De nos jours
— Annoncez-moi une bonne nouvelle, docteur.
L’horloge indiquait à peine 8 heures, Franck Sharko était le premier patient de la matinée. Le docteur Ramblaix ferma la porte derrière lui et invita le commissaire à s’asseoir. Le cabinet de consultation était propre, fonctionnel, anonyme.
— Je crains malheureusement que nous n’ayons aucune évolution. Avez-vous bien suivi le traitement que je vous ai prescrit le mois dernier ?
Sharko se massa les tempes, la journée commençait très mal.
— Mes poubelles sont pleines à craquer d’ampoules vides et de boîtes de médicaments. J’ai fait des prises de sang qui n’ont rien donné et qui ont valu à mon pauvre infirmier de se faire agresser par un junkie qui lui a vidé les poches pas loin de chez moi. Trois points de suture pour gagner une misère.
Devant l’absence de réaction du médecin, Franck Sharko poursuivit :
— J’ai aussi appliqué vos conseils à la lettre. Même ces histoires de rapports programmés. Et vous me demandez si j’ai bien suivi le traitement ?
Ramblaix éventa des feuilles devant lui. Il prit le temps de répondre, il avait l’habitude de recevoir des hommes et des femmes déstabilisés, de tous âges.
— C’est votre troisième spermogramme, il confirme l’asthénospermie grave. En l’état actuel des choses, la faible mobilité de vos spermatozoïdes ne vous permet pas d’avoir d’enfants. Mais rien n’est perdu, nous allons y arriver.
— Quand ? Et comment ?
— Vous avez déjà procréé par le passé. L’analyse de votre sang, les divers examens que vous avez subis ne montrent ni infection, ni dilatation des veines testiculaires, ni anomalie immunitaire. Vous avez cinquante ans mais, d’un point de vue reproductif, vous restez dans la force de l’âge. Les traitements n’ont pas d’influence sur vous. Je n’ai constaté aucune raison physiologique au fait que vos spermatozoïdes soient paresseux. Il faut peut-être envisager la voie psychologique.
Sur sa chaise, Sharko était extrêmement tendu. Ce fichu mot, psychologie, revenait à la charge, lui collait à la peau, même quand il s’agissait d’analyser une tribu de feignants incapables de grimper un col. Le médecin continua :
— Le stress, la surcharge de travail, des coups durs successifs ou de mauvaises nuits à répétition agissent sur les hormones et l’équilibre de l’organisme. Plus d’un cas d’infertilité passagère sur cinq est dû à un blocage psychologique. Vous ne pouvez imaginer le nombre de couples qui, juste après avoir subi une fécondation in vitro ou fait une demande d’adoption, réussissent tout à coup à procréer.
Le spécialiste incitait Sharko à parler, mais autant s’adresser à un mur. Il parcourut la paperasse et balaya la physionomie de son patient. Notamment les cheveux en pétard couleur poivre et sel, les mains épaisses posées sur les genoux, le costume-cravate bleu sombre, de belle coupe, qui tombait parfaitement sur sa silhouette robuste.
— Je suppose que vous avez traversé des périodes difficiles depuis la naissance de votre premier enfant. C’était il y a… huit ans, je crois ?
Le téléphone portable du commissaire Franck Sharko se mit à vibrer au fond de sa poche. Il n’y toucha pas et se leva, exaspéré.
— Écoutez, docteur : ça fait trois fois que je m’enferme dans vos cabines à 8 heures du matin pour me masturber devant des photos de magazines porno. Et trois autres fois pour venir récupérer des résultats plutôt catastrophiques. C’est difficile pour moi d’en parler avec vous. Les psys, je connais, croyez-moi. Le temps presse, vous comprenez ? Ma compagne a trente-huit ans et je ne suis plus tout jeune. On veut un enfant le plus vite possible, ça tourne à l’obsession. Et sans FIV.
— J’aimerais vous reparler de la fécondation in vitro plus en détail, justement. Le procédé fonctionne très bien et…
— Non, désolé. Ni mon amie ni moi n’emploierons cette méthode. Pour la raison, disons que c’est… personnel. Il me faut une autre solution là, maintenant. Dites-moi qu’elle existe, docteur.
Le médecin se leva à son tour, hochant légèrement la tête, comme s’il comprenait. Sharko remarqua son alliance en argent. Cet homme devait avoir une trentaine d’années, une belle femme, probablement des enfants : un dessin au feutre, caché dans un coin, appuyait cette supposition. Il n’y avait aucune photo des mômes sur le bureau, certains couples à problèmes en venant à détester la progéniture des autres.
— Dans dix jours, c’est Noël. Lâchez du lest. Partez loin de Paris, de votre travail, et reposez-vous. Soyez également patient. Plus vous serez pressé, moins vous aurez de chances d’aboutir. Il faut chasser de votre esprit cette fixation d’avoir un enfant. Ce sont les meilleurs conseils que je puisse vous donner.
Sharko aurait aimé lui dire que cette obsession ne venait pas de lui, mais il se garda bien d’en révéler davantage sur sa vie privée. Un type avec son passé avait de quoi mettre en alerte tous les psychiatres de la planète.
Ils se serrèrent la main. À l’accueil, le flic régla le montant de la consultation en liquide. La secrétaire réclama sa carte de Sécurité sociale et, de nouveau, il prétexta l’avoir oubliée. De ce fait, elle lui établit une fiche à renvoyer à la Caisse primaire d’assurance maladie, qu’il déchira et jeta à la poubelle une fois dehors, face au laboratoire d’analyses médicales. Comme toujours.
Il s’engouffra dans les rues du 16e arrondissement. L’air était froid et humide, le ciel chargé d’une limaille grise. Il allait neiger.
Une écharpe autour du cou, le commissaire de police était inquiet. Cela faisait huit mois qu’ils essayaient d’avoir un enfant, avec Lucie. Même si sa partenaire ne disait rien et encaissait les échecs, Sharko sentait que leur couple battait de l’aile et que la situation finirait par dégénérer, tôt ou tard. Et, pour l’instant, il ne voyait aucune solution : il ne se sentait pas le courage de lui avouer sa stérilité — passagère, espérait-il — mais, d’un autre côté, il avait de plus en plus de mal à laisser planer l’espoir d’un futur bébé. Le docteur avait peut-être raison : prendre le large, quelques semaines, pour remotiver ses spermatozoïdes.
Dans un soupir, il consulta les deux messages laissés sur son téléphone. Le premier était de Bellanger, son chef de groupe. Il fallait se rendre sur les lieux d’un crime, à Trappes, à une trentaine de kilomètres de Paris.
Sharko sentait le mauvais coup. Pour que la brigade criminelle du 36, quai des Orfèvres s’empare d’un dossier qui aurait dû tomber dans les bureaux d’une antenne locale, il fallait quelque chose de costaud ou de très mystérieux. Voire les deux.
Le second appel venait de Lucie. Bellanger l’avait contactée, elle aussi, pour la même raison. Celle qui partageait sa vie et son équipe depuis un an et demi fonçait déjà en direction du sud de la capitale.
Superbe cadeau de Noël en perspective, cette nouvelle affaire.
Et l’autre truffe qui parlait de vacances…
Même avec les années, les souffrances traversées et les êtres chers perdus à cause de ce fichu métier, le shoot de l’arrivée sur le lieu d’un crime gardait toujours une intensité inaltérable. Qui serait la victime ? Dans quel état la trouverait-on ? Quel profil aurait son assassin ? Sadique, psychopathe, ou, comme dans quatre-vingts pour cent des cas, pauvre type paumé ? Sharko ne se rappelait plus précisément son premier cadavre, mais il se souvenait encore, plus de vingt ans après, de l’explosion de sensations qu’il avait alors ressenties : du dégoût, de la colère et de l’excitation. Et la vague revenait, enquête après enquête, toujours dans cet ordre.
Il s’avança dans le jardin, en direction d’une maison individuelle de plain-pied cernée de haies qui coupaient la vue aux voisins. Comme à chaque fois, des professionnels du macabre allaient et venaient, mallettes en main, portables à l’oreille : les flics du commissariat local, les techniciens de l’Identité judiciaire, un ou deux magistrats, des OPJ[1], des garçons de morgue… Le chaos rappelait celui d’une fourmilière, où chacun savait exactement ce qu’il avait à faire.
Il faisait froid dans la maison, de la buée sortait des bouches. Sharko lisait souvent de la fatigue sur ces visages-là, mais, cette fois, les traits exprimaient quelque chose de différent : de l’inquiétude, de l’incompréhension. Après avoir serré quelques mains, il se rendit dans la cuisine, prenant garde de ne pas sortir du chemin balisé à l’aide de rubans « Police nationale » par la police scientifique. Au milieu de la pièce, à même le carrelage, traînaient des barquettes de viande, des glaces fondues et tous types de surgelés en piteux état. Le lieutenant Lucie Henebelle, numéro cinq du groupe et petite dernière arrivée dans l’équipe Bellanger, discutait avec Paul Chénaix, l’un des légistes de la Râpée. Elle adressa un bref mouvement de tête à Sharko lorsqu’elle l’aperçut. Il salua son ami médecin, fourra les mains dans ses poches, face à Lucie, en lui lançant un simple :
— Alors ?
— C’est là-bas que ça se passe.
Tous les collègues du 36 les savaient ensemble, mais les deux policiers préféraient rester discrets. Jamais d’accolade trop appuyée, d’excès amoureux… Chacun connaissait leur histoire et la violence de la disparition des petites Henebelle, Clara et Juliette. Cela faisait partie des sujets tabous, dont on ne parlait que derrière des portes fermées et quand on savait les deux flics loin des couloirs.
Sharko suivit le regard de Lucie et s’éloigna dans un renfoncement de la cuisine, un endroit où s’accumulaient les appareils électroménagers.
Le corps masculin reposait au fond d’un grand congélateur vide, en sous-vêtements et recroquevillé. Les lèvres étaient bleues, la bouche grande ouverte, comme si l’homme avait cherché à crier une dernière fois. L’eau — des larmes ? — avait gelé près de ses paupières. Les cheveux blonds étaient recouverts de givre. Quant à la peau, elle était quadrillée d’entailles, notamment au niveau des membres supérieurs et inférieurs.
À côté du corps, au fond du congélateur, se trouvaient une lampe torche ainsi que des vêtements empilés : un jean tailladé, une chemise ensanglantée, des chaussures et un pull. Sharko observa les traces pourpres, partout sur les parois, ce rouge saillant mêlé au blanc éclatant de la glace. Le flic imagina la victime essayant à tout prix de s’échapper, grattant et frappant la surface jusqu’à s’en abîmer les phalanges.
Lucie s’approcha, les bras croisés.
— On a essayé de le sortir de là, mais… il est collé. Le chauffage était coupé à notre arrivée, on a tourné les thermostats à fond pour ramener de la chaleur. Les collègues de l’IJ[2] vont revenir avec des radiateurs électriques. Il faut attendre qu’il ramollisse un peu pour les recherches de fibres ou d’ADN et, surtout, pour soulever le corps. La poisse.
— Il n’est gelé qu’en surface, compléta Chénaix, le légiste. En forçant un peu, j’ai pu relever en profondeur une température interne de 9 °C. Le pouvoir et le temps de congélation n’ont pas été suffisants pour l’atteindre à cœur. Avec les caractéristiques du congélo et mes graphiques à l’IML[3], je devrais pouvoir donner une fourchette assez précise sur l’heure du décès.
Sharko observa les aliments au sol. L’assassin avait d’abord vidé le congélateur, pour pouvoir y enfermer sa victime. Pas le genre à paniquer. Ses yeux revinrent vers Lucie.
— Les circonstances de la découverte du corps ?
— C’est un voisin qui a alerté la police. La victime s’appelle Christophe Gamblin, bien identifié comme le propriétaire de cette maison. Quarante ans, célibataire. Il est journaliste à La Grande Tribune, le canard situé boulevard Haussmann. Son chien s’est mis à hurler vers les 4 heures du matin, devant la porte. C’est un cocker qui ne dort jamais dehors, d’après ce même voisin. La porte d’entrée n’a pas été forcée. Soit Christophe Gamblin a ouvert à son assassin, soit ce n’était pas verrouillé, à cause du chien justement, qu’il comptait faire rentrer tôt ou tard. Ce sont les flics municipaux qui ont remarqué le souk au milieu de la cuisine et qui ont ouvert le congélateur avec des pinces. Il était ceint d’une grosse chaîne et d’un cadenas, empêchant l’ouverture du couvercle. Tu verras sur les photos.
Sharko passa ses doigts sur les rebords du carénage en acier. Ils étaient renfoncés à divers endroits.
— Il était vivant là-dedans. Et il a essayé de sortir.
Il soupira et fixa Lucie dans les yeux :
— Ça va, toi ?
Sans trahir ses émotions, Henebelle acquiesça et demanda à voix basse :
— Au fait, t’es parti tôt de l’appartement, ce matin. Tu n’étais pas au bureau quand Bellanger a appelé ?
— Je me suis retrouvé dans les bouchons sur le périph. Et avec cette affaire qui nous tombe dessus, ce n’est pas aujourd’hui que je vais rattraper mon retard de paperasse. Et toi, t’es rentrée tard, hier ? Tu aurais pu me réveiller.
— Pour une fois que tu dormais à peu près bien. J’avais une procédure à terminer, il fallait que le parquet l’ait pour ce matin.
Lucie baissa le visage vers un trou, au beau milieu de la surface lisse du couvercle. Elle reprit un ton de voix normal :
— Tiens, regarde. Il a fait ça avec une perceuse, qu’on a retrouvée au sol, sans empreintes digitales. Il y a une petite remise à outils dans le jardin, dont la porte a été forcée cette fois. Ce n’est pas bien difficile à ouvrir ce genre de verrou, il suffit d’une bonne poigne. Probable que la chaîne, le cadenas et la perceuse viennent de là-bas. Dehors, le sol est très dur et très froid, on n’a par conséquent relevé aucune trace de pas.
Des techniciens se présentèrent avec des radiateurs électriques à l’entrée. Sharko tendit une main ouverte vers eux, les incitant à patienter.
— Pourquoi ce trou ? L’assassin ne voulait pas qu’il meure asphyxié ?
Après avoir enfilé des gants en latex, il referma le couvercle du congélateur et se pencha vers le petit orifice.
— Ou alors…
— … Il voulait assister à sa mort. Voir jusqu’à quel point il se débattrait et lutterait.
— Ça te semble le plus plausible ?
— Sans aucun doute. On a retrouvé une petite plaque de verre au-dessus du trou. Elle lui a permis de regarder et certainement d’éviter la fuite du froid — amoindrie plus encore avec le chauffage coupé. Il l’a frottée après utilisation, si bien qu’on n’a trouvé aucune empreinte. On verra pour les traces corporelles ou l’ADN.
— Un méticuleux.
— On dirait. Et puis, ce trou explique la présence de la lampe torche, qu’il a dû déposer là-dedans en enfermant Christophe Gamblin. Il ne voulait pas rester dans le noir, alors il a allumé. Par la même occasion, il a permis à son tortionnaire de l’observer. Ce devait être atroce. Et puis, à supposer qu’il ait trouvé la force de crier, personne n’a pu l’entendre. Les parois sont épaisses, hermétiques, et la maison est individuelle.
Lucie marqua un silence, les mains gantées à plat sur ce cercueil glacé. Ses yeux partirent vers la fenêtre, où dansaient les premiers flocons de l’hiver. Sharko connaissait sa capacité à se glisser dans la peau des victimes. Là, en ce moment, Lucie était mentalement au fond du congélateur, à la place de Christophe Gamblin. Sharko, de son côté, se mit plutôt dans la tête du tueur. Le trou avait été fait par le dessus, et non sur l’un des côtés : meilleur point d’observation ou volonté de domination ? Avait-il utilisé ce trou pour interroger sa victime ? Le tortionnaire avait pris son temps, sans paniquer. Il fallait un sacré sang-froid.
Pourquoi cette mort-là, au cœur de la glace ? Y avait-il une quelconque connotation sexuelle dans un tel acte ? Avait-il surveillé Christophe Gamblin avant d’agir ? Le connaissait-il ? L’autopsie, les fouilles, les analyses prochaines lui apporteraient sans doute quelques réponses.
Sharko poussa doucement sa collègue et compagne vers l’arrière et rouvrit. Il examina encore le corps et se retourna, furetant à droite, à gauche.
— Dans le salon… fit Lucie. On a retrouvé de l’adhésif et du sang sur une chaise. C’est là-bas qu’on l’a torturé. On l’a attaché, bâillonné, et on l’a tailladé sur les membres, le ventre, avec un couteau peut-être. Puis on l’a traîné ici, pour l’enfermer là-dedans. Il y a du sang un peu partout au sol. Ensuite, on l’a regardé mourir.
Elle partit vers la fenêtre, sans avoir décroisé les bras. Sharko la sentait à fleur de peau. Depuis le drame avec ses filles, Lucie avait parfois du mal à garder la tête froide. Elle n’assistait plus aux autopsies. Quant aux dossiers concernant les enfants, elle n’était jamais mise sur le coup.
Le commissaire Sharko préféra ne pas relever pour le moment et se concentrer sur son minutieux travail d’observation. Il se rendit dans le salon, pour constater. La chaise, les liens, le sang… Des flics, alentour, fouinaient dans les tiroirs. Sharko remarqua le portrait d’un homme et d’une femme, dans un cadre. Ils étaient grimés, portaient un chapeau et soufflaient dans des langues de belle-mère. Ils étaient heureux. L’un d’eux était la victime. Blond, fin, avec une véritable envie de vivre au fond des yeux.
Mais quelqu’un avait décidé d’abréger son existence.
Il revint dans la cuisine et s’adressa au légiste.
— Pourquoi avoir déposé les vêtements de la victime dans le congélateur ? Tu crois qu’il a fait ça avant ou après la mort ? C’est peut-être symbolique pour lui et…
Chénaix et lui étaient amis. Ils déjeunaient et buvaient des verres ensemble, une ou deux fois par mois. Le spécialiste ne se contentait pas de réaliser des autopsies, il aimait se sentir proche de l’enquête, débattre avec les policiers, connaître le fin mot de ces histoires dont il tournait la première page sans jamais refermer le livre.
— Ça n’a rien de symbolique. Je pense que notre victime était habillée en entrant là-dedans. Faudra jeter un œil plus précis aux vêtements quand ils seront décongelés, mais les entailles dans le jean et la chemise tendent à prouver qu’il ne l’a pas mis nu pour le torturer. C’est lui qui s’est déshabillé dans le congélateur.
— Faut m’expliquer, là.
— Tu n’as jamais ramassé des SDF morts de froid ? Certains d’entre eux sont retrouvés nus, leurs vêtements juste à côté. Ça arrive par très grand froid, c’est ce qu’on appelle le déshabillage paradoxal. La victime pense qu’elle aura moins froid toute nue. La plupart du temps, l’acte arrive juste avant la perte définitive de conscience. Ce comportement est dû à des changements dans le métabolisme cérébral. Disons que le cerveau se met à déconner, et la victime fait ou raconte n’importe quoi.
Lucie fixait son reflet dans la fenêtre. Dehors, les flocons zigzaguaient mollement. Si ses filles avaient été là, elles auraient hurlé de joie, enfilé leurs gants, leurs blousons et seraient sorties en courant. Plus tard, il y aurait eu des bonshommes de neige, des batailles de boules, des éclats de rire.
Avec une tristesse infinie, elle inspira et resta face à la vitre.
— Il a mis combien de temps à mourir ? demanda-t-elle sans se retourner.
— À première vue, les entailles sont superficielles. Il a dû tomber dans les pommes quand sa température corporelle est descendue sous les 28 °C. Tout se passe très vite, lorsque autour de soi il fait -18 °C. Les courbes confirmeront, mais je dirais une petite heure.
— C’est long, une heure.
Sharko se redressa et se frotta les mains l’une contre l’autre. Des photos avaient été prises pour immortaliser la scène. Ils pourraient la visualiser quand ils voudraient, le matin, la nuit, sous tous les angles. Ça ne servait plus à rien de rester dans cette pièce maudite. Il laissa finalement agir les techniciens de l’Identité judiciaire. Les hommes en blanc fermèrent les portes, branchèrent les chauffages électriques, installèrent de puissantes lampes au-dessus du congélateur, qu’ils allumèrent. Ils auraient pu accélérer les choses au séchoir électrique ou au chalumeau, mais c’était prendre le risque de souffler des indices.
Sous le feu des projecteurs, les cristaux de glace étincelèrent, révélant davantage l’atroce nudité du corps mutilé. Cette grotte de givre avait été son ultime refuge, et il s’y était recroquevillé comme pour se réchauffer une dernière fois. Frigorifié, Sharko s’approcha de nouveau, les sourcils froncés. Il se pencha à l’intérieur du coffrage.
— Je rêve ou il y a des inscriptions dans la glace, sous les coudes ?
Lucie ne réagit pas, les bras toujours croisés, les yeux plantés vers le ciel chargé. Dans son dos, Chénaix s’approcha du congélateur et se pencha.
— Tu as raison, il a essayé d’écrire quelque chose…
Il se redressa et s’adressa aux techniciens :
— Vite, aidez-nous à tirer sur le corps sans l’abîmer, avant que la glace fonde.
Ils s’y mirent sans l’aide de Lucie et, aussi délicatement que possible, parvinrent à décoller Christophe Gamblin, arrachant un minimum de peau. Le commissaire essaya de déchiffrer :
— On dirait que c’est écrit… ACONLA, ou… mince, certaines lettres sont à demi effacées.
— Le C pourrait être un G, fit Chénaix, et le L un I. Ça donnerait AGONIA. L’agonie, en latin. Ça colle bien avec ce qu’il a subi, non ?
La loi protège la personne dans son corps, elle ne protège pas le corps seul qui devient un objet aux limites juridiques floues. Aux yeux de la loi, Christophe Gamblin n’était donc plus une personne, mais un corps. Aussi, heure après heure, l’autopsie des lieux révélait toute son intimité. On ouvrait sans ménagement ses tiroirs, on fouillait dans ses factures, on cherchait à savoir qui il avait vu dernièrement, et quand, en interrogeant les voisins, les proches.
On savait déjà, sans trop creuser, qu’il vivait dans la maison de son père divorcé, avait un crédit pour sa voiture, et on était capable de lister une partie de ses abonnements. Des photos développées récemment le montraient en compagnie d’une femme — celle avec le chapeau et la langue de belle-mère — et d’amis, dans des soirées privées, sans doute. Autant de personnes qu’il allait falloir interroger. Son pauvre chien avait été embarqué par la SPA, en attendant qu’un proche veuille bien le récupérer. Les flics piétinaient sa vie, ses loisirs, ses draps. Ils passaient sa maison au rouleau compresseur.
Lucie et Sharko laissèrent se dérouler l’enquête de proximité et quittèrent les lieux aux alentours de 13 heures, afin de se rendre à la rédaction de La Grande Tribune, en plein 9e arrondissement de Paris. C’était l’adresse indiquée sur les cartes de visite professionnelles de la victime, et c’était peut-être là-bas qu’il avait été vu pour la dernière fois. Ils se suivirent en voiture, sous les timides flocons, se garèrent une heure plus tard à proximité du boulevard Haussmann, dans un parking souterrain.
Une fois ensemble, ils remontèrent à la surface. Le vent soulevait les écharpes, hantait les bouches de métro. Les décorations de Noël et la neige donnaient aux Grands Boulevards des airs de fête. Lucie fixa les grosses boules rouges suspendues au-dessus de la route avec tristesse.
— À Lille, on mettait toujours le sapin le 1er décembre, avec les filles. Je leur donnais à chacune leur calendrier de l’avent que je faisais moi-même, avec les surprises à l’intérieur. Une surprise par jour.
Elle fourra les mains dans ses poches et se tut. Sharko ne savait pas quoi dire. Il savait juste que les périodes de fête, les vacances scolaires, les publicités de jouets étaient des enfers à vivre pour eux deux. À chaque bruit, son ou odeur Lucie associait un souvenir en rapport avec ses filles, elle les ramenait à elle, telles de petites flammes qui se rallument sans cesse. Sharko revint à leur sordide affaire.
— J’ai eu des nouvelles en route. On a retrouvé le cellulaire de Christophe Gamblin, mais on n’a aucune trace de la présence d’un quelconque ordinateur. Ses factures indiquent pourtant qu’il a acheté un nouveau PC il y a un peu plus d’un an.
Lucie mit du temps à se décrocher de ses pensées et à s’installer dans la conversation.
— Pas de plainte pour vol ?
— Non. Et concernant sa connexion Internet, il est abonné chez Wordnet… Pas de bol.
Lucie grimaça. Wordnet faisait partie de ces opérateurs qui ne livraient aucune information sur les comptes de leurs abonnés, même décédés dans le cadre d’une affaire criminelle. Des lois permettant l’accès aux données confidentielles étaient en train de se mettre en place mais, pour l’heure, il fallait faire sans. Tout ce que les policiers pourraient obtenir serait les logs de connexion : les endroits et les heures où Christophe Gamblin s’était connecté avec son compte, et ce dans les six derniers mois. En aucun cas ils n’auraient accès à ses mails, aux sites qu’il consultait, à ses contacts…
— Donc, l’assassin aurait embarqué l’ordinateur. Une affaire sur laquelle Gamblin bossait ? Une connaissance Internet ? Un moyen de s’approprier plus encore sa victime ?
Sharko haussa les épaules.
— Concernant le mot gravé dans la glace : les recherches sur Aconla ne donnent rien, mais celles sur Agonia sont plus parlantes. Titre d’un bouquin, d’un film italien, nom d’une agence de marketing. C’est aussi, comme le soulignait Chénaix, l’origine latine du mot « agonie ».
— Pourquoi aurait-il écrit ça en latin ?
— Robillard va creuser un peu cette histoire. Il s’est également plongé dans les factures téléphoniques, mais c’est la jungle. Des numéros dans tous les coins. Gamblin était journaliste. Autant dire que son téléphone était sa troisième main.
Les locaux de La Grande Tribune étaient aménagés dans un ancien parking, ce qui donnait une architecture très particulière. Le quotidien national employait plus de cent trente journalistes, quarante correspondants et tirait à cent soixante mille exemplaires. On accédait d’un étage à un autre en suivant une route en spirale, recouverte d’une moquette grise. Les deux policiers avaient rendez-vous au troisième, avec le rédacteur en chef de la victime. Partout, des gens se déplaçaient dans l’urgence, des ordinateurs vrombissaient, chacun disparaissait derrière des tours et des tours de papier. Ces derniers temps, la conquête de l’espace faisait la une de la presse. Le directeur de l’Agence fédérale spatiale russe avait annoncé être très bientôt en mesure d’envoyer des hommes dans l’espace profond, Jupiter et au-delà, promettant de nouvelles solutions à l’interminable durée du voyage des astronautes.
Les regards se figèrent sur les policiers, et un drôle de silence s’instaura à leur passage. Un type en costume, faciès de roc… Une femme en jean, rangers, blouson court et queue-de-cheval, et dont on pouvait deviner la présence du flingue rien qu’en fixant son blouson fermé… Nul doute que tous les employés avaient déjà été mis au courant du meurtre de Christophe Gamblin par leur rédacteur en chef, lui-même informé par la police en fin de matinée.
Sébastien Duquenne reçut les flics avec une mine grave. Il ferma la porte de son petit bureau encombré et les invita à s’asseoir.
— C’est effroyable, ce qui est arrivé.
Ils échangèrent des banalités et Lucie demanda au grand homme maigrichon, la quarantaine affirmée, de leur parler de son collègue.
— Autant que je sache, il a d’abord travaillé dans la chronique judiciaire, puis le fait divers. On bosse ensemble depuis six ans, mais on ne peut pas dire que je le connaissais bien. La plupart du temps, il rédigeait ses piges chez lui et me les envoyait par mail. Il travaillait seul, sans photographe. Indépendant, débrouillard. Jamais de vagues, rien.
— Quel genre de sujets traitait-il ?
— Il faisait dans le chien écrasé. Du bas de gamme, du sordide la plupart du temps. Les accidents, les règlements de comptes, les meurtres… Avant, il passait son temps dans les tribunaux, à écouter les affaires les plus horribles. Quinze ans à se taper du crime en veux-tu, en voilà.
Il se racla la gorge, gêné, bien conscient que les deux en face de lui avaient un métier guère plus enviable.
— Il n’a jamais cherché à aller voir la concurrence. Malgré tout, je crois qu’il se sentait bien ici. Il voyait du monde, et il connaissait le job.
— Il l’aimait, ce job ?
— Oui. Un vrai passionné.
— Il bougeait beaucoup ?
— Toujours dehors, oui, mais il restait dans le coin, Paris et la Petite Couronne. C’était son territoire de chasse. Notre journal appartient à un groupe qui possède plusieurs antennes régionales, chacune avec sa propre actualité et ses propres faits divers. Mais il y a des pages communes, pour la grosse actu.
— On aimerait récupérer ses derniers articles.
— Pas de souci. Je m’arrangerai pour vous les transférer très vite si vous me laissez un mail où vous joindre.
Sharko tendit une carte de visite et enchaîna avec les questions d’usage. D’après le rédacteur en chef, Christophe Gamblin n’avait pas de problème particulier sur son lieu de travail. Pas de mésentente ni d’ennemis, hormis quelques coups de gueule par-ci, par-là. Quand il était sur place, il bossait dans l’open space, souvent à des endroits différents, et travaillait toujours sur son propre ordinateur portable, histoire de gagner du temps.
Lucie baissa les yeux vers un organigramme mural, derrière lui, où l’on pouvait voir le nom des employés, leur photo d’identité et leurs jours de présence, grâce à de petites pastilles colorées.
— Dites, je vois une photo et un nom sur votre tableau, « Valérie Duprès »… Nous l’avons aperçue dans un cadre, chez Christophe Gamblin. Absente depuis plus de six mois, d’après vos données. Il lui est arrivé quelque chose de grave ?
— Pas spécialement, non. Elle est en année sabbatique. Elle a pour ambition d’écrire un bouquin sur un sujet qui lui ferait traverser le monde. Valérie est journaliste d’investigation, elle court après le non-révélé, ce qu’on nous cache. Et elle est particulièrement douée.
— Quel est le sujet de son livre ?
Il haussa les épaules.
— Personne ne le sait. Ça doit être la grosse surprise. On a bien essayé d’avoir des informations, mais Valérie, par essence, sait garder un secret. Dans tous les cas, je suis persuadé que son bouquin fera du bruit. Valérie est brillante et acharnée dans le travail.
— Elle et Christophe Gamblin semblaient très proches.
Il acquiesça.
— Vous avez raison, ils étaient extrêmement proches, mais pas ensemble, je crois. Valérie est arrivée il y a environ cinq ans, et elle et Gamblin ont tout de suite accroché. Pourtant, Valérie n’est pas une employée facile. Légèrement parano, hyper fermée et chiante au possible, si vous me permettez l’expression. Une journaliste d’investigation dans toute sa splendeur.
— On peut avoir son adresse ? demanda Sharko.
Il nota les coordonnées fournies par Sébastien Duquenne, tandis que Lucie se levait et s’approchait du calendrier avec les photos d’identité.
— Christophe Gamblin vous semblait-il avoir des soucis particuliers, ces derniers temps ? Son comportement avait-il changé ?
— Absolument pas.
