Lucie était recroquevillée près de la cheminée, les mains serrées autour d’un café chaud.
Étreinte par le silence et la mort.
Les yeux rivés vers la fenêtre où sévissait encore la tempête, elle était trempée et elle tremblait, incapable de se réchauffer. Il faisait presque nuit dehors, un vent terrible hululait dans les interstices de la vieille baraque. La nature était furieuse, et elle avait décidé de ne pas pardonner, cette fois.
Sharko, mort.
Non, Lucie ne pouvait s’y résigner.
Un grand homme moustachu, qui semblait fort comme dix bœufs, s’approcha avec des couvertures de survie. Il tenait un talkie-walkie dans la main.
— Mettez-vous en sous-vêtements et couvrez-vous de ces couvertures, ou vous allez nous faire une pneumonie. C’était du suicide d’essayer de traverser ce torrent. Imaginez qu’on soit arrivés cinq minutes plus tard.
Presque inerte, Lucie fixa le gendarme dans les yeux. « Capitaine Bertin », indiquait une bande sur sa parka bleu et blanc. La bonne quarantaine, une gueule carrée de montagnard.
— Combien… Combien d’hommes le long du torrent ?
— Trois pour le moment.
— C’est trop peu. Il en faut encore.
Bertin ne parvenait plus à cacher son embarras. Son regard fuyait.
— Avec les deux hommes ici et moi-même, c’est tout ce qu’on a. On attend du renfort de Chambéry. Malheureusement, avec les conditions météo, ils vont mettre du temps à arriver, et l’hélicoptère ne décollera pas.
Lucie détestait la façon dont il avait prononcé cette dernière phrase. À l’écouter, c’était comme si tout était déjà fichu, terminé. Elle n’en pouvait plus d’attendre et, pourtant, il n’y avait que cela à faire. Chaque seconde qui s’écoulait était comme une marche supplémentaire vers la mort. Depuis combien de temps Sharko avait-il disparu ? Trente, quarante minutes ? Lucie avait retrouvé son bonnet accroché à une branche, proche du torrent. Il était tombé dans cette eau glaciale, elle en était presque sûre. Combien de minutes pouvait-on survivre à de telles températures ? Sharko était bon nageur, mais le cours d’eau était puissant, impitoyable. S’il n’avait pas succombé à un choc thermique, alors ses muscles avaient dû s’engourdir instantanément et…
Elle observa les flammes, pensive, et se dit que tout ne pouvait pas se terminer de cette façon. Sharko était un costaud, un increvable, bâti dans ce matériau qui fait les vieux flics. Elle s’en voulait tant de leurs querelles récentes, tellement puériles et infondées. Elle revoyait ses sourires. Elle se rappelait leur rencontre en face de la gare du Nord, deux ans plus tôt, elle avec son Perrier, lui avec sa bière blanche et sa tranche de citron. Brièvement, elle plissa les paupières, les mains sur le nez.
Un flash : Sharko, gisant sur la berge, le visage tuméfié, les membres bleus. Elle happa soudain l’air, avec l’impression d’étouffer.
Une voix, dans son dos.
— Vous devriez venir voir.
Elle provenait d’un homme — un jeune, peut-être vingt-cinq ans — qui remontait de la cave. Lorsque Lucie tourna la tête vers lui, elle eut l’impression qu’il avait croisé le diable en personne.
Toute tremblante, elle ôta rapidement son pull, son tee-shirt, posa la couverture de survie sur ses épaules et descendit également à la cave, les mâchoires serrées. Elle avait envie de crier, de hurler le prénom de Franck, elle voulait qu’il revienne tout de suite et la prenne dans ses bras. En bas, personne n’avait touché au cadavre d’Agonla. Elle l’enjamba comme ses trois prédécesseurs, bifurqua dans l’escalier et finit par fouler le béton froid et gris du sous-sol.
Le plafond était voûté, en pierre de taille, et les murs semblaient creusés dans la montagne. Dans les coins traînaient du matériel de jardin, des skis, du bois entassé.
— Quelqu’un a fouillé ici récemment, c’est sûr, fit le jeune gendarme. Avec Gaétan, on n’a touché à rien.
Certes ils ne touchaient à rien, mais foulaient les lieux d’un crime avec leurs grosses bottes trempées. Lucie n’avait pas la force de réagir, elle s’en fichait. Sharko — son visage, ses iris noirs, la chaleur de son corps contre le sien — occupait chacune de ses pensées. Elle les suivit, mécaniquement, roulant les yeux et dans un état second.
Tout semblait avoir été retourné. De grandes bâches bleues, qui devaient couvrir les vieux meubles branlants et bourrés de toiles d’araignées, étaient tirées au sol. Dans un coin, à même le béton, il y avait des dizaines et des dizaines de petits squelettes d’animaux, sans doute ceux de souris. Sur une paillasse carrelée, au fond, coulaient encore des liquides colorés. Des tubes et des pipettes avaient été balayés d’un mouvement de bras. Des réchauds, des cages, des jerricanes, des tuyaux jonchaient le sol. On avait fouillé dans les compartiments, les recoins.
Lucie aperçut le soupirail grillagé, dans le mur, qui donnait sur le chemin. Le fuyard avait dû entendre leurs voix et voir leurs ombres, lorsqu’elle et Sharko étaient arrivés. Il avait dû remonter à toute vitesse et se mettre à courir dans les bois, à peine sorti de la maison.
— Attention aux produits, ça pique au nez.
Lucie s’en balançait, elle voulait crever s’il était arrivé malheur à Franck. Elle prit garde à ne pas marcher dans les composés chimiques qui se mélangeaient et fumaient. Les flacons brisés étaient poussiéreux, comme abandonnés. Elle passa sous une arche et arriva dans une autre pièce, plus petite, plus intime, pareille à une crypte. Plafond bas, écrasant. Une ampoule rouge arrosait d’une lumière froide une grande baignoire en fonte, large et profonde. Poussiéreuse, elle aussi, sans tuyau ni aucun moyen de faire couler de l’eau. Dans un coin, deux grosses bouteilles pareilles à celles des plongeurs étaient renversées, ainsi qu’un masque à gaz avec ses deux ronds en verre, semblables à des yeux de mouche.
Autour d’elle, des odeurs montaient. Lucie glissa son nez dans son blouson, releva les yeux et vit deux congélateurs, dont l’un était énorme. Du regard, elle suivit les deux câbles électriques qui partaient de sous son coffrage argenté. L’un était relié à une prise électrique, et l’autre à un groupe électrogène.
— En cas de panne électrique, dit un gendarme. Il ne voulait pas que le congélateur s’arrête de tourner.
Malgré les odeurs chimiques toujours plus fortes, ils s’approchèrent. Les voix résonnaient aux oreilles de Lucie, mais elle les écoutait à peine. Tout semblait disloqué, sans importance.
Franck…
— Le plus petit congélateur est rempli de blocs de glaces, à ras bord, fit une voix. J’en ai sué pour décoller le couvercle, ça a givré de partout. Et pour le second… Allez-y, capitaine, jetez un œil. Mais accrochez-vous.
Lorsqu’il ouvrit le second congélateur, Bertin eut un mouvement de recul qui lui fit lâcher le lourd couvercle. Lucie avait eu le temps de voir. Titubante, elle se plaqua contre le mur crasseux.
— C’est effroyable, fit le capitaine de gendarmerie. Il y en a combien là-dedans ?
Il se recula, une main sur le crâne, fixant ses deux subordonnés. De toute évidence, il était dépassé par la situation.
— OK, OK… Bon, on remonte, on ne touche plus à rien et on attend les renforts.
Un bruissement, dans son talkie-walkie. Le crachat infâme de ce qui ressemblait à une voix. Très vite, Bertin fonça à l’étage supérieur, talonné par Lucie. Il se dirigea vers l’entrée pour essayer de mieux capter.
— Ici Bertin. À vous.
— Ici Desailly… Nous… long… torrent…
Ça grésillait, les mots arrivaient hachés, à peine audibles. Bertin se tourna vers Lucie, le regard noir. La voix continuait à diluer ses syllabes incompréhensibles :
— … sur… ouvé un corps…
— Un corps ? Vous avez retrouvé un corps, vous dites ?
— Oui… aval… la berge… du pont…
À demi hystérique, Lucie lui arracha le talkie-walkie des mains :
— Vivant ! Dites-moi qu’il est vivant !
Un silence. Le crissement insupportable des ondes, mêlé aux sifflements du vent. La flic allait, venait, indifférente au froid et à la douleur à présent. Les larmes avaient envahi ses yeux, elle sentait qu’elle pouvait chanceler, d’un instant à l’autre.
On ne pourrait que lui annoncer un malheur. Ce qu’elle avait déjà vécu dans sa vie prouvait qu’il n’y avait aucune limite à l’horreur.
Puis la voix terriblement faible et lointaine, qui semblait jaillie d’outre-tombe :
— On… cœur… faible… pouls… On a un pouls !
La nuit était tombée.
Épuisée, à bout de nerfs, Lucie se tenait, avec un médecin, dans l’une des chambres du service de réanimation des Adrets, à Chambéry. Par la fenêtre, les grosses rafales avaient cessé, mais il neigeait toujours autant. Toute la ville semblait coupée du reste de l’humanité.
— Il n’est vraiment pas passé loin, fit le médecin. Si les secours étaient intervenus un quart d’heure plus tard, il est fort probable que, dans le meilleur des cas, on lui aurait ouvert la poitrine pour une CEC.
— Une…
— Circulation extracorporelle, pardon, qui aurait eu pour but de réchauffer le sang progressivement. Une cardioplégie chaude, en quelque sorte. Dans son état, il était aussi fragile qu’une poupée de porcelaine. Mais nos secouristes ont l’habitude des hypothermies, ils ont su éviter de le réchauffer trop rapidement.
Face à elle, Sharko dormait, le visage serein. Il était branché à un tas d’appareils qui diffusaient des bips rassurants.
— Donc, il sera vite rétabli, murmura-t-elle.
— Il revient de loin, laissez-lui le temps de se reposer. Il risque de dormir jusqu’à demain matin. Il a beaucoup nagé, s’est débattu comme un diable pour regagner la berge et s’y hisser. Son corps est resté une heure en enfer et on ne revient pas de l’enfer aussi facilement, croyez-moi.
— Je sais.
Il s’éloigna et ajouta, juste avant de sortir :
— Pour votre cheville, n’oubliez pas de changer les bandes Elastoplast tous les deux jours. Et évitez de trop courir.
— Ma cheville, c’est du détail.
Il disparut dans le couloir. Lucie s’assit doucement sur le lit. Quelle ironie du sort de se retrouver dans l’hôpital qui les avait menés à Philippe Agonla. Elle serra la main de son compagnon — cette main qu’elle avait palpée alors qu’on l’embarquait dans l’ambulance, une main qui avait été glaciale comme la mort.
Il s’était battu pour vivre.
Il s’était battu pour elle.
Elle se pencha vers son oreille, essuyant une larme de la manche de son pull-over.
— Toi, une poupée de porcelaine ? Ils me font rire. On ne se débarrasse pas d’un Sharko comme ça. Le seul truc, maintenant, c’est que ton costume anthracite est fichu.
Elle essayait de se rassurer de cette façon, mais la peur de se retrouver seule lui nouait les tripes. Elle lui caressa la joue et resta à ses côtés longtemps, n’osant imaginer ce qu’elle aurait fait sans sa présence forte et réconfortante.
— Tu es revenu dans ce monde qui te fait si peur, murmura-t-elle. Tu as beau me répéter sans cesse le contraire, quelque part, ça prouve que tu y crois encore. Je sais que tu y crois encore.
Elle resta longtemps sans bouger, simplement à le regarder.
Plus tard, un gendarme qu’elle n’avait jamais vu l’invita à venir discuter dans le hall. Il s’appelait Pierre Chanteloup et dirigeait la section de recherche de Chambéry — l’équivalent de la police criminelle, mais côté gendarmerie. Il proposa de lui payer un chocolat chaud.
Alors qu’il attendait que les gobelets se remplissent, Lucie en profita pour écouter les messages sur son portable : Nicolas Bellanger s’inquiétait de leur absence de nouvelles, il avait essayé de joindre Sharko, sans succès — et pour cause : son téléphone devait reposer quelque part au fond de l’eau, de même que son arme de service. Lucie soupira. Il allait falloir lui expliquer tout ce cafouillage, et vite.
Le gendarme lui tendit sa boisson brûlante.
— Comment va votre collègue ?
— Il va s’en sortir, c’est un costaud. Merci pour le verre.
Il hocha brièvement le menton en guise de réponse. Pas le genre à s’étaler en banalités. Il portait un blouson en cuir style aviateur, avec le col blanc en laine, et des bottes qui ressemblaient à des rangers. Il n’avait pas quarante ans. Les deux officiers dénichèrent un endroit calme pour discuter. Avec ce qui tombait dehors, Lucie avait l’impression d’être au milieu de nulle part, pareille à ces scientifiques isolés sur leur base polaire.
— Voilà cinq bonnes heures qu’on essaie de comprendre ce qui s’est passé, là-bas, chez Philippe Agonla, fit Chanteloup. Les gendarmes de Rumilly ont tout salopé, bonjour la recherche d’indices.
— Je crois que personne ne s’attendait à découvrir ça.
— Ouais… Vous êtes OPJ, la Criminelle en plus, vous êtes censée avoir l’habitude, non ? Vous auriez pu contrôler la situation.
Lucie sentit immédiatement que ce type n’allait pas lui plaire. Elle prit un ton de voix ferme, histoire qu’il comprenne à qui il avait affaire :
— Mon collègue avait disparu dans un torrent glacé, on l’a arraché de justesse à la mort. La situation était un peu atypique, vous ne croyez pas ?
Il la fixa d’un air impassible.
— Vous avez des infos pour moi, je présume.
— Quelques-unes, oui, répliqua Lucie. C’est peu de le dire.
Le gendarme sortit une feuille remplie de notes. Ses yeux étaient froids et bleus comme les parois d’une crevasse. Il se racla la gorge.
— Si on reprend dans l’ordre, vous avez expliqué aux gendarmes de Rumilly que, grosso modo, Agonla avait assassiné un journaliste parisien, un certain… Christophe Gamblin, c’est bien ça ? Et ce serait ce qui vous a amenée chez lui ?
Lucie acquiesça. Elle lui relata la façon dont les équipes parisiennes étaient remontées jusqu’à Philippe Agonla, sans rien occulter : les articles de journaux, l’interrogatoire des survivantes, le sulfure d’hydrogène, la blanchisserie… Le gendarme écoutait avec attention, tout en gardant un air de roc. Il agita finalement la bouche de droite à gauche.
— Ce que vous me racontez là me pose un sérieux problème.
— Du genre ?
— Aux dernières nouvelles, Agonla a eu un accident de la route en 2004. Il a la jambe gauche foutue et ne se déplace plus sans ses béquilles. Il n’a plus de voiture depuis longtemps, ni aucun autre moyen de locomotion, d’ailleurs. Le seul endroit où il est capable d’aller, c’est à l’épicerie du coin. Donc, expliquez-moi comment il aurait pu faire six cents bornes pour assassiner votre journaliste.
Lucie avala avec difficulté une gorgée de chocolat, stupéfaite, consciente des implications d’une telle révélation. Sharko et elle avaient-ils traqué un tueur qui n’avait rien à voir avec la mort de Christophe Gamblin ? Avaient-ils suivi une fausse piste, sur laquelle le journaliste avait simplement enquêté par ambition personnelle, parce que son métier, c’étaient les faits divers ? Plus que jamais, la flic se sentit perdue, désarçonnée.
Pierre Chanteloup poursuivit :
— Pour le côté tueur en série, par contre, je veux bien vous croire. On a retrouvé trois cadavres de femmes dans le gros congélateur. Elles étaient complètement nues et semblaient… endormies. Sous ces corps superposés, il y avait, dans des sachets, sept photos d’identité, sept photocopies de permis de conduire et sept clés.
— Il a dû se procurer tout cela alors que les victimes étaient à l’hôpital. Les copies des permis sont un moyen simple d’obtenir leur adresse.
Chanteloup fixait Lucie de ses yeux profonds, et lui tendit une photocopie couleur. Les photos d’identité avaient été placées côte à côte, et scannées ensuite. Des femmes brunes, regards clairs, toutes jeunes d’apparence. Tant de vies arrachées, songea Lucie. Un prénom et un nom étaient inscrits sous chacune d’elles.
— Vos quatre victimes des lacs sont bien là, fit Chanteloup. Véronique Parmentier et Hélène Leroy, décédées, ainsi que Lise Lambert et Amandine Perloix, revenues de l’au-delà après une sévère hypothermie. Ça s’est passé de 2001 à 2004. Quant aux trois femmes du congélateur, elles sont issues des régions PACA et Rhône-Alpes, elles aussi. Elles ont toutes disparu entre 2002 et 2003, sans laisser la moindre trace.
Disparues, mais jamais retrouvées, songea Lucie. Ça explique que le lien avec les victimes des lacs n’ait pas été fait.
— Disparues avant l’accident d’Agonla, fit la flic. Mince. Ça veut dire…
— … Que ça fait presque dix ans qu’elles sont enfermées dans sa cave, congelées comme des paquets de viande.
Lucie regarda un brancard passer, pensive. Elle essayait de reconstituer la trajectoire d’Agonla, sa folie. Si certains éléments se précisaient, elle ne parvenait toujours pas à lire dans les angles morts, à comprendre les motivations profondes du tueur en série. Dans tous les cas, il avait enlevé et tué bien plus qu’elle ne le pensait, sans que jamais personne ne s’aperçoive de rien. Un pur produit du mal, qui avait agi en toute tranquillité au fond de ses montagnes.
La flic revint dans leur conversation.
— On sait comment ces femmes enfermées dans le congélateur sont mortes ?
— Pas encore. Les deux premiers corps sont propres, comme… immaculés. Pas de coups, de blessures, de sévices, d’après l’examen externe. Quant au troisième, celui du dessus qui est, on le suppose, le dernier cadavre de la série, il a une marque caractéristique de strangulation, réalisée avec un filin, ou quelque chose dans le genre.
— Pourquoi aurait-il étranglé celle-là et pas les autres ?
— Je l’ignore. Côté pratique, à la cave, on a trouvé un défibrillateur, un stéthoscope et des produits médicaux, comme de l’adrénaline ou de l’héparine. On a demandé les autopsies en urgence.
