandes douleurs, il lui devait aussi ses plus violentes colères. Comme à Candie, il se reprenait à maudire le sort. Elle s'était enfuie et cinq années avaient suffi pour qu'il la perdît à tout jamais. Le destin la lui avait rendue, certes, mais après en avoir fait une femme toute nouvelle qui ne lui devait plus rien. Comment reconnaître la délicate elfe des marais poitevins ou même l'esclave émouvante de Candie, dans une amazone dont le langage même lui était incompréhensible. Elle était possédée d'une flamme bizarre qu'il s'expliquait mal.
Encore aujourd'hui, il se demandait pourquoi elle voulait, avec une telle force, une telle fièvre, sauver tous « ses » Protestants, lorsqu'elle s'était présentée à lui, échevelée, dure, ruisselante. Elle n'était même pas une épave de la vie. Là encore, elle lui aurait inspiré au moins de la pitié. Il aurait mieux compris que la seule crainte de tomber entre les mains des gens du Roi, s'il était vrai que sa tête était mise à prix, la jetât à ses pieds pour sauver sa vie et celle de sa fille. Il l'aurait mieux accueillie, lâche, pétrie de peur, avilie, que si parfaitement étrangère à son passé. Avilie ! Après tout, elle l'était. Une femme qui avait roulé on ne savait plus trop où, indifférente au sort de ses fils, et qu'il retrouvait nantie d'une bâtarde, née d'un inconnu. Il ne lui suffisait donc pas de s'être promenée follement en Méditerranée, pour courir après quelque galant. Chaque fois, quand il paraissait pour la tirer d'un mauvais pas, elle trouvait le moyen de le fuir étourdiment, afin de se jeter dans des dangers plus grands encore : Mezzo Morte, Moulay Ismaël, l'évasion dans le Rif. À croire qu'elle collectionnait par plaisir les pires aventures. Une inconscience qui frisait la sottise. Hélas, il fallait se rendre à l'évidence. Oui, elle était sotte, l'infirmité de la plupart des femmes. Non contente d'en être sortie indemne, elle s'était lancée dans une rébellion contre le roi de France. Quel diable la possédait ? Quel génie de se détruire ? Est-ce le rôle d'une femme, mère de famille, de lever des armées ? Ne pouvait-elle rester à filer la quenouille dans son château, au lieu de se livrer à la soldatesque. Ou même, à la rigueur, continuer à faire la coquette à Versailles, à la Cour du Roi. On ne devrait jamais laisser les femmes présider seules à leur destinée. Angélique, pour son malheur, manquait de cette qualité musulmane qu'il avait appris à respecter, celle de savoir s'abandonner parfois au destin, de laisser agir les forces invincibles de l'Univers. Non. À Angélique, il lui fallait diriger les événements, les prévoir et les mener à sa guise. Voilà où était le mal, chez elle. Elle était trop intelligente, pour une femme !
*****
Parvenu à ce point de ses réflexions, Joffrey de Peyrac mit sa tête dans ses mains et se dit qu'il ne comprenait rien, mais absolument rien aux femmes, en général, et à sa femme en particulier.
Le grand maître en l'art d'aimer que les troubadours du Languedoc se plaisaient à consulter, le subtil chapelain, n'avait pas non plus tout dit, car il n'avait pas assez connu la vie. Et à lui-même, Joffrey, les livres, les philosophies et les expériences de science n'avaient pas encore tout enseigné. Ainsi, le cœur de l'homme demeure toujours une cire vierge, si savant qu'il puisse s'imaginer...
Il s'apercevait qu'en ces quelques minutes, il venait d'accuser sa femme d'être stupide et trop intelligente, de s'être donnée au roi de France et de l'avoir combattu, d'être d'une faiblesse insigne, et d'une énergie anormale, et il devait constater que toute la discipline cartésienne qu'il se plaisait tant à accepter comme sienne le laissait, en définitive, impuissant, lui au cerveau lucide et masculin, en fait incapable de voir clair en lui-même. Il ne sentait que sa colère et sa douleur.