— À ce que je vois ici, il a pris des jours de congé fin novembre et début décembre. Éparpillés, qui plus est. Un mardi, un jeudi, un lundi, la semaine suivante… Vous savez pourquoi ?
Duquenne ferma le fichier du personnel sur son ordinateur et se retourna brièvement.
— Non, j’en ignore la raison, vous pensez bien. Mais il devait avoir une drôle de façon d’occuper son temps libre, puisqu’un collègue l’a vu dans les archives, au niveau 0, alors qu’il n’était pas censé être là. Il trifouillait dans de vieilles éditions d’il y a une dizaine d’années, à ce que j’en sais.
— Ce collègue, on peut lui parler ?
Le niveau 0 n’avait aucune fenêtre. Des murs bétonnés, des plafonds bas, des pilastres tous les deux mètres : le fantôme d’un parking de voitures. Une lumière au néon donnait l’impression d’un jour artificiel. Certains emplacements étaient réservés au stockage de matériel de bureautique, de vieux ordinateurs, des tonnes de paperasse que personne n’avait jamais triée.
Accompagnés d’un journaliste du nom de Thierry Jaquet, Lucie et Sharko évoluèrent entre des rangées de cartons multicolores, qui regroupaient toutes les éditions de l’ensemble des antennes régionales, et ce depuis 1947. Jaquet était plutôt jeune. Jean, baskets, et une paire de lunettes à monture carrée qui lui donnait des airs d’intello branché.
— On vient parfois ici pour déterrer de vieilles affaires ou chercher de la source pour nos articles. La plupart d’entre nous préfèrent encore le papier au numérique. C’est aussi un bon moyen pour fouiner dans le calme et de se reposer un peu les oreilles, si vous voyez ce que je veux dire. C’est par là que j’ai vu Christophe la dernière fois. On s’est un peu parlé, mais je l’ai senti sur le qui-vive. Il voulait plutôt avoir la paix.
Lucie scruta les rangées interminables qui se perdaient dans les interstices du sous-sol.
— Que cherchait-il exactement ?
— Je l’ignore. Il m’a juste dit qu’il « préparait un truc perso », sans préciser. J’avais vraiment l’impression de l’ennuyer, alors je n’ai pas insisté. Mais j’ai vu les cartons qu’il avait disposés sur la table. Ils étaient bleu foncé pour les uns, et rouges pour les autres. Ce sont les codes couleur pour les régions Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur. Je crois qu’il cherchait dans les années 2000. Je me souviens notamment d’un « 2001 », inscrit en gros sur l’un des cartons bleus de la région Rhône-Alpes.
— Vous le connaissiez bien, Christophe ?
— Pas plus que ça. On travaillait rarement ensemble, on se voyait surtout aux réunions.
— Qu’est-ce qui pourrait pousser quelqu’un à venir bosser ici pendant ses congés ?
— Ah, ça…
Ils se trouvaient à présent au fond de l’enclave, entre les caisses des journaux les plus récents. Tout était impeccablement rangé. Jaquet tira un carton bleu, « Rhône-Alpes/Premier trimestre 2001 », et le vida de son contenu : environ quatre-vingt-dix exemplaires. Il se mit à les éventer rapidement.
Sharko fronça les sourcils.
— Comment comptez-vous trouver le ou les journaux qu’il a consultés ?
— Christophe était sorti d’ici avec des exemplaires sous le bras, probablement pour travailler chez lui. Avec un peu de chance, il ne les aura pas remis en place.
Piquée au vif, Lucie s’empara d’une autre caisse de l’année 2001 et imita le journaliste. Aucune archive n’avait été trouvée chez la victime, mais peut-être Christophe Gamblin les avait-il laissées ailleurs ? Ou l’assassin les avait embarquées ?
Au bout de quelques minutes, Jaquet dégaina le premier.
— Bingo. Regardez, il manque l’édition du 8 février 2001.
— On peut retrouver une copie de cette édition ?
— 2001, ce n’est pas si vieux. On doit pouvoir retrouver un exemplaire numérisé dans les bécanes. Au pire, on appelle l’antenne régionale concernée et on récupère leur exemplaire. Vous voulez que je jette un œil dans la banque numérique ?
Sharko regarda les autres cartons en soupirant.
— Oui, s’il vous plaît. En attendant, ma collègue et moi on va tous les fouiller, pour les régions Rhône-Alpes et PACA, si j’ai bien compris. Bleu et rouge… Au moins ceux des années 2000.
Chercher les journaux manquants, dans une série d’environ trois cent soixante-cinq exemplaires, n’avait rien d’insurmontable en soi, il fallait juste un peu de patience. Au bout de quelques minutes, Jaquet revint en acquiesçant.
— J’ai bien l’exemplaire numérique de 2001 dans la base de données. Je pourrai vous le fournir.
— C’est parfait.
Il les aida dans leur tâche. À trois, ils parvinrent, en un peu plus d’une heure, à recenser les exemplaires que Christophe Gamblin avait emportés. Quatre journaux, dont les dates s’étalaient de 2001 à 2004 : deux journaux en région Rhône-Alpes de 2001 et 2002, et deux dans la région voisine, PACA, de 2003 et 2004. Lucie nota précautionneusement les références sur son carnet dont elle ne se séparait jamais, puis les flics suivirent Jaquet jusqu’à un ordinateur. Sharko réfléchissait déjà à tout-va : y avait-il un lien entre ces mystérieuses recherches et la mort atroce de Christophe Gamblin ?
Face à son ordinateur, le journaliste trouva rapidement les journaux d’époque, entièrement numérisés, et les sauvegarda dans un répertoire. Sharko lui donna le mail de Pascal Robillard, leur spécialiste en recoupement d’informations. Grâce à la dextérité du journaliste, les éditions numérisées partirent par voie électronique dans les cinq minutes.
Les deux flics le remercièrent, lui signalèrent qu’il serait probablement convoqué au 36 pour déposer, comme nombre de ses collègues qui avaient côtoyé Gamblin ces derniers jours, et regagnèrent les longs boulevards exposés au vent. L’asphalte des trottoirs se couvrait déjà d’une fine pellicule blanchâtre. La neige tenait, ce qui n’augurait rien de bon pour la circulation. Lucie emmitoufla son visage dans son cache-nez en laine rouge. Elle regarda sa montre : presque 15 heures.
— J’ai faim comme c’est pas permis. On va croquer un morceau du côté des Halles avant de rentrer au 36 ? Une pizza chez Signorelli ?
— Valérie Duprès habite à Havre-Caumartin, à deux pas d’ici. On se mange un casse-dalle vite fait dans le coin et on va lui rendre une petite visite ensuite, ça te va ?
D’après l’adresse fournie par le rédacteur en chef de La Grande Tribune, Valérie Duprès habitait au dernier étage d’un immeuble ancien, entre les stations de métro Madeleine et Auber. Sa rue était calme, à sens unique. On approchait des 16 heures et, déjà, la nuit tombait. La neige brillait un peu sous les lampadaires, les cristaux dansaient autour des passants, telles des lucioles curieuses. L’hiver, que tous les météorologues s’accordaient à annoncer terrible, posait ses premiers jalons.
Les deux flics franchirent la porte cochère qui donnait sur une cour pavée, puis sonnèrent à l’interphone de l’immeuble, appartement 67. Ils patientèrent, les mains dans les poches, la tête rentrée entre les épaules. Comme ils n’obtinrent aucune réponse, ils appuyèrent sur plusieurs boutons et quelqu’un finit par leur ouvrir.
Après avoir dénoué son écharpe, Sharko observa la boîte aux lettres du 67 : pleine à craquer.
— Mauvais signe, tout ce courrier. Elle ne doit pas être là depuis un bon bout de temps.
Lucie remarqua l’absence d’ascenseur. Elle grimaça, se baissa et se massa la cheville.
— Ça se réveille ? fit Sharko.
— Juste une petite pointe de douleur. Ce n’est pas bien grave.
— Pas de sport, pas de blessure.
— Oh, ça va !
Ils attaquèrent les six étages, lui devant, elle derrière. Lucie s’arrêtait régulièrement, ses tendons détestaient les escaliers. Arrivé en haut, Sharko s’apprêta à sonner, mais son mouvement s’arrêta net. Accroupi, il fixa la serrure, un doigt sur la bouche.
— Forcée.
Ils reculèrent ensemble dans le couloir.
— M’étonnerait que quelqu’un soit encore à l’intérieur, chuchota Franck, mais tu ne bouges pas.
— Dans tes rêves.
Lucie l’imita : arme serrée dans sa paume droite. Elle se glissa de l’autre côté de la porte et, de sa main gantée, tourna la poignée. Ils pénétrèrent l’un derrière l’autre, canons à l’affût, scrutant d’abord les angles. Une fois la lumière allumée, ils visitèrent les pièces.
Le fouillis régnait à l’intérieur. Les tiroirs avaient été vidés, des étagères de livres étaient renversées, des feuilles de papier se chevauchaient dans tous les coins.
— Rien dans la salle de bains et la chambre, fit Lucie en revenant.
— Et rien dans le salon et la cuisine.
Ils tournèrent sur eux-mêmes. Lucie prit garde de ne pas piétiner la paperasse.
— Tout a été retourné, mais le matériel de valeur a l’air d’être encore là.
En définitive, la tension descendit d’un cran. Sharko prévint immédiatement Nicolas Bellanger par téléphone, tandis que Lucie se mettait à ausculter le séjour. L’appartement était petit, à peine une quarantaine de mètres carrés, mais vu le quartier, le loyer ne devait pas être donné. Dans la cuisine, le réfrigérateur ainsi que les placards étaient presque vides.
Sharko avait rempoché son téléphone portable. Il prit Lucie par le poignet.
— Allez, viens, attendons que les collègues et l’IJ rappliquent, histoire de ne pas tout saloper. On va faire le job correctement et questionner quelques voisins, en attendant.
— Comme deux bons petits flics. Attends une seconde.
Lucie se dirigea vers un répondeur, qui clignotait et indiquait « 1 ». Le téléphone était relié à une box, chargée de fournir un accès Internet à tout l’appartement. Elle remarqua que, encore une fois, il n’y avait pas d’ordinateur. Elle appuya sur le bouton.
Le message datait du matin même :
« Message 1 : jeudi 15 décembre, 9 h 32.
Bonjour madame, commissariat de police de Maisons-Alfort. Nous sommes le jeudi 15 décembre, il est 9 h 30. Nous avons retrouvé un enfant errant, mal en point, avec une identité dans la poche de son pantalon, sur un morceau de papier. Il y était indiqué de façon manuscrite, à l’encre bleue “Valérie Duprès, 75, France”. L’enfant ne parle pas et semble terrorisé. Il doit avoir une dizaine d’années, a les cheveux blonds et les yeux noirs. Il porte un vieux pantalon de velours, des baskets en très mauvais état et un pull troué. Vous êtes quatre sur Paris à avoir le nom de “Valérie Duprès”. Pourriez-vous nous rappeler rapidement si vous pensez être concernée ? Je vous laisse mes coordonnées : Patrick Trémor, commandant de police. Mon numéro : 06 09 14… Je répète : 06 09 14… Merci. »
À la fin du message, Sharko se recula dans le couloir, une main sur la tête.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
Accompagnés du chef de groupe Bellanger, les hommes n’avaient pas tardé à arriver. Deux techniciens de l’Identité judiciaire pour les traces papillaires et éventuellement l’ADN (mise sous scellés de verres, draps, vêtements), un photographe et un OPJ d’une autre équipe qui venait en renfort, puisque les officiers de Nicolas Bellanger étaient déjà accaparés par le meurtre de Christophe Gamblin.
L’accumulation de courrier dans la boîte aux lettres ainsi que le questionnement des voisins laissaient supposer que Valérie Duprès n’avait plus mis les pieds dans son appartement depuis une quinzaine de jours. Personne, dans l’immeuble, ne la connaissait vraiment : elle partait tôt, rentrait tard, et n’était pas du genre à bavarder. Une fille renfermée, assez peu sympathique, disait-on. Valérie Duprès était-elle partie en voyage ? Lui était-il arrivé quelque chose de grave ? Y avait-il un lien direct avec le meurtre de Christophe Gamblin ? Les questions fusaient et, comme à chaque début d’enquête compliquée, les policiers croulaient sous les interrogations.
Après avoir refermé son cellulaire, Sharko se rapprocha de Lucie et Bellanger, qui discutaient devant l’appartement. Nicolas Bellanger avait tout juste trente-cinq ans, une grande taille, un physique de sportif. Côté vie privée, difficile de savoir s’il était en couple, il n’en parlait jamais. Il lui arrivait souvent de courir avec Lucie et quelques collègues, le midi, dans le bois de Boulogne, tandis que Sharko s’acharnait sur un vieux dossier irrésolu ou vidait deux, trois chargeurs, seul, au stand de tir. Bellanger avait pris la tête d’un groupe de la Crim’ trois ans plus tôt, poste que l’on réservait d’ordinaire aux plus expérimentés, mais le jeune capitaine de police avait été pistonné et, au final, se débrouillait plutôt bien.
— J’ai eu le commandant du commissariat de Maisons-Alfort qui a récupéré le môme et laissé le message sur le répondeur, dit Sharko. L’enfant a été découvert prostré dans la cave d’un immeuble, apparemment traumatisé. Après avoir pris le papier dans sa poche, le collègue a trouvé le numéro de téléphone fixe de Valérie Duprès dans l’annuaire. L’enfant est actuellement au centre hospitalier de Créteil pour des examens. Personne ne sait qui il est ni d’où il vient. Il ne parle pas. Je vais y faire un tour. Tu m’accompagnes, Lucie ?
— Il faut que l’un de nous deux reste pour aider. La perquise a l’air fastidieuse.
— Très bien. Vu les conditions météo, je risque d’en avoir pour un bout de temps. À tout à l’heure.
Il salua Bellanger d’un coup de menton puis dévala l’escalier. Lucie se pencha au-dessus de la rambarde : elle le surprit à regarder curieusement dans sa direction, avant de disparaître.
Elle pénétra dans l’appartement, suivie par son chef. Un policier ganté épluchait la paperasse, tandis que les techniciens de l’IJ œuvraient sur les éléments susceptibles de porter les traces du cambrioleur : poignées, bords de meubles, surfaces lisses. Le lieutenant chargé des fouilles, Michaël Chieux, s’approcha d’eux avec un petit sac transparent.
— L’IJ a trouvé un tas de choses intéressantes. Tout d’abord, six puces de téléphone. Elles étaient coincées dans le coude du lavabo, le cambrioleur a sûrement cru les balancer dans les égouts. Les numéros de série sont illisibles, les puces ont pris l’eau.
Bellanger s’empara du paquet et ausculta les petits rectangles verdâtres.
— On sait que Valérie Duprès faisait dans le journalisme d’investigation. On bosse parfois avec ce genre de journalistes engagés sur des sujets sensibles, ce n’est pas rare qu’ils aient plusieurs téléphones, enregistrés à des noms bidons, afin d’assurer leur couverture. De vrais caméléons. T’as pas trouvé les factures correspondantes, par hasard ?
— Rien sur la téléphonie, en tout cas.
— Hmm… Il s’agit probablement de puces à entrée libre ou dépackées[4]. Une façon de passer complètement inaperçue. Et si elles sont HS, aucun moyen de retrouver les numéros auxquels elles correspondent.
Michaël Chieux acquiesça, puis lui tendit une carte d’identité.
— Elle est au nom de Véronique Darcin, domiciliée à Rouen. C’est pourtant la photo de Duprès qu’on trouve dessus.
Bellanger observa avec minutie la carte.
— Ça devait faire partie de sa panoplie de passe-partout. Quand on fouine sur des sujets sensibles comme elle, on préfère souvent rester anonyme. On ment sur son identité, on change en permanence d’hôtel. Tout cela ne va pas nous faciliter la tâche.
— Tenez… Ici, ce sont des demandes de visas touristiques, qui ont été faites il y a presque un an. Au nom de Duprès, cette fois, ça aurait été trop périlleux pour elle de mentir aux ambassades. Pérou, Chine, Washington, Nouveau-Mexique et Inde. Il y en a peut-être d’autres ailleurs dans tout ce fouillis, à vérifier. En contactant les ambassades, je pense qu’on aura tout ce qu’il faut concernant ces demandes, notamment les dates des voyages et peut-être les villes ciblées. Ça nous indiquera éventuellement si Valérie Duprès est encore en déplacement dans l’un de ces pays, ce qui est fort possible : pas d’ordinateur portable, pas de cellulaire, et aucun matériel photo. Ce genre de journalistes possède toujours un bon boîtier et d’excellents objectifs.
Bellanger prit un air satisfait, notant l’information sur un carnet. Procès-verbaux à établir, rapports et constats à faire, recherches à effectuer, proches à prévenir et à convoquer… Les missions à dispatcher à ses différents subordonnés n’en finissaient plus.
— Très bien.
Lucie s’approcha d’une bibliothèque renversée et s’accroupit. Il y avait toutes sortes de livres, du roman policier à la biographie d’homme politique. Après y avoir jeté un rapide coup d’œil, elle se redressa et s’orienta vers un coin bureau, au fond du séjour. Petite lampe, casque de musique, imprimante, mais pas d’ordinateur. Là aussi, les tiroirs avaient été retournés. Elle remua quelques feuilles. Des impressions de pages Internet, de mails adressés à des sources ou fournisseurs de renseignements, des photocopies d’ouvrages…
Elle se retourna et s’adressa à Chieux :
— D’après son rédacteur en chef, elle écrivait un livre d’investigation dont, malheureusement, personne ne semble connaître le sujet. Tu as trouvé des traces d’une enquête quelconque ? Des documents, des notes manuscrites ?
— Ça va prendre encore un peu de temps pour en être certain mais, à première vue, rien de flagrant. Peut-être dans les livres là-bas, au sol.
— Je n’ai rien remarqué. Pas de thème vraiment récurrent.
Lucie fit un constat évident : hormis l’absence d’ordinateur portable et d’appareil photo, aucun matériel de valeur ne semblait avoir été embarqué. Les motivations de l’effraction étaient autres que celles du cambriolage classique, les puces de téléphone jetées dans le lavabo en témoignaient.
Nicolas Bellanger entraîna Lucie à l’écart :
— Je dois me rendre au Palais de justice, le procureur m’attend. Il y a l’autopsie dans trois heures et il faut un OPJ sur place. Levallois s’en est pris beaucoup ces derniers temps et il est occupé avec le voisinage de Christophe Gamblin. Avec la circulation et la neige qui tombe, Sharko ne sera jamais revenu de l’hôpital. Ça m’ennuie de te demander ça…
Lucie hésita quelques secondes. Finalement, elle jeta un œil à sa montre :
— La Rapée, à 20 heures. Très bien, je m’y collerai.
— Tu es sûre que ça va aller ?
— Si je te le dis.
Il acquiesça avec un sourire et s’éloigna.
Lucie se mit à l’ouvrage. Elle ne connaissait rien de Valérie Duprès, il allait falloir creuser, comprendre qui était cette femme. Il y avait, dans des cadres, des photos de Valérie qui semblaient prises par un photographe professionnel. Une quarantaine d’années, particulièrement séduisante, la journaliste se trouvait au contact d’hommes en cravate, devant des grandes entreprises. Elf Aquitaine, Total… Lucie remarqua à chaque fois des différences notables dans le physique de la journaliste : tantôt brune, blonde, avec ou sans lunettes, cheveux courts ou longs. Une femme caméléon, regard sévère mais d’une grande profondeur, capable de changer de look et de biaiser son identité suivant les contextes. Les voisins parlaient d’une femme méfiante, fantomatique.
Lucie poursuivit sa visite. Globalement, la décoration était sobre, moderne, sans excès. Un appartement fonctionnel, dépourvu de réelle personnalité. Contrairement à la fouille chez Christophe Gamblin, Lucie ne découvrit aucun album photo, aucun indice qui permettait de relier les deux individus. Duprès semblait plus solitaire, plus prudente.
Le temps passa très vite. Le photographe ainsi que l’Identité judiciaire avaient déjà quitté l’appartement, chargés de leurs scellés qu’ils allaient déposer au laboratoire. Michaël Chieux avait mis de côté, noté et répertorié dans un carnet, tout ce qui semblait utile à l’enquête. Des classeurs de relevés de comptes, des factures, des papiers importants — dont les demandes de visas — allaient être emportés au 36, où ils seraient épluchés. Le tout était, pour les enquêteurs, de ne pas trop en prendre afin de ne pas crouler sous les tâches inutiles. Cependant, il ne fallait rien négliger.
— Et ça, tu veux qu’on prenne ?
Lucie s’approcha de son collègue. Même s’il appartenait à une autre équipe, il existait de la solidarité entre officiers de police. À grades égaux, tout le monde se tutoyait, se connaissait et, hormis quelques exceptions, s’appréciait.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un carton de journaux, je l’ai trouvé sous son lit. J’ai jeté un œil rapide. C’est le canard où elle bossait, La Grande Tribune. Chaque édition contient l’un de ses articles, on dirait. Mais elle signait sous le pseudonyme de Véronique D. Elle bossait a priori sur des trucs chauds, comme le Médiator par exemple, ou l’affaire Clearstream.
Lucie s’accroupit et sortit les journaux du carton. Il y en avait une quarantaine, qui regroupaient probablement la vie professionnelle de Duprès. Des articles qui lui avaient peut-être demandé de longues semaines d’enquête, sous le couvert d’une identité anonyme.
Lucie parcourut les grands titres. Les dates allaient à rebours, celle du dernier journal remontant au début de l’année 2011. À ce que Lucie put en voir, Valérie Duprès enquêtait plutôt sur des sujets en rapport avec la politique, l’industrie et l’environnement : énergie éolienne, OGM, biogénétique, pollution, industrie pharmaceutique, marées noires… Des thèmes sensibles, qui devaient lui valoir beaucoup d’ennemis dans les hautes sphères.
À tout hasard, le lieutenant de police chercha dans le paquet des éditions qui pourraient avoir un rapport avec celles embarquées par Christophe Gamblin, mais en vain. Ici, le journal le plus ancien remontait à 2006, date d’arrivée de Valérie à La Grande Tribune, se rappela-t-elle. Son attention fut néanmoins attirée par un journal différent des autres, glissé dans le paquet. Il s’agissait du Figaro, dont l’édition datait de quelques semaines : le 17 novembre 2011. Pourquoi avoir caché ce journal concurrent sous son lit ?
Lucie le survola afin de voir s’il ne manquait pas de pages, ou si un article n’avait pas été mis en évidence par Duprès. Elle dénicha un Post-it rose fluo, collé à la deuxième page, sur lequel était inscrit : « 654 gauche, 323 droite, 145 gauche ».
Un détail bien trop intrigant pour laisser ces journaux de côté.
— On va se donner beaucoup de boulot, mais allez, on prend l’ensemble.
Chargés du fruit de leur perquisition — trois cartons débordant de paperasse —, les deux officiers de police judiciaire grimpèrent les cent cinquante marches qui les menaient à leur service, au troisième étage du 36, quai des Orfèvres. Bien avant le début de sa carrière — elle devait avoir dix-neuf ans —, Lucie avait toujours rêvé de fouler ce vieux plancher, de parcourir les coursives étroites, sous les combles, où filtrait une mauvaise lumière. Le 36, quai des Orfèvres, pour n’importe quel policier de France, c’était le mythe, l’endroit où se succédaient les plus grandes affaires criminelles. Lucie y était entrée par piston — celui de Sharko et de l’ancien patron de la Crim’, notamment —, un an et demi plus tôt. Elle, la petite Lilloise d’origine dunkerquoise… Et elle se rendait compte que, quand on bossait au 36 jour après jour, nuit après nuit, on oubliait l’aura du lieu et on ne voyait plus qu’une poignée d’hommes et de femmes courageux, qui s’acharnaient à combattre la gangrène d’une ville devenue bien trop grande pour eux. Rien de mythique là-dedans.
Michaël Chieux était en nage lorsqu’il déposa ses deux cartons dans la grande pièce rectangulaire du groupe Bellanger. Lucie, quant à elle, s’assit sur une chaise et fit tourner son pied droit avec les deux mains, les dents serrées.
Elle se retrouva seule avec le lieutenant Pascal Robillard, plongé dans ses listings et ses factures. L’endroit était vaste et agréable. Bellanger et Sharko — respectivement les numéros 1 et 2 du groupe — avaient droit à une place près de la fenêtre qui donnait sur la Seine et le Pont-Neuf, tandis que Lucie, Robillard et Levallois se situaient plutôt près du couloir. On trouvait de tout dans ce bureau à dominante masculine : des plans de Paris, des posters de motos ou de femmes, des armoires gorgées de dossiers, et même un téléviseur. La plupart des gars passaient davantage de temps ici que chez eux.
Pascal Robillard adressa à Lucie un regard qui en disait long sur son état nerveux.
— Ne me dis pas qu’il y a encore ça à éplucher ?
— J’en ai bien peur. Il y a des demandes de visas, si tu pouvais y jeter un œil en priorité…
Il soupira.
— Tout le monde veut tout en priorité. Je crois qu’un petit kawa bien corsé ne me fera pas de mal. Tu m’accompagnes ?
— Vite fait alors. Dans une demi-heure, c’est l’autopsie.
— C’est toi qui as tiré le pompon ?
— Pas le choix.
L’indispensable cafetière se trouvait un peu plus loin dans le couloir, dans une minuscule pièce mansardée qui faisait office de cuisine. Ce lieu était le point de ralliement des officiers de la Crim’, un endroit de détente où les hommes plaisantaient et se tenaient au courant des dernières affaires. Quant à Lucie, on l’invitait souvent pour la pause café. Discuter avec une femme — mignonne pour ne rien gâcher — donnait de l’entrain aux équipes.
Le musculeux Pascal Robillard mit un peu de monnaie dans une coupelle et s’empara de deux capsules. Il en glissa une dans la machine.
— Au fait, j’ai bien reçu les quatre journaux que la victime du congélo avait embarqués. Je n’ai pas encore eu le temps de fouiner en profondeur, mais j’ai découvert un truc qui devrait t’intéresser.
Robillard n’était pas un homme de terrain. Marié, trois enfants, il préférait le calme et la sécurité des bureaux, où il pouvait creuser l’intimité des victimes, dépecer leur vie privée et faire sa gym. On le surnommait sans grande originalité le « Limier ».
— Comme tous ces journaux d’archives concernaient les régions Rhône-Alpes et PACA, j’ai eu l’idée de parcourir les factures téléphoniques de Christophe Gamblin, à la recherche de l’indicatif 04. Je me suis dit : « On ne sait jamais. » Et devine…
Lucie prit sa tasse de café, qu’elle but noir, sans sucre ni lait. La nuit risquait d’être longue et difficile, il lui fallait de la caféine pure dans le sang. Elle grignota aussi quelques biscuits au chocolat, après avoir laissé à son tour de la monnaie dans la coupelle.
— Annonce.
— J’ai bien un 04 dans la facture de novembre. Notre victime congelée a appelé une seule fois là-bas, le 21 novembre, plus précisément.
— Quelle ville ?
— Grenoble. J’ai composé le numéro, et je suis tombé sur l’institut médico-légal. Après plusieurs intermédiaires, j’ai été mis en relation avec un certain Luc Martelle, l’un des médecins légistes grenoblois. Il se souvient bien de notre victime. Gamblin était venu lui rendre visite pour lui poser des questions sur un dossier particulier : un cas de noyade dans un lac de montagne.
Lucie rinça sa tasse de café déjà vide dans l’évier et l’essuya. Elle considéra encore sa montre. Le temps pressait.
— Donne-moi le numéro de ce légiste.
Robillard termina sa boisson et sortit un bâton de réglisse déjà mâchouillé.
— Ne te bile pas. J’ai mis notre légiste à nous sur la piste. Le médecin de Grenoble a dû tout lui expliquer dans les moindres détails et lui faxer le rapport d’autopsie de la noyée. Tu devrais faire d’une pierre deux coups à la Rapée, ce soir.
— Deux cadavres pour le prix d’un. Génial.
— J’ai mieux, encore. L’affaire de la noyée remonte à février 2001.
Lucie tilta.
— La date de l’un des journaux des archives.
— Exactement. Alors, j’ai cherché. Le cas de noyade y est rapporté, dans la partie des faits divers.
— T’es un génie. Les copies de ces journaux, tu…
— J’ai tout imprimé en plusieurs exemplaires, sur mon bureau. Ça m’arrangerait si tu jetais un œil aux trois autres journaux, histoire de trouver le point commun, parce que là, j’ai la tête sous l’eau.
— Très bien. Au fait, ce mot que la victime avait gravé dans la glace, Aconla ou Agonia ?…
Il haussa les épaules.
— Rien. Pour Agonia, j’ai appelé l’agence marketing du même nom. Ils n’ont jamais entendu parler de Christophe Gamblin. De son côté, ses factures racontent qu’il ne les a pas contactés. Si quelqu’un de chez nous en a le courage, il pourra lire le livre et voir le film, mais franchement je doute qu’il y ait un rapport. Ce qui est certain, c’est que ça a l’air gratiné, cette affaire. À dix jours de Noël, c’est pas bon signe pour les vacances en famille.
— À qui le dis-tu !
Lucie le salua et alla vers la sortie, le laissant seul avec son bâton de réglisse. Le pas un peu traînant, elle repassa par le bureau, récupéra le journal intrus du Figaro, les quatre copies de La Grande Tribune, et fila dans l’escalier, en direction d’un lieu qu’elle détestait par-dessus tout et qui, elle en avait la certitude, allait lui faire revivre le calvaire de la disparition de ses filles : l’institut médico-légal de Paris.
Grâce au flux incessant des véhicules, la neige n’avait pas encore eu l’occasion d’accrocher le bitume de l’autoroute A86, mais elle ralentissait néanmoins drastiquement la circulation. Aussi Sharko parvint-il à l’hôpital intercommunal de Créteil une heure et quinze minutes après son départ du centre de la capitale, à une petite quinzaine de kilomètres de là. En route, il s’était mis en relation avec le commandant de police de Maisons-Alfort, qui s’était lui aussi déplacé jusqu’à l’établissement de pédiatrie : cette histoire de cambriolage chez l’une des quatre « Valérie Duprès » de sa liste l’interpellait.
Les deux fonctionnaires de police se retrouvèrent dans le hall de l’hôpital public. Comme Sharko, Patrick Trémor était habillé en civil, mais il portait une tenue beaucoup plus décontractée : jean, col roulé kaki, bonnet noir et blouson de cuir. Il avait la voix grave et une poigne de motard. Le flic parisien estima son âge proche du sien, une petite cinquantaine d’années. Après les présentations d’usage, ils se dirigèrent vers le premier étage. Sharko entra dans le vif du sujet :
— Que donnent les recherches ?
— Pas grand-chose pour le moment. On a fait le tour du voisinage où a été découvert le gamin, personne ne le connaît. Idem pour les foyers ou les établissements sociaux. Les vêtements qu’il portait n’avaient pas d’étiquette. Aucun avis de disparition n’a été signalé pour le moment. Son portrait va bientôt circuler dans les différents commissariats et gendarmeries du coin, et on élargira si nécessaire. D’après le médecin, il présente des marques caractéristiques au poignet droit, de celles laissées par un cerceau en acier bien serré, sur lequel il aurait forcé.
— On l’aurait enchaîné ?
— Fort probable.