Il soupira. Ce type était un véritable colosse, mais il paraissait complètement déstabilisé.
— De l’urgence, répéta-t-il, sur des victimes mortes depuis si longtemps. C’est irréel.
— Concernant Agonla, qu’est-ce que vous avez pour le moment ?
— Pas de casier. Tous ceux du village le connaissent, mes gars ont déjà récupéré quelques informations au café du coin. Il n’a jamais quitté la maison familiale. Il y a une histoire d’enfant battu là-dedans, semble-t-il. Pour résumer, disons que son père, alcoolique, a foutu le camp à ses dix ans, sa mère est morte d’une tumeur quand il avait vingt-cinq ans. Un cancer incurable, pendant lequel il a vu celle qui le protégeait dépérir chaque jour un peu plus.
— Une longue descente aux enfers. Et l’impuissance.
— En effet. Agonla en a énormément souffert et a tenté de se suicider. Il a été suivi pour dépression profonde et troubles psychiatriques à l’HP de Rumilly, là où il travaillait comme agent d’entretien. D’employé, il est devenu patient. Ce type avait tout pour devenir une bombe en puissance. Un magnifique cas d’école pour les étudiants en psycho-criminologie.
Lucie songeait à ce trou d’un an et demi, dans le CV d’Agonla. Une tentative de suicide, un séjour à l’hôpital psychiatrique… Nul doute que son incapacité — et celle de la médecine en général — à guérir sa mère avait dû être l’un des déclencheurs de sa folie meurtrière.
La flic soupira puis écrasa son gobelet dans sa main, furieuse. Agonla ne leur expliquerait jamais ses motivations. De fil en aiguille, elle pensa à la Mégane bleue, rangée dans le chemin enneigé. Lucie l’avait eue sous les yeux et elle n’avait même pas eu la présence d’esprit de regarder son immatriculation, persuadée que le véhicule appartenait à Agonla.
— Philippe Agonla n’est peut-être pas l’homme que je recherche, dit-elle finalement, mais je suis certaine qu’il est une clé. Une clé qui ouvre sur une affaire plus vaste, en relation avec mon journaliste assassiné.
Elle se mit à aller et venir, main au menton. Avec le strap qui lui maintenait solidement la cheville, elle ne boitait presque plus.
— Quelqu’un l’a poussé et tué. Un individu pressé, qui nous a doublés dans la montagne. Comme si… il remontait la piste en même temps que nous.
— Quelqu’un de la maison, vous voulez dire ?
— Non, non, je ne crois pas. Christophe Gamblin avait été torturé, puis enfermé dans un congélateur. Ces actes n’étaient peut-être pas purement sadiques, ils étaient sans doute un moyen de lui faire avouer ce qu’il avait découvert. Quand on voit son propre corps se congeler, je crois qu’on lâche tout ce qu’on sait. Et, de ce fait, Christophe Gamblin a mis son assassin sur la piste de Philippe Agonla. Le tueur débarque ici, dans vos montagnes, et il agit. Certes, il a éliminé Agonla, mais je suis persuadée qu’il cherchait avant tout quelque chose de bien précis dans la maison du tueur en série. La cave était retournée.
Le gendarme prit le temps de la réflexion.
— Peut-être, peut-être pas. Désormais, cette affaire, ce meurtre — s’il y a effectivement eu meurtre sur la personne d’Agonla — sont de mon ressort. Autrement dit, nous prenons cette partie de l’enquête en main.
— Vous…
— Vous allez me fournir tous les contacts nécessaires. Il nous faudra aussi vos dépositions. Vous passerez lundi matin à la gendarmerie.
Lucie détestait le ton hautain et directif qu’il prenait. Elle se fichait de ces histoires de territoires ou de guerres internes. Un malade avait assassiné Christophe Gamblin et, surtout, failli tuer Franck. Elle n’allait pas le lâcher aussi facilement.
— Vous avez fouillé la cave ?
— Dans les jours à venir, l’ensemble de la propriété va être passé au crible, du sous-sol au jardin. On doit savoir s’il y en a eu d’autres, et on ira jusqu’à défoncer les murs s’il le faut. Mais vous vous doutez bien que cela va prendre du temps. Je n’ai jamais vu un merdier pareil. La presse va faire ses choux gras de cette affaire.
Lucie ne l’écoutait plus qu’à moitié. Elle pensait à ces produits chimiques renversés, ces bâches soulevées, ce bois déplacé : l’homme à la Mégane cherchait quelque chose de plus petit que des corps. Le tueur — un tueur de tueur en série — avait peut-être essayé d’emmener Agonla de force à la cave. Et ce dernier, impotent d’une jambe, s’était rompu le cou dans l’escalier, avant même de révéler l’endroit de sa planque.
La flic se plaça en face du gendarme qui la dépassait d’une tête.
— Les TIC[8] ont fini leurs relevés ?
— Oui, en attendant les grosses fouilles qui reprendront dès les premières lueurs.
— Vous me donnez l’autorisation de retourner à la cave ?
— Vous plaisantez, là ? Et qu’est-ce que vous voulez faire là-bas ?
— Juste jeter un œil.
— C’est inutile. Je vous ai dit que nous prenions l’affaire en main.
Il sortit un carnet, l’air condescendant, et pointa la mine de son stylo sur une feuille.
— Les coordonnées de votre supérieur, s’il vous plaît.
Le musculeux Pascal Robillard piocha des fruits secs dans un Tupperware, l’œil rivé sur son écran d’ordinateur.
Samedi soir, 19 heures.
Les bureaux de la Crim’ étaient presque tous vides, hormis ceux des permanents. Depuis quelques heures, le lieutenant de police essayait de reconstituer le voyage réalisé par Valérie Duprès à travers le monde. Seul dans l’open space, il menait à présent des recherches sur Internet concernant les villes étrangères dans lesquelles la journaliste d’investigation avait laissé des traces informatiques.
Ça avait commencé environ huit mois plus tôt. 14 avril 2011, atterrissage à Lima, au Pérou. Le même jour, il repéra un mouvement bancaire dans une société de location de voitures, Europcar, et un autre dans un hôtel — Hostal Altura Sac, à La Oroya —, réglé le 3 mai, avant un retour pour Orly le 4.
La Oroya… Une ville de trente-trois mille habitants, située à cent soixante-dix kilomètres de Lima. Une cité minière des Andes péruviennes, où l’on extrayait du cuivre, du plomb et du zinc. Les photos que restitua Google n’avaient rien de bien réjouissant : usines glauques en tôle verdâtre, hautes cheminées crachant des fumées denses, cernées des parois abruptes et vertigineuses de la cordillère des Andes. C’était une espèce d’endroit maudit, volontairement coupé du monde, où la grisaille des visages se confondait avec la poussière et la roche déchirée. Qu’est-ce que Valérie Duprès était allée faire dans ce trou pendant près de trois semaines ?
Le lieutenant Robillard creusa un peu et dénicha très rapidement des informations intéressantes. Le site d’une ONG, le Blacksmith Institute, dénonçait la firme américaine Doe Run Company, principal exploitant des fonderies de minerais, concernant les rejets de fumées toxiques. Les taux mesurés dans l’air indiquaient des quantités d’arsenic, de cadmium ou de plomb jusqu’à cinquante fois supérieures au seuil acceptable pour la santé. Autour du site, absence totale de végétation rongée par les pluies acides, rivières polluées par les substances toxiques — dioxyde de soufre, oxyde d’azote… — et, surtout, santé des habitants mise en péril.
Cette ville planquée au milieu des montagnes ressemblait à l’enfer sur Terre. L’hôtel où avait séjourné Duprès n’était certainement pas dédié au tourisme, mais devait être destiné à loger les cadres, les ingénieurs, les contremaîtres en déplacement.
Le flic se plongea dans les arcanes du site Internet et découvrit une information qui l’interpella. La ville détenait, au niveau mondial, le record absolu de saturnisme : le sang de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des enfants était contaminé par le plomb. Les conséquences d’une telle maladie étaient atroces. Retard de développement mental, stérilité, hypertension, cancers, dysfonctionnement des reins…
Robillard se recula sur son siège, stupéfait. Il se rappelait les propos de Sharko : le petit blond de l’hôpital, faible, arythmique, malade, présentait lui aussi des problèmes de tension et des soucis aux reins. Ce môme n’avait rien d’un Péruvien, mais Robillard nota de demander au médecin des renseignements plus précis sur les analyses sanguines, notamment concernant la présence éventuelle de plomb.
Il but de l’eau minérale et s’attaqua à la deuxième destination.
La Chine, en juin 2011. Encore une fois, les relevés bancaires, les factures, les photocopies de réservations d’avions étaient très explicites : atterrissage à Pékin, location de voiture, puis direction Linfen, à sept cents kilomètres de la capitale, où la journaliste semblait avoir passé la majeure partie de son temps. Robillard ne tarda pas à faire un rapprochement entre la ville chinoise et le cloaque péruvien. Linfen — ancienne capitale chinoise sous le règne du roi Xiang — était située au sud de la province minière du Shanxi, où l’on exploitait un tiers des réserves de charbon du pays.
Les photos que le flic consulta étaient effroyables. Citadins masqués, brume permanente due à la pollution au dioxyde de carbone, industries sidérurgiques et chimiques à perte de vue, avec des bâtiments aux allures de monstres centenaires, qui crachaient du noir, du rouge, du jaune. Certains écologistes considéraient Linfen comme la ville la plus polluée du monde. Des sources sérieuses, semblait-il, parlaient de plus de la moitié des réserves d’eau non potable, d’infections respiratoires, de poussières de houille dans les poumons et de conditions sanitaires catastrophiques. Plus de trois millions de personnes dont la santé et celle de leurs futurs enfants étaient en péril. Quant aux mines de charbon… légales ou pas, elles avalaient régulièrement des vies humaines.
Robillard prit quelques notes, tandis que les sujets possibles du livre de Valérie Duprès se dessinaient lentement dans son esprit. Pollution, industries, conséquences sur la santé…
Tout en essayant de dresser des liens avec les découvertes de Christophe Gamblin, il s’attaqua alors à l’avant-dernière destination, Richland, dans l’État de Washington. Atterrissage et décollage à l’aéroport Tri-Cities, hôtel Clarion, dix jours sur place, du 14 au 24 septembre 2011… Les recherches Internet — Google, Wikipedia — lui parlèrent immédiatement : Richland était surnommée « Atomic City », la ville du champignon. La petite agglomération avait été bâtie à proximité du complexe de Hanford, berceau de l’industrie nucléaire américaine, là où fut fabriquée Fat Man, la bombe au plutonium larguée sur Nagasaki. La région sinistrée était considérée comme l’une des plus polluées de la planète, notamment à cause des milliers de tonnes de déchets radioactifs disséminés dans le sol et les eaux. D’ailleurs, Robillard fit rapidement le lien avec la dernière destination de la journaliste, Albuquerque, au Nouveau-Mexique. La ville était située à moins de cent kilomètres de Los Alamos, cocon du projet Manhattan, mené à partir de la Seconde Guerre mondiale. L’objectif de ce projet top secret était de percer les mystères de la fission nucléaire. D’après les photos, dans les déserts environnants, des centaines de panneaux jaune et noir — « Danger, radioactivité » — brillaient sous le soleil au-dessus des collines arides, où gisaient de vieilles voitures et des caravanes rouillées.
Los Alamos et Hanford étaient intimement liées par le nucléaire.
Les objectifs de Valérie Duprès paraissaient désormais clairs pour Robillard : elle enquêtait sur les sites pollués à travers le monde. Hydrocarbures, chimie, charbon, déchets radioactifs, dégâts sur l’organisme… Quel avait été son angle d’attaque exact ? Difficile à savoir. Peut-être avait-elle décidé de faire un état des lieux, de dénoncer, d’alerter. Voire d’attaquer. Sans doute avait-elle dérangé, et s’était, de ce fait, attiré de graves problèmes.
Robillard finit par éteindre son ordinateur, content de ses petites trouvailles.
On ne l’appelait pas le « Limier » pour rien.
Pas de musculation aujourd’hui, il était trop tard. Ses muscles attendraient.
Il préféra rejoindre sa famille, avec la satisfaction d’un travail bien fait.
L’air glacé du dehors se faufilait par le soupirail et se répandait dans le tréfonds des pièces souterraines. Il faisait froid, noir, seules deux ampoules éclairaient ces voûtes de brique qui semblaient se rabattre sur la frêle silhouette féminine.
Lucie avait réussi sans mal à descendre à la cave de l’habitation de Philippe Agonla. Dès que Chanteloup avait quitté l’hôpital, elle avait pris la route dangereuse, retrouvé la maison et baratiné les deux plantons en montrant sa carte d’OPJ. Les problèmes viendraient peut-être plus tard mais, pour l’heure, elle avait atteint son objectif.
Dans cette salle, tout était resté dans le même désordre. Les techniciens de scène de crime s’étaient surtout intéressés aux traces proches du corps d’Agonla, et à celles aux alentours du gros congélateur renfermant son macabre chargement. Seules subsistaient, du tueur en série, des traces de sang sur les murs et les dernières marches en béton.
Lucie s’immobilisa de longues secondes, à deux doigts de remonter et de ficher le camp. C’était peut-être une très mauvaise idée, finalement, de s’aventurer seule dans cet endroit qui puait la mort. Elle ferma les yeux, inspira profondément et s’engouffra dans l’autre salle, la plus petite.
La baignoire en fonte l’attendait au milieu de cette espèce de crypte. L’ampoule rouge, pendue à son long fil, diffusait une mauvaise lumière et empêchait de distinguer correctement les murs de brique, rouges eux aussi. C’était comme si la pièce elle-même saignait. Lucie eut le temps de penser : une ampoule rouge ici, une blanche par là, pourquoi ?
Les mâchoires crispées, elle fixa longuement la baignoire poussiéreuse et appuya ses mains contre l’émail jaunâtre, essayant d’imaginer la scène. Une femme, couchée là-dedans et terrorisée…
Il m’interdit de bouger. Il est à côté, il manipule ses produits chimiques. Le verre des pipettes et des tubes à essais me glace le sang. J’ai froid, j’ai peur, je ne sais pas ce qu’il attend de moi. Va-t-il me violer, me tuer ? D’un coup, il se penche au-dessus de mon corps immobile. Il est fort, hideux, ses yeux sont grossis par les verres de ses lunettes immondes. Je me débats mais en vain. Il m’empêche de bouger et applique un masque à gaz sur mon nez. Je respire une odeur infecte d’œuf pourri.
Lucie se rendit compte qu’elle retenait sa respiration. Elle lorgna rapidement autour d’elle, les sens en alerte. Agonla était mort, deux plantons se tenaient à l’étage, elle ne risquait rien. Elle ramassa le masque à gaz, renifla et grimaça : le caoutchouc avait définitivement gardé l’odeur d’œuf pourri.
Elle se dirigea avec courage vers le plus petit des deux congélateurs, qu’elle ouvrit. Les techniciens avaient vidé la glace, mais Lucie se rappelait que le compartiment avait été plein à ras bord. Pourquoi ? Elle fixa la baignoire et imagina Véronique Parmentier, la toute première victime, couchée là-dedans.
Elle est là, inanimée. Agonla pense l’avoir juste endormie au sulfure d’hydrogène, mais elle est probablement en train d’agoniser, parce que chacun de ses organes s’empoisonne à cause de la concentration trop élevée en gaz. Sa fréquence cardiaque diminue drastiquement. Du point de vue du tueur, elle passe en animation suspendue. Mais, en réalité, elle meurt, empoisonnée…
Elle regarda encore le petit congélateur, les lèvres pincées, et comprit subitement.
— Bon sang, il va la refroidir avec de la glace.
Elle avait parlé tout haut, comme si elle s’adressait à Sharko. Elle fixa les jerricanes vides. Sans aucun doute, ils avaient servi à remplir cette baignoire d’eau de robinet, et toute la glace du congélateur avait certainement été utilisée pour faire chuter la température du liquide. Très vite, le corps de Parmentier avait été pris dans le froid. Sauf que la jeune femme n’était pas en état d’animation suspendue, elle était déjà morte. Philippe Agonla avait dû rapidement s’apercevoir de son échec, lors d’un inutile réchauffement : le cœur n’était jamais reparti. Alors, il avait décidé de se débarrasser du corps et de le larguer dans un lac. Il n’avait pas oublié de la rhabiller, de lui remettre ses chaussures. Tout devait laisser croire à un accident, une noyade due à une imprudence.
La flic sursauta.
— Ça va, lieutenant Henebelle ?
La voix provenait du haut de l’escalier. L’un des plantons.
— Oui, oui, c’est bon. Aucun problème.
Elle entendit la porte grincer et se concentra de nouveau, tout en balayant la pièce sanglante des yeux. Agonla avait laissé un an s’écouler avant de repasser à l’acte. Avait-il eu peur de se faire prendre ? Son échec l’avait-il ébranlé ? Toujours était-il que, en 2002, Hélène Leroy avait subi le même sort. L’enlèvement au domicile grâce au moulage de la clé lors du séjour aux Adrets. L’enfer au fond de cette cave. Puis la mort, à cause d’une concentration encore trop élevée en sulfure d’hydrogène.
Lucie se rendit subitement compte qu’elle avait les mains crispées sur la brique, dans un coin. Elle imaginait la colère, la hargne de Philippe Agonla face à ces échecs. Elle retourna dans la première pièce — celle avec la lumière blanche — et se plaça en face de la paillasse carrelée, où traînait encore du matériel intact. C’était sans doute ici que l’assassin avait réalisé ses dosages. Lucie regarda les petits squelettes de souris, sur la gauche. Elle imagina Agonla se creuser la tête, s’acharner à mélanger ses infâmes composés chimiques et les tester sur des animaux. Elle voyait très bien Agonla en train de palper le cœur arrêté des souris, puis de le sentir battre de nouveau. Le Graal.
Après son nouvel échec sur un humain, il n’avait plus eu la patience d’attendre un an. Il avait gagné en assurance, il fallait que le rythme s’accélère, il fallait qu’il y arrive. Il était repassé à l’attaque dans la foulée, le même hiver. Un nouvel enlèvement, un nouveau plantage. Troisième victime. Mais, ce coup-ci, il n’avait pas pu se permettre de jeter le corps dans un lac. Sans doute avait-il suivi la presse locale et avait-il eu peur que les flics finissent par faire le lien avec les accidents de ski et le séjour aux Adrets des femmes brunes. Alors, le plus simplement du monde, il avait décidé de conserver le corps chez lui, dans un gros congélateur. C’était moins risqué que de l’enterrer ou de le déposer quelque part.