Contre toute logique, ce viol qu'elle avait subi lui apparaissait comme l'ultime trahison, car la jalousie et l'instinct de possession primitifs hurlaient le plus ton en lui. Il se révoltait, il criait au fond de son cœur : « Ne pouvais-tu agir en sorte de te préserver pour moi ? »
Et, puisqu'il était l'homme vaincu par le sort et qui ne pouvait la défendre, au moins qu'elle ne s'exposât pas.
Toute l'amertume de sa défaite, il la goûtait aujourd'hui. Vae victis. Soudain, il comprenait le sentiment qui pousse certaines tribus sauvages de l'Afrique à défigurer leurs propres femmes en leur faisant porter aux lèvres des plateaux de cuivre afin que le vainqueur qui les razzie ne puisse tenir entre ses bras que de hideuses créatures...
Elle était trop belle, trop charmeuse. Plus dangereuse encore lorsqu'elle ne s'en donnait pas la peine et que le pouvoir de ses yeux, de sa voix et de ses gestes semblait sourdre d'elle comme une source naturelle.
La pire des coquetteries, au fond, la plus désarmante !...
*****
– Monseigneur, pardonnez-moi !
Son ami, le capitaine Jason, était devant lui.
– J'ai frappé à plusieurs reprises ; vous croyant absent, je suis entré.
– Oui.
S'il était capable d'éprouver de violentes colères, jamais le grand chef des mers qu'était devenu le Rescator ne les extériorisait. Sa tension intérieure pouvait se deviner, pour ceux qui le connaissaient très bien, à la flamme du regard, habituellement allègre ou passionnée, et soudain changée, devenue fixe et terrible.
Jason ne s'y trompa pas. Il y avait d'ailleurs, estimait-il lui-même, de multiples raisons pour susciter le changement d'humeur du maître. Rien n'allait plus à bord ! Tant pis si un éclat survenait. Cela permettrait de mettre les choses au point avant qu'elles ne tournent totalement à la saumure.
D'un geste de la main, le second capitaine désigna, maussade, un énorme ballot que des marins qui l'accompagnaient venaient de déposer à terre pour s'en aller aussitôt. Des pans d'une vieille couverture de poils de chameau, s'échappait un incroyable bric-à-brac. Des diamants bruts dont l'éclat résineux voisinait avec celui de vulgaires bouchons de carafe, des bijoux d'or primitifs, une outre puant le bouc et encore gonflée d'un résidu d'eau douce et certainement nauséabonde, un Coran tout poisseux d'humidité et de graisse auquel était attachée l'amulette ou « baraka ».
Joffrey de Peyrac se pencha pour ramasser le sachet de cuir et l'ouvrit. Il renfermait un peu de musc de La Mecque et un bracelet en poils de girafe sur lequel étaient fixés, en breloques, deux crochets de vipère cornue.
– Je me souviens de ce jour, au pays des Ashantis, où Abdullah a tué la vipère qui se glissait vers moi, dit-il songeusement, je me demande...
– Oui, c'est ce que je ferais aussi, coupa Jason contre toute discipline et habitude. On mettra donc sa baraka sur sa poitrine et on le coudra dans sa plus belle djellaba.
– Puis, au crépuscule, on le descendra dans la mer. Encore que son âme aurait été bien plus heureuse si on l'avait enterré...
– Ce sera quand même une satisfaction pour ses frères musulmans du bord qui s'attendent à ce qu'il soit traité comme un chien, parce que pendu.
Joffrey de Peyrac considéra avec attention son second. Visage grêlé, bouche amère. Ses yeux étaient froids et faisaient songer à des pierres d'agate. Dix années de navigation le liaient à ce garçon trapu et taciturne.
– L'équipage murmure, dit Jason. Oh ! certes, ce ne sont pas tellement nos anciens compagnons d'Orient qui font la mauvaise tête, que les nouveaux, surtout ceux que nous avons dû engager au Canada et en Espagne pour compléter l'effectif du Gouldsboro. Nous sommes près de soixante. C'est dur de tenir en main une telle racaille. D'autant qu'ils voudraient bien savoir ce que vous mijotez. Ils se plaignent de n'avoir pas relâché aussi longtemps que prévu à Cadix et de n'avoir pas touché leur part de l'or espagnol repêché par nos plongeurs maltais au large de Panama... Ils disent aussi que vous leur interdisez de courir leur chance auprès des femmes qui sont à bord... mais que vous vous offrez la plus belle...