Sharko prit un air grave, impassible. Une affaire d’enlèvement d’enfant ou de maltraitance… Rien de tel pour rouvrir toutes les cicatrices psychiques de Lucie. Il se demandait déjà comment il aborderait le sujet ce soir, lorsqu’elle lui poserait des questions sur son passage à l’hôpital. S’efforçant de rester concentré, il revint dans la conversation.
— Nous allons avoir besoin du morceau de papier que vous avez trouvé sur lui. Pour la graphologie. Il est fort possible que le mot ait été écrit par Duprès en personne.
— Bien sûr, mais… J’ai appris, avant de vous rejoindre, que le juge désigné sur votre affaire avait contacté les magistrats du parquet de Créteil. C’est juste une impression ou la Crim’ cherche déjà à récupérer le dossier ?
— Je ne suis pas au courant, et les ambitions des juges et de mes supérieurs m’échappent complètement. Sans oublier que nous croulons déjà sous le travail, et je crois qu’une aide extérieure serait la bienvenue, alors, pourquoi feraient-ils ça ?
— Les médias. La Crim’ aime s’approprier ce genre d’affaires.
— Personnellement, je me fiche des médias. Je suis ici pour tenter de comprendre ce qui s’est passé, pas pour discuter de guerres de clan. J’espère qu’il en est de même pour vous.
Le commandant sembla bien prendre la remarque et acquiesça. Il sortit un papier plié de sa poche et le tendit à Sharko.
— Voici une copie, en attendant l’original.
Le commissaire Sharko s’empara de la feuille et s’arrêta au milieu de l’escalier. Valérie Duprès, 75, France. L’écriture était tremblotante, irrégulière. Une phrase écrite dans l’urgence, dans de mauvaises conditions. Pourquoi avoir noté « France » ? À supposer que Duprès ait écrit cette phrase, se trouvait-elle à l’étranger avec l’enfant ? Sharko pointa le doigt sur différentes marques photocopiées.
— Les traces noires, c’est…
— De la saleté, genre terre ou poussière, mêlée à du sang, d’après le labo. C’est trop tôt pour dire s’il appartient au gamin, mais on ne pense pas. Il y a comme une trace papillaire imprimée dans le sang, à l’arrière de la feuille. Trop large pour être celle de l’enfant. Il faudra vérifier si elle colle à votre Valérie Duprès.
Sharko essaya d’imaginer le scénario qui avait pu conduire à un tel résultat. La journaliste d’investigation avait peut-être aidé cet enfant à s’échapper d’un endroit où on le retenait et elle avait été blessée. Contraints de se séparer, elle lui avait glissé un papier dans la poche. Avait-elle néanmoins réussi à fuir ? Si oui, où se trouvait-elle et pourquoi n’appelait-elle pas ?
Il fixa ces traces sombres sans plus ouvrir la bouche, imaginant déjà le pire des épilogues. La police scientifique serait rapidement capable de dire si le sang sur la lettre appartenait à Valérie Duprès. Les traces biologiques relevées dans son appartement — cheveux avec racine sur les peignes, salive sur les brosses à dents, squames de peau sur les vêtements — seraient comparées aux cellules de sang qu’un technicien récupérerait méticuleusement sur le papier. La comparaison de l’ADN serait alors déterminante.
— À vous de me donner des infos à présent, fit Trémor.
Ils reprirent leur lente marche. Sharko expliqua les faits. Un journaliste retrouvé mort dans un congélateur, en proie à un tueur qui l’avait fait souffrir. Les recherches dans les archives de La Grande Tribune. Sa collègue, Valérie Duprès, disparue, et dont l’appartement avait été fouillé. Trémor écoutait avec attention, appréciant la loyauté et la simplicité de son interlocuteur.
— Quel genre d’affaire pensez-vous que nous ayons en face de nous ?
— Quelque chose qui sera long et compliqué, j’ai l’impression.
Ils trouvèrent le médecin qui s’occupait du petit anonyme. Le docteur Trenti les conduisit dans la chambre individuelle du jeune patient. L’enfant était perfusé au bras, branché à un tas de moniteurs, et il dormait. Il avait de courts cheveux blonds, les pommettes hautes et saillantes, et ne devait pas peser bien lourd.
— Nous avons dû lui donner un sédatif, il ne supportait pas sa perfusion de glucose ni, de manière plus globale, les aiguilles. Ce gamin est terrorisé, le moindre visage inconnu l’effraie. Il était hypoglycémique et déshydraté, nous sommes en train de le retaper.
Sharko s’approcha. L’enfant semblait dormir paisiblement.
— Que disent les examens ?
— Pour le moment, on a pratiqué les bilans biologiques standard. Numération, formule sanguine, ionogramme, analyse d’urines… Rien d’anormal à première vue, hormis la présence excessive d’albumine, qui annonce un mauvais fonctionnement des reins. Il n’a subi aucune violence sexuelle et, en dehors de cette trace violacée autour du poignet, il ne présente pas de signes caractéristiques de maltraitance. Par contre, il a des problèmes anormaux pour un enfant de son âge. Les reins, je viens de vous en parler, une tension artérielle très forte et de l’arythmie. Pour l’instant, sur le moniteur, son cœur bat régulièrement, à soixante battements environ. Mais…
Il s’empara de tracés rangés dans une pochette plastifiée au bout du lit et montra un électrocardiogramme.
— Regardez, il y a des phases où son cœur accélère et ralentit, sans raison apparente. S’il avait quarante ans de plus, il serait un excellent candidat à la crise cardiaque.
Sharko observa le tracé, puis de nouveau l’enfant. Son visage était beau et lisse. Il devait avoir dix ans, tout au plus. Et pourtant, son cœur semblait bien malade.
— Vous avez déjà rencontré ce genre de cas ?
— C’est arrivé oui, et il peut y avoir de nombreuses causes. Cardiopathie congénitale, anomalie des coronaires, sténose aortique, j’en passe. Il va falloir creuser. Et il y a un autre fait remarquable : l’enfant présente un début de cataracte, le cristallin est légèrement opaque.
— La cataracte… C’est une maladie qui touche les personnes âgées, non ?
— Pas toujours. Il en existe plusieurs, dont l’une, héréditaire, affecte les jeunes enfants. C’est sans doute le cas ici. Elle s’opère très bien.
— Et pourtant, on ne l’a pas opéré, lui. Le cœur arythmique, la cataracte, les reins : à quoi avons-nous affaire, selon vous ?
— Difficile à dire pour le moment, il est arrivé dans mon service il y a à peine quatre heures. Chose certaine, il est loin d’être en bonne santé. Dès qu’il sera réveillé, je compte bien lui faire passer des examens paracliniques. Scanner cérébral, examens approfondis en cardiologie, en gastro-entérologie, et des tests ophtalmologiques. Quant au sang, on va le faire partir en toxico pour la recherche de toxines éventuelles.
— Vous avez essayé de le faire parler ?
— Le psychologue de l’hôpital a essayé, oui. Mais vu son état de fatigue et de peur, c’était impossible. On doit d’abord le rassurer, lui dire qu’il ne va rien lui arriver de mal. Le problème, c’est qu’on ignore s’il nous comprend.
Les mains dans les poches de sa blouse, le médecin fit le tour du lit et invita les deux policiers à s’approcher.
— J’ai prévenu les services sociaux, ajouta-t-il. Les personnes de l’aide à l’enfance passeront demain. Ce môme a besoin d’être pris en charge dès qu’il sortira d’ici.
Il souleva le drap et baissa les yeux vers la poitrine de l’enfant. Un curieux tatouage, de trois ou quatre centimètres de large, était dessiné au niveau du cœur. Il s’agissait d’une espèce d’arbre à six branches sinueuses réparties comme les rayons du soleil, au sommet d’un tronc courbé. Dessous, écrit en tout petit, un nombre : 1 400. Le tatouage était monochrome, noir, et ne témoignait pas de grandes qualités artistiques. Il ressemblait aux dessins grossiers que se faisaient les prisonniers avec une aiguille imbibée d’encre. À l’évidence, on l’avait tatoué avec les moyens du bord.
— Ça vous dit quelque chose ? demanda le médecin.
Sharko et son collègue de Maisons-Alfort échangèrent un regard inquiet. Le commissaire observa le tatouage d’un peu plus près. Avec ce qu’il avait déjà vu dans sa carrière, il ne se demandait même plus quel genre de monstre avait pu faire une chose pareille à un enfant. Il savait simplement que ces monstres-là existaient, partout, et qu’il fallait les attraper pour les empêcher de nuire.
— Rien du tout. On dirait une espèce de… symbole.
Trenti désigna les extrémités du dessin du bout de l’index[5].
— Regardez, ici. Il y a des traces de cicatrisation à certains endroits, très légères. Je dirais que le tatouage est récent, il a été réalisé il y a, je pense, une ou deux semaines.
Le capitaine Trémor tripotait nerveusement son alliance. Le froid extérieur avait tiré les traits de son visage, ce qui rendait son expression plus dure.
— Vous pourrez me transmettre une photo de ce tatouage ?
Avant que le médecin ait le temps de répondre, Sharko sortit son portable et tira un gros plan de l’étrange signe, avec le numéro dessous. De quel enfer pouvait bien sortir ce pauvre môme épuisé, marqué comme une bête ?
Trémor fixa Sharko dans les yeux et étira les lèvres.
— Vous avez raison. Allons au plus simple et au plus efficace.
Il l’imita et prit également une photo à l’aide de son téléphone. Au moment où le flic de la criminelle rempochait son portable, ce dernier se mit à vibrer. Nicolas Bellanger…
— Excusez-moi, dit-il en sortant dans le couloir.
Une fois dans un endroit isolé, il décrocha.
— Oui, Sharko.
— C’est Nicolas. Alors, le môme ?
Sharko lui fit un rapide bilan de ce qu’il venait d’apprendre. Après quelques échanges sur l’affaire, Bellanger se racla la gorge.
— Écoute… Je t’appelle pour autre chose. Il faut que tu viennes au 36 dès que possible.
Sharko sentit que le ton était anormalement grave, presque gêné. Il se posta devant une fenêtre, l’œil rivé vers les lumières de la ville.
— Je ne suis pas loin de chez moi. Après l’hôpital, je comptais rentrer directement, vu les conditions météo. Sur les routes, c’est la galère. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne peux pas te parler de ça au téléphone.
— Essaie quand même. J’ai mis une heure et quart pour venir ici et je n’ai pas envie de remettre ça dans l’autre sens.
— Très bien. La gendarmerie d’un bled situé au fin fond de la Bretagne, à cinq cents kilomètres d’ici, m’a contacté. Il y a une semaine, leur salle des fêtes a été fracturée. Porte défoncée en pleine nuit. Sur le mur, il y avait une phrase, écoute bien :
« Nul n’est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t’attend. »
Elle était écrite en lettres de sang, avec l’extrémité d’un fin morceau de bois ou un truc dans le genre.
— Tu vois un rapport avec notre affaire ?
— A priori, aucun. Mais un rapport avec toi, ça, c’est sûr.
Sharko pinça l’arête de son nez, les yeux fermés, le visage lourd.
— Je vais raccrocher, Nicolas, si tu ne me lâches pas le fin mot de l’histoire dans les cinq secondes.
— J’y viens. Les gendarmes ont pris cet acte malveillant suffisamment au sérieux pour solliciter un laboratoire et essayer de voir d’où provenait ce sang. Ils ont fait des analyses, dont l’ADN. C’était du sang humain. Ils ont alors cherché dans le FNAEG[6], se disant que, peut-être, le malfaiteur aurait été assez stupide pour écrire le message avec son propre sang. Ils sont bien tombés sur un enregistrement dans le fichier.
Il y eut un silence. Sharko sentit son cœur s’accélérer, comme s’il avait deviné ce qu’allait lui annoncer son chef de groupe.
— Ce sang, Franck, c’est le tien.
La Grande Tribune, édition Rhône-Alpes du 8 février 2001.
« Le corps d’une femme d’une trentaine d’années a été retrouvé sans vie, hier matin, selon des informations confirmées par la gendarmerie de Montferrat. Il a été repêché tôt dans la matinée, vêtu et porteur de ses papiers d’identité, dans les eaux glaciales et en partie gelées du lac de Paladru, à Charavines, situé à une cinquantaine de kilomètres d’Aix-les-Bains. C’est un promeneur matinal qui a alerté les forces de l’ordre. Une autopsie doit être pratiquée à l’institut médico-légal de Grenoble pour déterminer les causes du décès. S’agit-il d’un accident ou d’une affaire criminelle ? Cette dernière hypothèse semble plausible, car la voiture de la victime n’a pas encore été retrouvée proche du lieu du drame et on peut se demander ce que cette femme faisait par un froid pareil à proximité de ce lac isolé, aux abords parfois abrupts qui ont déjà causé plusieurs accidents.
Lucie pensait au sinistre fait divers qu’elle venait de lire dans sa voiture.
Une mort par noyade, en plein hiver. La suspicion d’une affaire criminelle. Pourquoi Christophe Gamblin s’était-il intéressé à cet article en particulier, vieux de dix ans ? L’affaire avait-elle été résolue ? Les trois autres journaux issus des archives relataient-ils des faits similaires ? Lucie n’avait pas encore eu le temps d’y jeter un œil — elle était déjà en retard de dix minutes — mais elle n’avait désormais plus qu’une envie : comprendre ce qui avait motivé Christophe Gamblin à s’enfoncer dans les sous-sols de La Grande Tribune pendant ses jours de congé.
Elle s’immobilisa quelques secondes devant le mastodonte de briques rouges, face à la gare d’Austerlitz de l’autre côté de la Seine. La maison des morts, songea-t-elle avec appréhension, un endroit dans lequel des gens qui, récemment, vivaient encore, entraient pour se faire découper. Sur la gauche, des ombres sortaient du métro Quai de la Rapée. Juste là, on voyait des panneaux Bastille, Place d’Italie, des endroits agréables pour les touristes. Mais ces promeneurs, ces travailleurs se doutaient-ils que les pires crimes du tout-Paris étaient étudiés avec le plus grand soin à seulement quelques mètres, à l’intérieur de ce bâtiment fondu dans le paysage urbain ?
Lucie frissonna. Les lourds flocons s’accumulaient sur son blouson, sur les carrosseries des voitures et sur les toits. C’était comme si le temps s’était arrêté et que le brouhaha animant d’ordinaire la capitale avait brusquement été absorbé par la neige. Sous la lueur sobre des lampadaires, le lieutenant de police se sentait piégé dans un décor de film noir.
Elle se motiva et entra dans l’institut médico-légal de Paris. Après avoir vérifié ses papiers, le veilleur de nuit lui indiqua la salle où se déroulait l’autopsie de Christophe Gamblin. En prenant une inspiration profonde, elle s’engagea dans les couloirs éclairés au néon, marchant le plus vite possible. Dans sa tête, les pires images affluaient déjà. Elle voyait les corps brûlés, si petits. Elle sentait les odeurs des chairs calcinées, tellement effroyables qu’il n’y avait aucun moyen de les décrire. Les fantômes, les petites voix féminines la hantaient encore, entre ces murs ils appuyaient davantage leur présence et la terrifiaient. Jamais, jamais elle n’aurait dû assister à l’examen post mortem de l’une de ses propres filles. Ce qu’elle avait ressenti et vécu, ce jour-là, n’avait plus rien d’humain.
Elle accéléra pour atteindre la salle de dissection, incapable de se retourner, de réfléchir ni même de faire demi-tour. La vive lumière de la lampe Scialytique, la présence de Paul Chénaix et du photographe de l’Identité judiciaire lui firent du bien. Mais elle ne put ignorer bien longtemps le cadavre, blanc et nu sur la table, dont chaque plaie, chaque ecchymose rappelait l’enfer que Gamblin avait dû traverser.
— Ce n’est pas bien que tu sois là, dit Chénaix. Je suppose que Franck n’est pas au courant ?
— Tu supposes bien.
— Tu sais que même un an et demi après, un transfert est toujours possible. Tu…
— Je suis prête et je ne ferai pas de transfert. Ce corps n’a rien à voir avec celui de deux petites jumelles de neuf ans. Je tiendrai le coup, OK ?
Chénaix glissa ses doigts dans son bouc taillé court, comme s’il méditait.
— Très bien. Bon… Je l’ai déjà pesé, mesuré, radiographié. On a pris les premières photos. J’ai procédé également à l’examen externe, histoire de gagner du temps. Ce soir, à 22 heures, il y a un concert de Madonna à la télé et…
— Tes conclusions ?
Chénaix s’approcha de son sujet, celui qui, désormais, lui appartenait. Lucie songea à une araignée qui encoconne sa proie avant de la stocker. Elle inspira doucement et s’avança à son tour. Ses yeux peinèrent à supporter le regard déjà vitreux de la victime.
— Les entailles ont été réalisées avec une lame fine — il s’empara d’un scalpel par la mitre — comme celle-ci, et très coupante, puisqu’elle est passée à travers les vêtements comme dans du beurre, sans faire d’accrocs. Les degrés de cicatrisation des blessures sont différents. Il a commencé par les bras, puis s’est attaqué à l’abdomen et aux jambes. Trente-huit coupures, réalisées, je dirais, en une petite heure de temps. La victime était habillée.
Lucie n’avait pas ôté son blouson, il faisait bien trop froid et rien, dans cette salle, ne pouvait apporter un peu de chaleur. Elle crispa ses doigts sur le nylon de ses manches. L’assassin avait fait souffrir sa victime avant de l’enfermer dans le congélateur.
— Le fils de pute.
Paul Chénaix échangea un bref regard avec le photographe et toussota.
— Il y a de nombreuses lésions au niveau des chevilles et des poignets. Il était attaché et a tenté de se débattre, en vain.
— Abusé sexuellement ?
— Non. Pas de trace.
Lucie se frotta les épaules. Le fumier qui avait mutilé Christophe Gamblin lui avait au moins épargné ça.
— Et après la torture, la congélation ?
— Je suppose. Aucune des lésions faites au scalpel n’était mortelle.
— Jamais l’assassin n’a paniqué ni ne s’est laissé emporter par la colère.
— En tout cas, ces entailles n’étaient pas suffisamment profondes pour que la victime se vide de son sang. Tu t’es déjà coupé le doigt avec la tranche d’une feuille de papier ? C’est très douloureux, mais ça saigne très peu. C’est le cas ici.
Lucie gardait de longs silences avant de poser ses questions. Elle ne parvenait plus à détacher ses yeux des doigts meurtris de la victime. Ils avaient gratté la glace, jusqu’au sang. Christophe Gamblin avait voulu échapper au piège de cristaux, il avait tenté d’empêcher la mort de s’enrouler autour de lui. Mais il n’avait pas pu.
— À ton avis, l’assassin possède des connaissances quelconques en anatomie ?
— Difficile à dire. N’importe qui peut faire une chose pareille. Il a agi comme ça — il claqua des doigts —, pour faire mal.
— Une idée de l’heure de la mort ?
— J’ai étudié les graphiques de température et les caractéristiques du congélo. Je pense qu’il est décédé aux alentours de minuit, à plus ou moins deux heures près.
Chénaix continuait à préparer avec soin son matériel.
— Après l’autopsie, il faudra que je te parle de l’affaire de Grenoble dont on m’a envoyé le dossier en fin d’après-midi. T’es au courant ?
Lucie songea au fait divers qu’elle venait de lire dans la voiture et qui la titillait.
— Pascal Robillard m’a brièvement parlé de cette histoire de noyée dans un lac de montagne. Je suis aussi là pour cette raison.
Paul Chénaix renoua avec fermeté sa surchemise bleue dans son dos et, le visage grave, se positionna à l’arrière du sujet.
— Je vais scalper et ouvrir, reculez un peu. Lucie, tu n’es pas obligée de…
— Je t’en prie. Ça va aller.
Chénaix se mit à l’ouvrage. Il ne portait pas de masque : Lucie avait appris que, un jour, il avait deviné qu’une victime avait ingurgité du rhum rien qu’en ouvrant son estomac et en reniflant les odeurs. La flic recula de quelques pas, elle se rendit compte que ses jambes la soutenaient un peu moins. La première phase de l’autopsie, où le médecin retirait la peau du visage pour accéder au crâne puis au cerveau, était la plus difficile à supporter. Parce que, d’une part, il y avait le bruit de la scie, les giclées d’os et de sang mais, surtout, on touchait là au peu d’humanité qui restait au cadavre. Ses yeux, son nez, sa bouche.
Le médecin légiste suivit la procédure de l’autopsie à la lettre, tandis que le photographe bombardait de clichés, qui pourraient être utilisés lors d’une expertise médico-légale, au tribunal par exemple. Ablation du cerveau, coupe du menton au pubis, prélèvement d’humeur vitrée dans les yeux. Dans la première heure, l’ensemble des organes passa sous sa lampe et sur sa balance. Pesée, étude de l’aspect et de la couleur pour les empoisonnements éventuels — rouge framboise pour le monoxyde de carbone, vermillon pour le cyanure… — , recherche de lésions internes. Sous la table en acier inoxydable, les fluides bruns et rougeâtres gagnaient les tuyaux d’évacuation. Par des gestes précis, millimétrés, le légiste analysa le contenu de l’estomac. Il préleva des échantillons, qu’il vida dans deux petits tubes et qu’il étiqueta avec précaution. Il ouvrit la vessie par le dessus. Là aussi, il fit des prélèvements.
— Pleine d’urine. Le froid extrême a dû l’empêcher de se soulager. Tout cela va partir pour la toxico.
Lucie se passa une main sur le visage. Elle ne sentait plus les odeurs — ses cellules olfactives étaient saturées — mais le corps continuait à garder sa consistance. L’homme étalé, en face d’elle, hurlait son calvaire, sa douleur, son impuissance. Lucie pensa aux parents : ils avaient dû apprendre la nouvelle, ils avaient dû s’effondrer. Leur monde ne serait plus jamais le même. Elle imagina leurs visages, leurs réactions. Gamblin était-il leur seul enfant ? Se côtoyaient-ils encore ?
Lucie se sentit transportée dans le temps et l’espace. La salle d’autopsie s’obscurcit soudain. La flic était ailleurs. Elle se rappelait les coups sur la porte de son appartement, la nuit… Les lampes qui éclairaient des pièces noires, loin, très loin de chez elle… Le petit corps carbonisé, dont seuls les pieds étaient restés intacts, parce qu’ils avaient dû être protégés des flammes.
L’éclat du Scialytique lui fit mal aux yeux. Subitement, elle se retourna, poussa la porte battante et courut dans le couloir, titubante. Elle vomit et se laissa glisser contre le mur, la tête entre les mains. Tout tournait.
Chénaix arriva quelques secondes plus tard.
— Tu veux t’allonger un peu ?
Lucie secoua la tête. Ses yeux étaient embués, et elle avait la bouche pâteuse. Elle se redressa avec difficulté.
— Je suis désolée, ça ne m’est jamais arrivé. Je croyais que…
Elle se tut. Chénaix la soutint et la fit marcher dans le couloir.
— Je vais nettoyer ça. Petit malaise vagal, ne t’inquiète pas. Je termine l’examen seul et on dira que tu es restée jusqu’au bout. Tu peux aller dans mon bureau, au premier. Il y a un fauteuil, tu pourras t’y reposer. Je t’apporterai tous les prélèvements à remettre à la toxico.
Lucie refusa :
— Je ne veux pas, il faut que tu me parles du dossier de Grenoble, il faut que…
— Dans une heure, rendez-vous là-haut. Il va falloir que tu aies l’esprit clair pour entendre ce que j’ai à te dire.
Il s’était déjà retourné et s’engageait dans la salle. Sa voix résonnait encore, tandis que la porte se refermait derrière lui.
— Parce que c’est bizarre cette histoire. Très, très bizarre…
Sharko déboula en trombe, essoufflé, dans l’open space où travaillaient encore Pascal Robillard et Nicolas Bellanger. Les couloirs du 36, du côté de la Crim’, s’étaient vidés. La plupart des collègues des autres équipes étaient retournés chez eux, auprès de leur famille, ou discutaient autour d’un verre dans les bars de la capitale. Lorsque Bellanger l’aperçut, il se leva, ordinateur portable sous le bras, et l’entraîna dans un bureau vide. Après avoir appuyé sur un interrupteur, il ferma la porte et rouvrit son ordinateur.
— Les gendarmes de Pleubian m’ont envoyé des photos de la salle des fêtes par mail. Regarde.
Sharko se figea face à lui. Ses doigts palpèrent le dossier d’une chaise et il dut s’asseoir. Des flocons de neige fondaient encore dans ses cheveux grisonnants et sur les épaulettes de son caban noir.
— Pleubian, tu as dit ? Pleubian, en Bretagne ?
— Pleubian en Bretagne, oui. Tu connais ?
— C’est… C’est la ville où est née ma femme, Suzanne.
Ses yeux fixèrent le sol de longues secondes. Depuis combien d’années n’avait-il plus prononcé le nom de cette minuscule ville des Côtes-d’Armor ? De curieux souvenirs lui revinrent en mémoire, d’un coup. Les odeurs des hortensias, de sucre chaud, de pommes trop mûres. Il vit Suzanne tourner et rire, au son des musiques celtes. Il croyait ces images perdues à tout jamais, mais elles étaient là, tapies au fond de sa tête.
— C’est lui, fit-il dans un souffle.
Bellanger s’assit en face de son subordonné. Comme tous les autres, il connaissait l’horrible passé de Sharko. Sa femme, Suzanne, avait été enlevée par un tueur en série — que Sharko avait abattu de sang-froid — et avait été retrouvée complètement folle, neuf ans plus tôt. Fin 2004, elle avait perdu la vie avec leur petite fille, toutes deux percutées par une voiture dans le virage d’une route nationale. Sharko avait alors sombré au fond du gouffre et n’en était jamais vraiment sorti.
— Qui ça, « lui » ? demanda Bellanger.
— Le meurtrier de Frédéric Hurault.
Le capitaine de police essaya de comprendre où Sharko voulait en venir. Il avait entendu parler de cette affaire Hurault, sur laquelle son collègue avait bossé à l’époque, dans une autre équipe. En 2001, Frédéric Hurault avait été jugé pénalement irresponsable pour le meurtre de ses propres filles, qu’il avait noyées dans une baignoire dans un coup de folie. C’était l’équipe de Sharko qui avait enquêté et procédé à son arrestation. Après un procès chaotique, Hurault avait fini en hôpital psychiatrique. Peu de temps après sa sortie, en 2010, Frédéric Hurault avait été retrouvé assassiné au bois de Vincennes, planté au tournevis dans sa voiture. Lors de l’analyse de la scène de crime, les techniciens de la police scientifique avaient trouvé l’ADN de Sharko sur la victime.
Le commissaire se passa les mains sur le visage et souffla longuement.
— Août 2010 : on retrouve un poil de sourcil m’appartenant sur le cadavre de Hurault. Décembre 2011 : c’est mon sang qui est étalé dans le village de naissance de Suzanne. Un taré connaît mon passé et celui de ma femme. Il utilise mes traces biologiques pour m’impliquer dans son délire et s’adresser à moi.
Nicolas Bellanger tourna son ordinateur vers Sharko et fit défiler des photos : la porte de la salle des fêtes fracturée, le message en lettres de sang, écrit sur le mur blanc à l’aide d’un fin bâton.
— Je ne comprends pas. Comment il aurait fait pour récupérer ton sang ?
Sharko se leva et se dirigea vers la fenêtre, qui donnait sur le boulevard du Palais. Il scruta les trottoirs, la poignée de voitures qui se hasardaient sur la neige toute fraîche. Quelque part, un type le suivait, l’observait, décortiquait sa vie.
Il se tourna brusquement vers son chef.
— Où est Lucie ?
Bellanger serra les mâchoires, l’air ennuyé.
— Je l’ai envoyée à l’autopsie.
Sharko, à présent, allait, venait, incapable de tenir ses nerfs.
— À l’autopsie ? Merde, Nicolas, tu sais que…
— Tout le monde était occupé, il n’y avait personne d’autre. Elle m’a assuré que ça irait.
— Évidemment, qu’elle t’a assuré que ça irait ! Que voulais-tu qu’elle te dise d’autre ?
En colère, Sharko composa le numéro de sa moitié. Personne ne répondit. Inquiet, il claqua son téléphone sur le bureau et revint vers l’écran de l’ordinateur.
— Tout ce qu’on va se raconter maintenant ne doit en aucun cas parvenir aux oreilles de l’équipe, et encore moins de Lucie, d’accord ? Cette histoire, ces photos. Je lui en parlerai moi-même quand le moment sera opportun. J’ai ta parole ?
— Ça dépendra de ce que tu as à mettre sur la table.
Sharko inspira et essaya de retrouver son calme. La journée avait été horrible, et le cauchemar s’épaississait d’heure en heure.
— J’ai fait une batterie d’analyses de sang ces derniers temps. Lucie n’est pas au courant.
— C’est grave ?
— Non, non. Je voulais juste m’assurer que j’allais bien et que mon corps en avait encore sous le capot. Les examens standard, quoi. Je ne voulais pas inquiéter Lucie sans raison. Enfin bref, il y a environ un mois, mon infirmier s’est fait agresser à proximité de mon immeuble, du côté du parc de la Roseraie. On lui a mis un coup sur le crâne, il s’est effondré et on lui a fait les poches. Papiers, argent, montre. L’agresseur a aussi emporté sa mallette. À l’intérieur, il y avait les prélèvements sanguins de la matinée, dont les miens. Le sang, sur les murs de la salle des fêtes, il vient assurément de là.
Bellanger tenta de mesurer la portée de ce qu’il venait d’entendre. Si Sharko disait vrai, l’individu en question présentait tous les signes du dangereux déséquilibré.
— On a une description de l’agresseur de l’infirmier ?
Sharko secoua la tête.
— Rien à ma connaissance. L’infirmier a porté plainte au commissariat de Bourg-la-Reine. Je dois absolument vérifier l’état du dossier. Ils ont peut-être un signalement, des pistes.
Bellanger désigna son écran du menton, l’air grave.
— Le message te parle ? Avec tout ce que tu viens de me raconter, il est évident que c’est à toi que notre inconnu s’adresse. Il savait, vu la bizarrerie de son acte, que le sang serait analysé par les gendarmes et qu’on remonterait à toi.
Sharko se pencha vers l’avant, les deux mains sur le bureau. Une grosse veine battait au milieu de son front.
—
« Nul n’est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t’attend. »
Que dalle. Qui m’attend, et où ?
— Réfléchis. T’es sûr que…
— Si je te le dis !
Il se remit à marcher nerveusement, le menton collé au sternum. Il réfléchissait, essayait de comprendre le sens du curieux message. Trop difficile, vu son état de tension. Pendant ce temps, Bellanger relia son ordinateur à une imprimante.
— Je vais leur expliquer, aux Bretons, mais sans leur en dire trop, fit-il. Qu’est-ce qu’on a, comme pistes ?
Sharko plia la photo imprimée que son chef lui tendait et la fourra dans sa poche. Il répondit avec un temps de retard.
— Des pistes ? Aucune. Hurault s’est fait liquider dans sa voiture à coups de tournevis qu’on n’a jamais retrouvé. Hormis mon ADN, on ne dispose d’aucune trace biologique ni papillaire, rien. Pas de témoins. On a tout épluché, interrogé les prostituées, les travelos du bois de Vincennes, les voisins de Hurault, les pistes ne mènent qu’à des impasses. Cet ADN, ça m’a causé un tas de problèmes, j’ai failli aller en taule. Personne n’a jamais voulu me croire.