Un corps congelé, puis un deuxième, la folie meurtrière était en marche. Lucie imagina Philippe Agonla, affairé dans cette pièce, en train de serrer un filin autour de la gorge de la troisième et dernière victime du congélateur.
Pourquoi l’avoir tuée de cette façon ? Avait-elle réussi à s’échapper avant d’être rattrapée ? Agonla l’avait-il éliminée de colère ? Qu’est-ce qui avait pu se dérégler dans son rituel ? À moins que…
Lucie lâcha une grande expiration : peut-être que l’expérience d’Agonla avait enfin fonctionné. Après avoir été placée en animation suspendue et plongée dans l’eau glacée de la baignoire, et après l’arrêt de son cœur, la femme, une fois réchauffée, était revenue à la vie.
Lucie se redressa et imagina le volcan dans la tête du tueur. Pour la première fois, il s’était trouvé confronté à une victime revenue de l’au-delà. Des sentiments contradictoires avaient dû se mélanger dans son crâne : une joie immense, évidemment, mais aussi la peur, l’angoisse. Car que faire de son objet d’expérimentation, à présent ? La relâcher ? Hors de question. Peut-être l’avait-il gardée auprès de lui des jours durant, pour l’interroger, lui parler, essayer de comprendre ce qui se cachait de l’autre côté de la frontière.
Finalement, il l’avait étranglée et stockée avec les autres.
Lucie se figea face au soupirail. Dehors, le silence était tel qu’on pouvait deviner le crépitement des flocons sur le sol. Les montagnes étaient là, autour, menaçantes, oppressantes. La flic imagina sans peine la silhouette d’Agonla vaquer à ses macabres occupations, dans cette longue allée, au cœur de la forêt. Ici, pas de témoins, personne pour entendre les cris ni voir les corps transiter entre la camionnette et la maison.
Lucie en revint aux faits. Agonla avait sans doute réussi à provoquer une hibernation contrôlée, à ramener une morte au pays des vivants. Comment s’y était-il pris ? Où avait-il obtenu les informations sur le sulfure d’hydrogène — un gaz hautement toxique — et sur la façon de pratiquer, des années avant les recherches officielles ?
Lucie observa le fouillis autour d’elle. Le type qu’avait poursuivi Sharko cherchait quelque chose. Un objet ? Elle se souvenait parfaitement des propos du professeur Ravanel, le spécialiste en cardioplégie froide : « Votre homme possède probablement de l’outillage qui permet de faire des dosages aussi précis mais aussi des documents, des notes manuscrites pleines de formules qui retracent ses découvertes. »
Des documents… Comme elle, avec son enquête : elle avait au moins son petit carnet. De ce fait, où étaient les notes de Philippe Agonla, les résultats de ses expérimentations ?
Lucie se mit à fouiner méticuleusement, tout en poursuivant son analyse. Après son succès, le tueur avait changé sa méthode. Il avait continué à enlever ses victimes à leur domicile, mais ne les avait plus amenées dans sa cave. Il les avait « gazées » dans sa camionnette — utilisant peut-être le masque et une recharge contenant un dosage extrêmement précis de gaz — pour les jeter directement dans des lacs gelés. Puis il avait appelé les secours au moment où il l’avait souhaité, deux, trois, dix ou peut-être quinze minutes après l’immersion.
Pourquoi contacter le Samu et ne plus les réanimer lui-même ? Pour éviter que les victimes ne voient son visage et qu’il ait ensuite à les tuer ? Parce que le plus important pour lui était non pas de réanimer lui-même les victimes, mais de les savoir revenues à la vie ? De jouir secrètement de son pouvoir divin, tout en laissant la médecine perplexe ?
Jusqu’où serait-il allé sans son accident de la route ? Et que comptait-il faire de ses découvertes ? Continuer à jouer avec les frontières de la mort, allant toujours plus loin ? Personne ne saurait jamais.
Lucie soulevait et déplaçait les objets. Agonla avait conservé des skis, des miroirs, des brosses à cheveux, des tubes de rouge à lèvres, entassés dans des cartons qui avaient été retournés. Elle dénicha une vieille photo à demi déchirée et l’observa à la lueur de l’ampoule. Il s’agissait d’une belle femme aux longs cheveux bruns, aux yeux noisette, qui posait devant la maison. Sa mère, sans doute. Lucie se dit qu’en ramenant ces filles à la vie, c’était peut-être sa propre génitrice qu’Agonla rappelait à lui. Il voulait montrer que lui, vulgaire agent d’entretien, était capable de vaincre les incapacités de la médecine.
Elle chercha encore. Le montagnard avait passé des années à expérimenter, à planifier, à tuer. Ses découvertes devaient être d’une importance primordiale. Il avait dû bien les planquer, à l’abri de l’humidité, dans l’endroit même où il opérait. Plus loin dans la pièce, elle tomba sur le stéthoscope, le défibrillateur, les deux grosses bouteilles de gaz. Elle les secoua, jeta un œil sous la baignoire, les congélateurs, observa l’ampoule, encore. Lumière rouge ici, et blanche dans l’autre pièce. Cette différence de luminosité la titillait, depuis le début. Agonla souhaitait moins éclairer cette pièce, effacer les angles, accroître les effets d’ombre. Ses yeux tombèrent sur les murs qui paraissaient lisses, uniformes.
Elle remarqua alors qu’on ne distinguait pas les joints entre les briques.
Lucie se précipita dans la salle voisine, démonta l’ampoule blanche, retourna dans l’autre pièce et se plaça en équilibre sur les bords de la baignoire. Elle remplaça alors l’ampoule rouge.
La pièce sembla s’illuminer sous un jour nouveau, les ombres disparurent, les joints des briques se dessinèrent plus clairement. Lucie fit le tour de la pièce, une main sur les murs et l’œil attentif. Elle s’arrêta à proximité d’une armoire métallique posée au sol entre des boîtes de conserve éparpillées. Autour de deux briques les joints manquaient. C’était quasiment invisible, et les techniciens avaient très bien pu passer à côté, trop occupés à relever les indices autour des cadavres.
La flic sentit son cœur s’emballer. Elle s’agenouilla, tira délicatement les briques à elle et révéla une cache dans le mur. Ses doigts palpèrent alors une pochette plastifiée.
À l’intérieur, un cahier.
La gorge sèche, Lucie remit d’abord les ampoules en place : la rouge ici, la blanche là-bas. Elle tressaillit quand elle entendit du bruit, dans l’allée. Elle se précipita et aperçut, par le soupirail, l’extrémité rougeoyante d’une cigarette voler dans la nuit. Elle respira calmement, tenta de contrôler son stress. Le froid l’enveloppait, lui mordait le visage, mais elle tint bon et ouvrit le cahier.
Il ressemblait à ceux des écoliers, avec une couverture bleu et blanc. À l’intérieur, il y avait, sur une feuille volante indépendante du cahier et au format plus petit, un dessin qui lui leva le cœur. Il s’agissait d’une espèce d’arbre à six branches, dessiné de façon très triviale. Lucie se rappela la photo sur le téléphone de Sharko, ce tatouage imprimé sur le torse du môme qui avait disparu.
Les dessins étaient identiques.
Sur les pages suivantes — dont la plupart étaient volantes, de format réduit — apparurent des notes manuscrites, brouillonnes, bardées de chiffres, de phrases, de ratures. Des concentrations, des formules chimiques qui se chevauchaient en une soupe incompréhensible. Plus loin, il y eut un changement d’écriture, et toutes les notes, cette fois, étaient rédigées directement sur le cahier. Lucie repéra, d’un rapide coup d’œil, les identités de certaines victimes. Parmentier… Leroy… Lambert… En face, des poids, des calculs, des concentrations en éléments chimiques.
Deux personnes avaient écrit là-dedans : l’une sur des feuilles volantes et l’autre, directement dans les pages de ce cahier.
Il y eut un bruit, dehors. Au moment où Lucie se penchait vers le soupirail, quelque chose tomba d’entre ses mains.
— C’est vous, brigadier Leblanc ?
Une ombre se courba. Lucie vit de la buée pénétrer par l’ouverture.
— Oui, fit la voix. Ça fait un bail que vous êtes là-dedans. Un souci ?
— Non. Ça va. Je remonte bientôt.
Lucie s’accroupit pour ramasser la photo en noir et blanc échappée d’entre les pages. C’était un vieux, un très vieux cliché, qui avait brûlé dans sa partie inférieure. Trois personnes — deux hommes et une femme — étaient assises devant une table, dans une pièce qui paraissait petite et très sombre. Devant eux, il semblait y avoir des feuilles, des stylos. Ils fixaient l’objectif étrangement, d’un air grave.
Lucie plissa les yeux sur le visage de l’homme du milieu. Était-il possible que…
Elle approcha la photo de la lumière.
Visage en forme de poire, cheveux hirsutes, petite moustache poivre et sel : c’était bien Albert Einstein.
Interloquée, Lucie glissa la photo abîmée par le feu dans le cahier et cacha ce dernier sous son blouson. Elle remit les briques dans leur position initiale, vérifia qu’elle n’avait rien dérangé et remonta comme si de rien n’était. Après avoir salué les plantons, elle disparut dans la nuit, avec l’impression que ces notes et cette photo mystérieuse étaient l’arbre qui cachait la forêt.
Direction l’hôpital.
Lucie émergea dans un sursaut.
Elle roula rapidement les yeux pour se rappeler où elle se trouvait : la chambre d’hôpital. Elle se redressa soudain dans son fauteuil. Sharko était derrière elle, debout, et il lui caressait la nuque — ce qui avait provoqué le brusque réveil.
— Dimanche matin, presque 11 heures, sourit-il. J’ai hésité à t’apporter les croissants.
Lucie grimaça, elle était courbaturée et s’était endormie seulement quelques heures plus tôt.
— Franck ! Qu’est-ce que tu fais debout ?
Il tourna sur lui-même, dans son pyjama bleu.
— Pas mal pour un revenant, non ? Le médecin a fait un peu la gueule en me voyant dans les couloirs, mais il m’a tout expliqué. Puis j’ai croisé un gendarme, aussi. Je suis au courant pour la mort d’Agonla, les cadavres dans le congélateur. Il paraît que mes papiers sont dans un sale état, que mon téléphone a disparu, que mon costume anthracite est fichu et…
Elle se plaqua contre son compagnon et le serra fort.
— J’ai eu tellement peur. Si tu savais.
— Je sais.
— Et je regrette notre dispute. Sincèrement.
— Moi aussi. Ça ne doit plus arriver.
Sharko ferma les yeux, tout en continuant à lui caresser le dos. Des sensations horribles lui dressèrent les poils. L’eau glacée, qui lui compresse la poitrine et l’empêche de respirer. Ses membres qui s’engourdissent et l’entraînent au fond. La brûlure atroce dans ses muscles, lorsqu’il s’était hissé sur la berge.
— Je n’ai plus mon arme de service. De toute ma carrière, je ne l’ai jamais perdue, même dans les pires moments. Mais là… Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’il est vraiment temps de raccrocher ?
Lucie l’embrassa. Ils s’échangèrent des caresses et des mots tendres. La pièce était baignée de lumière. Sharko emmena sa compagne à la fenêtre.
— Regarde.
Le paysage était à couper le souffle. Les rayons du soleil étincelaient sur les sommets d’une blancheur éclatante. Partout ne flamboyaient que des couleurs vives, luminescentes. En contrebas, les voitures circulaient au ralenti. Toute cette vie, cette lumière faisaient tellement de bien.
— Ces montagnes ont failli m’ôter la vie, mais je ne peux m’empêcher de les aimer.
— Je les déteste.
Ils se regardèrent bêtement, et partirent dans un fou rire. Sharko eut un peu mal aux côtes, mais il le cacha habilement. Il expliqua que, même avec des contre-indications, il serait dehors avant la fin de la journée. Il se sentait bien, en forme, malgré deux, trois douleurs par-ci, par-là. Lucie se demanda s’il ne voulait pas l’impressionner, lui montrer qu’il avait encore une sacrée carcasse.
— T’es vachement sexy dans ton pyjama bleu, tu sais ?
— Je m’en passerais bien.
Lucie l’enlaça encore.
— Je veux être avec toi, ce soir, à l’hôtel. Oui, je veux que tu sortes, et qu’on fasse enfin ce bébé. On peut dire que notre soirée d’hier a été compromise.
Sharko tenta de sourire, il pensa à ce que lui avait dit le médecin du laboratoire d’analyses médicales : « Un peu de repos, des vacances, pour redonner de la vigueur aux petites bestioles »… Tu parles. Il retrouva finalement un air grave et la fixa dans les yeux.
— Ce type, qui m’a balancé dans la flotte, il peinait franchement quand je l’ai poursuivi. Je ne courais pas vite mais lui, encore moins. Je crois qu’il n’était plus tout jeune. Je n’ai pas vu son visage, mais j’ai vu son blouson au moment de la chute. C’était un Bombers kaki. Exactement le même genre de blouson que celui de l’homme qui a enlevé le gamin à l’hôpital.
— Tu es sûr ?
— Certain.
Lucie accueillit la remarque comme un choc. Elle remercia le ciel de ne pas être allée en pédiatrie, de ne pas avoir eu à croiser le regard de cet enfant, parce qu’elle imaginait le pire à présent.
Il y eut un long silence, chargé de tension. Les dires de Sharko confirmaient ce que Lucie pensait déjà :
— Je crois que quelqu’un suit la même piste que nous. Il nous devance d’un pouce et élimine tout ce qui pourrait nous aider à progresser. Il remonte le temps et fait du nettoyage. Je pense que chez Agonla, il cherchait des notes.
Elle alla fouiller dans son blouson.
— Ces notes-là. Ce cahier contient des formules chimiques, des dessins, des modes opératoires sur ces histoires de sulfure d’hydrogène. Agonla parle aussi des victimes, de la façon dont il s’y est pris pour les endormir. Les quantités, les dosages…
Sharko prit le cahier qu’elle lui tendait.
— Les gendarmes t’ont autorisée à garder l’original ?
— Ils ne savent pas que je l’ai trouvé. Il était planqué derrière des briques, dans l’un des murs de la cave.
Sharko se figea, ahuri.
— T’es en train de me dire…
— Oui, mais j’ai tout remis en place.
— Lucie !
La flic écarta un peu les bras, les paumes au plafond.
— Ces notes concernent notre affaire. Ce fichu commandant de gendarmerie nous a éjectés du coup. S’il était entré en possession de ce cahier, il aurait fait barrage pour nous donner les infos. Hors de question de lâcher une miette de NOTRE enquête. Regarde plutôt là-dedans, au lieu de râler.
Il soupira. Le petit morceau de femme qui se tenait en face de lui était bien du pur jus « Lucie Henebelle ».
— Il faudra trouver une solution pour le restituer. On ne peut pas garder ça pour nous, il s’agit d’une pièce à conviction essentielle.
Les mâchoires serrées, Sharko tourna finalement les pages. Il passa un doigt sur le dessin du début, l’air grave.
— Encore ce symbole, identique au tatouage de l’enfant.
— Qui nous prouve bien que tout est lié.
Il jongla entre les feuilles volantes et les pages du cahier.
— Deux personnes différentes ont écrit là-dedans.
— Je sais. L’une sur le cahier, l’autre sur les pages volantes.
Il considéra la photo en noir et blanc. Ses yeux s’écarquillèrent.
— Mais c’est Einstein ?
— En personne.
— Je ne connais pas l’autre homme, mais la femme… On dirait Marie Curie. C’est bien Marie Curie ?
Lucie se frotta les épaules, comme si elle avait froid. Elle partit se plaquer contre le chauffage, dos à la fenêtre.
— Je ne sais pas.
— Si, c’est elle, j’en suis presque certain. Une photo incroyable… Dommage qu’elle soit en partie brûlée.
— Elle me glace le sang. Regarde comment les trois fixent l’objectif. C’est comme s’ils ne voulaient pas qu’on la prenne, cette photo. Et puis cet endroit, terriblement obscur. Qu’est-ce qu’ils cherchaient là-dedans ? De quoi parlaient-ils à ce moment-là ?
Intrigué par ce cliché, Sharko poursuivit son exploration. Les formules, les notes manuscrites. Ses yeux étaient sombres, son front se plissait. Il referma finalement le cahier et remarqua un tampon légèrement effacé, en bas de la couverture arrière. Il le montra à Lucie.
— Tu avais vu ?
La flic revint vers lui, intriguée.
— « Hôpital spécialisé Michel Fontan, Rumilly. 1999 ». Ça m’avait échappé. Mince. Rumilly…
— Là où Philippe Agonla a travaillé comme agent d’entretien, avant la blanchisserie des Adrets.
— Et où il a aussi été traité pour ses troubles psychiatriques, d’après Chanteloup. 1999, ça correspond bien à cette date.
Alors qu’ils réfléchissaient, on leur apporta des plateaux-repas. Sharko souleva la cloche et grimaça.
— C’est dimanche, bordel. On ne peut pas manger un truc aussi infect un dimanche.
Lucie fut moins difficile que lui. Elle dévora ce qui ressemblait à du porc avec de la purée. Sharko l’accompagna, pour la forme, et ils discutèrent encore de leur enquête. Après la pomme verte en guise de dessert, Lucie consulta le SMS qui était arrivé sur son portable.
—
« Sommes prêts pour un point. Des infos intéressantes de notre côté. En espérant que Franck va bien. Appelle avant 15 heures, si possible. »
C’est de Nicolas.
— Il l’a pris comment ?
Il balaya l’air en ouvrant les bras.
— Tout ça, je veux dire.
— Je l’ai appelé hier soir, avant de retourner à la cave. Ça ne s’est pas trop mal passé, même s’il a eu très peur pour toi et nous a qualifiés « d’inconscients ».
— Comme d’habitude. Bon, tu le rappelles mais, pour l’instant, ne parle surtout pas de ce cahier, ni d’Einstein ou de quoi que ce soit.
Lucie alla fermer la porte et composa le numéro de son supérieur. Elle mit le haut-parleur, et entendit que le chef du groupe avait fait la même chose de son côté.