Ce reproche grave, que le second ne jetait pas en l'air, eut le don de faire éclater de rire le maître du Gouldsboro.
– Parce que c'est la plus belle, n'est-ce pas ? Jason...
Il savait que son rire achèverait de mettre hors de lui le capitaine, que rien au monde ne parvenait à dérider.
– C'est la plus belle ? répéta-t-il incisivement.
– Je n'en sais fichtre rien, grogna l'autre furieux. Ce que je sais, c'est qu'il se passe de mauvaises choses sur ce navire et que vous ne les voyez pas parce que vous êtes obsédé par cette femme.
Le mot fit sursauter M. de Peyrac. Il cessa de rire et fronça les sourcils.
– Obsédé ? M'avez-vous jamais vu obsédé par une femme, Jason ?
– Certes non. Par aucune... Mais bien par celle-ci. Ne vous a-t-elle pas fait faire assez de sottises à Candie et ensuite ? Que de démarches sans but ! Que d'affaires mal traitées parce que vous vouliez à tout prix la retrouver, sans vous occuper du reste.
– Avouez qu'il est fort normal que l'on cherche à rattraper une esclave qui vous a coûté 35 000 piastres.
– Mais il y avait autre chose, dit Jason têtu. Quelque chose que vous ne m'avez jamais confié. Qu'importe ! C'était le passé. Je la croyais bel et bien disparue, morte, enterrée. Et la voici qui reparaît.
– Jason, vous êtes un misogyne impénitent. Parce qu'une garce, jadis, que vous aviez eu l'imprudence d'épouser vous a fait envoyer aux galères, afin de pouvoir filer le parfait amour avec son amant, vous vouez à la race féminine une haine qui vous a fait perdre bien d'agréables occasions. Que de pauvres maris, liés à de tristes mégères, envieraient votre liberté reconquise dont vous profitez si mal !
Jason demeurait sombre.
– Il y a des femmes qui vous inoculent un poison dont on ne saurait guérir. Vous-même, monseigneur, êtes-vous certain de demeurer toujours à l'abri de ces tourments ? Votre esclave de Candie me fait peur... Là.
– Son aspect actuel devrait pourtant vous rassurer. J'ai été fort étonné, et même un peu déçu, je l'avoue, de la retrouver sous le bonnet de bourgeoise prude.
Mais Jason secouait la tête avec énergie.
– Piège encore, monseigneur ! Je préfère une franche odalisque, dans sa nudité, aux sournoises qui se voilent et semblent vous promettre le paradis dans un seul regard. Leur grossier poison de vient alors essence subtile... trop subtile pour que vous puissiez la discerner et vous en méfier. Essence ? que dis-je ?... Quintessence !
Joffrey de Peyrac l'écoutait en se caressant le menton, pensivement.
– Étrange ! Jason ! murmura-t-il, très étrange ! Je croyais qu'elle ne m'intéressait plus... mais plus du tout.
– Hélas, fit Jason lugubre. Si cela pouvait être ! Mais nous sommes loin du compte...
Joffrey de Peyrac le prit par le bras, pour l'entraîner au-dehors, sur le balcon.
– Venez... Les « richesses » de mon pauvre Abdullah empuantissent ma cabine.
Il se perdit en contemplation devant le ciel qu'on aurait dit de pastel orangé, alors que la mer conservait des teintes froides et dures.
– Nous approchons... Vous allez tâcher de rassurer les hommes. Vous leur ferez remarquer que l'or espagnol est toujours à bord. Dès que nous aurons touché terre, dans quelques jours, je leur ferai verser une avance sur les prochaines négociations.
– Ils seront payés, puisqu'ils l'ont toujours été. Mais ils sentent qu'il y a eu une traversée de perdue. Pourquoi ce départ précipité sur La Rochelle ? demandent-ils. Pourquoi avoir embarqué ces gens qui nous encombrent et pour lesquels on se prive, et dont on ne tirera pas un liard, car on voit bien qu'ils n'ont que leurs chemises sur le dos ?