— Avoue que l’hypothèse du type qui a abandonné l’un de tes poils de sourcil uniquement pour t’impliquer était un peu farfelue. Tu es intervenu le premier sur les lieux. Ce sourcil, il pouvait très bien venir de toi à ce moment-là. Contamination de scène de crime, ça arrive tout le temps, c’est bien pour cette raison qu’on est fichés.
— Et si je n’étais pas intervenu ce jour-là ? Vous auriez trouvé ce poil quand même, ça m’aurait plombé. Ce type veut m’en faire baver. Il a su garder le silence pendant plus d’un an pour ressurgir à quelques jours de Noël.
Sharko se sentit violé. Ses poils, son sang à présent… Si quelqu’un l’avait suivi, surveillé ces derniers mois, comment avait-il fait pour ne rien remarquer, lui, un flic ? À quel point ce mystérieux fantôme le connaissait-il ? Aujourd’hui, un fou furieux s’adressait à lui. Il le défiait ouvertement. Qui était-il ? Un type qu’il avait arrêté et qui avait purgé sa peine ? Le frère, le père, le fils d’un taulard ? Ou l’un des milliers de malades qui remplissaient les rues de la capitale ? Le flic avait déjà cherché, fouillé dans les fichiers de sorties de prison, même dans les archives d’affaires qu’il avait traitées par le passé. Sans jamais aboutir.
Soucieux, il pensa à Lucie, à sa propre stérilité, à ce bébé qu’elle voulait plus que tout au monde et qu’elle n’aurait peut-être jamais, à cause de toute cette crasse qui leur dévorait les neurones et les tripes.
— Lucie et moi, on va sans doute partir quelques semaines, confia-t-il, à court d’idées. J’ai besoin de faire le point, de souffler. L’enquête qui s’annonce avec la victime du congélateur et son amie disparue va être trop longue, trop difficile. Et ce truc de fou, qui me tombe dessus. Je n’ai pas besoin d’un psychopathe qui s’acharne sur moi et me menace. On doit quitter l’appartement, on doit…
Il s’appuya contre la cloison, le regard au plafond.
— Je ne sais pas ce qu’on doit faire. Pour une fois, j’aimerais juste pouvoir passer de bonnes fêtes de Noël, loin de toutes ces cochonneries. Vivre comme n’importe qui.
Bellanger le considéra sans animosité.
— Ce n’est pas à moi de te dire ce que tu dois faire, mais fuir les problèmes n’a jamais permis de les résoudre.
— Parce que, pour toi, un malade qui me colle aux baskets et qui sait où j’habite, c’est juste un problème ?
— J’ai surtout besoin de vous deux pour l’enquête. T’es le plus givré et le meilleur des flics que je connaisse. Tu n’as jamais rien lâché, et encore moins une affaire qui commence. Sans toi, l’équipe n’est plus la même. C’est toi que les autres écoutent. C’est toi qui mènes la barque. Et tu le sais.
Franck Sharko récupéra son téléphone portable sur le bureau. Ses muscles étaient raides, noueux, et il avait mal à la nuque. Tout ce fichu stress… Il se dirigea vers la porte, posa sa main sur la poignée et ajouta, avant d’ouvrir :
— Merci de me lancer des fleurs, mais j’ai un truc à te demander.
— Vas-y.
— Lucie s’absente assez souvent de chez moi en me donnant des raisons vaseuses. Elle dit qu’elle bosse, qu’elle traite de la paperasse, mais je sais que c’est faux. Elle rentre parfois au milieu de la nuit. Elle et toi, vous vous voyez ?
Bellanger écarquilla les yeux.
— On se voit, tu veux dire… — un silence. T’es cinglé ? Pourquoi tu dis ça ?
Sharko haussa les épaules.
— Laisse tomber. Je crois que je n’ai plus l’esprit très clair, ce soir.
La tête lourde comme un dossier criminel, il sortit et disparut dans le couloir.
Lucie reposait un cadre avec la photo de deux enfants lorsque Paul Chénaix la rejoignit. Le médecin avait pris une douche rapide, coiffé ses cheveux bruns vers l’arrière, passé des vêtements frais et sentait le déodorant. Il avait la quarantaine dynamique, l’air moins strict que lorsqu’il portait la blouse, avec ses lunettes aux verres ovales et son bouc taillé au cordeau. En fait, il était normal. Lucie et Sharko avaient déjà déjeuné avec lui à plusieurs reprises, ils avaient discuté de tout sauf des morts et des enquêtes.
— Les enfants qui grandissent nous rappellent combien le temps passe vite, dit Lucie. J’aimerais bien connaître tes bouts de chou. Tu viendras avec eux et ton épouse à l’appartement, un de ces soirs ?
Paul Chénaix tenait une petite caisse en plastique avec des échantillons enfoncés dans des tubes scellés, ainsi qu’un dictaphone.
— On pourra s’organiser le truc, oui.
— Pas « on pourra ». Il faudra.
— Il faudra, oui. Ça va mieux, toi ?
Lucie regrettait sa faiblesse passagère de tout à l’heure. Il fut un temps où elle pouvait tout affronter, où la noirceur des affaires criminelles l’excitait plus que tout le reste. Elle en avait négligé ses propres enfants, sa vie amoureuse, ses envies de femme. Aujourd’hui, tout était tellement différent. Si seulement on pouvait lancer une poignée de poudre magique, revenir en arrière et tout changer. Elle parvint néanmoins à lui sourire.
— Le veilleur de nuit a eu la gentillesse de me donner un gros donut au chocolat. Ma mère a récupéré mon labrador, Klark, qui adore ce genre de donut. Mon ex-chien pèse dix kilos de plus à présent.
— Pas très diététique, certes, mais ça t’aurait fait du bien de le manger avant. Contrairement aux croyances populaires, il vaut toujours mieux croquer un morceau avant d’assister à une autopsie, ça évite les coups de mou.
— Pas eu le temps.
— Plus personne n’a le temps de rien, de nos jours. Même les morts sont pressés, il faut les traiter immédiatement. On ne s’en sort plus.
Il se dirigea vers son bureau et posa les échantillons de fluides, d’ongles, de cheveux devant Lucie.
— Tu n’as rien manqué, de toute façon. Tous les signes médico-légaux indiquent bien une mort par hypothermie. Le cœur a fini par lâcher.
Toujours debout, il ouvrit un tiroir et sortit un dossier d’une quarantaine de pages.
— Voici une impression du rapport d’autopsie que m’a envoyé par mail mon confrère de Grenoble, en fin d’après-midi. On a pas mal discuté au téléphone. Christophe Gamblin est venu le voir il y a trois bonnes semaines, il prétendait vouloir écrire un article sur l’hypothermie et s’était bien présenté comme journaliste de faits divers.
Il posa le dossier devant lui.
— Une drôle d’histoire.
— Je t’écoute.
Paul Chénaix s’installa sur son siège à roulettes et éventa les feuilles devant lui.
— Son sujet de l’époque s’appelait Véronique Parmentier, 32 ans, cadre dans une société d’assurances à Aix-les-Bains. Le corps a été sorti des eaux du lac de Paladru, en Isère, à 9 h 12, le 7 février 2001, par une température extérieure de -6 °C. La victime habitait à trente bornes de là, à Cessieu. Ça remonte à dix ans, cette histoire, et pourtant, Luc Martelle s’en souvenait encore très bien avant même que Christophe Gamblin vienne remuer ce vieux dossier. À cause de ce froid atroce et, surtout, de par la nature même de cette affaire… Et pour répondre tout de suite à la question que tu vas me poser : elle n’a jamais été résolue.
— Une affaire, tu dis. Il ne s’agissait donc pas d’un accident ?
— Tu vas vite comprendre. D’abord, sais-tu comment ça se passe pour un cas de noyade ?
— Je n’en ai jamais traité. Explique.
— C’est l’une des morts où le légiste se déplace systématiquement pour les premiers constats afin de s’assurer qu’il s’agit bien d’une noyade. Pour les cadavres frais, on recherche d’abord le champignon de mousse, situé au niveau de la bouche et du nez. C’est le mélange d’air, d’eau et de mucus qui se crée lors de l’ultime réflexe de respiration, inévitable. Il est de manière générale extériorisé, donc visible. Il y a aussi un tas d’autres signes externes qui ne trompent pas : pétéchies dans les yeux, peau en chair de poule, cyanose du visage, langue coupée à cause des crises convulsives. Or, dans le cas de notre victime, on n’a trouvé aucun de ces signes. Mais leur absence ne permettait pas forcément d’écarter la noyade. Seule l’autopsie allait livrer les secrets du corps.
— Et au final ? Elle n’est pas morte par noyade, c’est ça ?
— Non, mais elle est morte immergée dans l’eau.
— J’avoue que…
— Tu as du mal à saisir, c’est normal. Rien n’est clair dans cette histoire.
Il marqua une pause et remit en place correctement le cadre de ses enfants. Il se demandait probablement comment expliquer simplement une affaire compliquée.
— Quand mon confrère a ouvert, il n’y avait aucun signe caractéristique de noyade. Les poumons étaient propres, pas distendus, aucun épanchement péricardique ou pleural. Il fallait encore creuser. Il y a un facteur irréfutable, qui prouve normalement la noyade : la recherche de diatomées. Ce sont des micro-algues unicellulaires que l’on trouve dans tous les milieux aqueux. Lors du dernier réflexe de respiration, le noyé inspire l’eau et donc les diatomées. Ces diatomées, on les retrouve lors de l’autopsie dans les poumons, le foie, les reins, le cerveau et la moelle osseuse. Sur les lieux d’une noyade présumée, un lac, par exemple, on prélève, en théorie, trois échantillons d’eau : l’un à la surface du lac, un autre à mi-profondeur et le dernier au fond. Mais, en général, on se contente de celui de surface — là où flotte le cadavre —, sinon il faut des plongeurs et ça complique tout.
— Cela dans le but de comparer les diatomées des différents échantillons d’eau du lac à celles présentes dans les tissus du cadavre.
— Exactement, il faut comparer. Note que la présence de diatomées dans les tissus humains est possible même en dehors de toute noyade, car certaines d’entre elles sont contenues dans l’air que nous respirons ou les aliments que nous avalons. Donc, pour confirmer une noyade à tel endroit, il faut au moins vingt diatomées communes entre les échantillons d’eau prélevée et les analyses des tissus de la victime.
Il poussa une feuille vers Lucie.
— Le rapport de Martelle stipule qu’il n’y avait aucune diatomée commune. La victime n’était pas morte dans ce lac, et elle n’avait pas été noyée.
— Un corps que l’on a tué ailleurs, et que l’on a déplacé.
— Pas tout à fait. Accroche-toi, il y a encore carrément plus étrange.
Il se lécha l’index et tourna les pages du rapport. Lucie remarqua qu’il en profitait pour regarder sa montre. Il était 22 h 05. Sa femme devait l’attendre, ses enfants devaient être couchés, et Madonna devait chauffer le public.
— Il y avait de l’eau dans les voies intestinales du sujet. On en trouve toujours après un séjour de plusieurs heures en immersion d’un sujet mort. Elle pénètre naturellement par les narines ou la bouche, tombe dans le circuit intestinal et y reste. Là encore, en comparant les diatomées des échantillons du lac avec celles présentes dans l’eau des intestins, devine ?
— Pas de points communs ?
— Les eaux ont dû se mélanger, les diatomées ont dû voyager, donc il y en avait quelques-unes de communes, forcément. Mais pas suffisamment en tout cas. L’eau présente dans le corps de la victime ne venait pas du lac. Mon confrère a alors demandé une analyse poussée de cette eau. Les caractéristiques et les différentes concentrations en éléments chimiques, le chlore et le strontium notamment, ne trompent pas : il s’agissait d’eau de robinet, entrée en la victime après sa mort, et de façon naturelle.
Lucie se lissa les cheveux vers l’arrière d’un geste nerveux. Il était tard, la journée avait déjà été éprouvante, et cet effort cérébral supplémentaire lui coûtait.
— Tu es donc en train de me dire qu’elle n’a pas été noyée, qu’elle a passé un séjour immergée dans de l’eau du robinet, morte, avant qu’on la jette ensuite dans le lac ?
— Exactement.
— C’est hallucinant. Est-ce qu’on connaît la véritable cause de la mort ?
— C’est l’empoisonnement. Les toxicologues du labo ont fait preuve de flair, parce que c’est le genre d’empoisonnement très difficile à détecter. Les analyses approfondies ont révélé la présence d’une quantité critique de sulfure d’hydrogène dans ses tissus. Pour être exact… 1,47 microgramme dans le foie et 0,67 microgramme dans les poumons.
— Le sulfure d’hydrogène, c’est le gaz qui sent l’œuf pourri ?
— Et que refoulent parfois les égouts ou les fosses septiques, oui. Il résulte de la décomposition de la matière organique par les bactéries. On le trouve aussi à proximité des volcans. C’est sans aucun doute ce qui l’a tuée. En faible quantité, ce gaz peut provoquer des pertes de connaissance, et entraîne la mort en cas de trop forte inhalation.
— C’est à n’y rien comprendre.
Chénaix se mit à ranger son bureau tranquillement. Crayons dans les pots, feuillets empilés dans un coin. Derrière lui trônait une grande armoire avec des revues et des livres médicaux.
— Et justement, ils n’ont rien compris, les enquêteurs de Grenoble. J’ai déjà eu à traiter des morts accidentelles par le sulfure d’hydrogène, celles d’égoutiers de Paris notamment. Tout cela pour te dire qu’il n’y a pas forcément d’acte criminel derrière un empoisonnement au sulfure d’hydrogène. Sauf que là…
— Oui ?
— Mon confrère m’a expliqué que le scénario s’était reproduit l’hiver d’après, en 2002. Une autre femme, trouvée dans le lac d’Annecy, toujours la région Rhône-Alpes. Elle habitait Thônes, à vingt bornes de là. Mêmes conclusions. Le sulfure d’hydrogène, l’eau du robinet. Ici, les concentrations étaient un peu moindres — 1,27 et 0,41 — mais mortelles tout de même. La piste criminelle ne laissait cette fois plus aucun doute.
Lucie sentit l’adrénaline monter, elle avait l’impression que l’affaire prenait encore une dimension supplémentaire. 2001, 2002 : ça collait avec les dates des journaux de Christophe Gamblin.
— Un tueur en série ?
— À ce que j’en sais, il n’y a eu que deux meurtres, j’ignore si l’on peut parler de tueur en série. Enfin, tu es mieux placée que moi pour savoir. Mais en tout cas, les modes opératoires étaient les mêmes. Les enquêteurs ont trituré le scénario dans tous les sens. Pour eux, les victimes sont mortes par inhalation de sulfure d’hydrogène, mais ils ignorent comment ça s’est passé. Aucune fuite de ce gaz, aucun accident suite à des inhalations malencontreuses n’a été signalé dans la région. Il s’agissait, selon eux, de sulfure d’hydrogène fabriqué chimiquement.
— Un tueur chimiste…
Quelqu’un passa dans le couloir, derrière eux. Chénaix adressa un petit signe de la main à l’un de ses confrères, qui prenait à l’évidence ses quartiers pour la nuit.
— Peut-être, oui. Ils estiment ensuite que les deux corps sans vie ont été placés dans une baignoire remplie d’eau ou un contenant suffisamment volumineux pour que l’eau du robinet puisse pénétrer par les orifices naturels et s’écouler dans les intestins. Ensuite seulement, les corps ont été transportés dans les lacs. Quelqu’un les a déplacés et a cherché à maquiller l’origine de la mort.
— Ça n’a pas de sens. Pourquoi plonger un corps mort, empoisonné, dans une baignoire ?
— C’est toi l’enquêtrice. Pour en finir, vu l’état du premier cadavre, le délai entre la mort et la découverte du corps a été estimé à une dizaine d’heures. Idem pour le second corps. En tout cas, il n’y a eu ni suspects ni interpellés. Juste quelques pistes.
— Lesquelles ?
— Luc Martelle est comme moi, il aime fouiner. À l’époque, cette histoire l’intriguait, alors il s’est intéressé au dossier criminel.
Il ouvrit un tiroir et en sortit un paquet de feuilles, qu’il agita devant lui.
— Et devine ?
— Ne me dis pas que…
— Si, les copies des éléments principaux de l’affaire, issus directement du SRPJ de Grenoble. Je pensais que Franck allait venir, et je savais qu’il s’y intéresserait. Tu peux l’embarquer avec les deux rapports d’autopsie.
— T’es génial.
— Je ne sais pas si c’est un cadeau, ce que je te fais là, mais bon. À noter que Christophe Gamblin a tenté de se procurer ces dossiers, mais le légiste ne les lui a pas donnés. Il s’est alors rendu au SRPJ de Grenoble. En théorie, il n’y a pas eu accès, mais on sait comment ça fonctionne. À coup sûr, il a eu les infos qu’il cherchait. Il faudra vérifier.
Dans un sourire, il se releva et enfila sa doudoune bleu marine, qui était accrochée au portemanteau. Il prit également une petite mallette en cuir et des dossiers sous le bras.
— Tu n’oublieras pas de déposer les échantillons à la toxico. Ils les attendent.
Il fit tinter ses clés en signe d’empressement. Lucie finit par se lever, elle aussi, emportant les échantillons, les différents rapports, et sortit de la pièce. Chénaix ferma à clé derrière elle. Tous deux saluèrent le veilleur de nuit, Lucie le remercia de nouveau pour le donut au chocolat.
Une fois dehors, Paul Chénaix boutonna sa doudoune jusqu’au cou, serra sa capuche sur ses cheveux humides et creusa le tapis de neige de la pointe des pieds. La tempête avait forci, les flocons chutaient dans un sens, puis dans l’autre, emportés par les bourrasques.
— C’est que ça tient bien, cette saleté. Je ne suis pas rentré… T’es en voiture ?
Lucie tourna la tête vers sa 206.
— Oui, mais j’aurais mieux fait de prendre le métro. Retourner sur L’Haÿ-les-Roses ne va pas être une partie de plaisir. Sans oublier ces échantillons à déposer.
Chénaix déclencha l’ouverture automatique des portes de sa berline. De petites lumières illuminèrent brièvement la nuit.
— À la prochaine.
— N’oublie pas qu’on doit encore se voir, pour Franck.
— Franck ? Ah oui, c’est vrai. Appelle-moi, on ira se boire un coup, un de ces soirs.
Il disparut en marchant prudemment. Lucie fonça vers son propre véhicule et s’y enferma. Elle mit le contact, tourna le chauffage à fond et resta là quelques minutes, face à l’IML, la tête pleine d’interrogations. Elle pensait au tueur des montagnes. Elle imagina un homme, debout, contemplant les cadavres de ces femmes mortes, immergées dans une baignoire. Ce même homme, qui brave ensuite un froid polaire pour aller jeter les corps dans un lac. Tous les assassins ont des mobiles, des raisons d’agir. Quel était le sien ?
Lucie soupira. Une affaire inexpliquée datant de dix ans. Une journaliste d’investigation qui ne donne pas signe de vie et dont l’appartement est retourné. Un autre qui déterre le dossier de ces fausses noyades et meurt assassiné au fond d’un congélateur. Un gamin errant traumatisé. Quel était le lien entre tous ces faits ?
Lucie considéra les journaux des années 2000, disposés sur le siège passager, sous les échantillons. Il y avait les deux autres éditions, celles de la région PACA. Et si le tueur avait continué à agir là-bas ? Et s’il y avait quatre, cinq, dix victimes ?
Sur quoi Gamblin avait-il mis le doigt pour qu’on le fasse souffrir à ce point et pour qu’on lui inflige de telles tortures ?
Tandis que le chauffage tournait, Lucie ne put s’empêcher de jeter un œil au contenu des rapports de police de Grenoble.
Après des mois d’investigation, des conclusions saillantes avaient été tirées. Les deux victimes étaient brunes, yeux noisette, élancées, une trentaine d’années. Et skieuses. Les enquêteurs grenoblois avaient trouvé un autre point commun : elles étaient toutes deux des habituées de la station de ski de Grand Revard, proche d’Aix-les-Bains. L’une d’entre elles habitait à cinquante kilomètres d’Aix — un bled du nom de Cessieu —, et l’autre, bien qu’habitant Annecy, était coutumière de l’hôtel Le Chanzy, à Aix-les-Bains.
Les flics avaient cherché dans tous les coins, parmi les saisonniers, les touristes, les restaurateurs, sans jamais coincer l’assassin. Cependant, ils avaient eu la forte intuition que les victimes, qui vivaient dans la région, avaient été enlevées à leur domicile. Notamment la seconde. Une lampe de chevet avait été retrouvée brisée au pied du lit, dans sa chambre. Pourtant, aucune porte ni fenêtre n’avait été fracturée. L’assassin s’était-il procuré la clé ? Connaissait-il la victime ?
Lucie fit un rapide bilan de sa lecture en diagonale. Des femmes au physique proche. Des enlèvements probables à domicile, avec des habitations non forcées. Une station de ski commune, où les victimes, vivant pas très loin de là, se rendaient depuis des années. Un assassin qui déposait les corps dans des lacs proches du lieu d’habitation de ses proies.
Un type du coin, songea-t-elle, qui avait assurément croisé ces filles. Et qui savait où et comment les retrouver.
Elle regarda l’heure et passa un petit coup de fil à sa mère, histoire de donner quelques nouvelles et de savoir si son ex-labrador Klark allait bien. Il était tard, mais Marie Henebelle ne se couchait jamais avant minuit. Après une petite discussion, Lucie promit de remonter dans le Nord pour les fêtes de fin d’année.
Puis elle démarra et roula au pas, direction le quai de l’Horloge.
Il y avait une drôle d’odeur dans la voiture.
Elle renifla et comprit qu’elle portait encore sur elle l’odeur rance du cadavre de Christophe Gamblin.
Le repas du soir était servi lorsque Lucie rentra, aux alentours de 23 h 30. L’odeur des tagliatelles au saumon flottait agréablement dans les pièces du grand appartement de Sharko. La flic posa sa paperasse, son téléphone portable, et remarqua immédiatement le dossier Hurault — photos, PV, témoignages, rapports d’enquête — sur la table basse du salon. Avec le temps, toutes les feuilles s’étaient cornées, tant elles avaient été lues, manipulées, retournées jusqu’à ce que Sharko s’endorme dessus. Lucie le pensait sevré de cette histoire qui resterait sans doute sans réponses, comme dix pour cent des dossiers de la Crim’. Alors pourquoi l’avoir ressorti maintenant, alors qu’une nouvelle affaire leur tombait dessus ?
Dans un soupir, elle ôta ses chaussures, accrocha son holster à côté de celui de son équipier et s’avança. Franck se tenait dans la cuisine. Il avait troqué son costume contre un jean, un sweat sans marque et une paire de charentaises. Ils s’embrassèrent brièvement. Lucie s’affala sur une chaise, le pied droit entre ses deux mains.
— Quelle journée, bon sang !
— Sale journée pour tout le monde, j’ai l’impression.
Sharko avait allumé son antique radio, c’étaient les informations. Il tourna le bouton et coupa.
— On dirait que la course à la conquête spatiale est relancée, fit le commissaire dans un soupir. Ce gars, Vostochov, il parle de Jupiter à présent. Qu’est-ce que des hommes vont aller foutre à un endroit où les vents soufflent à des milliers de kilomètres par heure ? Sans oublier qu’il faudrait minimum douze ans de voyage, aller et retour. C’est moi qui suis trop terre à terre, ou c’est du délire ?
Il servit les tagliatelles. Lucie abandonna son massage de cheville et se rua sur son assiette.
— Jupiter ou pas, moi j’ai faim. J’ai toujours faim. Les femmes enceintes ont cette faim-là. Je devrais peut-être refaire un test de grossesse.
Sharko soupira.
— Lucie… Tu ne vas pas en faire un tous les quinze jours.
— Je sais, je sais. Mais ils ont beau être de plus en plus perfectionnés, ces engins, quand tu lis bien la notice, il y a toujours un pourcentage d’incertitude, même infime. Ou alors, je devrais faire une prise de sang.
Sharko roulait lentement les tagliatelles autour de sa fourchette. Il n’avait pas faim, lui. Il prit son inspiration, coupa la radio et lâcha, d’un coup :
— Que répondrais-tu si je te disais : « On plaque tout, là, maintenant, et on part un an, tous les deux » ? Je ne sais pas, la Martinique, la Guadeloupe, ou Mars, pourquoi pas ? On aurait tout le temps pour faire un bébé là-bas. On serait bien.
Lucie écarquilla les yeux.
— Tu plaisantes, là ?
— Je suis on ne peut plus sérieux. On se prend une année sabbatique, ou on lâche tout, définitivement. Il faudra bien faire quelque chose de mon argent, tôt ou tard.
Depuis le décès de sa femme et de sa fille, Sharko avait ses comptes en banque pleins à craquer, ce qui ne l’empêchait pas d’user ses canapés ou son immonde Renault 25 jusqu’au bout. Lucie avala ses pâtes en silence, l’esprit confus. D’ordinaire, ils étaient tous les deux sur la même longueur d’onde, et quand l’un proposait quelque chose, l’autre suivait presque immédiatement. Aujourd’hui, c’était différent. La proposition de Franck était aussi soudaine qu’aberrante.
— Qu’est-ce qu’il y a, Franck ?
Il reposa sa fourchette dans une grimace. Décidément, il se sentait incapable d’avaler quoi que ce soit.
— C’est… ce gamin, à l’hôpital.
— Raconte-moi.
— Il semblait gravement malade. Le cœur, les reins, les yeux. Quelqu’un l’a retenu de force.
Lucie but un grand verre d’eau. Sharko lui montra la photo du tatouage, prise avec son téléphone portable.
— On l’a tatoué sur la poitrine, numéroté, comme un animal. Regarde… Il avait des marques de chaîne à l’un de ses poignets, on l’avait enfermé. Je la sens mal, cette enquête. Tout ça, ce n’est peut-être plus pour nous, tu comprends ?
Lucie se leva et vint l’enlacer par-derrière, le menton sur son épaule gauche.
— Et tu crois qu’on a le droit de l’abandonner, ce gamin ?
— Personne ne l’abandonne. On ne pourra pas sauver tous les enfants de la planète. Il faudra bien que tout s’arrête, un jour ou l’autre.
— La rupture viendra naturellement, avec notre futur bébé. Attendons encore un peu avant de lever le pied. J’ai besoin d’être active, de bouger, pour ne pas ruminer. Les journées passent tellement vite. Le soir, je rentre, je suis claquée. C’est bien, ça évite de trop réfléchir. Une île, les palmiers ? Je ne sais pas. Je crois que j’aurais l’impression d’étouffer. Et de penser à elles… Toujours.
Ils n’avaient pas fini leur repas mais n’éprouvaient aucune envie de traîner à table, ce soir. Il était presque minuit, de toute façon. Lucie débarrassa. Par la même occasion, elle mit en route la bouilloire.
— Tu as déjà eu le vertige ? Savoir que tu vas crever de peur, et pourtant t’approcher encore plus du vide ? J’ai toujours fait ça, quand j’étais gamine et qu’on partait à la montagne. Je détestais et j’adorais. J’ai ressenti exactement la même chose avec ce qui s’est passé aujourd’hui, ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps. C’est ce qui m’a poussée à accepter d’assister à l’autopsie. À ton avis, c’est bon signe ou mauvais signe ?
Sharko ne répondit pas. Il n’y eut plus que le tintement des assiettes dans le lave-vaisselle. Le flic serra les lèvres, il ne profita même pas de cet instant de calme, de confidences, pour tout avouer : sa stérilité, les prises de sang, le message dans la salle des fêtes. Il avait tellement peur de la perdre, de se retrouver seul, comme avant, à regarder tourner ses trains miniatures. Lucie lui servit une infusion à la menthe, et elle s’en réserva une au citron. Elle le regarda dans les yeux :
— Je crois que Christophe Gamblin, notre spécialiste des faits divers, enquêtait sur une série.
— Une série, répéta-t-il mécaniquement.
Au fond de lui-même, il était résigné, car Lucie ne lâcherait pas l’affaire. Elle n’avait jamais rien lâché, de toute façon. Il essaya de mettre un peu d’ordre dans sa vieille caboche, de chasser de son esprit les photos de la salle des fêtes de Pleubian, pour écouter ce qu’elle avait à lui dire.
Tout en lui expliquant ses découvertes de la journée, Lucie l’entraîna dans le salon, tasse à la main. Elle posa le dossier de Frédéric Hurault sur le canapé et étala les quatre journaux de La Grande Tribune ainsi que celui du Figaro sur la table.
— Au fait, pourquoi t’as ressorti le dossier Hurault ?
Après une hésitation, Sharko répondit :
— À cause du môme de l’hôpital. Les mauvais souvenirs, tout ça… J’en ai profité pour jeter un œil dans les tiroirs, tout à l’heure. T’as touché à mes vieux albums de photos et à mes cassettes vidéo huit millimètres ?
— Tes vidéos huit millimètres ? Tes photos ? Pourquoi j’aurais fait une chose pareille ? Tu n’as même plus l’appareil pour les lire, tes vidéos. Depuis quand tu n’y as plus touché, hein ?
— Justement. Je les range toujours de la même façon, et ça avait bougé.
Lucie haussa les épaules et ne lui laissa plus le temps de se poser des questions. Elle lui tendit le journal de 2002, ouvert à la bonne page.
— On ferait mieux de se concentrer sur notre affaire. Jette un œil en bas. J’ai entouré.
Sharko la fixa encore quelques secondes, s’empara de l’édition de La Grande Tribune et se mit à lire à voix haute.
— « 13 janvier 2002.
C’est par une matinée aux températures glaciales que le corps sans vie d’Hélène Leroy, trente-quatre ans, a été retrouvé dans le lac d’Annecy, il y a deux jours. La jeune femme habitait Thônes, à vingt kilomètres de là, et tenait une boutique de souvenirs. La police refuse pour le moment de communiquer sur les circonstances de la mort, mais la noyade accidentelle semble peu plausible, étant donné que la voiture de la victime a été retrouvée devant son domicile. Comment se serait-elle rendue au lac ? Aurait-elle été enlevée, puis noyée ? Faut-il voir un rapport avec l’affaire de février 2001, il y a un peu moins d’un an, où Véronique Parmentier avait été retrouvée dans des conditions similaires dans le lac de Paladru ? Le mystère reste, pour le moment, entier.
Il reposa le journal sur la table basse et parcourut rapidement le premier fait divers que Lucie avait lu devant l’IML, celui de 2001. Dans la foulée, la flic lui relata les explications du légiste. L’eau de robinet dans les intestins, le transport du corps empoisonné au sulfure d’hydrogène vers le lac. Après lecture, Sharko hocha le menton vers les deux éditions de la région PACA.
— Et tu crois que Christophe Gamblin était sur les traces d’un tueur en série qui aurait agi dans deux régions voisines ?
— Ça reste à vérifier, mais j’en ai l’impression. Il n’y a peut-être pas eu de croisement d’informations entre la police des deux régions. Les crimes sont étalés dans le temps, les modes opératoires étaient sans doute légèrement différents. Possible qu’ils n’aient pas pensé à rechercher le sulfure d’hydrogène dans l’organisme. Et, à l’époque, les recoupements informatiques n’étaient pas encore au top.
Elle regarda sa montre :
— On se fixe une limite ?
— 1 heure du mat. Aucun débordement possible.
— OK. 1 heure du mat.
Lucie poussa l’édition du Figaro vers Sharko et récupéra les autres journaux.