— Merci de rappeler. D’abord, comment va Franck ?
— Prêt à sortir, déjà, répliqua Lucie en fixant Sharko avec un clin d’œil. Il lui manque juste le costume.
— Super…
— J’ai mis le haut-parleur. Franck t’entend.
— Salut, Franck. Bon, je me trouve au bureau, avec Pascal. On partage nos dernières infos et on rentre chez nous, on est sur les rotules. Vous vous rendez compte que notre « Limier » n’a pas fait de muscu depuis vendredi ?
— Du jamais-vu depuis que je bosse avec vous.
— Et ça le rend plutôt nerveux, il est comme un volcan sur le point d’entrer en éruption. Alors… On est en relation avec Pierre Chanteloup, de la SR de Chambéry, et Éric Dublin, du SRPJ de Grenoble. Ça ne va pas être simple d’un point de vue judiciaire, ce Chanteloup a l’air méchamment borné et risque de faire blocage.
— À qui le dis-tu ! fit Lucie. Un vrai con.
— Arthur Huart, notre juge d’instruction, est plutôt doué. Il saura se débrouiller avec les autres magistrats et éviter les grosses embrouilles. De notre côté, pas mal de nouveautés. Vous m’entendez bien ?
Lucie acquiesça.
— Parfaitement, fit-elle. Mais, pour commencer, des nouvelles de l’enfant de l’hôpital ?
— Aucune. Ni de lui ni de Valérie Duprès. Le point mort, mais les recherches se poursuivent.
Lucie et Sharko s’étaient assis sur le lit, côte à côte. Bellanger continuait à parler :
— Nous concernant, Pascal a bien travaillé. Pour faire court, on est presque certains que Duprès menait des recherches sur les sites les plus pollués de la planète. Pollution chimique, au dioxyde de carbone, radioactivité. On dispose de ses dates de voyages, on a pu globalement retracer son périple. Fort possible qu’elle s’intéressait à l’aspect sanitaire de la chose. À La Oroya par exemple, presque tous les enfants souffrent de saturnisme, avec d’autres problèmes de santé, dont des dysfonctionnements des reins et du cœur. C’est peut-être pour cette raison qu’elle a choisi cette ville au fin fond du Pérou.
Lucie et Sharko se regardèrent avec gravité. Le commissaire prit le téléphone en main et l’approcha de sa bouche.
— Problèmes de reins et de cœur… Comme notre gamin disparu.
— Ça a fait tilt aussi chez Pascal. De ce fait, j’ai appelé ce matin l’hôpital de Créteil, mais on a de petits problèmes administratifs avec eux. Comme le môme n’est plus dans leur établissement, ils nous mettent des bâtons dans les roues pour des analyses sanguines qu’on aimerait approfondir. Toujours des histoires de fric, à savoir qui va payer. De ce fait, on va récupérer les échantillons de sang et les fournir à nos équipes de toxico. On a du bol, à l’hosto, ils possèdent encore les tubes qu’ils gardent en général une semaine, et ont suffisamment de sang pour d’autres examens. Bref, je laisse passer le dimanche et lance la procédure dès demain matin.
Sharko voyait certains liens se tisser, de manière très floue. Dans sa tête, trois mots résonnaient : radioactivité, Einstein, Curie.
— Tu as parlé de radioactivité, dit-il.
— Oui. Après la Chine et la pollution extrême au charbon, Duprès s’est rendue à Richland, et s’est ensuite envolée pour Albuquerque, aux États-Unis. Des endroits proches de villes impliquées dans le projet top secret Manhattan, qui a permis de créer les premières bombes atomiques en 1945.
— Vaguement entendu parler de ça, mais c’est loin.
— Richland est très connu, très touristique d’ailleurs, pour ceux que l’histoire intéresse. On l’appelle « Atomic City », la ville du champignon. Elle est devenue un vérit…
Le commissaire n’écoutait plus, il s’était redressé d’un trait en claquant des doigts.
— Lucie ! Où est l’édition du Figaro ?
— Dans la boîte à gants.
— Va la chercher, s’il te plaît, vite ! Je crois que je viens de comprendre pourquoi Duprès avait gardé ce journal !
Alors qu’elle disparaissait, Sharko retrouva son calme et répéta à ses collègues parisiens ce que Lucie lui avait dit une heure auparavant — évitant de parler du cahier —, afin qu’ils soient tous au même niveau d’informations. Enfin, la flic réapparut, le journal roulé dans sa main. Elle le tendit à Sharko, qui le feuilleta rapidement.
— C’était dans les petites annonces, j’en suis certain.
Ses yeux roulaient de droite à gauche sur les lignes. Il écrasa enfin son index au milieu de la page de gauche.
— Voilà, je la tiens enfin. C’est dans la partie « Messages personnels », là où n’importe qui peut déblatérer n’importe quoi. Je n’y avais pas prêté attention la première fois, parce qu’il y a souvent des messages bizarres à cet endroit. Écoutez ça, c’est rigoureusement ce qui est noté dans le journal :
« On peut lire des choses qu’on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J’aime l’avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. »
Fin de petite annonce.
Il y eut un long silence. Bellanger demanda à Sharko de répéter, puis demanda :
— Et tu crois vraiment que ça a un rapport ?
— J’en suis presque sûr. On dirait une espèce de message codé. Pour l’avoine, je ne comprends pas, mais tu me dis que Richland est la ville du champignon. « Là où poussent les champignons ». Et puis, il y a cette histoire de plomb, aussi. Le plomb dans le sang des enfants… Ces cercueils, ce ne pourrait pas être les mômes eux-mêmes, condamnés à mourir avec le plomb qu’ils possèdent en eux ? Des cercueils ambulants. Tu vois ce que je veux dire ?
— À peu près, répondit Bellanger. Et… (Un silence.) Tu crois que Duprès est l’auteure du message ?
— Ça me paraît évident. Par le « Je sais », elle pointe une cible du doigt, elle la menace. Et elle sait que cette cible lit attentivement Le Figaro.
— Ça peut coller. Et puis, temporellement, il n’y a pas d’incohérence. Duprès revient du Nouveau-Mexique début octobre, l’annonce passe un mois plus tard, en novembre. Et d’ailleurs, Duprès n’est jamais allée en Inde, comme sa demande de visa le laissait présager. Après le voyage aux États-Unis, ses priorités avaient changé.
Lucie écoutait et notait sur son carnet, Sharko se caressait le menton. Valérie Duprès prenait doucement chair dans sa tête. Ses motivations, ses ambitions s’esquissaient. Un voyage sur les sites pollués. Un livre qui dénonçait l’impact de la pollution sur la santé. Une découverte à Richland ou à Albuquerque, sa dernière destination, qui change soudain ses objectifs et la met finalement en danger. Qui cherchait-elle à atteindre avec la petite annonce ? Quel était le sens de ce curieux message ? Et surtout, quel rapport avec l’enfant de l’hôpital ou une photo de scientifiques des années 1900 ?
Bellanger le coupa dans ses pensées.
— Bon. On va cogiter, laisser reposer toute cette histoire. Pascal va s’amuser ce dimanche avec ce message codé, il adore ça. Faites votre déposition chez ce Chanteloup demain matin et s’il n’y a plus rien à faire dans le coin, vous revenez. Pour ton arme, Franck, je vois ça avec la direction. Ça va encore générer trois kilos de paperasse, cette histoire.
Il les salua et raccrocha. Sharko se dirigea vers la fenêtre en se lissant les cheveux vers l’arrière. Puis il se retourna et fixa Lucie, qui avait les yeux plongés dans les pages du Figaro.
— Ça te parle ?
— Absolument pas. C’est du chinois.
— Fallait s’y attendre. Tu passes à l’hôtel me chercher des vêtements ?
— Tu veux déjà sortir ? Tu plaisantes, là ?
— Pas du tout. Pour toi l’hôtel, et, de mon côté, je règle le problème de ma sortie avec le médecin. Ensuite, on a le choix. Ou on reste tranquillement à l’hôtel, au chaud dans le lit, ou on va faire un tour à l’hôpital psychiatrique de Rumilly. À ton avis ?
Lucie prit la direction de la porte.
— J’ai vraiment besoin de te répondre ?
Glacée.
Il n’y avait aucun autre mot pour résumer l’atmosphère qui enroba les deux policiers lorsqu’ils mirent pied à terre, face au colosse de pierre qui paraissait taillé à vif dans la falaise.
Pour atteindre l’établissement psychiatrique, il avait d’abord fallu traverser la ville de Rumilly, s’enfoncer dans la montagne, longer un lac, traverser un pont et rouler encore un kilomètre sur des routes sinueuses, à travers les mélèzes.
L’ogre était bâti sur trois étages, troué de vitres austères et protégé de toits dont seules les pointes perçaient la neige. Comme il se trouvait en hauteur, un vent glacial le fouettait en permanence. Impossible de traîner dehors sans finir congelé.
De par sa position reculée, son architecture, Lucie estima que le bâtiment devait être très ancien, construit du temps où l’on voulait parquer la folie et la garder bien à l’abri de la population, c’est-à-dire au milieu de nulle part. On était dimanche, fin d’après-midi, et personne ne venait rendre visite aux patients. Le parking d’un blanc immaculé était quasiment vide, hormis quelques voitures sur les places réservées au personnel.
Sharko ne put réprimer de l’appréhension en franchissant la porte d’entrée. En tant qu’ancien schizophrène — ou schizophrène tout court —, il connaissait bien la folie et ses déclinaisons toutes plus sordides les unes que les autres, et il avait l’intuition que cet établissement isolé ne se chargeait pas que de pathologies légères. Aussi, en se présentant à l’accueil et en demandant à parler au chef de l’hôpital, il lui sembla bien que son front perlait et que ses lèvres tremblotaient.
Ils furent conduits au fond d’un long couloir typique des vieux hôpitaux psychiatriques : plafond très haut, perspectives qui donnent la nausée, acoustique propice à la résonance. Ils ne croisèrent pas le moindre patient. Tout juste aperçurent-ils un ou deux infirmiers qui poussaient leur chariot ou sortaient de la pharmacie. Les visages étaient blêmes, peu souriants, les dos voûtés. L’isolement des montagnes ne devait pas aider à se changer les idées.
Léopold Hussières faisait partie des meubles. Le chef de l’hôpital avait une soixantaine d’années, le front dégarni et des lunettes rondes qu’il ôta à l’arrivée des policiers. Il ne faisait pas chaud entre ces murs — c’était le moins que l’on puisse dire — et Lucie remonta un peu la fermeture de son blouson. Elle sentait Sharko mal à l’aise, il se tortillait les mains discrètement, tel un enfant intimidé.
— J’aimerais voir vos papiers, si vous le permettez, fit le psychiatre.
Lucie lui tendit sa carte, qu’il scruta attentivement. D’une méfiance extrême, il demanda également celle de Sharko. Le commissaire lui montra une carte en sale état.
— Elle a pris l’eau, désolé.
Le médecin haussa les sourcils. Il intimidait, avec sa blouse quasiment boutonnée jusqu’au cou d’où jaillissait le col d’un pull.
— La Criminelle parisienne ici, dans les montagnes, en plein hiver ? Que se passe-t-il ?
Il leur rendit les papiers, et Lucie prit les devants :
— Nous aimerions que vous nous parliez d’un patient du nom de Philippe Agonla. Avant d’être suivi chez vous comme patient, il a travaillé dans votre établissement en tant qu’agent d’entretien.
Le psychiatre réfléchit, se frottant le menton d’une main.
— Philippe Agonla… Agent d’entretien et patient… C’est assez remarquable comme configuration pour que j’oublie. Fin des années 1990, je crois ?
— 1999.
— Que se passe-t-il avec lui ?
— Il est mort.
Après avoir marqué sa stupéfaction, il rechaussa ses lunettes. Des pieds, il propulsa la chaise à roulettes sur laquelle il était assis jusqu’à une armoire bondée de paperasse. Lucie en profita pour observer le bureau. Peu d’effets personnels, hormis un cadre avec une photo familiale. Elle bloqua sur le crucifix, posé dans un coin, à côté de stylos. Dieu marquait sa présence même ici, au milieu des fous. Elle détourna le regard vers Hussières lorsqu’il revint à eux avec le bon dossier. Il le feuilleta rapidement.
— Oui, c’est bien cela : tentative de suicide, dépression sévère avec délires paranoïaques. Tout est noté ici. Il était persuadé que sa mère décédée le surveillait, qu’elle se cachait derrière les meubles, sous le lit, et qu’elle lui murmurait à l’oreille : « De là où je suis, je peux te voir. » Il avait besoin de soins et de suivi. Nous l’avons gardé entre nos murs sept mois.
Lucie imaginait à peine le calvaire que cela devait représenter, de vivre plus d’une demi-année entre ces parois aveugles, oublié de tous.
— Était-il complètement guéri lorsque vous l’avez relâché ?
Il referma le dossier d’un mouvement sec.
— Nous ne « relâchons » pas nos patients, madame, ce ne sont pas des prisonniers. Nous les soignons, et quand nous estimons qu’ils ne présentent plus aucun danger pour la société, mais surtout pour eux-mêmes, nous les envoyons, la plupart du temps, vers des centres de réinsertion où ils passent un séjour beaucoup plus court. Et pour répondre à votre question, il n’était pas « guéri », mais apte à recouvrer une vie sociale.
Encore le genre de personnage avec lequel il allait falloir la jouer serré. Ces montagnards planqués au fond de leurs vallées étaient tous plus coriaces les uns que les autres.
— Avez-vous le souvenir de patients avec qui Philippe Agonla entretenait des rapports particuliers ?
Le psychiatre fronça les sourcils.
— Quel genre de rapports ?
— Je ne sais pas, moi, de l’amitié, de la camaraderie. Des patients avec qui il avait l’habitude de manger ou de se promener.
— Difficile à dire, comme ça, de mémoire. Non, pas vraiment. Un patient comme un autre.
— On demandera aux infirmiers, répliqua Lucie. Ils sont en contact permanent avec les malades, ils devraient avoir des réponses.
Hussières se pencha vers l’avant, les mains regroupées sous le menton.
— Je connais bien la loi. Il vous faut normalement une permission pour agir ainsi. Une commission rogatoire, ou quelque chose dans le genre.
— Votre ancien patient, Philippe Agonla, s’est attaqué à au moins sept femmes, et en a tué cinq. Ces femmes, il les a empoisonnées au sulfure d’hydrogène, un gaz toxique. Il a gardé certains corps des années dans un congélateur. Une fois sorti de votre hôpital, Philippe Agonla est devenu un tueur en série, monsieur Hussières. Vous l’avez fichtrement bien soigné. Alors, on peut lancer les procédures, rameuter du monde et vous faire un peu de pub, si vous le souhaitez vraiment.
Le psychiatre ôta lentement ses lunettes et les garda dans la main droite, complètement figé. Il pinça l’arête de son nez, les yeux clos.
— Bon sang… Qu’est-ce que vous voulez ?
Lucie sortit le cahier trouvé dans la cave d’Agonla et le poussa vers le psychiatre.
— Pour commencer, nous aimerions que vous jetiez un œil à ce cahier. Il vient de votre hôpital, en atteste le tampon à l’arrière. Il appartenait à Philippe Agonla, mais nous pensons qu’un autre patient ou un membre du personnel a écrit à l’intérieur, majoritairement sur des feuilles volantes, le temps où Agonla a séjourné ici.
Hussières récupéra le cahier. Lucie remarqua à quel point il paraissait perturbé à présent. Le psychiatre scruta attentivement le tampon sur la couverture arrière et ouvrit. Ses yeux se focalisèrent sur le dessin de la première page.
— Ce dessin vous parle, on dirait ? fit Lucie.
Le spécialiste ne répondit pas. Il éventa doucement les autres feuilles volantes, la bouche serrée, puis s’appesantit sur la photo des scientifiques.
— Brûlée… murmura-t-il en passant délicatement ses doigts dessus.
Il finit par la remettre à sa place et fixa les flics dans les yeux.
— Qui sait que vous êtes ici ?
Une peur soudaine, sèche, était apparue dans son timbre de voix.
— Personne, répliqua Sharko. Pas même notre hiérarchie.
Hussières referma brusquement le dossier. Il lorgna le cahier, le regard noir.
— Partez, je vous en prie.
Lucie secoua la tête.
— Vous savez bien que nous ne partirons pas. Notre enquête va bien au-delà de la mort de Philippe Agonla. Il n’est qu’une étape qui doit nous aider à avancer. Nos recherches nous ont menés entre vos murs. Il nous faut des réponses.
Il resta immobile quelques secondes, puis s’empara du cahier et se leva.
— Suivez-moi.
Dans son dos, Lucie et Sharko échangèrent un regard parlant : ils trouveraient probablement des réponses dans ce sinistre endroit. Ils longèrent les couloirs en silence et s’engagèrent dans une cage d’escalier. D’immenses vitres distribuaient une lumière de fin de journée, qui tombait sur le sol et donnait une impression de monochromie déprimante. Les marches, les murs étaient en pierre, et les clés tintaient sur la cuisse du psychiatre à chaque foulée. Lucie se demanda où se trouvaient les malades. D’ordinaire, les individus erraient dans les halls, les couloirs, on entendait leurs voix, mais ici, tout semblait figé, hors du temps. Elle pensa au film de Stanley Kubrick, Shining, et frissonna.
— Le patient que je vais vous présenter s’appelle Joseph Horteville, fit Hussières. Il est arrivé chez nous en juillet 1986, voilà plus de vingt-six ans, ce qui en fait le plus ancien de nos trente-sept pensionnaires.
Sa voix résonnait curieusement. Il se retourna vers les deux policiers, tout en continuant à monter les marches.
— Vous vous dites, trente-sept patients pour un si grand établissement qui, dans ses heures de gloire, en accueillait plus de deux cent cinquante… ? Mais nous sommes au bord de l’agonie financière, nos portes vont malheureusement bientôt fermer. Je vous épargne ces détails, vous avez d’autres chats à fouetter, je présume.
— On se demande surtout qui est Joseph Horteville, souffla Sharko.
— Chaque chose en son temps. Cette histoire est… compliquée.
Ils arrivèrent au troisième étage.
— Dernier niveau. Vous ne verrez pas de portes ouvertes à cet étage. Les patients qui habitent ces lieux ont besoin d’une surveillance très particulière.