Et, comme Joffrey de Peyrac demeurait silencieux, le capitaine Jason prit un air malheureux.
– Vous me trouvez bien indiscret, monseigneur ? Et vous me faites comprendre que nous n'avons pas à nous mêler de vos affaires ? C'est là où le bât nous blesse. Les hommes d'équipage et moi-même, nous vous sentons absent... Les matelots surtout sont sensibles à cela. Quelle que soit leur race, vous savez comme ils sont, ces hommes de la mer. Ils croient aux signes, et s'attachent à ce qui est invisible beaucoup plus qu'aux apparences... Ils répètent que vous ne les protégez plus.
Un sourire étira la bouche du Rescator.
– Que survienne une tempête, et ils verront si je ne les protège plus.
– Je sais... Vous êtes encore là parmi nous. Mais, déjà, ils devinent plus loin.
Jason eut un mouvement du menton vers l'avant du bateau.
– Supposons que vous destiniez ces individus, que vous avez embarqués là, à peupler vos terres acquises dans le Dawn East ? En quoi cela nous concerne-t-il, nous autres les marins du Gouldsboro ?
Le comte de Peyrac posa sa main sur l'épaule de son ami. Son regard continuait à errer au delà de l'horizon mais il étreignait fortement la massive charpente sur laquelle il s'était souvent appuyé au cours de leurs croisières sans fin.
– Jason, mon cher compagnon, lorsque vous m'avez rencontré, j'étais déjà un homme qui avait franchi la mi-temps de son existence. Vous ne connaissez pas tout de moi, comme je prétends ne pas connaître tout de vous. Sachez que, depuis que je suis au monde, ma vie alterne entre deux passions : les trésors de la terre et les charmes de la mer.
– Et des belles ?...
– On exagère. Disons que les belles ont fait partie, à l'occasion, de l'une ou l'autre aventure. La terre et la mer, Jason. Deux entités. D'exigeantes maîtresses. Lorsque j'ai donné trop à l'une, l'autre réclame. Voici plus de dix ans, depuis que le Grand Turc m'a chargé de monopoliser le commerce de l'argent, que je n'ai plus quitté le pont d'un bateau. Vous m'avez prêté votre voix pour me permettre de commander aux capricieux éléments, et de la Méditerranée à l'océan, des mers polaires à celle des Caraïbes, nous avons connu d'exaltantes expériences...
– Et maintenant, vous êtes de nouveau possédé du désir de pénétrer les entrailles de la terre ?
– C'est exactement cela !
La phrase tomba comme une masse.
Jason baissa la tête.
Il avait entendu ce qu'il craignait d'entendre. Ses fortes mains aux poils roux se crispèrent sur la rambarde de bois doré.
La pression amicale de Joffrey de Peyrac s'accentua.
– Je vous laisserai le bateau, Jason.
L'autre secoua la tête.
– Ce ne sera plus la même chose. J'avais besoin de votre amitié, pour survivre. Votre passion, votre joie d'exister m'ont toujours surpris. J'avais besoin de cela pour exister moi aussi.
– Bast ! Seriez-vous sentimental, vieux dur à cuire ? Regardez. Il vous reste la mer.
Mais Jason ne leva même pas les yeux sur l'étendue mouvante et glauque.
– Vous ne pouvez pas comprendre, monseigneur. Vous êtes un homme de feu. Moi, je suis de glace.
– Brisez alors les glaces.
– Trop tard.
Jason poussa un long soupir.
– Il aurait fallu que je connaisse plus tôt le secret qui vous permet de jeter, à chaque instant, sur le monde un regard neuf. Quel est-il ?
– Mais il n'y a pas de secrets, dit Joffrey de Peyrac, à moins qu'ils ne soient différents. Chacun possède les siens. Que vous dirais-je ?... Être toujours apte à tout recommencer... Ne pas accepter de n'avoir qu'une seule vie... Mais des vies multiples...