— Je vais prendre une douche rapide et me mettre en pyjama. Fouine dans Le Figaro. Il n’a rien à voir avec le reste et Valérie Duprès n’a jamais bossé pour ce canard, Robillard a vérifié. Il était dans une collection d’articles qu’elle avait rédigés et planqués sous son lit. Sa petite collection privée, si tu veux. J’ignore ce qu’il faut chercher, mais il doit y avoir quelque chose à trouver. Au fait, je suis tombée sur ça à l’intérieur, page 2. C’était sur un Post-it.
Elle lui en tendit la photocopie.
— 654 gauche, 323 droite, 145 gauche, lut Sharko. On dirait la combinaison d’un coffre à molette.
— C’est ce que j’ai pensé. Mais lequel ? On n’en a trouvé ni chez elle ni chez Christophe Gamblin.
Elle se dressa pour se rendre dans la salle de bains, mais Sharko lui attrapa le poignet et la tira à lui.
— Attends…
Il l’embrassa tendrement. Lucie ne s’abandonna pas totalement, Sharko sentait une tension, quelque chose de noueux au fond d’elle. Alors, quand elle se recula et qu’il aurait suffi d’un geste pour l’attirer de nouveau à lui, il la laissa partir.
Il se mit au travail, parcourant avec attention les articles du Figaro. Il finit par s’atteler plus précisément aux faits divers. Lucie revint quinze minutes plus tard. Ses longs cheveux humides et blonds tombaient entre ses omoplates. Elle sentait bon, occupait l’espace à la perfection, elle était sa petite star à lui. Sharko la regarda avec envie, et il dut redoubler de concentration pour poursuivre son travail. À deux, à la lueur d’un halogène n’éclairant pas trop fort, ils ne s’embrassèrent pas, ne regardèrent pas la télé ou ne pensèrent pas à leur avenir. Ils sombrèrent plutôt dans les ténèbres.
Ce fut Lucie qui réagit la première. D’un feutre noir, elle entoura un article au beau milieu des pages des faits divers de La Grande Tribune, les sourcils froncés.
— J’en tiens un.
— Un autre décès ?
— Pas un décès, mais quelque chose qui pourrait bien coller. Regarde ça, c’est assez stupéfiant.
Sharko posa Le Figaro, parcourut l’article dans La Grande Tribune et, après lecture, se frotta le menton, interloqué. Lucie lui avait arraché des mains la quatrième et dernière édition du canard, celle de 2004, région PACA. Le papier bruissait entre ses doigts, ses yeux couraient de colonne en colonne. À présent qu’elle savait où et quoi chercher, elle mit moins de cinq minutes pour tomber sur le bon article, qu’elle entoura d’un grand cercle. Sharko et elle se comprirent alors d’un regard : Christophe Gamblin avait mis le doigt sur quelque chose de tout aussi effroyable qu’incompréhensible.
— Et je tiens le quatrième, dit Lucie. Celui-là s’est passé le 21 janvier 2004, au lac d’Embrun, Hautes-Alpes, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Je t’évite le bla-bla d’introduction, mais écoute ça :
« Suite à un appel signalant une noyade au nord du lac, l’équipe médicale du Samu d’Embrun intervient sur-le-champ et arrive sur place quelques minutes plus tard. Le corps flotte proche de la berge, inanimé. Rapidement extrait d’une eau à 3° C, Lise Lambert, 35 ans, originaire de la ville, est sans vie : le cœur ne bat plus, les pupilles sont dilatées et ne présentent plus aucun réflexe. Au lieu de déclarer la mort, le docteur Philippe Fontès demande à ce qu’on réchauffe lentement le corps, sans prodiguer le moindre massage cardiaque, ce qui aurait eu pour conséquence, sur un corps si glacé, de provoquer une mort certaine en cas de réanimation temporaire. Alors, l’impossible se produit : sans la moindre intervention, le cœur de Lise commence à montrer quelques signes épars d’activité électrique. La jeune femme est actuellement en rééducation au centre hospitalier de Gap, où ses jours ne sont plus en danger… » Et blablabla, le journaliste, un certain Alexandre Savin, vante les mérites du médecin qui est intervenu. Il est même en photo.
Sharko essaya de tirer un rapide bilan de leurs découvertes.
— Celui de 2003 est à peu près semblable. Toujours la région PACA, mais dans le département des Alpes-de-Haute-Provence, cette fois. Lac de Volonne, le 9 février. Idem. Amandine Perloix, 33 ans, recueillie dans une eau quasi gelée. Quelqu’un appelle le Samu, le corps est découvert sans vie, puis miraculeusement réanimé. C’est un autre journaliste qui a rédigé l’article.
Le regard de Lucie bondissait d’un article à l’autre. Sharko voyait l’excitation qui brûlait au fond de ses yeux. Il aimait aussi cette femme-là, la prédatrice à l’affût, différente de la Lucie des moments tendres. C’était sur cet aspect de sa personnalité qu’il avait flashé la toute première fois.
— Qu’est-ce qu’on a précisément ? demanda-t-elle. 2001, 2002, des cadavres en région Rhône-Alpes. Des femmes du coin — des skieuses de la station de Grand Revard — enlevées à leur domicile, empoisonnées au sulfure d’hydrogène, transportées et retrouvées mortes dans des lacs. 2003, 2004, d’autres femmes qui réchappent de justesse à la mort, dans la région voisine. Personne ne semble avoir fait le lien entre ces faits divers.
— Changement de région, de département… Les journalistes n’étaient pas les mêmes. Les enquêteurs de Grenoble n’ont pas dû avoir vent de ces cas de réanimation assez incroyables, puisqu’il ne s’agissait pas de meurtres.
Sharko se leva et partit chercher son gros atlas routier au fond d’une armoire. Il trouva rapidement les bonnes cartes et marqua les endroits caractéristiques au crayon de bois. Ceux où avaient été découvertes les femmes : Chavarines, Annecy, Volonne, Embrun. Il mit ensuite en évidence les lieux où les femmes habitaient : Cessieu, Thônes, Digne-les-Bains, Embrun.
— Plus de cent kilomètres séparent les villes les plus éloignées. Des victimes retrouvées dans les lacs les plus proches de leur lieu d’habitation.
Il entoura également Aix-les-Bains, là où deux d’entre elles, au minimum, avaient skié.
— On reste dans les montagnes, mais ça paraît malgré tout complètement décousu. Y a-t-il seulement un lien entre ces deux affaires de meurtres et celles des réanimations ?
— Évidemment, qu’il y a un lien. Premièrement, Gamblin avait rassemblé ces journaux, et il est mort. Deuxièmement, il y a un tas de points communs : le froid extrême, les eaux presque gelées, les lacs. Des femmes, chaque fois âgées d’une trentaine d’années. Relis les deux derniers faits divers. On parle d’un appel du Samu qui permet de sauver la victime in extremis. Mais qui a appelé ? Aucune précision.
— Aucune précision non plus sur la façon dont ces survivantes se sont retrouvées dans l’eau. Ont-elles glissé ? Les a-t-on poussées ? Ont-elles, elles aussi, été enlevées chez elles ? Et comment ont-elles pu réchapper à la noyade ? Normalement, tu respires l’eau et tu meurs parce que tu es inondé de l’intérieur, non ?
Sharko se leva. Il se mit à aller et venir, les yeux au sol. Il claqua alors des doigts.
— Tu as raison, tout est bien lié. Il y a une autre chose fondamentale, à laquelle on n’a pas pensé. Où est mort Christophe Gamblin ?
Lucie répondit, après quelques secondes de silence :
— Dans un congélateur. Le froid extrême, encore une fois. L’eau, la glace. Comme un symbole.
Sharko acquiesça avec conviction.
— Le tueur sadique regarde sa victime se congeler lentement, tout comme on peut regarder une femme flotter dans un lac et se faire prendre progressivement par les eaux glaciales. Tout de suite, ça me fait penser à une hypothèse.
— C’est l’auteur des deux meurtres, et peut-être également l’auteur des appels au Samu, qui a tué Gamblin.
— Oui, ça reste une supposition, mais c’est plausible.
Lucie sentait que Sharko se laissait prendre au jeu. Ses yeux étaient de nouveau grands ouverts, son regard volait d’un journal à l’autre.
— On a quatre affaires, mais s’il y en avait eu d’autres, ailleurs, dans les montagnes ? Des femmes mortes, ou des miraculées ? Et si notre tueur était toujours en activité ? Le journaliste a remué cette vieille affaire, il s’est peut-être déplacé sur les lieux.
— On sait qu’il est au moins allé à l’IML et au SRPJ de Grenoble.
— Exact. D’une façon ou d’une autre, il voulait remonter au responsable de ces « noyades ».
— Et surtout, le responsable des noyades est au courant. Alors il élimine le journaliste.
Ils se turent, secoués par leurs découvertes. Après être allé se servir une autre tisane, Sharko revint s’asseoir aux côtés de Lucie et lui passa la main dans les cheveux. Il la caressa amoureusement.
— Pour le moment, on n’a aucune réponse. On ne sait pas ce que l’enfant de l’hôpital ou Valérie Duprès viennent faire là-dedans. On ignore où se trouve la journaliste d’investigation, sur quoi elle enquêtait, et si elle est morte. Mais, au moins, dès demain matin, on sait où chercher.
— On retrouve dans un premier temps ces deux femmes revenues de l’au-delà. Et on les interroge.
Sharko acquiesça dans un sourire et devint plus entreprenant. Lucie le serra contre lui, l’embrassa dans le cou et se détacha délicatement.
— J’en ai autant envie que toi, mais on ne peut pas ce soir, souffla-t-elle. Regarde le calendrier, la fenêtre s’ouvre dans deux jours, samedi soir. Il faut que… que tes petites bestioles soient le plus en forme possible, pour qu’on ait toutes nos chances.
Elle se pencha vers l’avant, s’empara des dossiers du SRPJ de Grenoble et regarda sa montre.
— Je jette un œil là-dedans, histoire de m’imprégner de l’affaire de l’époque. Il n’est pas encore 1 heure. Tu peux aller te coucher, si tu veux.
Sharko la regarda avec tendresse, déçu. Il se leva avec regret et prit le dossier Hurault.
— Si tu changes d’avis… je serai réveillé.
Au moment où il s’éloignait dans le couloir, Lucie l’interpella.
— Hé, Franck ? On va l’avoir notre enfant ! Je te jure qu’on va l’avoir, coûte que coûte.
Sharko se réveilla en apnée.
Nul n’est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t’attend.
Il n’était sûr de rien. Une intuition, juste une intuition capable de le réveiller en pleine nuit et de tremper son corps de sueur.
En silence, il se leva et alluma une veilleuse. 2 h 19 du matin. Lucie dormait profondément, recroquevillée sur le côté et serrant un oreiller contre elle. Le dossier Hurault était au sol, avec quelques feuilles éparpillées. À pas de chat, il choisit des vêtements chauds et des grosses bottines de marche dans le dressing. Puis il éteignit et, après un rapide passage dans la salle de bains, se dirigea dans la cuisine, où il rédigea un petit mot.
« Avec toute cette histoire de noyades, je n’arrive plus à dormir, suis parti un peu plus tôt au bureau. À tout à l’heure, je t’aime. »
Il disposa le papier au milieu de la table, en évidence. Sans bruit, il s’empara de son Sig Sauer et se chaussa dans le fauteuil du salon. Il vit le journal du Figaro, ouvert, mais rien de noté ni d’entouré. Apparemment, Lucie s’était couchée très tard et n’avait rien trouvé, elle non plus. Puis, bonnet noir sur la tête, il quitta l’appartement, verrouillant la porte d’entrée avec son double des clés. Ascenseur, sous-sol. Sharko n’osait croire à ce qu’il était en train de faire, et pourtant…
Dix minutes plus tard, il roulait sur l’A6, direction Melun, à une cinquantaine de kilomètres de là. Il avait enfin cessé de neiger. Des gyrophares orange trouaient la nuit par intermittence. Les saleuses, déjà à l’ouvrage, crachaient leurs tonnes de cristaux sur l’asphalte. Le ciel était d’un noir de Chine, les étoiles et la lune vomissaient leur lumière malade, lissant les reliefs d’une couche de givre. Sharko serra les mains sur son volant. Sa nuque était lourde. Chaque lampadaire qui défilait créait un flash douloureux dans sa tête.
Octobre 2002. Cette même route, la nuit. La rage, la colère, la peur me poussent vers un sadique qui torture et assassine des femmes. Un monstre traqué, identifié, qui retient Suzanne depuis plus de six mois. Je ne dors plus, ne vis plus, je ne suis plus qu’une ombre de violence. Seules l’adrénaline et la haine me permettent de garder les yeux ouverts. Ce soir-là, je m’apprête à affronter un tueur de la pire espèce. On l’a surnommé l’Ange rouge. Un monstre, qui met une ancienne pièce de cinq centimes dans la bouche de ses victimes, après les avoir assassinées avec une cruauté sans limites.
Presque dix ans, déjà, et tout était encore à vif. Le temps n’avait rien effacé, il avait juste poli les angles pour rendre le présent plus supportable. On ne se remet jamais de la disparition des êtres chers, on vit juste sans eux en espérant combler les vides. Sharko aimait Lucie, plus que tout au monde. Mais il l’aimait aussi parce que Suzanne n’était plus là.
N7, D607, D82… Personne pour sortir dans ces conditions à une heure pareille, la banlieue dormait. Dans la lueur de ses phares, agonisaient juste ces bourrelets de neige, de plus en plus présents à mesure que la taille des routes diminuait. Puis apparurent les premiers arbres de la forêt de Bréviande. Des chênes et des frênes dénudés, enchevêtrés comme des tessons de verre. Sharko n’était plus jamais revenu dans cet endroit maudit, pourtant, il se rappelait parfaitement la route. La mémoire gardait souvent le pire.
Au cœur de cette nuit glaciale s’élevait une drôle de clarté. La neige, la lune, les tons gris argenté de la réverbération révélaient des courbes insoupçonnées. Le véhicule bringuebala d’interminables minutes sur une voie cabossée. Après un ou deux kilomètres, Sharko ne put aller plus loin et dut descendre. Comme la dernière fois.
Arme au poing, je m’approche des grands marécages. La cabane se dresse au milieu d’une île envahie de fougères et de hauts arbres. De la lumière filtre par les lames des volets fermés et se répand en douceur sur une barque accolée à la berge, de l’autre côté. L’Ange rouge est là-dedans, enfermé avec Suzanne. Je n’ai pas le choix. Je vais devoir traverser à la nage l’eau croupissante et froide, un fluide chargé de lentilles, de nénuphars et de bois mort.
Franck tomba à plusieurs reprises, surpris par les trous et les racines dissimulés sous la croûte de neige. Sa vieille Maglite — elle devait avoir une quinzaine d’années — éclairait une armée de troncs tous semblables. Qu’est-ce qu’il fichait là, en pleine nuit, sur un chemin qu’il ne voyait même plus ? C’était de la folie. Et s’il se plantait complètement de direction ? Où étaient ces fichus marécages ? Et la cabane du tueur en série qu’il avait abattu de sang-froid ? Dix ans après, elle devait être saccagée ou même détruite. Peut-être n’existait-elle simplement plus.
Le froid le saisissait à la gorge, aux pieds. Ses poumons lui semblaient geler de l’intérieur à chaque respiration. La forêt ne voulait pas de lui.
Il ne remarqua nulle autre trace de pas. Personne n’était venu ici depuis les premières chutes de neige. Il reprit son souffle quelques secondes, les mains sur les genoux. Autour, le bois craquait, des gerbes de flocons se décrochaient des branches et s’écrasaient comme des colombes mortes. Pas d’animaux, le temps paraissait figé. Il hésita franchement à rebrousser chemin quand il crut bien apercevoir la forme de la cabane. Son cœur pompa un gros coup et Sharko fut soudain traversé par un flux de chaleur. Il se mit à courir, en déséquilibre permanent, les gants au ras de la neige.
Le petit chalet était toujours là, au milieu de son île noire. Sans plus réfléchir, Sharko se précipita sur la barque qui l’attendait, au bord du marais. Elle avait l’air neuve, et il y avait même les rames. Il avait l’impression de s’enfoncer dans un piège, mais ne put se résigner à faire demi-tour. Il ôta la corde reliée autour d’un tronc et s’assit dans l’embarcation, après avoir chassé la neige sur le côté.
Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t’attend. Cette partie du message était si claire à présent. L’âme de Suzanne était née à Pleubian. Et même si son épouse n’était pas physiquement morte au bord de ces marécages, son esprit, lui, l’avait été, dévoré par la folie et le sadisme d’un diable.
Trempé et frigorifié, je découvre l’horreur la plus brute lorsque je pénètre dans la cabane. Ma femme Suzanne, celle que je recherche sans relâche depuis plus de six mois, celle que, tant de fois, j’ai crue morte, est attachée en croix sur une table, nue, les yeux bandés et le ventre rond de notre future petite Éloïse. On l’a torturée. Elle hurle lorsque je lui ôte le bandeau. Elle ne me reconnaît pas. Je m’effondre, en pleurs, devant cette image abominable, lorsque le tueur surgit et me braque.
Un seul de nous deux survivra…
Le flic n’en pouvait plus de manœuvrer dans ce froid, sa gorge sifflait et l’air humide le suppliciait. L’âge pesait sur ses muscles et ses os, mais il ramait toujours plus, toujours plus vite, en dépit de la douleur. Il se demanda comment il aurait fait sans la barque. Aurait-il eu le courage de traverser l’eau presque gelée à la nage, comme il y a si longtemps ? C’était irréaliste d’être ici, dans ces marécages bleutés par le froid, ça avait des allures de cauchemar éveillé. Pourtant, les contours de la cabane se précisèrent bien trop pour qu’il s’agisse juste d’un rêve. La sommaire habitation avait vieilli, le verni se décrochait du bois, mais elle avait encore l’exacte image que Sharko en avait gardée. Personne ne s’était occupé de cette cabane maudite, on l’avait laissée là, à l’abandon, en attendant que le temps fasse son travail et gomme l’inavouable.
Le flic accosta du mieux qu’il put et, lampe et arme au poing, sauta sur la berge d’un blanc uniforme, vierge là aussi de toute empreinte. Le décor était magnifique, presque dessiné au fusain. L’eau, prise à certains endroits par la glace, palpitait sous de petits rubans de brume. Malgré tout, Sharko avait mal au ventre, au cœur. Les flashes continuaient à taper sous son crâne. Aucune des cellules de son fichu organisme ne voulait entrer là-dedans. C’était rouvrir les portes du passé et affronter de nouveau l’horreur d’heures qu’il avait tant cherché à oublier.
La porte n’avait plus de poignée.
Il entra prudemment, l’arme braquée devant lui.
Suzanne ligotée. La table ensanglantée. Les odeurs de sueur, de larmes et de souffrance. Le ventre en forme d’œuf.
De son mince faisceau, Sharko scruta la pièce centrale et l’autre pièce minuscule, en enfilade. Personne. Ni cadavre ni carnage. Les nerfs à vif, haletant comme une bête traquée, il observa les murs. Pas de messages en lettres de sang, pas d’indication, cette fois. Il respira un bon coup. Était-il possible qu’il se soit trompé ? Qu’il n’y ait rien à découvrir ? Il pensa à Lucie qui dormait, seule dans l’appartement, fragile et vulnérable.
— Qu’est-ce que je fiche ici ?
Il se demanda, une fraction de seconde, s’il n’était pas redevenu schizophrène. Ça avait commencé de cette façon, avec des visions, des délires de paranoïaque. On pouvait ne jamais guérir de ces trucs-là, avaient dit les psys.
Sous ses pieds, le plancher craquait, certaines lattes étaient rongées, trouées. Les vitres des fenêtres étaient toutes brisées, sans exception. Ne restaient plus que des squelettes de meubles, un vieux fauteuil défoncé, aux ressorts rouillés et jaillissant. Au sol, des traces de pas, partout dans la poussière. Des gens avaient dû venir ici, durant toutes ces années, pour voir à quoi pouvait ressembler l’antre d’un tueur en série. Envie de sensation et d’hémoglobine. Cette histoire avait été tellement médiatisée.
Tendu, il chercha encore, sans grand espoir. Son faisceau se posa soudain contre une surface lisse, accolée à une paroi. Il s’approcha, les yeux plissés, et s’agenouilla.
Une glacière.
Toute neuve.
Sur laquelle était scotchée une feuille de papier. Dessus, juste une phrase :
« Lorsque résonne le 20 e coup, le danger semble momentanément écarté. 48°53’51 N. »
Franck se frotta le menton un long moment. Un autre message, une nouvelle énigme… Il ne s’était pas trompé de rendez-vous. Ses mains tremblaient parce qu’il imaginait le pire. Il pouvait y avoir n’importe quoi, là-dedans. Il songea à un film connu, à son horrible fin, lorsque le héros reçoit un carton d’un livreur, au milieu du désert, avec l’impensable à l’intérieur.
Il posa une main à plat sur le côté en plastique dur, glacé. Il se releva et se mit à aller et venir, le regard rivé vers cette boîte hermétique. Le nombre inscrit sur le papier semblait indiquer la première partie de coordonnées GPS. Quant au début du message, il ne saisissait absolument pas sa signification. Lorsque résonne le 20 e coup… Parlait-il d’une horloge ?
Que faire ? Et si le compartiment lui explosait à la figure ? Après de longues interrogations, il revint se positionner face à la glacière. Il plaça ses mains gantées de chaque côté, retint son souffle et souleva lentement le couvercle, l’arme juste à ses côtés, au cas où.
La glacière était remplie de pains de glace et de glaçons.
Il passa sa langue sur ses lèvres. Que lui réservait l’esprit tordu qui signait ses messages avec son sang ? Ce taré pouvait être n’importe quel quidam ayant été au courant des faits, à l’époque. Un lecteur de journal, un spectateur de télévision, quelqu’un qui avait décidé de s’acharner sur un flic, pour une raison débile. Sharko poussa la feuille et vida la glacière progressivement, jusqu’à tomber sur un tube de verre. Ou, plus précisément, une éprouvette bouchonnée. Il la leva devant lui, orienta le faisceau de sa lampe vers son maigre contenu.
À l’intérieur, c’était blanchâtre et épais.
Nul doute possible. Il s’agissait de sperme.
9 heures tapantes.
L’équipe du groupe Bellanger était réunie au grand complet dans son open space. Porte fermée, gobelets de café dans les mains, mines moins fraîches que la veille. Sharko était appuyé contre le mur du fond, proche de la fenêtre qui donnait sur une capitale toute blanche. Lointaines, ses envies d’îles et de sable blond…. En ce moment, c’était plutôt l’enfer sous son crâne. Évidemment, il pensait au sordide contenu dissimulé au fond de son coffre, à quelques pas du 36. La glacière, le tube de sperme, ses vêtements trempés qu’il avait laissés bien cachés, de façon à ce que Lucie ne tombe pas dessus en faisant la lessive. Il était rentré à l’appartement à 5 h 10 du matin. Sa compagne n’avait rien vu, rien entendu. Il avait chiffonné le mot à son intention et l’avait caché dans la poubelle. À 7 h 45, il avait appelé discrètement le laboratoire d’analyses médicales où il subissait ses examens, pour s’assurer qu’il n’y avait eu ni vol ni cambriolage. Cinq minutes avant la réunion, il avait contacté le commissariat de Bourg-la-Reine, au sujet de l’agression de l’infirmier. Piste complètement vierge.
Peut-être faisait-il la pire bêtise de sa carrière en agissant en solo, peut-être aurait-il dû alerter les flics pour qu’ils investissent la cabane et fassent les relevés nécessaires. Mais peu importaient les remords et les états d’âme. Il avait fait son choix et, désormais, il était trop tard.
Il porta ses yeux vers Lucie, assise à sa place, sirotant son deuxième café de la matinée. Il les observait, elle, Bellanger. Ils pourraient former un si joli couple. Rien, dans leurs regards, ne trahissait une quelconque relation. Devenait-il complètement parano ? Il pensa à la façon dont il était retourné dans le lit, ce matin. Comme un mari infidèle. Avait-il le droit de lui cacher une telle vérité ? Plus le temps passait, plus il avait l’impression de s’enfoncer dans le mensonge. À qui appartenait ce maudit échantillon de sperme ? À quoi rimait ce début de coordonnées GPS, ce message incompréhensible, avec cette histoire de 20e coup ?
Placé devant un tableau, prêt à prendre des notes, Nicolas Bellanger réclama l’attention du groupe. On voyait qu’il avait peu dormi. Yeux lourds, mal rasé : l’enquête entamait son travail d’érosion. Il exposa les grandes lignes de leurs investigations puis demanda un point complet de l’état des recherches à chaque enquêteur. Le lieutenant Levallois attaqua et fit part de ses découvertes : aidé de collègues d’une autre équipe, il avait mené l’enquête de proximité concernant la victime trouvée dans le congélateur. Interrogation des voisins, de certains amis, de membres de sa famille.
— Christophe Gamblin ne semblait pas avoir de soucis particuliers, aux dires de ses proches. Un bosseur, qui aimait les virées entre amis, le cinéma et consommer de l’alcool modérément. Il lui arrivait de sortir avec une femme de temps en temps, mais c’était sans lendemain. Gamblin revendiquait son célibat. Au travail, rien de bien flagrant ces derniers temps. J’ai jeté un œil sur les articles qu’on a reçus par mail, il bossait sur des faits divers comme il en traitait tant. Quoi d’autre ? Hmm… Ah oui, il était aussi adepte de nouvelles technologies. IPhone, iPad, Internet. Il communiquait souvent avec ses connaissances par Skype, la téléphonie sur Internet, MSN et Facebook. Un quarantenaire à la pointe, pour ainsi dire.
— Tu as pu creuser la relation entre lui et Valérie Duprès, notre journaliste d’investigation ?
— Un peu, oui. Ils n’étaient pas en couple mais étaient quasiment toujours ensemble, dès qu’ils le pouvaient. Sorties, loisirs, réveillon du nouvel an… Mais depuis six ou sept mois, Valérie Duprès s’est montrée beaucoup moins présente. Plus personne, dans le groupe d’amis, ne la voyait. Selon leurs dires, Christophe Gamblin restait mystérieux dès qu’on l’interrogeait sur elle. Tous savaient globalement que la journaliste d’investigation préparait un livre, mais sans davantage d’informations. Duprès n’était pas une exubérante, plutôt renfermée et ultra-méfiante, même.
— On a des infos sur ce fameux livre ?
— Pas grand-chose de mon côté, faute de temps. Sujet mystérieux, ça, c’est sûr. Duprès avait peut-être peur qu’on ne lui pique son idée ? Une chose est certaine : elle avait traité des sujets délicats par le passé, savait dissimuler son identité et se protéger. Certains de ses proches étaient au courant pour les fausses cartes d’identité. Véronique Darcin existe réellement, elle habite vraiment Rouen et a le même âge que Duprès. Elle n’est strictement pas au courant qu’on usurpe parfois son identité.
— On n’a trouvé aucune trace de ce projet de livre chez elle, compléta Lucie. Ni documentation ni notes. Ou elle a tout embarqué, ou c’est le cambrioleur qui l’a fait.
— Moi j’ai des trucs, intervint Pascal Robillard.
Il se racla la gorge. Son sac de musculation était derrière lui, dans un coin.
— Je me suis concentré sur ses comptes en banque. Si on recoupe avec ses demandes de visas pour l’étranger, ça donne des choses intéressantes.
Il trifouilla dans la montagne de paperasse où s’agglutinaient des Post-it de couleurs différentes. Des lignes étaient stabilotées en fluorescent. Lucie s’était toujours demandé comment il parvenait à se retrouver dans de tels labyrinthes administratifs.
— Je dois encore creuser dans ces centaines de données, mais je suis allé au plus évident : grosses dépenses, transactions à l’étranger… J’ai des traces de retraits d’argent, de réservations d’avion, de factures d’hôtel ou de locations de voiture à Lima et La Oroya, au Pérou, en avril 2011. Puis à Pékin et Linfen en Chine, en juin. Elle finit aux États-Unis, avec Richland, dans l’État de Washington, et à Albuquerque, Nouveau-Mexique, sa dernière grande destination flagrante qui remonte à fin septembre 2011. Globalement, ses séjours dans chaque pays semblent durer entre deux et trois semaines.
Bellanger résuma les informations dans le coin d’un tableau blanc.
— Rapport avec son livre, sans aucun doute. T’as eu le temps d’approfondir ?
— Pas encore. Jamais entendu parler de ces villes, j’ignore ce qu’on peut y trouver, mais je m’y pencherai bientôt. Sinon, depuis septembre, pas d’autre voyage, apparemment. Elle avait pourtant un visa valable pour l’Inde, pour le mois de novembre, mais elle n’y est pas allée, semble-t-il.
— Ce qui se serait passé pendant ou après son voyage aux États-Unis l’aurait détournée de ses plans initiaux ?
Robillard haussa les épaules.
— Toutes les hypothèses sont plausibles. J’ai encore un truc intrigant : ces derniers temps, Duprès ne semblait plus fonctionner qu’avec du liquide. Le dernier gros retrait est de trois mille euros, distributeur du 18e arrondissement, il date du 4 décembre. Elle s’était donc mise en mode sous-marin et ne voulait plus laisser aucune trace. Ça prouve bien qu’elle était sur du lourd.
Bellanger prenait des notes au marqueur noir, empilant les informations importantes.
— 4 décembre, retrait trois mille euros… OK… Et après ?
Robillard pinça un relevé de compte devant lui. Il avait stabiloté « décembre 2011 » en haut.
— Plus rien. Ce papier est tout frais de sa banque. Le dernier mouvement bancaire remonte à ce retrait. Ensuite, le néant.
Les collègues se regardèrent en silence, comprenant ce que cette phrase en suspens signifiait. Bellanger revint à son spécialiste en analyse et croisement de données.
— Et la téléphonie ?
— La téléphonie, la téléphonie. Hmm… Encore énormément de travail de ce côté-là, tout est presque à faire. En attendant, mauvaise nouvelle : les puces dépackées de Duprès sont mortes à cause de l’eau, on ne peut rien en tirer. Elle a donc pu passer tous les appels du monde en utilisant ses téléphones jetables, on ne le saura jamais. La journaliste a rendu son portable professionnel en début d’année, lors de sa prise de congé sabbatique. Autrement dit, depuis ce temps, elle est un fantôme au niveau de la téléphonie mobile.
— Comment ses proches ou ses amis la contactaient ? Comment elle et Gamblin communiquaient-ils, dans ce cas ?
— Sur sa ligne fixe, je suppose. Ou sans aucun doute par la téléphonie sur Internet, comme Skype. C’est pratique, gratuit, et ça ne laisse aucune trace. Avec un peu de chance, elle aura donné les numéros de téléphone de ses puces dépackées à des proches, ce qui nous permettrait ensuite d’obtenir tous les appels de ces téléphones auprès des opérateurs.
Froissement de feuilles.
— Du côté de notre victime du congélateur, je n’ai pas eu le temps d’avancer. Gamblin est abonné SFR, j’ai fait une requête pour obtenir des infos plus précises sur ses communications. J’ai réussi à noter quelques numéros récurrents dans ses dernières factures, à vérifier en priorité. Certainement des proches ou des amis, en espérant que l’un des numéros fantômes de Duprès soit dedans.
— Des appels vers l’étranger ?