Hussières déverrouilla puis poussa la porte, avant de s’engager dans un couloir sans fenêtres cette fois. Les seules lumières venaient de lampes au néon, espacées tous les cinq mètres. Avec ces murs en roche, les deux policiers avaient plutôt l’impression d’évoluer dans une galerie souterraine, ou alors sous la montagne. Ils tournèrent, puis atteignirent enfin la zone avec les chambres. De petites fenêtres rondes perçaient de lourdes portes aux grosses serrures.
Ce n’est pas une légende, pensa Lucie. Ce genre d’endroit existe encore.
Elle aussi était terriblement crispée, à présent. Les hommes, derrière ces murs, avaient peut-être tué, anéanti des familles avec le sourire aux lèvres. Sortiraient-ils de cet endroit maudit un jour ? Deviendraient-ils des Agonla en puissance, une fois en liberté ? Tout en marchant, elle essaya de regarder à travers les lucarnes, mais ne put apercevoir que des pièces qui avaient l’air toutes vides. Les patients étaient sans doute couchés, complètement drogués.
Soudain, un visage apparut. Lucie marqua un mouvement de recul. L’homme avait les lèvres retroussées, le nez plissé, la raie au milieu de ses cheveux noirs. Il se mit à cogner régulièrement son front contre le hublot, sans quitter la flic des yeux. Il ressemblait à Grégory Carnot, le meurtrier de ses petites jumelles.
— Ça va, Lucie ?
La voix de Sharko…
Lucie cligna des yeux, pour se rendre compte qu’il n’y avait plus personne. La chambre paraissait vide. Quant à Carnot, il était mort et enterré depuis un an et demi dans un cimetière proche de Poitiers.
Un peu déboussolée, elle se remit en marche.
— Oui, oui. Ça va.
Mais ça n’allait pas vraiment, elle le savait. Elle avait vu quelqu’un qui n’existait probablement pas.
Autour, le silence était malsain, lourd. De temps à autre, des cris qui ressemblaient davantage à des râles semblaient jaillis des entrailles du bâtiment. Un vrai lieu de cauchemar. Enfin, ils stoppèrent devant la dernière porte, dans un renfoncement. Hussières se mit juste devant la vitre, empêchant aux policiers de voir à l’intérieur.
— On y est. Je dois d’abord vous dire que Joseph Horteville est psychotique, sous sa forme la plus sévère. Il porte la camisole, mais je vous demanderai néanmoins de rester au bord de sa chambre et de ne pas l’approcher.
Sharko fronça les sourcils.
— Je pensais que les camisoles n’existaient plus.
— Effectivement, mais c’est lui qui demande à la porter. Il a parfaitement conscience que, sans elle, il s’arracherait la peau du visage et du torse jusqu’à la mort. Avec toutes ces années, il est devenu chimio-résistant. Quasiment tous les traitements sont inefficaces contre sa maladie, dont je vous épargne les longues explications. Sachez juste qu’elle est… dangereuse, pour vous comme pour lui.
Lucie marqua instinctivement un léger pas de retrait, laissant Sharko la devancer de quelques centimètres. Elle détestait affronter le regard des fous parce que, au fin fond de leur iris, on lisait tout ce que notre conscience refoulait et nous empêchait de voir.
— Est-il un assassin ? demanda Sharko.
Hussières glissa la clé dans la serrure.
— Non. Il n’a rien fait de mal, il a juste subi. Je préfère vous prévenir, Joseph n’a pas un visage comme vous et moi.
Il s’interrompit et fixa de nouveau ses interlocuteurs au fond des yeux.
— Il s’est passé des choses horribles dans ces montagnes, il y a vingt-six ans. Les habitants ont eu tendance à dire que le diable avait habité cette vallée. Vous êtes ici, dans mon hôpital, et vous n’avez même pas entendu parler de cette histoire ?
— Nous débarquons. Expliquez-nous, s’il vous plaît.
Hussières prit sa respiration.
— Joseph a quarante-six ans, il est l’unique survivant d’un incendie. Il avait vingt ans à l’époque. Il a été brûlé à différents degrés sur la quasi-totalité de son corps et de son visage et a passé plus d’un an dans un service de grands brûlés à subir un nombre incalculable d’opérations chirurgicales. Il a failli mourir à plusieurs reprises et ne peut plus s’exprimer qu’en écrivant. Le feu a détruit sa capacité à émettre des sons clairs et compréhensibles…
Il baissa d’un ton. Plus loin, des coups résonnèrent contre une porte, accompagnés de gémissements. Hussières n’y prêta pas la moindre attention.
— Ce que je vais faire ou exprimer dans cette pièce pourra vous paraître bizarre, mais laissez-moi agir et, surtout, ne dites rien. Cette photo, ces feuilles volantes sont de nouvelles pièces d’un puzzle complexe, et elles sont peut-être, enfin, ma clé d’entrée dans son esprit.
— Vous parlez « d’unique survivant ». Combien de personnes sont mortes ?
— Sept… Ses sept frères ont péri devant les yeux de Joseph en hurlant. Ce sont parfois leurs cris qu’il reproduit, des heures durant.
Lorsqu’il vit la stupeur s’inscrire sur le visage de ses interlocuteurs, il précisa :
— Je parle là de frères religieux, bien sûr. Joseph Horteville était moine.
Lucie resta sans voix, encaissant la nouvelle. Bien secoué également, Sharko retrouva néanmoins son aplomb quelques secondes avant elle.
Des religieux…
— Et cet incendie, c’était un accident ?
— Accident, suicide, cas de possession qui aurait rendu les moines complètement hystériques et les aurait contraints à s’immoler. Toutes les hypothèses ont été envisagées, génératrices de bien des légendes et des ragots. Tout a tendance à tourner au mystique, dans nos montagnes, vous savez. Concrètement, les corps des moines ont été retrouvés dans la bibliothèque de l’abbaye. L’enquête a révélé que les religieux s’étaient gorgés d’eau bénite avant de mourir. Comme vous savez, elle est censée protéger du démon. Ils ne voulaient probablement pas aller en enfer.
Il haussa les épaules.
— Moi, j’ai ma propre hypothèse sur cette histoire. Et je pense que c’est celle-là que vous êtes venus entendre.
L’eau bénite… Les flics étaient scotchés. Lucie demanda alors, d’une voix chevrotante :
— Votre hypothèse, c’est qu’ils ont été assassinés, c’est bien ça ?
Hussières lui tourna lentement le dos, et finit par ouvrir la porte.
Une reconstruction faciale en terre glaise.
C’était la première image qui était venue à l’esprit de Lucie lorsqu’elle avait affronté le visage de Joseph Horteville. Il n’avait ni cils, ni sourcils, ni cheveux. Sa peau, par endroits, était aussi brune qu’un café alors que venaient contraster, régulièrement, des îlots rosés, presque blancs, notamment autour des lèvres et du cou. Ses yeux paraissaient exorbités, certainement parce que la peau entourant les orbites était tirée vers le bas, comme celle des enfants voulant faire une grimace avec leurs mains plaquées sur les joues. Mais sa grimace à lui était permanente, empreinte d’une souffrance indescriptible. Une vraie plaie ambulante.
Camisolé, il était assis sur le lit et regardait la télé située en hauteur. Son univers se résumait à ces quatre murs serrés autour de lui, ce lit aux bords arrondis pour éviter qu’il ne se blesse et le petit écran, son seul lien avec le monde extérieur. La chambre était spartiate, lugubre, avec un ovale en Plexiglas qui donnait sur des sapins à perte de vue. Il y avait également des manuels d’échecs, un paquet de feuilles vierges et un crayon de bois sur une commode. Vingt-six longues années d’enfermement dans cette tombe grisâtre. Même s’il n’avait pas été fou en arrivant, il le serait devenu.
Le cahier caché dans le dos, le psychiatre s’approcha de lui, tandis que les deux flics restaient à leur place, pas très rassurés.
— C’est bientôt l’heure de ta partie. Tu as une revanche à prendre sur Romuald, si j’ai bien compris ?
Il ne clignait pas des yeux. Sharko se demanda un temps s’il avait des paupières. Le patient sourit imperceptiblement et frotta le menton contre sa camisole.
— On enlèvera la contention tout à l’heure, Joseph. Je voulais juste te présenter deux invités. Ce sont des proches de Philippe Agonla. Tu te souviens de Philippe ?
La grosse lèvre inférieure — une lèvre d’une épaisseur incroyable, comme si on y avait introduit cent grammes de silicone et que le poids la faisait pendre vers le bas — se mit à vibrer. Joseph acquiesça. Il hocha plusieurs fois le menton vers les feuilles vierges, tout en émettant de drôles de sons, pareils à des grognements. Il était petit, maigre, et paraissait aussi inoffensif qu’un vieillard.
— Très bien, fit Hussières. Tu es certain que tu n’as pas envie de t’arracher la peau ?
Hochement de tête négatif de Joseph. Le psychiatre éteignit la télé et appela un infirmier. Un type d’une quarantaine d’années arriva dans la minute. Mine fermée, crâne chauve, une carrure de falaise. Sur ordre du psychiatre, il ôta la contention, avant de se placer dans un coin, les bras croisés, prêt à intervenir.
Dans son pyjama bleu, le patient se toucha doucement le visage, les paumes plaquées sur ses joues. Puis il se pencha vers les feuilles, s’empara du crayon de bois et se mit à noter, presque frénétiquement. Ses doigts tremblaient. Tout excité, il tendit le papier en direction des flics. Le médecin intercepta la feuille, lut et répondit d’une voix posée :
— Philippe va bien. D’ailleurs, il les a priés de te passer le bonjour. Ce sont ses cousin et cousine. Il ne t’a jamais parlé d’eux ?
Joseph jeta un œil vers Lucie et Sharko, secoua la tête, puis émit ce qui ressemblait à des bruits de satisfaction. Avec un mouchoir, il s’essuya le bord des lèvres puis nota encore. Alors que Hussières se courbait pour prendre le message, Joseph se leva d’un bond et voulut s’approcher de Sharko. Vigilant, l’infirmier eut vite fait de s’opposer, le visage grave.
— Tu sais bien que non, Joseph. Retourne près du lit.
Par réflexe, le commissaire avait posé à plat la main sur le ventre de Lucie, comme pour la protéger. Son cœur venait de faire un bond. L’homme, dont il avait pu sentir l’haleine, ressemblait aux portes de l’enfer. Un quart de siècle à vivre enfermé ici, oublié de tous, avec un visage répugnant. Comment garder son humanité ?
— Qu’a-t-il noté ? demanda finalement le commissaire.
— Il vous demande pourquoi Philippe n’est pas venu lui-même.
Le psychiatre se tourna vers son patient.
— Il n’est pas venu, simplement parce qu’il a eu un accident. Un accident qui lui a causé un grave problème de mémoire. Oh, il va bien, ne t’inquiète pas. Il ne se souvient pas de grand-chose, mais il se souvient de toi, de vos parties d’échecs et de tous ces bons moments que vous avez partagés.
Malgré les cratères de chair cramée, les boursouflures, le visage se chargeait d’émotion. Joseph récupéra une larme du bout des doigts, juste au-dessous de son œil droit, et la contempla longuement. Lucie estima qu’il s’agissait peut-être d’une réaction physiologique, et non de vraies larmes.
— Il viendra ici dès qu’il le pourra, il l’a promis, poursuivit Hussières. Il voulait te faire un petit cadeau, alors, il t’a donné ceci.
Joseph s’empara du cahier que lui tendait le psychiatre et le caressa doucement. Il l’ouvrit avec un sourire, fit courir ses doigts brûlés sur le papier.
— Tu te rappelles, n’est-ce pas ? Et toutes ces feuilles que tu donnais en cachette à Philippe ? Il les a précieusement gardées dans son cahier.
Le moine acquiesça lentement. Son médecin attendit, puis sortit la photo noir et blanc de sa poche et la lui montra.
— Et cette photo ? Elle est à toi, n’est-ce pas ?
Nouveau hochement de tête. Joseph saisit le cliché, s’assit sur son lit et le considéra longuement. Son regard s’obscurcit. Il regarda de nouveau les flics, par-delà leurs épaules, comme s’il cherchait quelqu’un d’autre, et se renfrogna un peu. Il nota quelque chose, tout en émettant des sons curieux. Lucie remarqua à quel point l’infirmier était sur le qui-vive, prêt à bondir, lorsque Hussières s’accroupit face à Joseph et lui prit le papier des mains. Il le lut mentalement, le chiffonna et le fourra dans sa poche.
— Non, non, bien sûr que non, fit Hussières en se raclant la gorge. Tu ne crains rien. Revenons-en à cette photo, si tu veux bien. Tu ne l’as jamais eue en ta possession, ni à l’hôpital, ni ici. Tu l’avais cachée quelque part, dans l’abbaye, avant l’incendie. Oui, Joseph ?
Joseph acquiesça nerveusement. Il avait posé la photo, et ses mains commençaient à se crisper sur les draps. Le psychiatre leva un regard chargé de tension vers l’infirmier, l’incitant à ne surtout pas bouger. Les deux flics, eux, restaient immobiles dans leur coin, accrochés aux paroles du spécialiste.
— Tu l’as dissimulée quelque part, dans la bibliothèque. C’est pour ça qu’elle a brûlé en partie, oui ? Et tu avais indiqué la position de cette cachette à Philippe, et seulement à Philippe, parce que tu avais confiance en lui. Quand il est sorti de l’hôpital, il est allé là-bas, mais, hormis cette photo, il n’a trouvé que des cendres… Cette histoire est ancienne et je crois que Philippe voudrait maintenant que tu lui réécrives tout ce qui s’est passé avant l’incendie de la bibliothèque. Tout ce que tu lui as raconté et écrit entre ces murs, en cachette. Parce qu’il a tout oublié, et qu’il aimerait bien comprendre à nouveau.
Il poussa des feuilles vers Joseph.
— Vas-y. Tu as tout le temps. Reprends depuis le début. Depuis l’arrivée de l’Étranger, il y a vingt-six ans.
Joseph fixa les deux flics avec un air serein, malgré l’aspect répugnant dégagé par sa face de lune. Lucie eut envie de détourner la tête, mais elle résista, elle le regarda au fond des yeux. Sans la lâcher d’une miette, Joseph s’empara de la feuille et sortit un peu la langue. Puis il tourna enfin la tête et utilisa son bras pour cacher ce qu’il écrivait — ou dessinait. Lucie avait les doigts crispés dans le dos de Sharko.
Finalement, Joseph posa la feuille sur le lit, face contre le matelas, et considéra son psychiatre avec un sourire curieux. Lorsque Hussières retourna le papier, il était écrit : « Tu te fous de ma gueule ? Pourquoi tu parles à la place de ces deux connards de flics ? »
La seconde d’après, Joseph lui plantait le crayon de bois dans le dos de la main, d’un mouvement sec. Hussières hurla.
L’homme au visage cramé partit se recroqueviller dans un coin et commença à s’arracher la peau du visage en riant.
Sharko, Lucie et Léopold Hussières se tenaient dans l’infirmerie. Ce dernier s’était fait panser sa plaie, si bien que sa main droite était désormais serrée dans une bande Elastoplast. La pièce était saturée d’odeurs d’anesthésique, de désinfectant et de sang frais.
Le psychiatre n’était pas revenu sur ce qui venait de se passer au troisième étage, certainement gêné du fiasco et de la façon dont il s’était fait piéger. Comme si de rien n’était, il demanda aux deux policiers de s’approcher de la vitre devant laquelle il se tenait. Dehors, il faisait presque nuit. On distinguait, de-ci, de-là, quelques lueurs, perchées haut sur le flanc des montagnes.
— On peut deviner la silhouette de l’abbaye Notre-Dame-des-Auges quand le ciel est dégagé, là-bas, sur la montagne du Gros Foug. Les moines qui y vivaient, en 1986, appartenaient à l’ordre monastique des bénédictins, sous l’autorité de leur abbé, le frère François Dassonville. Une communauté paisible, dépendante du Vatican, dont les premiers membres se sont installés il y a plus de deux cents ans. Depuis le drame, le bâtiment religieux est abandonné et livré aux désastres du temps. Plus personne ne pouvait habiter là où, raconte-t-on, le diable avait œuvré.
Lucie avait sorti son stylo et son carnet, qu’elle posa par-dessus le cahier de Philippe Agonla.
— On a besoin de comprendre, docteur. Dites-nous tout ce que vous savez sur cette affaire, sur le frère Joseph, sur ce mystérieux cahier et sur cette histoire de diable.
— J’ai besoin de certitudes.
— Lesquelles ?
— Si vous allez plus loin dans vos investigations, personne, en dehors des gens travaillant sur votre enquête, ne devra savoir que les informations viennent de moi. Surtout pas les gens du coin. Je ne veux pas être mêlé à ça.
Les policiers sentaient qu’il était mort de trouille. Il tripotait inconsciemment les fins maillons d’une chaîne en or qu’il portait autour du cou, au bout de laquelle pendait probablement une médaille. Aussi Sharko essaya-t-il de le rassurer au mieux :
— Nous vous l’assurons.
— Dites-moi aussi que vous me laisserez faire des photocopies de tout ce que contient ce cahier, et que vous me tiendrez informé des aboutissements de votre affaire. C’est une obsession vieille de vingt-six ans.
— Ça nous va.
Il serra les lèvres, respira un bon coup et se mit à parler :
— Après l’admission de Joseph ici, les gendarmes sont venus régulièrement, presque chaque semaine. Joseph avait été l’unique survivant de l’incendie, les gendarmes voulaient à tout prix qu’il leur donne des indices, qu’il leur explique à quel genre d’affaire ils se confrontaient. Mais Joseph est resté muet comme une tombe, souvent délirant, terrorisé par le fait d’avoir vu ses frères mourir sous ses yeux. La maladie mentale a pris possession de son esprit, comme ça, quasi instantanément. Dès qu’on lui parlait de l’incendie, il s’automutilait. La folie qui l’habitait a également contribué à alimenter cette légende d’esprits possédés par le mal. Cela n’a pas servi l’image de mon hôpital, croyez-moi.
Il invita les deux policiers à s’avancer dans le couloir et referma l’infirmerie à clé derrière lui. Une lumière artificielle, blanche, avait remplacé celle du jour. Pour rien au monde, Lucie n’aurait passé une nuit entre ces murs.