— Comme ça, au premier abord, non. Bref, vous l’aurez compris, la tâche n’est pas simple. Il y en a pour des plombes à tout éplucher, contacter les propriétaires des numéros et les interroger. Trop pour un seul homme.
C’était davantage une requête qu’un constat. Nicolas Bellanger avait compris où il voulait en venir et acquiesça.
— Très bien, je vais demander du renfort de ce côté-là. Lancer des avis de recherche, mettre l’OCDIP[7] dans le circuit. On devrait récupérer un ou deux gus pour t’aider.
— Super, ce n’est pas de refus.
Le chef de groupe considéra ses notes et revint vers ses enquêteurs.
— Bon… Franck, Lucie, on fait un point ?
Les deux flics partagèrent à leur tour leurs découvertes. L’enfant inconnu de l’hôpital, mal en point, le bilan de l’autopsie et cette affaire mystérieuse jaillissant de quatre journaux d’archives. Lucie exposa leur supposition commune : la possibilité qu’un individu ayant tué au moins deux femmes et tenté d’en noyer deux autres, entre huit et onze ans plus tôt, s’en soit pris à Christophe Gamblin.
— Un tueur en série, souffla Bellanger. Manquait plus que ça.
Il considéra de nouveau les remarques qui s’accumulaient sur le tableau, puis sa montre.
— Le temps passe trop vite. Si on devait tirer un premier bilan de tout ce fouillis, qu’est-ce qu’on raconterait ?
Lucie se lança la première.
— Les deux journalistes enquêtaient chacun sur quelque chose de sérieux. Gamblin sur de curieux simulacres de noyades, et Duprès sur… je n’en sais rien. L’un d’entre eux est mort, et l’autre a disparu. Si on se passe du facteur coïncidence et qu’on tient compte de la relation d’amitié entre les deux journalistes, le bon sens nous dirait que les deux affaires sont liées.
— Deux affaires avec un môme entre les deux, ajouta Sharko. Un môme dont on sait qu’il a été en contact avec Valérie Duprès, et dont on ignore tout, si ce n’est qu’il est sérieusement malade.
— Et un tueur sadique qui semble remonté des profondeurs d’un lac, précisa Bellanger.
Après une vingtaine de minutes, le chef de groupe libéra finalement son équipe. Chacun connaissait exactement ses tâches de la journée : Robillard continuerait à éplucher les données informatiques des deux protagonistes principaux, Levallois gérerait le déroulement des enquêtes de proximité, Lucie s’était auto-affectée à la recherche et à l’interrogation des deux miraculées des années 2000, puis à la mise en relation avec le SRPJ de Grenoble. Quant à Sharko, il insista pour rester sur place : il descendrait au quai de l’Horloge pour voir si les recherches de toxiques et de traces ADN éventuelles progressaient.
Tous se mirent à l’ouvrage, bien conscients qu’ils n’étaient pas au bout de leurs peines.
Lise Lambert, Embrun…
Lucie avait sans peine réussi à récupérer l’adresse et le numéro de ligne fixe de la femme retrouvée dans le lac en janvier 2004 et ramenée à la vie. Lorsqu’elle avait composé le numéro de téléphone, quelqu’un avait répondu : une vieille dame, qui lui avait signalé que Lise Lambert lui avait vendu sa maison en 2008 et qu’elle était partie vivre du côté de Paris. Avec un peu d’insistance, Lucie était parvenue à lui raviver la mémoire et à lui faire prononcer approximativement le nom de la ville concernée, Rueil-Malmaison. Une recherche dans les Pages jaunes sur Internet lui avait délivré l’adresse exacte de Lise Lambert.
Elle salua Sharko, installé à son ordinateur, et quitta le bureau dans l’heure. À l’entrée de la cour du 36, quelques flics regardaient d’un air amusé des ouvriers de la mairie qui fixaient un nouveau panneau « 36, quai des Orfèvres ». On le dérobait de temps en temps, et celui qui avait réalisé le coup, cette fois, avait fait fort, déjouant la caméra de surveillance.
Lucie rejoignit sa petite 206 garée dans un coin. Franck et elle prenaient de temps en temps chacun leur voiture, ce qui leur laissait davantage de liberté de mouvement et évitait de quémander l’une des Renault, Bravia ou Golf de fonction, souvent trop peu nombreuses.
Après une heure de trajet — les routes étaient globalement toutes praticables —, elle arriva à bon port. Lise Lambert habitait un petit pavillon mitoyen qui ne payait pas de mine : étroite façade en crépi, toiture à refaire. Lucie trouva porte close. Une voisine lui indiqua que la propriétaire travaillait dans une grande jardinerie, le long de la nationale 13, à la sortie de la ville.
Lucie se sentit nerveuse lorsqu’elle se trouva en face de Lise Lambert, une grande femme brune, la quarantaine épanouie, les yeux noisette clair comme une grotte d’ambre. Elle fit très vite le rapprochement avec le profil des deux victimes retrouvées noyées.
L’employée était emmitouflée dans un gros gilet vert à l’enseigne du magasin, portait des mitaines vertes, elles aussi, et était occupée à référencer quantité de sacs de terreau et de sable dans la réserve glaciale de la jardinerie. Lucie l’interpella et se présenta : lieutenant de police à la Criminelle de Paris. Lambert cessa toute activité, interloquée.
— J’aimerais vous poser quelques questions au sujet d’une affaire que nous menons actuellement, fit Lucie.
— Très bien, mais je ne vois pas en quoi je peux vous aider.
Hâtivement, Lucie ôta ses gants, fouilla dans sa poche et lui montra une copie de la photo où Christophe Gamblin et Valérie Duprès posaient ensemble.
— Tout d’abord, connaissez-vous l’un de ces deux individus ?
— Oui. J’ai déjà vu l’homme. Il est venu il y a environ dix jours.
Lucie rempocha son cliché, satisfaite. Après sa fouille dans les archives de La Grande Tribune et son déplacement à Grenoble, Christophe Gamblin était logiquement venu ici.
— Que voulait-il ?
— Me parler de… Mais, que se passe-t-il, au fait ?
— Nous l’avons découvert assassiné, et l’autre, son amie, a disparu.
L’employée posa son appareil à codes-barres d’un geste un peu fébrile. Lucie avait toujours constaté que l’annonce d’un meurtre, quel qu’il soit, sonnait les gens. Elle poursuivit calmement :
— Donc ?
— Il menait une enquête sur l’hypothermie. Il voulait juste connaître les circonstances d’un accident que j’ai eu en 2004. Alors, je lui ai expliqué.
Un article sur l’hypothermie… Exactement le prétexte qu’il avait sorti au légiste grenoblois. Nul doute que Christophe Gamblin avait menti et caché le véritable objet de sa visite. Lucie fit comme si de rien n’était et poursuivit ses investigations :
— Votre sauvetage miraculeux dans le lac gelé ? Racontez-moi comment ça s’est passé.
Son visage resta un instant figé, piégé dans une expression que Lucie interpréta comme une profonde angoisse. Elle se dirigea vers la porte de la réserve et la referma, avant de revenir vers son interlocutrice. Il gelait dans cette salle qui donnait directement sur les serres. La flic croisa les bras pour se réchauffer.
— Un sauvetage miraculeux, oui. Je reviens de loin. Huit ans, déjà. Ce que le temps passe vite.
Elle sortit un mouchoir et essuya le bout de son nez qui gouttait.
— Je vais vous répéter ce que je lui ai dit, au journaliste. Quand je me suis réveillée à l’hôpital, cette fameuse nuit-là, je n’ai rien compris à ce qui m’était arrivé. Le médecin m’a annoncé qu’on m’avait repêchée au bord du lac d’Embrun, et que j’ai été physiquement morte durant au moins dix minutes. Dix minutes pendant lesquelles mon cœur s’est arrêté de battre. C’était effroyable d’entendre une chose pareille. Vous dire que vous n’étiez plus de ce monde, que vous aviez franchi la frontière.
Elle releva ses yeux noisette et s’arrangea pour toucher le bois d’une palette. Une superstitieuse, estima Lucie. Mais comment ne pas l’être ou le devenir après ce qu’elle avait traversé ?
— La mort… je n’en ai aucun souvenir.
Elle haussa les épaules.
— Pas de tunnel, pas de lumière blanche, pas de décorporation ou je ne sais quoi. Juste du noir. Le noir le plus profond et effroyable que l’on puisse connaître. D’après le médecin, je n’aurais jamais dû y réchapper. Mais il y a eu un concours de circonstances qui a fait que j’ai survécu.
— Quelles circonstances ?
L’employée arrondit sa bouche et souffla un petit rond de condensation.
— La première, le froid. Lorsque je suis tombée dans l’eau, le choc thermique a été tel que mon organisme s’est naturellement mis en veille. Le sang a immédiatement quitté la périphérie pour se concentrer sur les organes nobles, comme le cœur, le cerveau, les poumons. Dans certains cas qu’on n’explique pas encore, il se passe un phénomène qui plonge quasi instantanément l’organisme en hibernation. Au fur et à mesure que la température du corps décroît, les cellules se mettent à consommer de moins en moins d’oxygène. Le cœur freine progressivement ses battements cardiaques, jusqu’à l’arrêt définitif parfois, et le cerveau fonctionne au ralenti sur ses réserves, ce qui évite qu’il se dégrade. Je vous récite là ce qu’on m’a expliqué.
Malgré ses doigts gelés, Lucie essayait de prendre quelques notes.
— Vous avez parlé de plusieurs circonstances.
— Oui. La deuxième est relativement incompréhensible. Normalement, un ultime réflexe aurait dû me pousser à respirer dans l’eau. C’est humain, on ne peut l’éviter et c’est ainsi que l’on se noie. Mes voies respiratoires se seraient alors remplies de liquide, et j’aurais été morte asphyxiée. Or, je ne me suis pas noyée. Ce qui signifie que j’étais forcément en apnée inconsciente. Cela se produit si on tombe dans l’eau alors qu’on est assommé, par exemple.
— On vous a agressée ?
— Les médecins n’ont trouvé aucune plaie, aucun hématome.
— Droguée ?
— Les analyses sanguines n’ont rien révélé.
Elle secoua la tête, les yeux dans le vague.
— Je sais, c’est incompréhensible, et c’est pourtant ainsi que ça s’est passé. Troisième et dernière circonstance : cet appel téléphonique. D’après le Samu, il a eu lieu à 23 h 07, précisément. Ils m’ont sortie de l’eau à 23 h 15. J’ignore à quelle heure exacte je suis tombée dans le lac mais, sans ce coup de fil, il est fort probable que je ne serais pas ici à vous parler.
— On connaît son auteur ?
— On ne l’a jamais retrouvé. On sait juste qu’il a appelé depuis une cabine située à une cinquantaine de mètres du lac. Vraiment à côté de l’endroit où l’on m’a repêchée.
Lucie réfléchissait à toute vitesse.
— C’était la seule cabine téléphonique du coin ?
— La seule, oui.
— Pourquoi votre sauveur par téléphone n’est-il pas intervenu de lui-même ?
— Pas sûre que quelqu’un sauterait dans une eau gelée. Au téléphone, la voix masculine a juste dit : « Dépêchez-vous, quelqu’un est en train de se noyer dans le lac. » Le Samu avait enregistré l’appel. Quand je l’ai écouté, une fois rétablie, ça m’a fait bizarre. Parce que l’homme parlait de moi. C’était moi qui me noyais. S’il m’avait agressée ou poussée dans l’eau, pourquoi aurait-il ensuite appelé les secours ?
Lucie nota les circonstances, les horaires. Cette histoire lui paraissait complètement folle.
— J’ai le sentiment que vous ne vous rappelez pas les causes de votre immersion, dit Lucie. Comment vous êtes-vous retrouvée au bord de ce lac ? Quel est votre dernier souvenir ?
Lise Lambert ôta ses mitaines et les posa délicatement l’une sur l’autre, proche de l’ordinateur.
— Le journaliste m’a aussi demandé ça. Je vous répète ce que je lui ai dit : j’étais devant la télé, avec mon chien. Entre ce moment-là et celui où je me suis réveillée à l’hôpital, c’est le grand trou noir. Les médecins ont dit que l’amnésie était probablement conséquente à cet état de veille qui s’est installé durant l’immersion. La baisse drastique de la consommation d’oxygène aurait empêché les ultimes souvenirs de se fixer dans le cerveau. J’ai dû oublier les quelques heures précédant l’accident, tout simplement.
Elle regarda sa montre, faisant preuve désormais d’une légère impatience.
— 11 h 30… Je reprends à 12 h 15 aux caisses du magasin. J’ai tout juste le temps de déjeuner. Voilà, grosso modo, tout ce que je peux vous raconter. Et tout ce que je lui ai raconté, au journaliste.
Lucie n’avait pas envie d’arrêter là. Elle ne bougea pas d’un iota.
— Attendez. Vous étiez chez vous, devant la télé. Comment, à votre avis, vous êtes-vous retrouvée dans ce lac ?
— Il m’arrivait de me promener avec mon chien au bord du lac, même l’hiver et le soir. C’est peut-être ce qui s’est passé. J’ai sans doute glissé, je me suis alors cognée sans que ça laisse de marque. J’avais les cheveux longs à l’époque et…
— Votre chien a été retrouvé errant ?
Elle haussa les épaules.
— Il était devant la maison, en tout cas. Des gens sont entrés et sortis de chez moi après l’accident, cette nuit-là. Mes parents surtout, afin de récupérer des effets personnels pour mon séjour à l’hôpital.
— Et cet individu de la cabine téléphonique ? Vous vous êtes forcément posé des questions ? Avez-vous des souvenirs d’un inconnu ? Quelqu’un qui vous aurait abordée quelques jours auparavant ? Rien de remarquable que vous auriez à me signaler ? C’est très important.
Elle secoua la tête.
— Le journaliste, vous à présent… Qu’est-ce que vous avez à me demander ça ? Je vous ai dit : je ne me souviens pas.
Lucie tapotait nerveusement son carnet avec son stylo. Elle n’avait rien appris de fondamental, tout au plus une version améliorée du fait divers qu’elle avait lu. Elle joua l’une de ses dernières cartes :
— Il y en a eu d’autres, fit-elle.
— De quoi parlez-vous ?
— Des victimes. D’abord une autre femme, à Volonne, près de Digne-les-Bains dans les Hautes-Alpes, un an avant vous. Mêmes circonstances : la chute dans le lac gelé, l’appel anonyme au Samu, le retour miraculeux de l’au-delà. Aussi deux autres femmes, trentaine d’années, des brunes aux yeux noisette, retrouvées vraiment mortes cette fois, en 2001 et 2002. Enlevées à leur domicile, apparemment. Empoisonnées chez elles, puis déposées dans les eaux glaciales d’un lac, pas loin de leur habitation encore une fois.
L’employée de la jardinerie fixa Lucie de longues secondes, se mordant les lèvres.
— Vous le saviez, c’est ça ? fit Lucie.
La femme remonta la fermeture Éclair de son blouson dans un claquement sec.
— Venez avec moi au snack. Comme je l’ai fait pour ce journaliste, il faut que je vous raconte mes cauchemars.
Juste après la réunion, Sharko, planqué derrière son ordinateur, avait surfé sur le Net, tandis que Lucie était partie chez Lise Lambert et que chacun vaquait à ses tâches.
Au bout d’un moment, il nota une adresse sur un Post-it qu’il fourra dans sa poche, puis il imprima des formulaires issus du site sur lequel il naviguait. Il les roula discrètement dans la poche intérieure de sa veste. Quelques minutes plus tard, il passait par le secrétariat, où il récupéra une enveloppe à bulles, et se rendit aux laboratoires de la police scientifique sur le quai de l’Horloge, à une centaine de mètres du 36.
Il fit le tour des différents départements, afin de voir où les techniciens en étaient. Le service d’analyse graphologique avait confirmé que le papier trouvé dans la poche du gamin avait bien été écrit par Valérie Duprès. Les traces papillaires relevées chez Gamblin n’avaient, pour le moment, rien donné de probant (elles appartenaient à la victime), de même que les analyses toxicologiques résultant de l’autopsie. Quant à l’ADN, on était toujours en train d’explorer les vêtements de Gamblin, à la recherche de la moindre trace. Ce travail de fourmi prenait toujours du temps.
Finalement, Sharko se rendit dans la section « Documents et traces ». Il connaissait le technicien responsable, Yannick Hubert, le salua et lui présenta une pochette plastifiée qui contenait la feuille trouvée sur la glacière.
— Tu peux faire quelque chose à partir de ça ? Je ne sais pas, trouver le type de colle, ou le genre d’imprimante. Et, au fait, c’est personnel.
Le spécialiste acquiesça et promit d’y jeter un œil au plus vite.
Sharko sortit des laboratoires, donc, sans réelle nouvelle piste, mais avec un kit complet de prélèvement de salive et des gants en latex dans la poche. Il regagna sa voiture, mit le contact et démarra. Il regardait partout : dans son rétro, sur les scooters, il détaillait les passants. Le taré était peut-être là, parmi eux.
S’assurant que personne ne le suivait, il partit se garer au dernier niveau du parking souterrain à proximité du boulevard du Palais, bien à l’abri des caméras de surveillance. Il récupéra l’échantillon de sperme dans la glacière et s’enferma dans l’habitacle de son véhicule. Rapidement, il enfila les gants, ouvrit l’enveloppe stérile contenant deux écouvillons buccaux et plongea ces derniers dans le liquide séminal, de façon à bien les en imprégner. Puis il les enferma dans la première enveloppe spécialement adaptée, qu’il mit ensuite dans l’enveloppe à bulles.
D’ordinaire, la PJ travaillait avec le laboratoire d’État d’analyses de la police scientifique de Paris, ou parfois avec un laboratoire privé de Nantes, selon les affaires et l’engorgement des demandes. Sharko aurait pu trouver le moyen de faire partir son prélèvement de sperme avec ceux d’autres enquêtes, mais c’était bien trop risqué. Tout était verrouillé, il fallait des justificatifs chaque fois, sans oublier les problèmes de facturation. Non, il y avait plus simple et moins dangereux : passer par les laboratoires d’analyses génétiques qui foisonnaient sur Internet. Sharko avait choisi Benelbiotech, une société située en Belgique, juste à la frontière française. Il connaissait ce laboratoire de réputation. La société privée travaillait six jours sur sept et proposait un service qui fournissait un profil génétique en fonction d’un échantillon contenant suffisamment d’ADN — sperme, salive, squames de peau, poils ou cheveux avec bulbe. Anonymat garanti, réponse sous les vingt-quatre heures, par mail ou par courrier. Sharko n’aurait plus qu’à comparer le profil fourni avec le sien, enregistré dans le FNAEG.
Il glissa également, dans l’enveloppe à bulles, le formulaire imprimé qu’il avait rempli sur Internet, avec la référence (échantillon n° 2432-S), les données complètes de son inscription et son numéro de portable, où il serait informé, par SMS, de la disponibilité des résultats sur une adresse mail qu’il venait de créer. Il paierait les quatre cents euros via le Web dans l’après-midi.
L’enveloppe partit par Chronopost dans l’heure. Ne restait plus qu’à patienter. Le résultat devait lui parvenir le lundi suivant, dans la journée.
Bellanger lui tomba dessus au moment où il planquait l’adresse mail bidon — une succession de chiffres et de lettres immondes en @yahoo.com — dans un fichier de son ordinateur. Le chef de groupe n’était pas au mieux de sa forme.
— Très mauvaise nouvelle. Le commissariat de Maisons-Alfort vient de m’apprendre que le môme de l’hôpital avait disparu.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
Nicolas Bellanger s’assit en amazone sur le bureau.
— Un homme lourdement vêtu — gros blouson Bombers kaki, pantalon noir, écharpe sur le visage, bonnet et gants — a été aperçu par une infirmière dans l’un des couloirs de l’hôpital, hier, aux alentours de 22 heures. Il portait un enfant dans les bras et n’a pas hésité à agresser l’employée avant de dévaler l’escalier et de disparaître.
Sharko murmura quelques noms d’oiseaux. C’était là tout le problème des hôpitaux publics, ouverts en permanence, peu ou pas surveillés, et qui tournaient au ralenti la nuit. N’importe qui pouvait entrer, se déplacer d’étage en étage et profiter de l’inattention — ou de l’occupation — du personnel soignant pour pénétrer dans une chambre.
— On a une piste ?
— Rien pour le moment. Trémor, de Maisons-Alfort, est dessus. L’infirmière qui a reçu le coup violent au visage n’a qu’une vision floue de son agresseur et les témoignages sont quasiment inexistants. Le plan « Alerte enlèvement » vient d’être lancé avec, pour seules photos, celles de l’enfant prises par la police lors de sa découverte, la veille, ainsi que la description vestimentaire de l’individu. Autre chose : Trémor m’a aussi annoncé que les labos avaient analysé le sang sur le papier trouvé dans la poche du petit. Il appartient bien à Valérie Duprès.
— Elle était donc blessée en rédigeant le mot.
Sharko s’était reculé sur sa chaise, les yeux vers la fenêtre. Le môme allait revivre le calvaire auquel il avait réussi à échapper. Le commissaire savait pertinemment que le gamin n’aurait pas autant de chance, cette fois.
Lucie et Lise Lambert trouvèrent une place calme, à l’étage du fast food. Il était encore tôt pour le déjeuner, mais Lucie profita de l’occasion pour se commander un menu frites-cheeseburger-Coca bien diététique. Les simples odeurs de pain chaud et de viande cuite avaient suffi à lui donner faim.
En cours de route, elle en avait profité pour demander des informations sur Christophe Gamblin. Le journaliste semblait-il craindre quelque chose ? Lise Lambert ne lui avait rien appris de neuf, Gamblin avait eu un comportement normal et posé, prétextant une enquête de routine et un futur article dans son journal.
L’employée de la jardinerie déballait mécaniquement son sandwich. Des gestes qu’elle devait faire chaque jour, enfermée dans des journées qui se ressemblent toutes. Elle revint d’elle-même au sujet qui intéressait Lucie.
— Des espèces de flashes, puis des cauchemars, ont commencé trois ans après mon accident dans le lac, en 2007.
Elle soupira.
— Je voulais à tout prix m’éloigner d’Embrun, du lac, de… de la montagne. Apprendre à vivre ici, ça a été une période difficile.
Elle entrecoupait ses phrases de longs silences. Elle braqua ses yeux noisette sur Lucie. Des yeux qui avaient vu à quoi ressemblait la mort, et qui paraissaient avoir perdu de leur éclat d’origine.
— Je me souviens encore parfaitement comment tout a commencé. C’était un jour de grande chaleur, en plein été. Ma maison était une vieille bâtisse et, cette année-là, j’ai eu un problème de sanitaires. La tuyauterie s’était bouchée, il avait fallu aller au fond du jardin où se trouvait le puisard et… excusez-moi si je vous coupe l’appétit, ce que je raconte n’est pas très…
— Ne vous inquiétez pas.
— Enfin bref, il fallait verser là-dedans de la soude industrielle que j’avais de côté pour rétablir les écoulements vers les égouts. Quand j’ai soulevé la plaque, il y avait cette odeur d’œuf pourri très forte et je… je ne sais pas comment vous expliquer. Je me rappelle être tombée dans les gravillons, pas loin de l’évanouissement. On aurait pu croire que c’était à cause de la chaleur, des odeurs, mais j’ai vu une succession d’images inédites. Des images qui m’ont martelée à l’intérieur comme si on me les incrustait de force. Depuis ce jour-là, elles se sont manifestées sous la forme de cauchemars. Des mauvais rêves que je faisais presque toutes les nuits.
Lucie reposa son cheeseburger dans lequel elle avait à peine croqué. Elle se pencha vers l’avant, tout ouïe.
— L’odeur d’œuf pourri a réveillé chez vous des souvenirs enfouis, fit-elle calmement. Comme une madeleine de Proust.
— Exactement. J’ai alors eu une certitude, une réminiscence : j’avais senti exactement cette odeur-là le soir de ma chute dans le lac, trois ans plus tôt.
Lucie était désormais persuadée d’être sur la bonne piste. Le rapport entre les deux meurtres et les deux fausses noyades venait de lui sauter à la figure : le fameux sulfure d’hydrogène, à l’odeur si particulière.
— Ce soir-là, vous étiez dans votre canapé, avec votre chien. Vous regardiez la télé. D’où provenait cette odeur ?
— Je l’ignore. Je l’ignore vraiment. C’était autour de moi. Dans moi.
Lucie se rappelait les paroles du légiste concernant ce gaz. Il tuait à trop fortes doses, mais avait aussi la capacité de provoquer un évanouissement après inhalation, dans le cas de concentrations moindres. De plus, on ne le détectait pas facilement dans l’organisme, ce qui expliquait que les analyses sanguines de Lise Lambert, à l’hôpital, n’aient rien donné d’anormal. L’assassin s’en était-il servi comme une sorte d’anesthésique et pour éviter que Lise Lambert ne se noie réellement en respirant de l’eau ? Mais dans quel but ?
— Parlez-moi de vos cauchemars, de ces images qui vous harcèlent.
— C’est toujours la même scène. Il y a une musique qui tambourine. Je reconnais le générique de l’émission que je regardais, ce soir-là. Puis… une ombre danse sur les murs et au plafond dans mon salon. Une ombre qui grandit et rapetisse, une ombre qui m’effraie et tourne autour de moi. Comme une présence maléfique.
— Quelqu’un pouvait-il avoir pénétré chez vous ? Un intrus ?
— J’y ai pensé, mais c’est impossible. Je ferme toujours ma porte à clé, c’est une manie. Rien n’avait été fracturé ou dérangé. Tous les volets étaient fermés. Personne ne pouvait entrer sans la clé. Mon chien aurait au moins aboyé.
— Votre chien était peut-être hors d’état de nuire ? Et si quelqu’un la possédait, cette clé ?
— Non, non. Personne ne possédait la clé de ma maison.
— Vous l’aviez peut-être perdue auparavant ? Vous aviez des doubles ?
— Non. Et j’ai déjà dit la même chose au journaliste. Je suis catégorique.
— Très bien. Je vous en prie, continuez.
Elle grattait la table machinalement. Lucie sentait que c’était difficile pour elle d’en parler.
— Ensuite, c’est flou, comme dans n’importe quel cauchemar. Je passe du salon à « ailleurs ». J’ai l’impression de flotter quelque part, dans le noir, et de voir deux yeux géants clignoter devant moi, régulièrement. Deux grands yeux rectangulaires qui m’envoient de la lumière en pleine figure toutes les cinq secondes. Mon corps se pose, je suis allongée sur quelque chose de doux, de dense. Des draps, je crois… Des dizaines et des dizaines de grands draps blancs, comme des linceuls qui m’enveloppent. J’ai l’impression d’être morte, qu’on m’enterre. Ça gronde sous moi, autour de moi, un bruit indéfini, métallique, agressif, jusqu’à ce que tout s’arrête. Puis je vois une énorme cascade d’eau me tomber dessus. Elle a l’air de dévaler du ciel noir, me submerge. J’agonise, je me sens mourir. Et je…
Ses doigts s’étaient à présent rétractés autour de son gobelet en carton. Elle secoua la tête.
— Voilà… Fin du cauchemar. Chaque fois, je me réveillais dans mon lit avec l’impression d’étouffer, le souffle coupé et tout en sueur. C’était horrible, et heureusement qu’ils ne me hantent plus.
Elle se frotta les mains l’une contre l’autre. Lucie essayait de comprendre le sens de son cauchemar, en vain. Elle termina d’écrire et décida de changer d’orientation.
— La station de ski de Grand Revard, ça vous dit quelque chose ?
La jeune femme mit un peu de temps à répondre.
— Oui, bien sûr. Je… J’y suis allée plusieurs fois avant d’arrêter définitivement le ski, un an avant ma noyade dans le lac.
Lucie griffonna de nouveau sur son carnet. Elle tenait quelque chose de bien concret, cette fois, et avait la quasi-certitude que c’était là-bas que l’assassin, d’une façon ou d’une autre, s’était procuré les clés des maisons de ses victimes.
— Et vous logiez à l’hôtel je suppose ? Lequel ?
— C’étaient Les Barmes.
— Jamais Le Chanzy ?
— Non, non. Les Barmes. J’en suis sûre.
Lucie nota le nom, déçue. Pas de point commun avec les autres victimes de ce côté-là. La flic réfléchit et posa d’autres questions sur les séjours au ski, sans rien déceler de décisif.
Elle se retrouva rapidement à court d’idées, avec l’impression que Lambert ne lui apprendrait plus rien de neuf. Mais elle ne voulait pas repartir sur une défaite, elle ne pouvait pas lâcher la piste. Pas maintenant.
Le mot piste résonna dans sa tête et lui fit tenter une dernière question.
— Vous m’avez dit avoir arrêté définitivement le ski. Pourquoi ? À cause de quelque chose ? De quelqu’un ?
Lambert remonta la manche de son pull, dévoilant une grande cicatrice.
— Je me suis cassé le coude en dévalant une piste noire à Grand Revard. J’ai eu la peur de ma vie. Depuis ce temps-là, impossible de mettre les pieds sur des skis.
Lucie se redressa, aux abois. Un tilt, dans sa tête.
— Suite à cet accident, on a dû vous emmener à une clinique, un hôpital ?
— Oui. Centre hospitalier… hmm… Les Adrets, je crois, à Chambéry.
Lucie entoura le nom sur son carnet. Elle se remémora les cartes de l’atlas routier : Chambéry se situait juste sous Aix-les-Bains, en plein cœur du cercle d’action du tueur. Elle se redressa et sortit son téléphone portable.
— Christophe Gamblin vous avait posé cette question-là ?
— Non, je ne m’en rappelle pas.
— Je reviens.
À l’extérieur, elle passa un coup de fil à Chénaix. Ils échangèrent quelques mots, et Lucie lui expliqua les raisons de son appel :
— J’en reviens aux deux victimes du lac. Tu sais, ces rapports faxés par le SRPJ de Grenoble ?
— Je n’allais pas tarder à t’appeler à ce sujet, j’ai une nouvelle. Mais vas-y, toi d’abord. Ça avance de ton côté ?
— Je crois, oui. Je n’ai malheureusement pas les rapports d’autopsie sous les yeux, mais peux-tu me dire rapidement si nos skieuses assassinées présentaient des fractures quelconques ? Le genre de blessures que l’on peut se faire au ski ?
— Attends deux secondes…
Lucie perçut un froissement de feuilles. Elle allait, venait, frigorifiée, devant le fast food.
— J’ai, oui… Alors, clavicule pour l’une, et tibia pour l’autre. Enfin, ce sont les blessures les plus remarquables. Il y en a de nombreuses autres et…
— Les flics auraient-ils pu passer à côté de la piste d’un hôpital où elles seraient allées toutes les deux ?
Un silence.
— Évidemment. Tous les skieurs font des chutes, aussi bons soient-ils. Et vu la recalcification des os, mon confrère a estimé l’apparition de ces fractures à un an avant la date du décès pour l’une, et encore plus longtemps pour l’autre. Bref, rien qui puisse faire clignoter une lumière rouge chez nos collègues grenoblois, je pense. Les rapports d’autopsie comportent plus de soixante pages et regorgent de données de ce genre. La plupart du temps, vous ne les lisez même pas, vous, les flics. Tu crois qu’il y a quelque chose à creuser là-dedans ?
— Si je crois ? J’en suis presque sûre. Tu pourrais vérifier que les deux victimes sont passées par ce centre hospitalier ? Il s’appelle Les Adrets, à Chambéry.