— Au fil du temps, les gendarmes ont abandonné leurs investigations, ils n’avaient aucune preuve qu’il pouvait s’agir d’un crime. Qui aurait pu s’en prendre à des hommes de Dieu vivant paisiblement, et dans quel but ? Et puis, nous étions en 1986, les forces de l’ordre ne disposaient pas de toutes ces techniques d’investigation que vous avez aujourd’hui. Bref, l’affaire est restée sans suite. Vous êtes les premiers que je revois et qui s’intéressent à ce dossier, après tant d’années. Vingt-six longues années. Moi qui pensais ce mystère enterré à tout jamais dans les vallées de ces montagnes !
Hussières ouvrit une porte qui donnait sur une spirale d’escalier plongeant vers les ténèbres. Un courant d’air glacial s’invita et leur ébouriffa les cheveux. Sharko remonta le col de son caban.
— Cette histoire avait débuté de la manière la plus étrange qui soit, juste avant que les flammes emportent les moines. Suivez-moi.
Une fois l’espace éclairé, ils descendirent les uns derrière les autres, la cage en colimaçon étant trop étroite pour accueillir deux personnes côte à côte. Les marches étaient en béton brut et épaisses. Le psychiatre appuya sur un autre interrupteur, qui illumina une salle semblable à une crypte. De la buée sortait des bouches, comme si la mort habitait cet endroit et qu’elle s’était glissée dans chaque organisme.
— Les archives de l’hôpital, depuis sa création.
La voix résonnait, le plafond était bas, écrasant. De la poussière s’accumulait sur les étagères dont le bois noir gondolait un peu. Il régnait en ces lieux une odeur d’encre et de vieux papier. Lucie se lova dans son blouson, les mains sur son col, et sursauta lorsque la porte claqua d’elle-même derrière eux. Elle pensa brièvement à la chaleur d’une bonne douche et d’un lit, loin de toutes ces horreurs.
— Vous trouverez ici des dossiers qui datent de 1905, pour les plus anciens. Pas la peine de vous dire que ce qui sommeille entre ces vieilles pages n’est pas beau à voir. La psychiatrie y cache ses heures les plus sombres.
Sharko avait l’impression d’étouffer, et il prit sur lui-même pour ne pas exiger de remonter. Se succédaient, entre ces rangs serrés, des centaines, des milliers de dossiers. Combien d’anonymes avaient été électrocutés, lobotomisés, battus ou humiliés dans le cœur de ces montagnes ? Il saisit discrètement la main de Lucie lorsque Hussières disparut dans une allée. Le petit homme dégota une pochette noire, soigneusement rangée sur une étagère.
— 1986… Le dossier non officiel de Joseph, ma petite enquête policière à moi, si vous voulez.
Il gardait un air grave, inquiet. Lucie sentait le besoin qu’il avait de parler de ses recherches, d’extérioriser une histoire qui l’habitait encore et l’effrayait. Il ouvrit le dossier et présenta une photo au lieutenant de police, qui grimaça. Sur le cliché constellé de petits points noirs — un défaut de pellicule ? — , un homme était torse nu et placé sous une bulle transparente. Il était couché sur ce qui ressemblait à un lit d’hôpital.
Son corps n’était plus qu’une plaie. Pour avoir déjà vu des cadavres, Lucie eut l’impression que celui-là était putréfié, avec certains os des bras, des jambes, visibles à travers la chair rongée. Il avait les yeux ouverts, hagards. Jamais elle n’avait vu un être vivant dans un tel état.
Parce qu’il lui semblait que cet homme était bel et bien vivant.
Elle passa la photo à Sharko.
— Voici l’Étranger, fit le psychiatre. Cet homme a été amené par deux « individus » à l’hôpital d’Annecy, le 13 mai 1986. Le temps de l’admission, les anonymes avaient disparu sans décliner leur identité. D’après les informations que j’ai récupérées plus tard auprès des gendarmes, ce patient était presque incapable de s’exprimer, de par son état. Ils ont néanmoins estimé qu’il parlait un langage de l’Est, peut-être du russe. La photo que vous avez entre les mains a été prise au bout de trois jours d’hospitalisation. Quarante-huit heures plus tard, l’Étranger était mort.
Sharko lui rendit le cliché, les sourcils froncés.
— De quelle maladie ?
— Pas une maladie, mais un mal. L’irradiation…
Lucie et Sharko se dévisagèrent. La radioactivité refaisait surface, comme un fil ténu, invisible, qui raccrochait les éléments de leur enquête. Le psychiatre continua à parler.
— … Une irradiation telle qu’elle explosait toutes les statistiques. L’homme avait reçu cent mille fois la dose admissible sur une vie, il crépitait comme un feu de Bengale. Regardez les points noirs sur la photo : les particules radioactives qui émanaient de son corps frappaient même la pellicule du photographe. J’ai réussi à me procurer tous les éléments médicaux, vous jetterez un œil si vous voulez. Vous comprenez à présent pourquoi cette photo d’Einstein et de Marie Curie m’a interpellé, tout à l’heure.
Malgré le froid et la noirceur de l’endroit, le commissaire essaya de se concentrer au maximum. Depuis quelques heures, leur affaire prenait un tournant inattendu. Hussières leur confiait ses recherches, et il ne fallait surtout pas rater le coche.
— 1986… un Russe… l’irradiation… ça me fait penser à Tchernobyl, fit le flic.
— Exactement. La centrale a explosé le 26 avril 1986. Le type est arrivé à l’hôpital trois semaines plus tard, aux portes de la mort. Il est évident qu’il se trouvait à proximité de la centrale pendant l’explosion ou quelques jours après, et qu’il a fui son pays. Il a réussi à traverser les frontières, passant par la Suisse ou l’Italie, pour se retrouver dans nos montagnes et se réfugier là où on ne le retrouverait pas : dans une communauté religieuse. Mais pendant ce temps, la radioactivité s’en prenait à chacune de ses cellules, de façon invisible.
Il tendit d’autres photos glauques, pires encore que la première.
— Cet homme est mort dans des souffrances inimaginables, brûlé de l’intérieur par l’atome, comme ce fut le cas pour ces milliers de liquidateurs de Tchernobyl que les Russes ont envoyés sur le toit de la centrale pour tenter de boucher le réacteur. Il faut imaginer la stupéfaction des autorités françaises, à l’époque, alors que tous les pays d’Europe sombraient soudain dans la phobie du nucléaire. D’où sortait cet homme irradié jusqu’au plus profond de sa chair ? Qui l’avait amené à l’hôpital ? Et pourquoi avoir attendu qu’il soit dans un si mauvais état pour le faire soigner ?
— Les gendarmes n’ont jamais fait le rapprochement avec les moines ?
— Jamais. Les moines ont brûlé vifs quatre jours plus tard, le 17 mai, à trente kilomètres de là, et rien n’indiquait que l’Étranger était passé par leur abbaye. Pour tous, les deux affaires étaient indépendantes.
— Pourtant, vous, vous savez. C’est le frère Joseph qui vous l’a raconté, c’est ça ?
— Joseph détenait des clés essentielles quant à cette histoire et, pendant treize ans, il a refusé de les livrer à quiconque, pas même à moi. Mais l’arrivée de Philippe Agonla a tout bouleversé.
Il rangea méticuleusement les photos. Chaque geste était précis, appliqué. Ici, c’était son univers, ses propres abysses, où il venait sans doute passer du temps.
— Il est parfois des choses incompréhensibles dans les maladies psychiques qui font que des patients se rapprochent naturellement. Ce fut le cas de Philippe et Joseph. Je pense également que les tendances au sentiment de persécution de Joseph — ce diable — l’ont rapproché de Philippe Agonla, qui se sentait lui aussi poursuivi par le fantôme de sa mère. C’est donc à Philippe que le frère Horteville s’est mis à se confier, par papiers interposés comme il l’a fait avec moi, tout à l’heure. Ils appelaient ce mode de communication le « langage de ceux qui n’ont pas de langue ».
Il chaussa ses petites lunettes rondes et tourna des feuilles maladroitement, à cause de sa main blessée.
— Évidemment, les deux hommes gardaient leur correspondance secrète. Philippe Agonla était un rusé, la plupart des papiers ont échappé à ma vigilance. Il les mangeait, les découpait en mille morceaux, s’en débarrassait dans les toilettes. Mais je m’aperçois aujourd’hui qu’il en cachait aussi dans le cahier que vous m’avez montré. Il a réussi à sortir ces formules de mon hôpital sans que je m’aperçoive de rien.
Il prit des feuilles dans son dossier poussiéreux. Certaines étaient chiffonnées, recollées ou incomplètes.
— Voici les quelques messages que j’ai réussi à intercepter à leur insu. En dépit du manque d’informations, j’ai pu retracer, de manière très grossière, les grandes lignes de leurs échanges. Un « homme de l’Est » est arrivé le 4 mai 1986 aux portes de l’abbaye, à bout de forces. Soit huit jours après l’explosion du réacteur de Tchernobyl. Selon Joseph, il portait sur lui un vieux manuscrit et une petite boîte translucide, hermétique et remplie d’eau, dans laquelle il y avait, je présume…
Il tendit la main vers le cahier que tenait Lucie et le récupéra. Il pointa la feuille volante où se trouvait le symbole du tatouage.
— Ceci.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je l’ignore, je découvre cette pièce du puzzle aujourd’hui même. Je vous l’ai dit : toutes ces feuilles volantes, ces formules et annotations ont échappé à ma vigilance. Vous pensez bien qu’avec un tel élément visuel j’aurais creusé davantage. Dans les notes dont je dispose, Joseph parle d’un petit animal.
— Un animal, répéta Sharko. C’est une piste intéressante. Continuez, s’il vous plaît.
— Ces feuilles volantes confirment mon intuition : le manuscrit rapporté par l’Étranger était un livre de formules et de propos scientifiques. L’homme était peut-être un chercheur, un savant en rapport avec le nucléaire. J’ignore qui a rédigé le manuscrit, ce qu’il contenait précisément, hormis ces formules chimiques. Mais j’ai appris grâce aux échanges secrets entre Joseph et Philippe que, à l’époque, Joseph s’était mis à en recopier les pages en cachette, la nuit. Une copie du manuscrit original, qu’il aurait dissimulée à l’intérieur du monastère. Peut-être cette photo d’Einstein et de ses confrères s’est-elle décrochée du manuscrit lors d’une de ces nuits de mai 1986, et Joseph aurait alors décidé de la garder, pour apporter de la véracité à ses propres écrits ? Ou alors, il l’a arrachée lui-même, toujours dans un souci d’authenticité.
Il écrasa son index sur un feuillet de formules.
— Dans sa chambre du troisième étage, face à Philippe Agonla, il a probablement tenté de retranscrire de mémoire quelques formules qu’il avait lues ou apprises treize ans plus tôt. Joseph possède une mémoire photographique extraordinaire, ce qui en fait un redoutable joueur d’échecs.
Sharko essaya de digérer les informations. Un scientifique venu de l’Est, un manuscrit mystérieux, un moine copiste, qui opère la nuit…
— Pourquoi recopier le manuscrit en cachette ? demanda-t-il. Le frère Joseph pressentait-il un danger quelconque autour de ce livre mystérieux rapporté de Russie ?
Hussières acquiesça.
— Ça me paraît évident. Peut-être de par la nature même de son contenu. Ces pages devaient aller au-delà de la simple chimie. Les moines ne voulaient pas qu’on vienne fouiner dans leur monastère, qu’on leur pose des questions ; c’est sans doute pour cette raison que deux d’entre eux ont abandonné l’irradié devant l’hôpital sans donner leurs noms.
— Et, selon vous, quelqu’un les aurait tous tués pour récupérer le manuscrit, fit Lucie. Ce fameux diable…
— Je le crois, oui. D’une façon ou d’une autre, le meurtrier — le diable — a été mis au courant de l’existence de ce livre. Il n’a pas hésité à sacrifier les moines pour en préserver le secret. Quel genre d’écrits peut impliquer le meurtre atroce d’hommes de Dieu, si ce n’est ceux qui remettent en cause certaines théories de l’Église ? Science et religion n’ont jamais fait bon ménage, vous le savez.
Il marqua un silence et glissa le dossier sous son bras. Il invita ses interlocuteurs à remonter à la surface.
— Dans tous les cas, je présume que Joseph a fini par révéler à Philippe Agonla l’endroit où il avait caché ces pages recopiées du manuscrit original.
— La bibliothèque de l’abbaye…
— En effet. Et votre photo légèrement brûlée incite à penser que ces pages devaient être quasiment à l’abri des flammes, dans un espace confiné. Mais le feu a tout de même été le plus fort, et, hormis ce cliché, Agonla n’a récupéré que des cendres.
Lucie imaginait bien Philippe Agonla se rendre dans l’abbaye, à peine sorti de l’hôpital, et découvrir la cachette indiquée par le frère Joseph. Elle voyait l’immense déception sur son visage, face à un petit tas noirâtre et une photo à demi brûlée. Elle dit :
— Finalement, une fois dehors, Philippe Agonla n’avait à sa disposition que ce cahier et ces feuilles volantes sorties en cachette de votre hôpital, où traînaient des formules approximatives écrites de mémoire par Joseph. Il n’avait pas la copie du manuscrit original, puisqu’elle avait brûlé.
Elle fixa Sharko.
— Cela explique ses essais, ses tâtonnements et toutes les notes manuscrites dans le cahier. Agonla a utilisé des êtres vivants — d’abord des souris, puis des femmes — pour reconstituer lui-même, à partir des approximations de Joseph, les formules exactes du manuscrit et percer le secret de l’animation suspendue.
— Et je crois que ce manuscrit en recelait bien d’autres, des secrets, compléta Sharko. Joseph n’a probablement eu le temps de recopier qu’une partie de son contenu.
Ils remontèrent en silence, seul le claquement de leurs semelles sur les marches en pierre les accompagnait. Ils regagnèrent le bureau d’Hussières, qui commença à faire des photocopies. Dans le ronflement monotone de l’appareil électrique, une lumière verte glissait sur les visages fatigués et inquiets. Lucie remarqua un autre crucifix, accroché derrière une armoire, qu’elle n’avait pas vu la première fois. Hussières avait peur de quelque chose. Elle fixa la photo de famille — la femme de Hussières, leurs deux enfants et leurs trois petits-enfants — et demanda :
— J’aurais encore une question. Ce diable qui hante vos montagnes… Avez-vous la moindre idée de qui il pourrait s’agir ?
— Absolument pas, non. Cette histoire tournant autour d’une abbaye a de quoi donner des frissons. Quelqu’un a tué ces moines, et Dieu seul sait d’où il vient et qui il est.
— Vous vivez depuis des années avec cette histoire. Elle vous a obsédé, et vous n’en avez jamais parlé à personne, pas même aux gendarmes qui ont enquêté à l’époque. Vous n’avez pas la moindre hypothèse, la moindre piste d’investigation dans laquelle nous pourrions nous engouffrer ?
— Non. Rien. Désolé.
Il se tourna vers elle et lui tendit un paquet de feuilles.
— Voilà pour vous, je me garde les photocopies du cahier et des feuilles volantes. Je vous ai tout dit, je vais devoir vous laisser à présent. Il commence à se faire tard, et j’ai encore beaucoup à faire.
Lucie récupéra les feuilles.
— Très bien. Mais une toute dernière chose.
Il soupira.
— Je vous écoute.
— J’aimerais que vous me montriez le papier de Joseph que vous avez chiffonné et glissé dans la poche de votre blouse, tout à l’heure.
Le psychiatre blanchit.
— Je…
— S’il vous plaît, insista Lucie.
Hussières plongea les mains dans ses poches, l’air dépité. Il en sortit une boulette, qu’il tendit devant lui. Lucie la défroissa et lut à voix haute :
— « J’espère que François n’est pas au courant. »
Elle leva ses yeux clairs vers le psychiatre.
— Qui est François ?
Le spécialiste s’assit sur sa chaise, abattu.
— Un autre moine n’a pas péri dans l’incendie, puisqu’il n’était pas présent à l’abbaye ce jour-là. C’est l’abbé François Dassonville, le supérieur. Depuis l’accident, il vit reclus dans les montagnes et vient de temps en temps ici pour voir Joseph, prendre de ses nouvelles.
Lucie et Sharko échangèrent un regard rapide. Dire qu’ils avaient failli partir sans cette information capitale.
— Pourquoi ne pas nous avoir parlé de ce moine ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? L’abbé François était en voyage à Rome le soir où l’incendie a eu lieu. Les autorités l’ont évidemment interrogé à son retour, vous pensez bien. Il n’a rien à se reprocher.
Sharko, qui était resté en retrait, s’approcha du bureau.
— Le frère Joseph avait vraiment l’air apeuré lorsqu’il a écrit ce message.
— Frère Joseph a toujours eu peur de son supérieur. La vie de moine n’est pas de tout repos, elle suit des règles strictes, que le supérieur fait appliquer, parfois dans la plus grande sévérité. Et Joseph est très fragile psychologiquement, ne l’oubliez pas.
— Vous dites que cet abbé était à Rome, le soir de l’incendie. La ville doit être à moins de sept cents kilomètres d’ici. Un aller et retour en avion, en train, voire en voiture est toujours possible, vous ne croyez pas ? En parlant de voiture, vous savez quel modèle de voiture il possède, cet abbé ?
— Absolument pas. Je n’ai pas fait attention à ce genre de détail.
— Mégane bleue ?
— Je n’en sais strictement rien, je vous l’ai dit.
— Depuis combien de temps était-il en Italie, quand s’est déclaré l’incendie ?
— Je ne sais plus… Trois, quatre jours, peut-être ? Tout est très loin et…
— Quatre jours… Alors qu’un Russe débarquant avec un manuscrit est pensionnaire de son monastère depuis une bonne semaine. Cet abbé François n’aurait-il pas plutôt pris les choses en main ? N’aurait-il pas ordonné à ses moines de garder le silence, et peut-être même de cacher leur étrange pensionnaire, et en aucun cas de l’emmener à l’hôpital ? N’aurait-il pas dû, vu les circonstances, annuler son voyage à Rome ?
Hussières garda les lèvres pincées, secouant la tête. Sharko poursuivit.
— Alors qu’il était à Rome, peut-être pour discuter de ce fameux manuscrit en sa possession, deux moines décident d’outrepasser les ordres et déposent le mourant à l’hôpital, ni vu, ni connu. Qu’est-ce que vous pensez de cette hypothèse ?