— Désolé, je n’ai pas plus de facilités que toi pour accéder à ce genre d’informations, ça fait partie du domaine privé, alors je passe mon tour là-dessus, mais… Attends deux secondes. Les Adrets, ça me dit quelque chose. C’est un très gros CHR ça, non ?
— Je n’en sais rien.
Lucie entendit des clics de souris.
— Oui, c’est bien ça, fit le légiste. Internet me raconte que ce centre hospitalier est réputé depuis longtemps pour son service de chirurgie cardiaque. Pas mal d’Italiens et de Suisses franchissent les frontières pour venir s’y faire opérer. Les équipes médicales ont été parmi les précurseurs d’une technique d’opération très particulière : la cardioplégie froide.
— De quoi s’agit-il ?
— Elle consiste en l’injection d’un liquide très froid qui va provoquer l’arrêt volontaire du cœur, afin de faciliter l’intervention chirurgicale sur celui-ci. Après l’opération, on fait repartir le muscle progressivement, avec le processus inverse : on réchauffe le sang.
Ses explications médicales parlaient à Lucie. Arrêt du cœur par le froid, redémarrage du muscle par le réchauffement… La mort, la vie, le froid… De parfaites analogies avec ce qui s’était passé dans les lacs. Ça ne pouvait pas être une coïncidence. La flic avait désormais la quasi-certitude que son tueur travaillait — ou avait travaillé — dans ce centre hospitalier. Il y avait alors probablement croisé les victimes au moment de leur accident de ski. Christophe Gamblin avait-il lui aussi trouvé cette piste ?
— Un énorme merci, Paul. Tu disais que tu devais m’appeler ?
— Oui. Les analyses toxico de notre victime du congélateur viennent de revenir. Tu te souviens, toute cette eau dans son estomac et sa vessie ?
— Oui.
— Elle était salée, avec une teneur en microbes et bactéries démente. Les laborantins ont même trouvé des micro-débris de kératine, de squames de peau et des poils d’individus différents.
Lucie avait oublié le froid qui l’entourait et lui rougissait les joues. Elle était figée, au beau milieu du parking, le téléphone collé à l’oreille.
— Des poils d’individus différents ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne suis pas catégorique à cent pour cent, mais j’ai le sentiment qu’il pourrait s’agir d’eau bénite.
— De l’eau bénite ?
— C’est une supposition qui me paraît très légitime. Dans quel genre d’eau salée peut-on déceler des déchets organiques de différentes personnes ?
— Une fontaine, la mer ?
— Les fontaines ne sont pas salées, et l’eau de mer contient d’autres éléments. Non. Cette eau devait se trouver dans un bénitier ou un endroit où les gens trempent leurs mains. À mon avis, ton assassin l’a forcé à se gaver d’eau censée chasser le démon.
Lucie resta sans voix. Elle réfléchit un instant et demanda :
— Et dans les autres estomacs ? Les victimes du lac ? On a ce genre de…
— Je vois où tu veux en venir, mais rien n’est notifié dans les rapports. Bon, je te laisse. Au fait, j’ai raté Madonna hier, et ma femme n’a pas enregistré. C’est pas cool.
Chénaix raccrocha. Encore sous le choc de la révélation, la flic remonta en quatrième vitesse. De l’eau bénite, maintenant, pour chasser le diable. Elle mit cette aberration de côté et se dit qu’elle tenait peut-être son point commun entre les différentes victimes : le centre hospitalier des Adrets. Elle ignorait encore les motivations réelles de son tueur, mais elle se savait sur la bonne voie.
Elle vida son plateau-repas à la poubelle et remercia Lise.
Une fois enfermée au calme dans sa voiture, elle appela Nicolas Bellanger et livra ses découvertes. Elle voulait partir là-bas, à Chambéry, pour mener l’enquête. Mais son chef de groupe souhaitait d’abord analyser la situation, éventuellement placer le SRPJ de Grenoble sur le coup, puisqu’ils étaient les initiateurs du dossier. Lucie mit toute sa verve à essayer de le convaincre, elle le connaissait bien : si la Crim’ de Paris résolvait l’affaire, Bellanger marquerait des points auprès du directeur de la PJ. Elle certifia également que, avec ses trouvailles, ils obtiendraient sans mal le 18-4, une mention du procureur sur la commission rogatoire qui élargissait leur domaine de compétence hors Paris et Petite Couronne. Cela leur permettrait de fouiner du côté de la région Rhône-Alpes dans les règles, sans que le SRPJ de Grenoble s’en mêle pour le moment. Ils parlèrent encore cinq minutes, et Lucie raccrocha dans un demi-sourire. Elle savait qu’elle avait gagné la partie.
Mais, très vite, son cœur se serra. Elle allait peut-être coincer de ses propres mains un tueur de femmes, planqué au fond de ses montagnes depuis plus de dix ans.
Tout en parlant à Sharko, Lucie allait et venait dans la chambre de l’appartement de L’Haÿ-les-Roses. Elle remplissait l’une des vieilles valises de son compagnon, un truc en cuir immonde qui avait quand même des roulettes.
— J’aurais très bien pu me débrouiller avec Levallois, tu sais ? Grenoble, ce n’est pas le bout du monde, non plus.
Elle fourra dans une pochette ventrale le gel anticoups qu’elle appliquait régulièrement sur sa cheville.
— Et puis, je crois que, sans toi à ses côtés, Nicolas a un peu de mal, il se sent débordé.
— « Nicolas » te l’a dit ?
Lucie le regarda avec étonnement. Elle n’aimait pas le ton qu’il prenait, mais elle préféra intérioriser.
— Non, mais ça se sentait qu’il voulait te garder auprès de lui.
Sharko se dirigea vers la fenêtre, mains dans le dos. Il soupira en silence.
— Prends davantage de vêtements, si tu veux bien. Imagine qu’on n’aboutisse à rien, demain. On pourra au moins passer le week-end sur place. Chambéry, c’est une jolie ville. Et comme ni toi ni moi n’avons prévu quoi que ce soit… À moins que tu ne doives te rendre quelque part, dimanche ?
Lucie fronça les sourcils. Cette fois, c’en était trop.
— T’es bizarre d’un coup. Les vacances en Guadeloupe, Chambéry maintenant. On progresse bien, avec nos découvertes. Un gamin a disparu et toi, tu veux passer du temps loin d’ici ? Pourquoi tu cherches absolument à m’éloigner de Paris ? Et puis, lâcher une enquête, ça ne te ressemble pas.
— Je ne lâche rien. On n’est pas seuls à travailler, je te rappelle. Je pense juste un peu à nous, c’est tout.
Le commissaire lorgna à travers la fenêtre, qui donnait directement sur le parc de la Roseraie. L’obscurité tombait déjà, les arbres ployaient sous le poids de la neige. Il remonta les trottoirs d’un œil aiguisé, se tourna vers Lucie puis vers le dressing.
— N’oublie pas ma cravate anthracite et le costume qui va avec. Je le porte toujours aux grandes occasions. Et si, par le plus grand des hasards, on passe les pinces à ce fumier, ça en sera une.
Ils prirent la route une heure plus tard. Le trajet vers le sud ne se révéla pas des plus gais. Bien que Sharko, éclairé par la petite lampe de l’habitacle, fût plongé dans le journal du Figaro, Lucie le sentait sur le fil, en dehors du coup. Il n’était pas comme d’habitude, quelque chose le tracassait, un souci qui allait au-delà de leur enquête. Était-ce à cause de cet enfant qu’ils n’arrivaient pas à avoir ? Franck se sentait-il touché dans son amour-propre ? Et s’ils échouaient encore, cette fois-ci ? Lucie se dit qu’il faudrait peut-être envisager des examens approfondis. Elle approchait de la quarantaine, peut-être n’était-elle déjà plus capable de procréer, peut-être que le drame de ses filles lui avait déréglé tout l’intérieur du ventre. Et peut-être que, pour tout cela, Franck lui en voulait sans le lui avouer vraiment.
— Il n’y a rien là-dedans, bordel !
Sharko avait jeté rudement le journal dans la boîte à gants. Il se tourna sur le côté et finit par s’endormir. Lucie se concentra sur la route, alors que les premiers vallons se devinaient dans les ténèbres.
Avant le départ, elle avait cherché à se mettre en contact avec Amandine Perloix, la seconde rescapée des lacs. Celle-ci habitait apparemment une petite ville de Provence. Lucie n’avait pas trouvé de moyen simple de la joindre mais s’il le fallait vraiment, elle se rendrait chez elle. Comme avait probablement dû le faire Christophe Gamblin.
Les deux partenaires dînèrent sur le pouce, dans la cafétéria d’une aire d’autoroute, à la sortie de Lyon. Pâtes tièdes, viande hachée, pâtisserie trop sèche : de la bouffe pour bétail.
Quand Sharko reprit le volant, le trajet sur l’autoroute se transforma en calvaire. Ils furent mêlés à des vacanciers sortis de nulle part. Des voitures chargées à bloc, avec les mômes qui crient à l’arrière et les skis sur le toit. Mais là n’était pas le pire. La cerise sur le gâteau, c’était une espèce de bruine qui troublait les pare-brise, fatiguait les yeux et semblait geler sur le sol. La température extérieure était de -1 °C, les routes devenaient franchement dangereuses et, sur les trois voies, les véhicules ne dépassaient pas les cinquante kilomètres à l’heure. La 206 de Lucie frôla des montagnes dont on devinait l’extrême blancheur et longea des étendues noires avant d’atteindre enfin Chambéry, aux alentours de minuit. La ville ressemblait à un gros chat lové sur une litière de roche.
Lucie et Sharko s’étirèrent longuement lorsque, enfin, ils mirent pied à terre. Il faisait un froid à fendre la pierre et l’humidité faisait goutter les nez. Le bureau des missions leur avait réservé une chambre double dans un deux étoiles — bonjour les économies —, mais Sharko sortit le portefeuille et trouva un trois étoiles bien plus agréable, face à la montagne.
Épuisés, ils gagnèrent leur lit après une bonne douche chaude, un massage de cheville pour Lucie, et se rapprochèrent, genoux contre genoux, nez contre nez. Sharko caressa tendrement la nuque de sa compagne. Loin de Paris et des secrets qui l’étranglaient, il se sentait beaucoup plus apaisé.
— Ça fait du bien d’être ici, avec toi, confia-t-il. J’ai l’espoir que, bientôt, on puisse se retrouver tous les deux dans ce genre d’endroit, mais sans meurtres sur les bras. Tu aurais un petit ventre rond, et on pourrait penser à l’avenir. (Un silence.) Tous les couples pensent à l’avenir…
Sa voix était douce, mais Lucie y avait détecté l’intonation du reproche.
— Tandis que moi, je pense toujours au passé, c’est ça ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Mais tu l’as sous-entendu. Tu dois juste me laisser encore un peu de temps.
— Je peux te laisser tout le temps que tu voudras. Mais crois-tu vraiment que ce bébé va tout changer ? Qu’il t’empêchera de penser à elles ?
Sa voix se heurta au silence. N’avait-elle rien à lui confier, rien à lui répondre ? De ce fait, il s’aventura sur un territoire qu’il savait dangereux :
— C’est tout le contraire qui pourrait se passer, tu sais. Es-tu sûre que tu l’aimeras vraiment pour ce qu’il sera, cet enfant ?
— J’en suis sûre, oui. Quand je la regarderai, je ne penserai plus qu’à l’avenir. Et à toutes les belles choses que nous ferons. Toi, elle et moi. Je veux que nous soyons heureux.
Il y eut un long silence. Ils s’échangèrent de timides caresses, à peine osées. Ils auraient pu en rester là et s’endormir, mais Sharko ne parvint pas à s’empêcher d’aller au bout de sa pensée.
— Elle. Et s’il s’agit d’un garçon ?
Il serra les dents, conscient de sa bêtise. Dans l’obscurité, Lucie se redressa et souleva les draps violemment.
— Va te faire foutre, Sharko.
Elle partit s’enfermer dans la salle de bains.
Sharko l’entendit pleurer.
Le centre hospitalier des Adrets ressemblait à une gigantesque barre de granit accrochée à la végétation. Le complexe qui s’étendait sur plusieurs hectares abritait une vingtaine de bâtiments, de la gériatrie à la maternité, et faisait office de centre référent pour la région Rhône-Alpes tout entière. L’environnement était agréable, les montagnes enneigées dansaient tout autour, telles des prêtresses majestueuses.
Après avoir franchi un poste de garde — on contrôlait les accès aux parkings pour éviter les abus, surtout en saison touristique —, les deux flics se garèrent à proximité des urgences. Le centre hospitalier était immense, labyrinthique. Sharko, qui avait conduit sur les routes glissantes depuis l’hôtel, coupa le contact. Il lissa sa cravate couleur anthracite du bout des doigts.
— On va faire les choses calmement, dans l’ordre. Toi, tu vas en cardiologie pour obtenir des informations sur les opérations à cœur ouvert et l’hypothermie. Moi, je commence par les urgences, là où arrivent, je suppose, toutes les fractures. Je vérifie que les victimes des lacs sont bien toutes passées par ici et j’essaie de récupérer la liste du personnel de l’époque. Peut-être une identité ressortira-t-elle. On garde nos portables allumés.
Lucie embarqua la pochette bleue contenant les rapports d’autopsie. Tous deux sortirent et remontèrent le col de leurs manteaux. Des cristaux de gros sel crissaient sous leurs semelles, tandis que la fraîcheur de l’air leur piquait le visage. Vu la couleur du ciel, il était fort probable qu’il neige encore.
— Et évite de crier à tout-va que t’es flic, avertit Sharko. Notre homme peut être n’importe qui. S’il se trouve encore entre ces murs et s’il a effectivement tué Christophe Gamblin, il doit être à cran.
Elle acquiesça, enveloppée dans son manteau comme un rouleau de printemps. Sharko la tira jusqu’à lui et voulut lui donner un baiser, mais elle détourna la tête et s’éloigna. Seul, le commissaire contempla un temps le paysage dans un soupir.
— Conneries ! murmura-t-il suffisamment fort pour que Lucie puisse l’entendre.
Le professeur Ravanel dirigeait l’unité de chirurgie cardio-vasculaire, comprenant une trentaine de personnes. Debout dans un vaste bureau contenant putter et balles de golf dans un coin, Lucie lui tendit la main et se présenta rapidement.
Une fois l’effet de surprise passé, le chirurgien l’invita à s’asseoir poliment. La flic avait déjà patienté une heure dans le hall de l’hôpital et enchaîné deux cafés avant de le rencontrer. Aussi, sans entrer dans les détails de son enquête, elle lui demanda s’il avait entendu parler de Christophe Gamblin — il répondit que non — et de ces cas de « résurrection » dans les lacs d’Embrun et de Volonne, en 2003 et 2004.
— Pas spécialement, non. Je voyage beaucoup entre ici et la Suisse, où je dois bien passer la moitié de mon temps. Si mes souvenirs sont bons, à l’époque, j’opérais de l’autre côté de la frontière.
Il avait une voix forte mais posée, un peu comme son Sharko. Lucie avait placé la pochette bleue sur ses genoux, ainsi que son téléphone portable où venait d’arriver un SMS de sa moitié qu’elle lut du coin de l’œil :
Point commun OK. Les 4 victimes hospitalisées ici. Je creuse. Et si tu fais toujours la gueule, tant pis.
La flic eut un sentiment de satisfaction et poursuivit ses questions.
— En quoi consiste votre spécialité, la cardioplégie froide, exactement ?
— On pourrait aussi l’appeler hypothermie thérapeutique. En temps normal, on ne peut pas opérer un cœur facilement, du fait de l’existence de contractions cardiaques et de mouvements respiratoires. On est donc obligé de ralentir fortement la fréquence du cœur, voire de l’arrêter. Mais, vous devez le savoir, cela est incompatible avec la vie, car les organes ne seraient plus irrigués par le sang et ils ne seraient par conséquent pas oxygénés.
Il poussa une plaquette de présentation vers Lucie. Des dessins clairs et colorés illustraient parfaitement ses propos.
— On procède alors à deux techniques complémentaires l’une de l’autre. D’abord, la circulation extracorporelle. Comme vous pouvez le voir sur le schéma, elle consiste à faire circuler le sang dans des tuyaux, à le refroidir, l’oxygéner et le réinjecter dans les artères. Cela permet de court-circuiter le cœur et les poumons, et de plonger le corps en hypothermie…
Lucie scrutait attentivement les dessins explicatifs. Le corps étendu, la poitrine ouverte. Les gigantesques machines, les cadrans, les bouteilles, les tuyaux qui suçaient la vie d’un côté et la recrachaient de l’autre. Elle souhaita profondément ne jamais avoir à subir ce genre d’intervention.
— … Ensuite, on va injecter un liquide riche en potassium et très froid — environ 4 °C — dans les artères coronaires, ce qui va provoquer un arrêt immédiat du cœur. On peut alors opérer le muscle en toute sécurité. La clé du processus résulte dans ces liquides froids — sang et solution de potassium — qui freinent considérablement les besoins en oxygène de l’organisme et limitent donc les risques.
Ravanel manipulait délicatement une lime à ongles, faisant preuve d’une dextérité extraordinaire. Lucie referma la plaquette, la posa sur le bureau et sortit son petit carnet de notes.
— Je suppose qu’il y a un rapport direct entre vos techniques de chirurgie et ces gens qui reviennent parmi les vivants après une grave hypothermie accidentelle ?
— Vous supposez bien. L’hypothermie thérapeutique s’inspire directement des phénomènes naturels. Dans les années 1940, on opérait sur des cœurs palpitants parce qu’il n’y avait aucune autre solution. C’était risqué et souvent voué à l’échec. On pensait d’ailleurs, à l’époque, que le froid accroissait les besoins en oxygène de l’organisme. C’est après avoir relevé des cas d’hypothermie lors de chutes ou de noyades en montagne que les chercheurs ont commencé à investiguer : et si le froid ne tuait pas mais, au contraire, plongeait le corps dans une espèce d’état de veille ?
Il tourna la tête vers la large fenêtre qui ouvrait sur un paysage splendide. Lucie apprécia la vue, ça changeait de Paris.
— Les exemples ne manquent pas, et ils nous viennent d’abord des plantes et des animaux. Ces résineux que vous voyez, accrochés aux flancs des montagnes, sont capables de survivre à des températures de plusieurs dizaines de degrés sous zéro, alors que la glace les pénètre jusqu’à leurs cellules les plus profondes. La grenouille du Canada est peut-être l’animal le plus extraordinaire qui soit en matière d’hypothermie. Elle se dirige volontairement vers les régions les plus glaciales pour ralentir son métabolisme. À ce moment, sa température corporelle tombe proche du point de congélation, si bien que si on la lâche au sol, elle se brise en morceaux. Pourtant, elle est capable de fuir un prédateur sur-le-champ. On cherche aujourd’hui à percer ses secrets.
Il parlait lentement, avec calme, et Lucie appréciait ce moment. Ravanel était le genre d’interlocuteur avec lequel elle se sentait à l’aise.
— Et on a réussi ?
— Pas encore, mais nul doute que cela viendra. En tout cas, on sait que cette capacité à tromper la mort par le froid, cette flexibilité métabolique est ancrée quelque part, au fond de nos cellules humaines. En mai 1999, une étudiante norvégienne qui faisait du ski s’est retrouvée coincée dans une cascade gelée, avec la partie supérieure du corps complètement enfoncée dans la glace. Elle a été secourue sept heures après sa chute, sans pouls, hypothermique, mais vivante… Mitsukata Uchikoshi, un Japonais blessé et égaré en pleine montagne, a été retrouvé en état d’hibernation après vingt-quatre jours sans eau ni nourriture. La température de son corps n’était plus que de 22 °C.
Le professeur rangea sa lime à ongles dans un tiroir et repositionna correctement le stylo placé dans la poche de sa blouse. Chacun de ses gestes était précis, mesuré. Un homme qui avait l’habitude de parler, de s’adresser à un public, de faire bonne figure. Il continua :
— Tous ces cas nous montrent que nous avons quelques reliquats évolutionnistes de l’adaptation de l’animal en milieu aquatique. Si le corps humain est placé dans une eau ne dépassant pas 17 °C, il va essayer de s’adapter. Ralentissement instantané du rythme cardiaque jusqu’à l’arrêt parfois, redistribution du sang vers les organes centraux, alvéoles pulmonaires qui se remplissent de plasma sanguin. Bien souvent, il n’y a que la mort à la clé, mais certains cas exceptionnels sont encourageants pour la recherche.
Lucie nota rapidement les éléments qui lui paraissaient essentiels, puis revint dans le concret de son affaire :
— Vous parliez tout à l’heure de potassium pour arrêter le cœur. C’est un composé qu’on connaît bien dans la police, parce qu’il fait partie des armes du crime auxquelles nous avons déjà été confrontés.
Le chirurgien étala un sourire à dix mille euros.
— Une arme du crime quasiment indétectable, puisque, une fois les fonctions vitales arrêtées, le corps libère naturellement du potassium. L’imagination et l’intelligence de vos assassins sont sans limites.
— Si vous saviez… Moi aussi, je pourrais vous montrer des plaquettes de présentation de ce qu’ils sont capables de faire.
— Je vous crois sur parole.
Lucie lui rendit son sourire.
— À l’identique du potassium, le sulfure d’hydrogène pourrait-il représenter une autre façon d’arrêter le cœur ? Pas définitivement, je veux dire.
Les épais sourcils du professeur ne formèrent plus qu’une barre sombre, à présent.
— Comment avez-vous entendu parler de cela ?
Lucie sentit brusquement qu’elle avait mis les pieds là où il fallait. L’homme réagissait positivement, et non comme si elle avait prononcé une aberration. Elle n’avait pas le choix : elle allait devoir lâcher du lest pour tenter de comprendre.
— Ce que je vais vous raconter doit rester strictement confidentiel.
— Vous pouvez compter sur moi.
— Si je suis ici, c’est que je soupçonne l’un des employés du centre hospitalier d’avoir tué deux femmes et d’en avoir endormi deux autres avant de les jeter dans des lacs gelés.
Gaspar Ravanel la fixa longuement, sans desserrer les lèvres. Enfin, il lâcha :
— Quelqu’un de mon équipe, vous voulez dire ?
— J’aurais des raisons de le penser ?
— Absolument pas. Les gens avec qui je travaille sont parfaitement intègres. De l’aide-soignant au médecin, les profils sont scrupuleusement étudiés, les entretiens sont réguliers. Notre hôpital est une référence française.
Il s’était redressé, marquant à présent une position sur la défensive. Lucie embraya :
— Ce qui, en soit, n’empêche rien. Mais je ne crois pas que l’homme que je recherche travaille avec vous. C’est plutôt quelqu’un qui a été en contact avec des victimes arrivées aux urgences à la suite de fractures. Il doit aussi connaître cette spécialité propre à votre hôpital. Ces opérations par le froid, cette façon d’arrêter le cœur, de provoquer une mort artificielle, doivent le fasciner. Peut-être a-t-il été écarté de votre équipe ? Peut-être est-il un infirmier qui se prend pour Dieu ? Un aide-soignant qui voyage de service en service ? Cela ne vous suggère personne en particulier ?
Il secoua la tête.
— Non. Le personnel tourne souvent et, moi-même, je m’absente régulièrement. Beaucoup de monde circule entre ces murs, y compris des étudiants.
Lucie ouvrit une pochette, trifouilla et poussa deux feuilles vers le médecin.
— Je me doute. Voici des extraits des rapports d’autopsie des deux victimes et les résultats de la toxico. Chaque fois, il est question de sulfure d’hydrogène dans l’organisme. L’assassin s’en est pris à quatre femmes au moins. Concernant deux d’entre elles, je pense qu’elles ont été mises K-O au sulfure d’hydrogène avant d’être jetées dans de l’eau glaciale. Cette nuit-là, ce même assassin a appelé les secours, et les victimes ont pu être finalement sauvées.
Pour la première fois depuis le début, le professeur parut déstabilisé.
— On dirait que vous me parlez là d’animation suspendue.
— Animation suspendue ? En quoi cela consiste-t-il ?
Le Suisse se recula sur son siège, l’air soucieux.
— Des recherches plutôt confidentielles ont actuellement lieu sur le sujet. On s’est rendu compte que de nombreux tissus organiques produisaient de façon naturelle du sulfure d’hydrogène et que la plus haute concentration était fabriquée dans le cerveau. Vous imaginez ? On a utilisé le H2S comme arme chimique durant la Seconde Guerre mondiale, alors vous pensez bien que ces découvertes ont interpellé. On s’est donc intéressé de très, très près à ce composé métabolisé naturellement à très faibles doses dans notre organisme. Une étude sérieuse a été menée sur des souris, principalement au centre de recherche sur le cancer Hutchinson, à Seattle.
Lucie essayait de noter au fur et à mesure. Cerveau fabrique H2S, centre cancer à Seattle, étude sur souris…
— Après d’innombrables échecs, les chercheurs ont finalement découvert qu’en faisant inhaler aux souris une dose extrêmement précise de sulfure d’hydrogène, elles se mettaient en « animation suspendue » : leur fréquence respiratoire passait d’une centaine de cycles par minute à moins de dix, et leur cœur ralentissait considérablement. Il suffisait ensuite de les mettre dans un environnement froid pour que leur température chute drastiquement et conserve cet état de veille organique. Les souris reprenaient alors tranquillement leur activité quelques heures plus tard, après réchauffement, et sans aucune séquelle.
Rapidement, il s’empara d’une feuille blanche et fit un croquis.
— Avez-vous déjà joué aux chaises musicales ? Des candidats tournent autour de chaises et, au signal, tous peuvent s’asseoir sauf un, qui est éliminé. Imaginez une cellule organique identique à une table ronde, avec, autour d’elle, des chaises libres, où s’installent d’ordinaire des atomes d’oxygène, qui permettent aux cellules de respirer. Vous visualisez ?
— Tout à fait.
— On a découvert que le sulfure d’hydrogène possédait la propriété de « voler » les chaises de l’oxygène. Comme dans le jeu des chaises musicales, les chercheurs ont pensé que l’on pourrait donner à des souris un peu de sulfure d’hydrogène qui viendrait s’approprier les emplacements réservés à l’oxygène. Disons que le sulfure occuperait huit chaises musicales sur dix. De ce fait, les cellules ne pourraient pas utiliser, pour « respirer », les chaises occupées par le sulfure, et elles se mettraient, en conséquence, à économiser considérablement les deux atomes d’oxygène disponibles sur les deux dernières chaises. Vous comprenez ?
— Parfaitement.
— C’est peut-être ce qui s’est passé dans le cas de notre skieuse ou avec le Japonais, de façon naturelle : les chercheurs pensent que leur organisme s’est mis à métaboliser davantage de sulfure d’hydrogène pour occuper plus de chaises et réduire naturellement la consommation d’oxygène, sans qu’il y ait pour autant danger d’empoisonnement.
Lucie essayait de rassembler les informations, d’emboîter les pièces du puzzle.
— Vous me parlez d’essais sur des souris, il n’est donc pas encore question d’humains ?
— Jamais de la vie. Vous pensez bien qu’il faut des années de recherche, de tests et des milliers de pages de protocoles pour envisager d’appliquer ces méthodes à des êtres humains. Surtout avec un produit si dangereux. On ne parlera pas d’essais cliniques avant cinq à dix ans. Mais les possibilités sont énormes. Avec cette technique d’inhalation, on pourrait réduire les dommages irréversibles causés sur les tissus durant le transport de patients vers l’hôpital, lors d’attaques cardiaques, par exemple.
Gaspar Ravanel éventa les feuilles des rapports d’autopsie devant lui.
— De quand datent vos pages ?
— 2001 et 2002.
— C’est incompréhensible. Les recherches sur le sulfure d’hydrogène ont à peine trois ans, et la découverte de leur application est plutôt due au hasard qu’à autre chose. Elles n’existaient purement et simplement pas au moment de ces crimes.
Il réfléchit en secouant la tête.
— Non, impossible.
— Impossible pour vous, parce que vous êtes médecin, chercheur, et que vous sauvez des vies. Mais imaginez qu’une espèce de détraqué ait fait cette découverte par hasard ou je ne sais comment, et qu’il se la garde jalousement. Lui n’attend pas les protocoles. Il se croit au-dessus des lois et n’a aucun remords à supprimer des vies. Imaginez simplement cela possible, et essayez de me dire ce que ces actes criminels vous suggèrent.
Après une hésitation, il repoussa les feuilles vers Lucie, l’index planté sur l’une d’elles.
— Je vois une concentration de H2S de 1,47 microgramme dans le foie sur la première victime. Sur celle de 2002, on descend à 1,27 microgramme, mais ça reste mortel. 2003 et 2004, vous me dites que les victimes étaient en vie, retrouvées en état d’hypothermie. C’est bien cela ?
— Exactement.
— Donc, probable que les concentrations en H2S étaient encore moindres.
Il garda le silence quelques secondes, hésitant, puis se lança finalement :
— Si j’osais, je vous dirais que la personne que vous recherchez faisait des essais directement sur des êtres humains. Des essais d’une méthode qu’il avait découverte d’une façon ou d’une autre, et qui n’existait pas encore officiellement. De ce fait, cette personne possède probablement l’outillage qui permet de faire des dosages aussi précis — il s’agit là de millièmes de grammes — mais aussi des documents, des notes manuscrites pleines de formules qui retracent ses découvertes.
Lucie prit la remarque comme elle était : cohérente, plausible. Elle répliqua du tac au tac :
— Mais pourquoi les lacs gelés ?
— Pour combiner les deux, cumuler les effets. L’animation suspendue pour freiner les fonctions vitales, les eaux glaciales d’un lac pour les suspendre complètement. Les deux premières victimes étaient des échecs — trop de H2S, elles en sont mortes avant même d’atterrir dans l’eau —, et les deux suivantes, des succès : il a trouvé le bon dosage. En temps normal, la plupart des chutes dans les lacs gelés sont mortelles, le corps à beau essayer de survivre, cela ne fonctionne pas. Mais imaginez une personne aux fonctions vitales déjà ralenties par l’animation suspendue. Un corps déjà apprêté à franchir la frontière, si vous voulez. Dans ce cas, les chances de plonger l’organisme en hibernation sont beaucoup plus fortes.
Lucie voyait des zones d’ombre s’éclairer progressivement. Elle imaginait un homme — un médecin raté, un chercheur fou, un passionné de chimie organique — en train de s’amuser avec des cobayes humains. D’un autre côté, elle songeait au profil des victimes, qui avaient des caractéristiques physiques proches : jeunes, brunes, élancées, yeux noisette. Son tueur était peut-être un mélange des genres, une espèce de scientifique psychopathe, un sadique, capable d’enlever et de tuer tout en expérimentant. Où se situait sa prise de plaisir ? Avait-il pour objectif de montrer qu’il était capable de repousser les limites de la mort ? De voir des gens revenir de l’au-delà ?
Elle pensa à Christophe Gamblin, recroquevillé au creux de la glace, dans son congélateur. À ce trou creusé dans la tôle, à cet œil sadique qui avait dû l’observer, jusqu’au dernier souffle, pour lentement le voir agoniser. Agonie… Elle s’arracha à ses pensées et constata que son stylo noircissait inutilement son carnet. Elle revint à son interlocuteur :
— Est-ce que le terme Agonia, ça vous parle ?
Ravanel consulta son téléphone portable qui vibrait.