— Elle n’est pas valable. Vous ne connaissez pas l’abbé François, c’est un homme bon et…
Sharko claqua du poing sur le bureau.
— Bon sang ! Pourquoi vous ne dites rien ? Qu’est-ce qui vous effraie à ce point ?
Le psychiatre frissonna et prit la photo de sa famille entre ses deux mains tremblotantes.
— Ce qui m’effraie ? Mais regardez où vous vous trouvez ! Personne n’est là pour vous entendre crier, dans ces montagnes. Quelqu’un a fait boire de l’eau bénite à huit hommes d’Église avant de les brûler vifs, au milieu d’écrits religieux. Imaginez un peu ce que… ce monstre pourrait faire à ma femme, à mes enfants ou petits-enfants. Parfois, il vaut mieux vivre avec ses démons plutôt que de chercher à affronter le diable en personne.
Il s’empara du crucifix et le plaqua contre le bureau dans un claquement sec.
— Parce que ce diable-là, ce n’est pas avec un simple crucifix qu’on peut le combattre, vous comprenez ?
— On jette juste un œil, OK ? Il n’y a que toi qui es armée, je te rappelle, et on ne peut pas dire que notre précédente opération ait été un succès.
Sharko était accroupi dans la neige, le regard orienté vers deux sillons causés par des pneus. Une heure plus tôt, Léopold Hussières leur avait pointé l’adresse de l’abbé François sur une carte. Le religieux vivait seul dans l’isolement des montagnes, à proximité de Culoz, à une trentaine de kilomètres de l’hôpital psychiatrique.
Le commissaire de police se redressa.
— Le dessin des pneus est orienté de la maison vers la route d’où on vient. Donc, une voiture est partie d’ici au plus tard après les chutes de neige d’hier, et plus personne n’est revenu depuis.
— J’adore ton sens de la déduction. On dirait Sherlock Holmes.
Lucie était emmitouflée dans son blouson, les mains dans les poches. La bâtisse se trouvait en retrait, dans un relief creux qui, l’été, devait être une prairie. Le ciel dégagé et la lune, presque pleine, permettaient de cerner le paysage environnant, aux reflets bleus et gris. Pas une lumière alentour, pas une maison, la ville étant davantage en contrebas, dans la vallée. Encore un endroit de fin du monde.
À pied, les deux flics suivirent les sillons, car rien ne permettait de distinguer un chemin ou une route, tant la couche de neige était uniforme et lisse. L’habitation se dressa face à eux. Il s’agissait d’une espèce de bergerie, tout en longueur, avec un toit aux tuiles d’ardoise en mauvais état et des murs aux pierres imposantes, qui semblaient en équilibre les unes sur les autres. Pas de lumière à l’intérieur.
Lampe torche dans la main, Lucie fit un rapide tour de reconnaissance, ses pieds enfoncés dans la neige croûteuse. Elle revint vers Sharko en haletant légèrement.
— J’ai jeté un œil par les fenêtres. Personne, apparemment.
Sharko souffla un gros nuage de buée.
— Deux options. Ou on…
Lucie frappa du poing sur la porte, plaqua son oreille contre le bois et attendit quelques secondes.
— On prend l’option numéro deux, le coupa-t-elle en trépignant de froid. On agit, histoire d’avoir le cœur net sur l’implication de ce moine dans notre affaire.
Elle tourna doucement la poignée de l’épaisse porte d’entrée, sans réussir à ouvrir.
— J’ai vu une vieille fenêtre branlante, à l’arrière, où il y a pas mal de jeu. En forçant, ça devrait céder sans dégâts.
Elle jeta les clés de voiture à Sharko, qui soupirait.
— Va planquer la voiture plus loin, au cas où il reviendrait à l’improviste. Ce serait dommage qu’il prenne la fuite. Je t’attends à l’intérieur.
— Au cas où il reviendrait à l’improviste… Je rêve. Et tu crois que nos empreintes dans la neige ressemblent à celles de lapins ?
— Ça, on n’y peut rien.
Sharko finit par acquiescer, il ne se sentait pas d’attaque pour contrarier Lucie. Il s’enfonça dans la nuit cinq bonnes minutes et, lorsqu’il revint, sa compagne lui ouvrait la porte de devant, pointant le faisceau de la torche sur son visage.
— J’ai pu entrer sans rien casser.
— T’as pas remarqué que tu me mets la torche dans la figure, là ?
— Allez, viens.
Elle referma à clé derrière eux. Le rayon lumineux dévoila un aménagement spartiate. Quelques meubles de brocante, un téléviseur à tube cathodique, des murs couverts de trophées de chasse : têtes empaillées, gueules hurlantes, cernés de fusils posés sur des présentoirs. Lucie frissonna : tous ces animaux morts, avec leurs gros yeux noirs qui sortaient de leurs orbites, lui fichaient la chair de poule.
— Il fait presque aussi froid dedans que dehors. Mais on est où, là ? J’en ai ma claque de ces montagnes et de ces glaçons qui nous pendent au nez.
Sharko ne releva pas, il était déjà parti dans la cuisine. Les placards étaient remplis de boîtes de conserve. Dans le réfrigérateur, du lait, du fromage, quelques légumes dont certains commençaient à pourrir. Mains enfoncées dans ses gants en laine, Lucie ouvrit les tiroirs. À l’intérieur, juste du matériel de cuisine. Après avoir décidé d’appuyer sur les interrupteurs qui inondèrent de lumière les pièces, Sharko se dirigea vers le séjour. Un tas grisâtre reposait dans l’âtre de la cheminée ouverte, en grosses pierres de taille. Le commissaire se pencha, les yeux plissés, et fit glisser des cendres entre ses doigts.
— Du bois et du papier, on dirait.
Les doigts gantés de Lucie effleurèrent un crucifix, posé sur une vieille bible.
— Et alors ?
— Alors rien. T’as vu une facture, des documents administratifs, toi ?
Elle ouvrit des meubles, des tiroirs, jeta un œil dans une vaste bibliothèque, accolée à un mur. Des ouvrages religieux… différentes bibles… de la littérature scientifique : chimie organique, botanique, entomologie…
— Pas vraiment, fit-elle. Il n’est peut-être pas du genre à garder ses papiers. Et vu les environs, je me demande même si le facteur passe dans le coin. J’ai l’impression de me trouver au fin fond de nulle part et d’être revenue au Moyen Âge.
— Ce n’est pas qu’une impression. Ça aurait été bien de dénicher une carte grise, ou des papiers de voiture. Imagine qu’il possède une Mégane bleue.
— Ce qui, en soit, ne serait qu’une orientation d’enquête, pas une preuve.
Lucie mit la main sur une rangée de dictionnaires bilingues et de mini-aide-mémoire, qu’elle feuilleta rapidement. D’après la date indiquée en quatrième de couverture, ces ouvrages dataient d’une dizaine d’années.
— Du russe, fit-elle. Pourquoi un moine reclus au beau milieu de la montagne se mettrait-il au russe ?
Elle parla ensuite pour elle-même, tout bas.
— Il a acheté ces dictionnaires au moins quinze ans après l’arrivée du type de l’Est au monastère. Qu’est-ce qui cloche ?
Sharko jeta un œil par la fenêtre. Ensuite, direction la salle de bains, puis la chambre. Une armoire à demi bouffée par l’usure était entrouverte. Lucie trouva, à l’intérieur, des pulls en laine, des pantalons doublés et en toile, de grosses chaussettes, des bottes de chasse, quelques jeans, aussi. Plus haut, il y avait une énorme parka verte à capuche fourrée, et différentes chapkas, soigneusement accrochées. La flic observa les étiquettes, à l’intérieur. Alphabet cyrillique.
— Du russe, encore. Il ne faisait pas qu’apprendre la langue, il est aussi allé là-bas.
Le crucifix collé au fond de l’un des compartiments la fit frissonner. Elle referma la porte immédiatement.
— Fichus crucifix, il y en a partout. Ça me dérange quand même de violer l’intimité d’un ex-moine.
— Sans déconner. Fallait y penser avant.
Elle soupira.
— On ne sait même pas à quoi ce type ressemble. Pas une photo, rien.
Ils poursuivirent leurs fouilles, longtemps, et ne palpèrent du bout des doigts que le spectre de l’existence d’un homme reclus, qui vivait dans la simplicité et l’anonymat. Sharko sentait Lucie sur les nerfs, elle se mettait à tourner en rond. Il lui prit la main.
— Ça fait plus d’une heure qu’on cherche. Même si cet ex-abbé a quelque chose à voir avec notre affaire, il n’y a rien à trouver ici, et il est tard… Allez, viens.
Elle ne se laissa pas faire.
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’un détail nous échappe. Qu’on n’effleure que la surface. Il faudrait faire une perquise en bonne et due forme. Fouiner dans les recoins.
— Tu t’attendais à quoi ? Un vieux manuscrit planqué au fond du Frigidaire ? Des cadavres dans le congélo ? Allez, amène-toi.
— Tout est trop propre. Je crois que cet homme est hyper méfiant, et qu’il n’a pas laissé la moindre trace d’objets ou de papiers qui pourraient nous en apprendre plus sur lui. On a fouillé sa maison, et on ne sait rien. Pas d’objets personnels, pas de lettres, ni de photos. T’as déjà vu ça, toi ?
— Ce type est ou était un religieux pur jus. Pauvreté, simplicité, don de soi, ça te dit quelque chose ?
Elle fureta encore du regard, hésitant quelques secondes.
— Bon, on sort, mais on attend encore un peu dans la voiture. Il finira bien par revenir.
— Et s’il ne revient pas ? S’il avait été là aujourd’hui, il ferait un peu plus chaud dans la maison, non ? Il a coupé le chauffage, ça laisse augurer une absence prolongée. Et même s’il se pointe, on lui tombe dessus et on l’interroge ? Tu crois qu’il va nous avouer, brut de fonderie, qu’il a brûlé les moines il y a vingt-six ans ?
Lucie inspira, puis acquiesça.
— Très bien, tu as gagné. Mais demain, avant de rentrer à Paris, on met Chanteloup sur le coup, il faut que quelqu’un creuse sur ce François Dassonville et l’interroge dans les règles.
— Ça me paraît être la meilleure solution. En espérant que ce gendarme ne nous fera pas une crise d’épilepsie quand on lui apprendra que tu as piqué le cahier à la cave.
Ils vérifièrent qu’ils n’avaient rien laissé de travers puis se dirigèrent vers les fenêtres qui donnaient sur l’arrière de la salle à manger. Lucie avait forcé en poussant de l’extérieur et, avec le jeu, le loquet était sorti du petit verrou qui unissait les deux battants. La flic passa sa main sur le vieux bois, d’où s’écaillait de la peinture blanche.
— Ça a cédé en poussant mais, de dehors, il va être impossible de verrouiller de nouveau ces fenêtres. Je préfère qu’on referme ici proprement et qu’on passe par la porte d’entrée. Même si on ne peut pas verrouiller à clé, au moins, rien ne prouvera que quelqu’un est entré. L’abbé croira peut-être avoir oublié de la boucler.
— Bien sûr. Avec de belles traces de pas qui font le tour de la maison.
— T’es chiant, Franck.
— Je sais.
Elle hocha le menton vers la sortie.
— Il y a une remise à bois, à l’arrière. On fait un dernier tour par là et on décolle.
Après n’avoir rien découvert de plus dans l’abri à bois, ils regagnèrent leur véhicule, mirent le chauffage à fond et reprirent la route vers la vallée, direction Chambéry. Lucie grelottait encore et soufflait dans ses mains glacées.
— Il est temps qu’on retourne à Paris. Entre les cadavres dans le congélateur de Philippe Agonla, les yeux fous de frère Joseph et le fait que j’ai failli te perdre, je n’en peux plus de ces montagnes.
Elle fixa la route, qui se perdait dans la nuit. Les ombres des pins, menaçantes. Tous ces ravins qui lui fichaient le vertige.
— J’ai l’impression qu’on n’est pas en sécurité, ici.
Sharko songeait à la réalité qui l’attendait, dès son retour dans la capitale. Les résultats du test de sperme… Le taré qui semblait s’acharner sur lui et accélérer le rythme. Comment réussirait-il à protéger Lucie d’un malade qui voulait leur faire du mal ?
Il se pinça les lèvres et lâcha finalement :
— Paris n’est pas mieux, question sécurité. Là-bas, tu devras te méfier de tout le monde. Le moindre inconnu qui t’approche, le moindre regard de travers. Faudra que tu restes vigilante.
Ils traversaient une forêt de mélèzes. La route se tordait entre les troncs oppressants, la visibilité était réduite. Lucie fixa son compagnon étrangement.
— Pourquoi tu me ressors ton vieux discours de paranoïaque sur l’affaire Hurault là, maintenant, au milieu de nulle part ?
Sharko haussa les épaules.
— Mince, Franck, passe à autre chose ! Moi, je te parle de concret, de meurtres, d’enlèvements. T’as failli y rester dans le torrent parce que tu t’es laissé surprendre. Tu n’as jamais perdu ton arme de service, et voilà que ça t’arrive. Avant, t’aurais défoncé les portes de la bergerie, et c’est moi qui serais allée déplacer la voiture.
Elle souffla par le nez.
— Je ne sais pas… J’ai l’impression que t’es à côté de la plaque, ces derniers temps. Tu es là, avec moi, mais ton esprit est ailleurs.
Sharko bifurqua brusquement sur le bas-côté. Les chaînes crissèrent, le véhicule finit par s’immobiliser. Le commissaire ouvrit la portière d’un mouvement sec.
— Tu crois connaître mon passé, mais tu ne sais rien de moi.
— Au contraire, j’en sais plus que tu ne le crois.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Rien du tout. Fiche-moi la paix.
Il la regarda longuement et sortit. Lucie le vit courir vers l’arrière et ne distingua plus que sa silhouette, qui semblait s’acharner sur quelque chose. Elle mit le pied dehors au moment où il revenait vers la voiture avec une masse sombre dans les bras. Il ouvrit alors le coffre et y jeta le jeune sapin, dont les racines pleines de terre pendouillaient. Puis il se frotta les mains l’une contre l’autre et retourna dans la voiture. Une fois que Lucie vint se rasseoir à ses côtés, le fixant de ses grands yeux bleus, il redémarra en grognant :
— Tu l’as, ton fichu sapin de Noël. T’es contente ?
Lundi matin, 19 décembre.
7 heures.
Le réveil avait arraché les deux amants de leur sommeil. Ils s’étaient couchés tard, après avoir dîné au restaurant de l’hôtel, bu modérément et fait l’amour. Sharko s’était rasé et avait enfilé un jean et un pull, Lucie avait caressé son ventre plat devant le miroir avec un sourire. Grâce à un test de grossesse qu’elle avait déjà au fond de son sac, elle aurait la confirmation, pour la fin d’année — on conseillait d’attendre une dizaine de jours avant utilisation —, que « ça » avait fonctionné.
Puis, après un petit déjeuner copieux pour elle et moins pour lui, ils s’étaient mis en route vers la gendarmerie de Chambéry, pour qu’on prenne leur déposition. Plus tard, ils attendirent le moment opportun pour s’isoler avec Pierre Chanteloup. Assis dans le bureau du commandant, ils lui expliquèrent calmement le fil de leurs découvertes récentes. Le cahier. Les propos d’Hussières sur l’assassinat des moines. L’implication potentielle de l’abbé François dans cette histoire. Ils ne manquèrent pas de lui dire qu’ils prenaient la route, là, maintenant, et que la SR de Chambéry ne les aurait plus jamais dans les pattes. Après cette ultime annonce, le gendarme, qui était passé par tous les états de nervosité, sembla finalement prendre la chose avec professionnalisme. Il était surtout soulagé que ces deux-là fichent le camp de ses montagnes.
— Très bien. Je vais rouvrir les dossiers sur l’incendie de 1986 et creuser en priorité sur ce François Dassonville. Soyez certains qu’avec ce que vous venez de nous raconter, on ne va pas le lâcher.
Il fixa Lucie dans les yeux :
— Mes subordonnés m’avaient signalé que vous étiez retournée dans la cave de Philippe Agonla. Je ne vous cache pas que j’étais sur le point d’en informer votre hiérarchie, en exigeant une sanction disciplinaire.
— Tout est bien qui finit bien, donc, répliqua Lucie, non sans une pointe d’arrogance.
— Vous concernant, sans doute. Mais pour l’affaire, c’est une autre histoire.
Sharko se leva et enfila son caban.
— Nous comptons sur vous pour nous tenir informés de vos investigations. Nous ferons évidemment de même de notre côté. Les fils de la pelote sont emmêlés. Ni vous ni nous n’y arriverons seuls, nous avons tout intérêt à coopérer.
Chanteloup acquiesça et serra la main que lui tendait Sharko. Le commissaire ajouta, avec un sourire forcé :
— Avant de rentrer à Paris, nous souhaiterions des copies d’excellente qualité de ce cahier, et idem pour la photo d’Einstein. Plusieurs exemplaires, si possible. Vous pouvez faire ça pour nous ?
15 h 45.
Lucie somnolait, sa tête émettant de brusques va-et-vient entre sa poitrine et le repose-tête de son siège. Durant tout le trajet du retour, Sharko n’avait cessé de ruminer. En cette période chargée des fêtes de fin d’année, il allait devoir refaire certains papiers — permis de conduire, certificat d’assurance — et récupérer une nouvelle arme de service. Bref, des après-midi à galérer de commerces en administrations, au milieu de la cohue.
Il venait d’acheter à la va-vite un téléphone portable avant le départ de Chambéry : un appareil bas de gamme, avec un numéro qu’il avait déjà mémorisé et un forfait jetable qui lui permettrait de tenir en attendant de régulariser la situation avec son opérateur. Au milieu de tout ce chaos, il pensait aussi, évidemment, aux résultats d’analyses de sperme. Le bilan ADN devait être disponible sur la boîte mail bidon et le flic se sentait incapable d’attendre le lendemain matin. Aussi, après avoir déposé Lucie à l’appartement, il retournerait au 36 pour récupérer dans son ordinateur l’adresse tordue et, ensuite, se connecterait à la messagerie adéquate via Internet.