— Si vous permettez…
Il se leva, se contenta de répondre par des « oui » et des « non », avant d’annoncer qu’il arrivait. Il raccrocha et resta debout, les mains dans les poches.
— Cette conversation était très intéressante, mais je vais devoir vous laisser. Cependant, pour en revenir à Agonia, oui, ce terme me parle. Il y a, là encore, un rapport très fort avec la vie et la mort. L’agonie, c’est un peu la représentation de la flamme vacillante, prête à s’éteindre : une fois le processus en route, la marche vers le trépas est inéluctable. Le corps ne peut plus revenir en arrière.
D’un geste de la main, il invita Lucie à se lever. Ils firent quelques pas dans le couloir et s’arrêtèrent devant un ascenseur, où le professeur termina ses explications.
— D’un point de vue purement médical, le concept d’agonie est un peu plus compliqué que l’image symbolique de la bougie. En termes techniques, on parle d’abord de mort somatique, qui correspond à l’arrêt des fonctions vitales : cœur, poumons, cerveau. Des machines branchées sur le patient rendraient des courbes complètement plates, si vous voulez, et le décès serait déclaré officiellement. Mais ce n’est pas pour autant que les organes, eux, sont morts. À ce moment, le retour à la vie est théoriquement toujours possible, même si cela n’arrive jamais. Disons que l’organisme est entre deux mondes : mort, mais pas complètement.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Le professeur appuya sur un bouton pour les bloquer et resta dans l’entrebâillement.
— Après la mort somatique, il se passe cette fameuse phase d’agonie qui, à cause de la privation d’oxygène, va conduire une à une, et de façon irréversible cette fois, les cellules vers leur mort organique. Elles vont alors se dégrader à des vitesses différentes : cinq minutes pour les neurones du cerveau, quinze pour les cellules cardiaques, trente pour celles du foie… Puis les autres tissus vont mourir progressivement, jusqu’à conduire à ce que vous connaissez bien dans la police.
— La putréfaction.
— Exactement : dégradation des protéines, action des bactéries. Mais vous l’avez bien vu avec votre affaire : une personne aux fonctions vitales inexistantes — somatiquement morte — peut très bien, dans de très rares cas, revenir à la vie. Ces exemples d’hypothermie repoussent réellement la définition de la mort que l’on déclarait, il y a encore quelques dizaines d’années, dès l’arrêt de la respiration.
Lucie se sentait mal à l’aise. Ces histoires de « morts, mais pas complètement » l’interpellaient.
— Et l’âme, là-dedans ? Quand quitte-t-elle le corps ? Entre les deux morts ? Avant ou après la mort somatique ? Dites-moi quand.
Le professeur sourit.
— L’âme ? Sachez que tout n’est que signaux électriques. Vous avez vu la plaquette que je vous ai montrée sur la circulation extracorporelle. Quand on débranche le câble, tout s’arrête. Vous avez déjà assisté à des autopsies, je présume, vous êtes aussi bien placée que moi pour le savoir.
Le chirurgien la salua et dit, avant de disparaître :
— En tout cas, tenez-moi au courant, votre affaire m’intéresse.
Une fois seule, la flic appela le second ascenseur, toute plongée dans les dernières paroles de son interlocuteur. L’âme, la mort, l’au-delà… Non, il ne pouvait pas s’agir que de signaux électriques, il y avait forcément quelque chose, derrière. Lucie n’était pas croyante, mais elle était persuadée que les âmes voguaient, quelque part, que ses petites filles étaient là, autour d’elle, et qu’elles pouvaient la voir.
Glacée par son entretien, elle regagna mécaniquement la sortie. Il neigeait assez fort. Des flocons plus compacts, plus volumineux qu’à Paris. Alors qu’elle réfléchissait à son entretien avec le professeur Ravanel, son regard buta sur l’arrière d’une ambulance qui filait, sirène hurlante. Les deux petites vitres arrière la fixaient comme deux yeux curieux.
Il y eut alors un déclic dans sa tête.
Elle courut vers des panneaux, au bout du parking, qui donnaient les directions des principaux services. L’un d’eux attira son attention. Immédiatement, elle ouvrit son carnet et relut les notes concernant le cauchemar de Lise Lambert.
Dans la minute, elle appela Sharko et annonça :
— Faut que tu viennes tout de suite.
— Pas maintenant. Je suis en train de galérer pour récupérer la liste du personnel et…
— Laisse tomber la liste. J’ai une intuition.
Au volant de sa 206, Lucie contourna l’aile ouest réservée à la pédiatrie, doubla les bâtiments administratifs et suivit une flèche qui indiquait « Services généraux et techniques ». Elle parla à Sharko comme à un collègue, froidement.
— C’est la vue de cette ambulance qui m’a permis de faire le rapprochement. Dans son cauchemar, Lise Lambert voyait une lumière oscillante, provenant, selon ses propres termes, d’yeux géants. Je crois que cette lumière venait plutôt de lampadaires de la route, et que ces yeux étaient…
— Les vitres arrière d’une camionnette ou d’un van vues de l’intérieur.
— Exactement. On sait que Lambert s’est fait enlever et probablement transporter dans un véhicule jusqu’au lac. Elle parlait de dizaines de draps blancs, partout autour d’elle. Tu vois où je veux en venir ?
Ils échangèrent un regard silencieux mais qui en disait long. Aux confins du centre hospitalier, le véhicule s’engagea dans un renfoncement cerné d’arbres et de roches. De longs bâtiments bien entretenus, coupés du reste, s’étiraient sur la gauche et la droite. Des panneaux superposés indiquaient « Entretien intérieur et extérieur », « Cuisine », « Transport de médicaments » et…
— « Blanchisserie », dit Sharko. Bien joué.
— Arrête avec tes « bien joué ». N’essaie pas de me brosser dans le sens du poil, OK ?
Elle ne put s’empêcher de lui adresser un petit sourire complice. Roulant au pas, ils s’approchèrent de cinq camionnettes toutes blanches, avec leurs deux vitres rectangulaires à l’arrière. À l’intérieur d’une zone couverte s’entassaient des vagues de draps, de taies et d’oreillers. Deux femmes et un homme semblaient nager dans cette mer improbable. Le bâtiment était imposant, tout plat, et presque sans fenêtres, sauf à son extrémité.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lucie.
Sharko sortit son arme de son holster et la fourra dans la grande poche de son caban.
— À ton avis ?
Une fois garés, ils pénétrèrent discrètement par l’entrée vitrée du bout qui menait à un petit accueil. La pièce s’ouvrait sur une autre, beaucoup plus grande, d’où émanait un grondement permanent. Lucie y jeta un œil rapide. Au fond, d’énormes machines à laver, aux hublots démesurés, brassaient leurs montagnes de linge.
Après un coup de fil de la secrétaire, les deux policiers furent mis en contact avec le directeur de la blanchisserie, un petit homme chauve aux doigts courts et épais, au teint écarlate. Il portait une grosse écharpe mauve autour du cou. Sharko ferma la porte du bureau derrière lui et décida de prendre les rênes de l’entretien. Il fixa son interlocuteur et lui expliqua qu’ils recherchaient le suspect d’une affaire criminelle, qui travaillerait dans le coin et aurait conduit une camionnette identique à celles présentes sur le parking. Alexandre Hocquet fronça les sourcils.
— Et vous pensez qu’il fait partie de mon personnel ?
Sharko répondit par l’affirmative et poursuivit avec des questions. Lucie et lui s’étaient assis sur deux chaises peu confortables, du genre de celles qu’on trouve dans les classes d’école primaire.
— Depuis combien de temps travaillez-vous ici, monsieur Hocquet ?
— Deux ans. Je remplace Guy Valette, l’ancien directeur parti à la retraite.
L’homme toussa longuement. Lucie eut l’impression que sa gorge allait partir en lambeaux.
— Excusez-moi… Je ne m’en sors pas avec ce rhume que je traîne depuis plusieurs jours.
— J’espère que ça finira par s’arranger. Combien d’employés sont sous vos ordres ?
— On est aujourd’hui une soixantaine, dont cinquante-trois agents qui travaillent cinq jours sur sept.
— Vous les connaissez tous ?
— Plus ou moins. On embauche de plus en plus de CDD ou d’intérimaires, alors les visages tournent souvent. Mais disons qu’il y a un socle d’une vingtaine d’employés qui bossent ici depuis pas mal d’années.
— Beaucoup d’hommes ?
— Pas mal, oui. Environ la moitié, je dirais.
— De combien de camionnettes disposez-vous ?
— Huit.
— Elles sortent souvent du centre hospitalier ?
Il acquiesça, soucieux. Il ne cessait de se lisser le crâne, formant des plis disgracieux sur son front. Ses yeux étaient brillants.
— Oui, oui, en permanence. On travaille dans tous les bâtiments du centre, mais on gère aussi le linge des établissements de santé environnants, notamment les maisons de retraite et les cures thermales de Challes-les-Eaux et de Chambéry.
— Et ces camionnettes, là, dehors, est-il possible que les employés les gardent chez eux la nuit ?
— Vous savez comment ça fonctionne : besoin d’un grand coffre pour transporter un meuble, ou pour pallier une panne de véhicule personnel. Mon prédécesseur était trop tolérant, il laissait tout faire et il y a eu de nombreux abus. J’ai resserré tout cela, crise économique oblige. Donc, pour résumer, disons que, avant ça existait, mais quasiment plus maintenant.
Sharko réfléchit quelques secondes. Pour une fois, il y avait plusieurs solutions pour essayer de coincer l’assassin. Consulter le fichier du personnel de l’époque, interroger l’ancien directeur ou des employés, analyser les profils et voir ceux qui pourraient cadrer avec leur homme. Il choisit de couper par ce qui lui semblait le plus efficace.
— Vous avez un suivi rigoureux de votre parc de véhicules, je suppose ? Vous pouvez savoir qui roule avec quelle camionnette, à telle ou telle date, non ?
— En effet. Nous possédons un logiciel qui s’en charge. La société a acheté la toute première version en 2000, et nous en sommes à la V7. Tous les mouvements de véhicules y sont normalement répertoriés depuis plus de dix ans.
Lucie hocha le menton vers l’ordinateur portable, placé juste devant elle.
— On peut y jeter un œil ?
Il ne protesta pas et lança l’application. Derrière lui, par la fenêtre, les chutes de neige avaient forci et ne permettaient plus de distinguer les montagnes, en arrière-plan. Sharko et Lucie échangèrent un regard soucieux.
— On a la possibilité de saisir les critères que l’on veut, fit le directeur. Par employé, par date, par véhicule, ou des combinaisons des trois. Je vous écoute.
— Procédez par date. Je vais vous en énumérer quatre, étalées sur quatre années. Dites-moi si une identité ressort à chaque fois.
Lucie sortit son carnet et dicta lentement les dates des enlèvements :
— 7 février 2001… 10 janvier 2002… 9 février 2003… et 21 janvier 2004…
Le directeur entra les dates une à une et valida. Il croisa les différents tableaux affichés et fit des tris pour n’en ressortir que les identités communes.
— Terminé. Cinq employés entrent dans vos critères, deux femmes et trois hommes. Et… seule une femme travaille encore avec moi aujourd’hui. Les autres ne font plus partie du personnel, je ne les connais pas.
Piqués au vif, Lucie et Sharko se levèrent et se placèrent de l’autre côté du bureau. Ils firent afficher et imprimer les trois fiches correspondant aux ex-employés masculins. Tout y était : photo, date d’embauche et de départ, âge, adresse…
Lucie considéra les profils méticuleusement, un à un. L’un d’entre eux était sans aucun doute leur homme, un monstre qui avait assassiné au moins deux femmes et en avait enlevé deux autres.
Elle écrasa son doigt sur un profil particulier et fixa Sharko.
— Philippe Agonla. Ça te dit quelque chose ?
— Agonla… Mince, c’est son nom qu’avait écrit Gamblin dans la glace, et non « Agonia » !
— D’une manière ou d’une autre, il l’avait retrouvé, Franck…
Lucie s’intéressa de nouveau au profil. Agonla était né en 1973, et donc âgé de vingt-huit ans lors du premier crime. Sur la fiche était indiqué « Licenciement pour faute grave en décembre 2004 ». L’homme avait les cheveux courts, bruns et frisés, d’immondes lunettes à double foyer et à monture marron, avec un nez en bec d’aigle et un profil en lame de rasoir. Un physique disgracieux, mal proportionné. Une tête qui fait peur, songea-t-elle brièvement. Il habitait un bled du nom de Allèves, dans la région Rhône-Alpes.
— C’est loin, Allèves ?
— Trente kilomètres, je dirais. C’est plus haut dans les montagnes, au bord d’un torrent. Pile entre Aix-les-Bains et Annecy.
Il se tourna vers la fenêtre.
— Avec ce qu’il tombe, d’ici une heure, ça va être très compliqué de monter là-haut. D’autant plus qu’il a énormément neigé en altitude, ces derniers jours. Les routes doivent être encore encombrées à certains endroits. Vous risquez de galérer.
— Cet homme a été licencié en 2004. On peut savoir de quelle faute grave il s’agit ?
Hocquet se leva et se dirigea vers une armoire métallique.
— Je dois bien avoir ça quelque part.
Il fouina parmi les étagères et les classeurs avant de se retourner avec l’un d’eux entre les mains. Il se lécha l’index et tourna les intercalaires. Ses yeux parcoururent les lignes et se creusèrent de surprise.
— Bizarre, ça. Apparemment, un médecin l’a surpris à fouiner dans la chambre d’une patiente de traumatologie, alors que celle-ci passait des examens. Il avait volé une photo d’identité et tenait dans sa main un moulage de clé de maison.
La 206 semblait évoluer dans un univers de fin du monde. Depuis que la voiture avait attaqué les petites routes de montagne, le ciel avait viré au noir graphite et le crachin de flocons s’était transformé en une monstrueuse tempête digne d’un roman de Stephen King. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise si vite qu’on pouvait penser que le moteur qui les animait allait céder. Quant aux phares, ils n’éclairaient qu’illusoirement. Le GPS indiquait encore douze kilomètres et, depuis près d’une demi-heure, Sharko n’avait pas croisé le moindre véhicule.
— Les plus longs kilomètres de ma vie. Tu vois que sans les chaînes aux pneus, on n’aurait jamais réussi ?
Ils les avaient achetés avant de prendre la route en partant de l’hôpital et avaient mis plus d’une demi-heure à les monter. Lucie avait le nez collé à une feuille imprimée par le directeur de la blanchisserie. Même avec la veilleuse, elle arrivait à peine à lire.
— Le CV de notre homme est bien maigre mais terriblement parlant. Deux ans de fac de médecine à Grenoble, puis il s’oriente vers la chimie, et encore deux ans en psychologie. Six ans d’études pour s’en sortir sans aucun diplôme. À en croire ce papier, il commence à bosser à vingt-trois ans à l’hôpital psychiatrique de Rumilly, Rhône-Alpes. Il y fait le métier d’« agent des services psychiatriques ». Tu sais de quoi il s’agit ?
— Il lave les chiottes et la cuisine.
Lucie plissa les yeux. La luminosité était de plus en plus mauvaise. Sharko roulait à vingt kilomètres à l’heure, à tout casser.
— D’accord… Il y travaille deux ans, puis arrive à la blanchisserie, de 2002 à 2004. Entre le moment où…
Elle se tut soudain, secouée sur le côté. Franck avait donné un coup de volant et appuyait à fond sur son klaxon. Droit devant eux, des phares rouges disparaissaient dans les tourbillons de poudreuse.
— Cet abruti m’a quasiment fait une queue-de-poisson ! Je ne l’ai pas vu me doubler et…
Il souffla un coup, à l’arrêt en plein milieu de la voie.
— T’es à cran, fit Lucie. Tu veux que je conduise ?
— Ça va aller. Il m’a fait peur, c’est tout. Seuls les gars du coin peuvent rouler aussi vite.
Il redémarra lentement. Lucie voyait sa gorge palpiter, au-dessus du nœud de cravate. Il aurait très bien pu les précipiter dans le vide. Après s’être assurée que tout était rentré dans l’ordre, elle se remit à sa lecture.
— Entre le moment où Philippe Agonla quitte l’HP de Rumilly et où il entame son activité aux Adrets, il y a un trou d’un an et demi environ. C’est tout ce qu’on a sur lui, tout au moins jusqu’en 2004, date de son licenciement.
— Ça ne ressemble qu’à une succession d’échecs. On a affaire à un type au physique ingrat, à la scolarité chaotique, qui s’est cherché dans les études médicales ou scientifiques sans jamais se trouver. Un type peut-être intelligent, mais instable.
— Il doit envier ceux qui ont réussi. Ces psychologues, ces médecins, ces chirurgiens des Adrets. Nul doute qu’en poussant ses bacs à linge dans les couloirs de l’hôpital, il devait passer du temps derrière les vitres des blocs opératoires.
— Et entrer dans les chambres des patientes quand il le souhaitait. Facile alors de dérober leurs effets personnels et de mouler leurs clés de maison pour plus tard.
Lucie éteignit la veilleuse, plongeant l’habitacle dans l’obscurité. Elle regarda le parapet, sur la droite, et les ténèbres juste derrière. Les montagnes, ces pins tendus vers le ciel telles les lances d’une armée, lui fichaient la frousse. Elle resserra ses mains entre ses cuisses.
— On fait peut-être une connerie en y allant juste tous les deux. Ce mec, on ignore tout de lui.
— Tu veux qu’on fasse demi-tour ?
— Non, non. Tu as mis ton costume anthracite, de toute façon.
Elle plaqua son crâne contre l’appuie-tête et soupira.
— On va l’avoir. On va coincer ce tueur de femmes.
Ils n’éprouvèrent plus le besoin de parler, préférant laisser la tension s’emparer d’eux progressivement. Même après tant d’années, tant d’affaires tordues, cette peur noueuse était toujours là, agrippée à leurs tripes. Elle était nécessaire à leur survie, à leur vigilance. Sharko savait au plus profond de sa carcasse qu’un flic sans cette peur-là était un flic mort.
Les lacets se succédèrent, dangereux, glissants. Le commissaire stoppa au milieu de la route.
— Je n’en peux plus de rouler sur cette patinoire. Vas-y, toi.
Ils échangèrent leur place. Lucie roulait à gauche, côté flanc de montagne, dans les passages les plus délicats, ce qui contraignit Sharko à s’accrocher à son siège.
— Tu conduis encore plus mal que moi !
— Oh, ça va les critiques.
Le relief s’inversa, la descente emporta le véhicule dans sa gueule noire, avant que palpitent, quelque part, les premières lumières de la civilisation. C’était le début d’après-midi, mais ces gens coupés du monde avaient allumé chez eux.
Des ermites, des autochtones vivant loin de tout, songea le commissaire.
Ils roulèrent au pas dans les rues mortes. Pas un passant. Juste deux, trois ombres au bord de timides boutiques. On était loin de l’ambiance des grandes stations de ski à la mode. Les flics passèrent sur un pont puis sortirent de la ville presque aussitôt. Le GPS les emmena le long d’un torrent furieux, gonflé des eaux glaciales de l’hiver. Ils roulèrent encore trois minutes puis, à en croire l’appareil, ils étaient arrivés. Mais, autour d’eux, rien d’autre que des pins, de la neige et la montagne. Sharko désigna un chemin à travers les arbres, assez large pour qu’une voiture puisse s’y engager.
— Là-bas.
— Très bien. On va se la jouer discret.
Lucie éteignit les phares et rangea la 206 sur le bas-côté. Son compagnon enfila son bonnet, sortit son arme et posa pied à terre. Lucie se mit face à lui, l’empêchant de passer.
— Ce soir, on doit faire l’amour. Alors, pas de conneries. D’accord ?
— Tu ne fais plus la gueule ?
— À toi si, mais pas à tes petites bestioles.
Elle s’engagea sur le chemin. Il n’y eut plus que le craquement croûteux de la neige sous leurs pas et les hurlements du vent. Devant eux se dessina une voiture puis de la lumière en arrière-plan. Sharko se dirigea vers la Mégane bleue. Il posa sa main sur le capot.
— Encore chaud. Je crois que c’est lui qui nous a doublés tout à l’heure.
Comme Sharko, Lucie n’avait pas mis ses gants : elle voulait sentir la queue de détente de son Sig Sauer, ce contact direct avec la mort. Le froid l’envahissait progressivement, il lui dévorait les doigts. Des traces de pas se devinaient de la Mégane jusqu’à la maison. Des empreintes larges, immenses. Sa gorge se serra plus encore. En face, la grande bâtisse était en vieille pierre et en bois, le toit ressemblait au chapeau d’un champignon. Tous les volets étaient fermés, mais de la lumière filtrait entre les lattes en bois.
Sharko avançait courbé, serrant les dents à chaque craquement que ses pas provoquaient dans la neige. D’un coup, Lucie et lui se glissèrent derrière les arbres.
La porte d’entrée venait de s’ouvrir.
Les deux flics s’accroupirent dans la neige, cachés derrière un tronc. Une ombre apparut et, de façon aussi brusque qu’inattendue, sauta sur le côté du perron pour disparaître en courant dans les bois. Lucie voulut immédiatement embrayer, mais la violence de son démarrage lui provoqua une puissante brûlure dans les tendons de la cheville. Elle progressa de quelques mètres seulement et dut s’arrêter, frappée de douleur.
Sharko la doubla et se rua dans la neige.
En dix secondes à peine, il n’était plus là.
L’arme au poing, Sharko enjamba les congères, chuta, se redressa et, une fois le chemin traversé, s’enfonça à son tour dans la forêt noire. Instantanément, il sentit ses muscles se gorger de sang, l’oxygène refluer par ses narines. Tout tournait, s’emmêlait dans sa tête. Brièvement, il entraperçut la silhouette courbée, entre les troncs, avant que la visibilité se réduise de nouveau. Elle était à quarante mètres devant lui, peut-être plus. Le froid le cingla davantage, toujours plus piquant. Sharko n’essaya même pas d’ajuster un tir. Trop de palpitations, et ses mains devaient ressembler à des pains de glace de toute façon.
Le flic peinait, sa poitrine s’enflammait déjà, ses chaussettes, dans ses mocassins, étaient trempées. Il maudit sa foutue manie d’enfiler des costumes par tous les temps et chercha le second souffle, accélérant encore la cadence.
Lucie avait vu Sharko droit devant elle, comme avalé par un monstre de glace. Elle s’était redressée et s’en voulait à mort. Elle courait d’habitude plus vite que lui et elle l’avait laissé partir. Elle souffla un grand coup sur ses mains pour les réchauffer, indécise pendant deux ou trois secondes. Que faire ? Elle empoigna son pistolet et tira la culasse, qui résonna dans un claquement sec. Puis réfléchit.
Non, inutile de s’engager dans le bois avec une telle douleur à la cheville. L’espace d’un instant, elle se dit qu’ils auraient dû se présenter ici avec du renfort. Elle sortit son téléphone portable. Malheureusement, à cause de la tempête, il ne captait pas. Ses yeux se braquèrent vers la sinistre demeure. Elle longea les pins et remarqua un petit soupirail, à droite du porche, au ras de la neige, éclairé de l’intérieur. Une fois devant la porte de la maison, elle la poussa brusquement et se plaqua contre le mur extérieur, retenant son souffle. Aucune réaction. Elle osa un, puis deux regards, canon braqué. Personne. Par petites expirations, elle pénétra dans le salon. Pas de coup de feu ni d’attaque : Agonla était probablement seul et l’unique voiture, dans l’allée, le confirmait. Elle balaya la pièce des yeux avec plus d’attention. Le téléviseur était allumé. La cheminée crépitait, des flammes se déployaient, nerveuses. Quelque part sous la toiture le vent sifflait.
Elle s’approcha prudemment, toujours sur le qui-vive. La pièce sentait le renfermé et la viande fumée. Agonla devait être terré ici comme une taupe. Les murs étaient aussi en pierre, jointoyés à l’ancienne. De grosses poutres zébraient le plafond, très haut. Lucie pensa à l’intérieur d’une vieille auberge médiévale. Comme une résonance à sa propre entorse, elle vit une paire de béquilles posées près d’un fauteuil, puis aperçut une autre porte ouverte, rembourrée de l’intérieur avec de l’isolant thermique — ou phonique. Un escalier. Une cave. D’où provenait la lumière du soupirail.
L’envie que tout s’arrête. Voilà ce qui poussait Sharko à puiser dans ses réserves, à s’arracher les poumons jusqu’à plonger son organisme dans le rouge. Le vent crachait de travers, aussi la partie gauche de son visage avait pratiquement gelé. Autour, les arbres se resserraient en une trame maléfique, comme s’ils voulaient l’écraser, l’humilier. Chaque mètre qu’il faisait était identique : des pins hiératiques, de la neige, un relief hostile en trompe-l’œil.
Avec la visibilité réduite, Sharko avait perdu son objectif de vue mais il savait qu’il s’en était rapproché. L’autre semblait courir beaucoup moins vite, courbé, ramassé. Le flic suivait le sillon creusé par les chaussures et les tibias de son prédécesseur. Les amas de neige atteignaient quarante ou cinquante centimètres à certains endroits. Il pensa à sa chevauchée, la nuit précédente, vers les marécages. Comme si, d’un coup, passé et présent se mêlaient. Il se retourna brièvement, incapable de dire où il était. S’il se perdait ici, si la neige recouvrait ses traces, c’était l’affaire de trois ou quatre heures avant qu’il crève de froid. Les montagnes ne pardonnaient pas.
Il continua sa progression, lourd, essoufflé. Il lui fallait Agonla, et vivant, si possible. Dans cette monotonie abjecte, il y eut alors une variation, un sursaut acoustique pareil à une note échappée d’une partition. Le flic tendit l’oreille : quelque part, de l’eau s’écoulait. Il pensa alors au torrent. C’était droit devant lui. Dans un sursaut de volonté, il parvint à accroître de nouveau la cadence de ses pas.
Barré par le serpent d’eau, son gibier allait être pris au piège.
Le corps lui apparut soudain, démantibulé comme un pantin, en bas des marches. Lucie tenait son flingue à deux mains, les yeux écarquillés.
Elle braquait Philippe Agonla. Ou ce qu’il en restait.
Il était immobile, les yeux ouverts vers le plafond, ses grosses lunettes à culs de bouteille écrasées en travers de sa figure. Quelque chose de sombre et visqueux coulait à l’arrière de son crâne. La flic descendit prudemment, prête à ouvrir le feu au moindre geste. Mais Agonla n’était plus de ce monde. La bouche serrée, elle posa deux doigts sur sa gorge. Pas de pouls.
Elle se redressa, abasourdie. Si Agonla était ici, raide mort, qui Sharko poursuivait-il ?
Elle observa sur le côté. La tête avait dû percuter le mur latéral, en témoignaient les marques de sang frais. Quelqu’un avait-il poussé Agonla dans l’escalier ?
Soudain, la porte de la cave claqua derrière elle. Lucie crut que son cœur allait exploser. Elle remonta en quatrième vitesse, persuadée qu’on l’avait enfermée. Elle l’ouvrit nerveusement.
Personne.
La porte d’entrée, en arrière-plan, se mit à osciller frénétiquement et finit par se refermer violemment, elle aussi.
Un courant d’air…
Lucie dut s’asseoir deux secondes, tant sa poitrine lui faisait mal. Elle essaya de retrouver ses esprits, pas le moment de flancher. Elle lança un regard vers le cadavre, écrasé dans le virage de marches. L’étrange luminosité de l’éclairage creusait des ombres inquiétantes sur ce visage fixe, disgracieux, aux yeux globuleux et noirs.
En boitant, Lucie sortit de la maison et appela Sharko. Ses cris lui parurent bien dérisoires, le vent dévorait, cisaillait, bâillonnait. Elle se planta dans le froid, chercha les traces de pas, en vain. Elle hurla, encore et encore, et n’obtint pour seule réponse que le rire sournois du grand vide.
Les eaux glaciales et impétueuses du torrent se dessinèrent enfin derrière les rafales de flocons. Sharko allait crever d’essoufflement. Ses yeux voyaient trouble. Certains troncs se dédoublaient, les creux et les bosses oscillaient, grossissaient, rapetissaient. Il braquait son arme partout, au moindre craquement. Du bras, il chassa la neige collée à sa joue et à son front. Son bonnet était resté accroché à une branche, quelque part, et ses cheveux étaient trempés. Ses pas pesaient des tonnes, ses pieds lui faisaient mal. Où était sa cible ?
Sharko plissa les yeux. Le sillon d’empreintes fonçait droit vers la rive surélevée de la rivière. Était-il possible que l’homme ait sauté là-dedans et qu’il ait traversé ? Les eaux étaient grises, bouillonnantes et semblaient profondes. Droit devant, de gros rochers en déchiraient la surface, provoquant des remous puissants qui dévoraient les flocons. Le courant était fort, bien trop fort pour espérer traverser sans se faire emporter.
Et pourtant, le sillon…
Le flic s’approcha encore, interloqué, les yeux rivés sur l’autre berge. Au moment où son pied se plantait au bord de la rive, une ombre, jaillie du dessous, se détendit et le tira violemment par le col de son caban. Sharko eut le temps de se dire Merde ! avant que son flingue lui échappe des mains, que son corps bascule dans le vide et tombe dans les flots enragés du torrent.
La seconde d’après, l’homme se releva du renfoncement dans lequel il s’était caché puis regarda le flic se faire emporter par les rapides, ses mains cherchant à agripper l’air, dans une eau qui ne devait pas dépasser les 5 °C.
Le visage de Sharko disparut sous la surface et ne réapparut plus.
Ensuite seulement, l’homme se mit à courir vers la forêt.
Lucie essaya de nouveau son portable.
— C’est pas vrai ! Temps de merde ! Région de merde !
Inquiète, elle scruta les alentours. Où était Franck ? Pourquoi n’était-il toujours pas revenu ? Elle leva les yeux et aperçut un câble téléphonique. Elle retourna à l’intérieur et dénicha le téléphone, dans un coin, à gauche de la cheminée. Elle décrocha. Tonalité. Une bonne vieille ligne fixe. Numéro 17. Un gendarme au bout de la ligne. Tant bien que mal, Lucie expliqua la situation : le cadavre de Philippe Agonla, découvert chez lui, probablement assassiné. La fuite d’un homme dans les bois. Il fallait du renfort, et vite. Elle donna l’adresse, remonta les pans de son manteau et descendit dans l’allée enneigée, l’arme au poing.
Elle imagina un instant le drame — Franck, blessé quelque part dans cette forêt, se traînant dans la poudreuse — puis se ressaisit : il avait déjà traversé bien pire et s’en était sorti chaque fois. Pourquoi faudrait-il que cela cesse aujourd’hui ? Et puis, il était armé.
Pourtant, face aux ténèbres, à cette grande forêt muette, l’angoisse monta, d’un coup, et une autre intuition — vraiment mauvaise, cette fois — l’étrangla. Elle se dirigea vers l’extrémité de l’allée, le visage tout rouge et les larmes au bord des yeux. Le prénom de l’homme qu’elle aimait s’échappa de sa bouche dans un cri douloureux.
— Franck !
Seul le silence.
Elle rebroussa chemin, plongea des poignées de neige à l’intérieur de sa chaussette droite, histoire d’atténuer la douleur de ses tendons, et disparut à son tour dans les bois, sans cesser de crier.
Elle savait, cette fois, qu’il était arrivé quelque chose de grave.
Parce que, de la Mégane bleue de l’assassin d’Agonla, ne restaient plus que les traces de pneus.