Les panneaux, les kilomètres se succédèrent encore. Il faisait terriblement froid mais ne neigeait plus depuis deux jours, ce qui avait permis à la DDE de déblayer complètement les grands axes. Autour, par contre, le paysage était lunaire : étendues blanchâtres à perte de vue. Sharko ne se souvenait pas d’un tel hiver, avec de si importantes précipitations sur l’ensemble du pays. Même à Nice et en Corse, ils avaient eu leur dose de flocons.
Le véhicule était à une cinquantaine de bornes de la banlieue parisienne lorsque Lucie fut brusquement tirée de son état de somnolence par la sonnerie de son téléphone portable. Elle s’étira deux secondes avant de décrocher. Sharko put la voir se décomposer en temps réel, tandis qu’elle ne répondait que par de courts acquiescements sonores. Après qu’elle eut raccroché, elle plaqua ses mains sur son visage dans une inspiration, puis se tourna vers Sharko.
— C’était Bellanger. Il est en forêt de Combs-la-Ville, proche de Ris-Orangis, avec le gendarme de Maisons-Alfort, ce…
— Patrick Trémor.
— Patrick Trémor, oui.
Ses doigts se crispèrent sur son cellulaire, jusqu’à faire blanchir ses phalanges.
— Le môme, c’est ça ? dit Sharko.
— Ils viennent de retrouver son corps. Il était pris dans les eaux gelées d’un étang.
Elle fixa alors les champs, le regard vide, sa tempe droite butant contre la vitre. Bong, bong, bong. De son côté, Sharko avait envie de donner un gros coup de frein et de sortir pour crier. Crier toute sa rage, crier à l’injustice dans ce monde de merde. Il s’imagina une fraction de seconde en face de celui qui avait fait ça. Lui et l’autre ordure, seuls dans une pièce.
Après plusieurs kilomètres d’horrible silence, Lucie revint vers lui, le regard déterminé.
— C’est sur la route. On y va.
— Pas toi, Lucie. C’est un môme. Tu ne peux pas rompre tes promesses et défoncer des portes qui commencent à peine à se refermer.
— Toi, tu peux lâcher l’affaire. Mais moi, rien ne m’empêchera d’aller au bout. Je veux coincer le fils de pute qui a fait une chose pareille.
17 h 32.
Des températures folles, peut-être -8 ou -9 °C. Des halogènes, qui buvaient l’obscurité et dessinaient des cercles d’un jaune cru, presque blanc. Des silhouettes figées, enfoncées dans des parkas dont la bande réfléchissante luisait dans la nuit. Le craquement des pas dans la neige gelée, pareil à une toux.
Lucie et Sharko arrivèrent côte à côte auprès de leur chef, qui discutait au bord de l’étang avec des gendarmes, dont Patrick Trémor. Bellanger se détacha de son petit groupe et vint les rejoindre, engoncé dans un manteau de ski, la tête sous un bonnet bleu marine. Sharko ignora si cela était dû au froid, mais ses yeux étaient rouges, et son visage tiré comme si on avait accroché des poids à ses joues. Il paraissait avoir vieilli de cinq ans.
— Enquête de merde, fit-il. Ce n’était qu’un môme.
Il avait perdu ses certitudes, cette force sereine qui en faisait un chef de groupe qu’on écoutait. Ses yeux croisèrent brièvement ceux de Lucie, et revinrent vers Sharko. Il se dandinait pour ne pas finir gelé sur place.
— Comment ça va, toi ?
— On fait aller. Ces températures glaciales commencent à me taper sur le système. On se croirait au Groenland.
Lucie fit un pas sur le côté, l’œil rivé vers le petit attroupement, à proximité d’un gros tronc.
— Il est là-bas ?
Bellanger se demanda une fraction de seconde s’il devait lui répondre. Il chercha la confirmation dans les yeux du commissaire, qui rabattit lentement ses paupières en signe d’acquiescement.
— Dans une housse, oui. Les gendarmes l’embarquent dans dix minutes, direction l’IML. Ils prennent le truc en charge. Au moins, on n’aura pas à se farcir l’autopsie.
Lucie fut traversée d’un frisson et, les bras croisés, le col de son blouson remonté jusqu’au nez, elle avança doucement. Autour, les branches craquaient, en proie au gel. La flic roula les yeux, persuadée que des spectres couraient autour d’elle, le long des arbres, mais ce n’étaient que les ombres étirées des gendarmes. À chaque pas elle entendait les petites voix de filles plus distinctement au fond de sa tête. Elle essaya à tout prix de les chasser, serrant les poings. Mines graves, les hommes s’écartèrent et la laissèrent regarder ce petit sac noir, posé sur une civière, avec sa longue fermeture Éclair qui brillait outrageusement sous les ampoules brûlantes.
« On ignore s’il s’agit de Clara ou de sa jumelle. Le corps a été brûlé dans sa totalité, sauf les pieds, qui étaient nus et devaient être à l’abri des flammes. Ils se trouvaient peut-être sous un rocher, ou quelque chose comme ça. »
Lucie détourna le regard vers l’homme à ses côtés.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
— Rien. Je n’ai rien dit, madame.
Lucie rentra la tête entre ses épaules. Au moment où elle s’agenouillait dans la neige pour baisser la fermeture Éclair, elle sentit une main la tirer par le bras. Sharko la ramena à lui.
— C’est inutile. Viens.
Elle tenta de résister et se laissa finalement emmener au bord de l’étang, auprès de Bellanger, qui se mit à raconter :
— En début d’après-midi, des adolescents sont venus jouer sur l’étang, pour faire des glissades. La surface était gelée et recouverte d’une infime couche de neige. À force de piétiner, l’un d’eux a fini par apercevoir le corps. Il était piégé sous la glace, le visage tourné vers le ciel.
Il parlait comme s’il était essoufflé. Le froid le prenait aux poumons.
— … Les collègues de Ris-Orangis sont arrivés une heure plus tard. Grâce au plan « Alerte enlèvement », ils ont immédiatement fait le rapprochement avec le môme de l’hôpital et appelé Trémor. (Il soupira.) C’est le même môme.
— Comment…
Lucie n’arrivait pas à terminer sa phrase, les images étaient trop vives, puissantes dans son crâne. Elle fixait ses chaussures, enfoncées dans la neige. Juliette avait été retrouvée elle aussi dans un bois, comme ici. Tout ce qu’il restait d’humanité se résumait à deux pieds blancs comme le sel. Sharko la serra contre lui, lui caressant le dos, et indiqua d’un coup de menton à Bellanger de poursuivre.
— Aux premières constatations, l’enfant a été étranglé avant d’être jeté ici. Il présente des marques caractéristiques autour du cou. Vous l’avez vu, la route n’est pas loin. Le tueur n’a pas eu de volonté particulière de dissimuler le corps au point qu’on ne le retrouve jamais. Non…
— Il voulait agir au plus vite, dit Sharko. De peur de se faire prendre suite au plan « Alerte enlèvement ».
Bellanger tourna les yeux vers les nuées d’empreintes, partout autour.
— Des dizaines de promeneurs sont passés dans les alentours, surtout hier, donc, pour les traces de pas, c’est fichu. Quant au séjour dans l’eau… Au revoir l’ADN et les indices quelconques.
— Une estimation de l’heure de la mort ?
— Il est gelé, était en immersion, donc c’est difficile. Mais le légiste table sur quarante-huit heures, minimum. D’autant plus que, il y a deux jours, il ne faisait pas si froid, les eaux devaient encore être à l’état liquide.
Sharko fit un rapide calcul, tandis que Lucie fixait, sans plus bouger, la surface fracturée de la glace.
— L’assassin serait venu directement ici après l’enlèvement à l’hôpital. Ce gamin ne représentait probablement rien pour lui.
Bellanger acquiesça. Il entraîna Sharko un peu à l’écart et parla tout bas.
— Ça n’a pas l’air d’aller, Lucie… Elle devrait prendre un peu le large, peut-être, non ?
— Tu n’as qu’à essayer de la convaincre, toi. Elle est à fond dans le coup, personne ne pourra la sortir de là.
Bellanger soupira, les lèvres pincées.
— Concernant le môme, un morceau de chair a été prélevé sur sa poitrine. L’assassin a fait disparaître le fameux tatouage dont tu m’avais parlé. Il a peut-être eu la stupidité de croire que nous ne l’avions pas remarqué.
Le commissaire posa un regard tendre sur la nuque de sa compagne. Seule et immobile, elle tremblait. Puis il se retourna vers Bellanger, qui la regardait aussi.
Ils s’éloignèrent encore, afin d’être sûrs qu’elle n’entendrait pas.
— Tu as les résultats de ses analyses sanguines ?
— C’est dans les tuyaux depuis peu. Ça m’étonnerait qu’on ait quelque chose demain, mais mercredi matin, normalement, on en saura plus sur ce dont souffrait ce gamin.
Il eut une inspiration chargée d’amertume.
— On doit retrouver le monstre qui a fait ça, Franck.
Sharko garda un air impassible, cette fois.
— Dans la voiture, tout à l’heure, Lucie a dit une phrase intéressante sans s’en rendre compte. Elle a dit : « On y va, c’est sur la route… » Le gamin a été enlevé à Créteil, on le retrouve vingt bornes plus au sud, le long de l’A6. C’est l’autoroute d’où on vient.
— Et donc, selon toi, l’assassin partait vers le sud ?
Sharko pensa à l’homme au Bombers. À la Mégane bleue qui les avait doublés dans les montagnes. À cette bergerie isolée, vide de toute humanité. Aux crucifix et à l’eau bénite. Une identité lui revenait en tête, sans cesse : l’abbé François Dassonville. Chanteloup avait-il finalement identifié le véhicule du religieux ? Allait-il creuser la piste, comme il l’avait certifié ?
— C’est une évidence. Possible que tout se joue chez les gendarmes de Chambéry, ces jours-ci. On doit garder un contact très étroit avec ce Chanteloup. Je compte sur toi pour le harceler au téléphone et ne pas le lâcher d’une semelle.
Le chef de groupe acquiesça. Deux garçons de morgue arrivaient pour emmener le petit corps : des gaillards costauds, bonnets sur la tête, gros gants en nylon et visages fermés. En retrait, le gyrophare bleu éclaboussait la végétation, donnant à cette forêt des allures apocalyptiques.
Sharko poursuivit :
— On doit comprendre le sens de la photo des scientifiques qu’on a entre les mains. Qui est la troisième personne sur le vieux cliché ? À quel sujet Einstein et Curie ont-ils pu se réunir ? Ce manuscrit mystérieux, rapporté par un homme de l’Est, est-il historiquement identifié ? Bref, on a besoin des meilleurs spécialistes. Je file au 36 pour déposer tout ça.
— Je peux le faire. Je repasse par là et…
— Non, non, j’ai un truc important à vérifier dans les fichiers. Tu pourras raccompagner Lucie à l’appartement ? Assure-toi qu’elle rentre bien, surtout, et qu’elle verrouille derrière elle.
Bellanger marqua sa surprise quelques secondes, puis hocha la tête, un peu gêné.
— Si tu veux.
— Merci…
— À mon avis, Pascal est encore au bureau, il te parlera du message du Figaro. Il a pigé certaines choses très intéressantes. De plus en plus, j’ai la certitude que tout s’est déclenché au Nouveau-Mexique. J’ai déjà mis le bureau des missions sur le coup, les informant qu’on allait faire un petit aller-retour sur place, et ce, dès que possible. C’est-à-dire… probablement demain. La direction nous donne tous les moyens nécessaires pour qu’on avance au plus vite. Cette histoire commence à faire un sacré bruit. Sans oublier ce môme, maintenant.
— Demain, tu dis ?
— Oui, demain. Toi, tu as l’habitude des voyages, et tu sais aller à l’essentiel. Ça te brancherait ?
— Je n’en sais rien. Qu’est-ce qu’il y a de si important à trouver, au Nouveau-Mexique ?
— Pascal t’expliquera. Mais ça doit valoir le déplacement.
Sharko se rapprocha de Lucie et lui expliqua qu’il se rendait au Quai des Orfèvres. Elle ne le regarda pas, ne répliqua pas, comme si elle était ailleurs. Ses yeux accompagnaient le sac en plastique qu’on embarquait. Lorsqu’il la serra contre lui, le commissaire entendit deux objets lourds chuter au sol. Il baissa alors les yeux pour voir que la femme qui partageait sa vie venait de lâcher ses chaussures.
Elle était en chaussettes dans la neige.
Nicolas Bellanger ne s’était pas trompé : Pascal Robillard était bien là, assis à son bureau, cerné de tours de paperasse. Et, au milieu de tout ce chaos, son sac de musculation, couleur orange criard, qui devait avoir été acheté bon marché une bonne dizaine d’années auparavant. Dès qu’il vit Sharko, le lieutenant se leva et vint lui serrer la main chaleureusement.
— Tu sais qu’il y a de meilleurs moments pour se baigner dans un torrent ?
— Oui mais, l’hiver, on dit que ça raffermit la peau !
Échange de sourires, cependant, l’esprit de Sharko était ailleurs.
— Ça me fait plaisir de te revoir, en tout cas, fit Robillard en retournant à sa place.
Sharko ôta son gros blouson et le posa sur le dossier de sa chaise. Il ouvrit un tiroir et avala deux Dafalgan avec de l’eau. Sale journée. Il était presque 19 heures. Quelques officiers encore présents, au courant du retour du commissaire, vinrent prendre brièvement de ses nouvelles : les bonnes et les mauvaises infos se propageaient à la vitesse du feu à la Crim’. Une fois qu’il fut seul avec son collègue, Sharko lui demanda un point sur les investigations en cours. Très vite, le lieutenant aux petites lunettes rondes obliqua sur le message trouvé dans Le Figaro.
— « On peut lire des choses qu’on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J’aime l’avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. » Viens voir.
Sharko s’approcha de l’écran que pointait Robillard et sur lequel était affichée une carte des États-Unis.
— Regarde ici. Albuquerque, là où Valérie Duprès a passé quelques jours récemment, se situe au Nouveau-Mexique. Juste à côté, tu trouves le Texas et l’Arizona. NMX, TEX, ARI. Ce sont les diminutifs de ces trois États adjacents. J’ignore, par contre, ce que peut signifier le chiffre derrière. Des coordonnées géographiques qui désignent une région particulière dans le pays concerné ? Je n’ai pas pu trouver l’info. Mais…
Il zooma sur l’État du Nouveau-Mexique, dans les alentours d’Albuquerque, grosse ville à une centaine de kilomètres de Santa Fe. Elle accueillait l’aéroport international du pays.
— Tu vois, là, à l’extrémité sud-est d’Albuquerque ? C’est la base militaire de Kirtland, haut lieu de l’US Air Force.
— Le « Pays de Kirt », si on traduit.
— Pas mal, ta chute dans l’eau n’a pas tout cramé sous ton crâne. (Il sourit.) À en croire ce message, Duprès est allée fouiner sur cette base. Je vais essayer de joindre leur service communication, pour voir si elle est bien passée par là.
Robillard était impressionnant de maîtrise. Sans décoller les fesses de son bureau, il était capable de partir aux quatre coins du monde et d’en rapporter des informations essentielles.
— Poursuivons. Pays de Kirt, avec une majuscule à « Pays », m’a orienté vers l’autre terme, Coin du Bois, en majuscule lui aussi. Je me suis dit qu’il s’agissait peut-être d’un autre jeu de mots, d’une autre traduction. Bingo. (Il écrasa son index sur la carte.) Edgewood, petite ville paumée au milieu du désert, à une quarantaine de bornes d’Albuquerque.
— T’es incroyable.
— Mouais, ça a bouffé mon dimanche et toute cette nuit, si tu veux savoir. Et ce n’est pas fini, ce message codé m’a encore révélé de petites choses sympathiques. Cette Valérie Duprès avait une sacrée imagination.
— Ne parle pas d’elle au passé. On ne sait jamais.
— On ne sait jamais, tu as raison. Question : quand tu fais une radiographie, pourquoi tu te colles devant une plaque de plomb ?
Sharko haussa les épaules.
— Parce qu’elle empêche les rayons X de passer, fit Robillard. Ils sont composés d’éléments radioactifs, et le plomb stoppe la radioactivité. Les cercueils de plomb, qui crépitent, ne font pas référence à des enfants atteints de saturnisme, comme tu le pensais. Non… On enfermait dans des cercueils de plomb les corps frappés par la radioactivité.
Robillard ouvrit un favori Internet. Un visage apparut. Sharko écarquilla les yeux face à la terrible coïncidence.
— Marie Curie.
— Décidément, t’es doué. Marie Curie, oui. Elle est morte d’une leucémie, causée par une trop grande exposition aux éléments radioactifs qu’elle a étudiés toute sa vie, le radium notamment. En 1934, on commençait à connaître sérieusement les dangers de la radioactivité. Le plomb de son cercueil était fait pour empêcher les radiations émises par son corps de passer. Ce fut le premier cercueil du genre. On en utilisa d’autres pour la plupart des grands irradiés de Tchernobyl. Des milliers de cercueils de plomb qui hantent les cimetières russes et ukrainiens, et qui doivent encore sérieusement crépiter de l’intérieur. En fait, ils crépiteront encore longtemps, certains éléments radioactifs ont des durées de vie de l’ordre du million, voire du milliard d’années. C’est complètement hallucinant quand t’y penses bien, et ça explique pourquoi aucun être humain n’habitera plus jamais une zone irradiée.
Le commissaire resta interdit quelques secondes. Il pensait aux photos d’Hussières : le porteur du manuscrit, étendu sur un lit d’hôpital, bouffé par des radiations jusqu’aux os. Il imaginait aussi d’immenses cimetières russes, au milieu de nulle part, crépitant de radioactivité.
Il fouilla dans les photocopies qu’il avait rapportées avec lui et montra la photo des trois savants à Robillard, qui l’observa avec attention.
— Einstein et Marie Curie, fit-il, étonné. Qu’est-ce que tu fiches avec ça ?
Sharko lui expliqua brièvement leurs récentes découvertes. Robillard ne reconnut pas non plus le troisième homme, mais pointa le doigt sur Einstein.
— Tout est si curieux. Je te parle de Richland, une ville liée par le passé à Los Alamos et au projet Manhattan, et tu me montres Einstein dans la foulée.
— Einstein a quelque chose à voir avec ce projet Manhattan ?
Autre clic sur un favori. Sharko se dit que son collègue avait vraiment planché sur le sujet, comme à son habitude.
— Einstein en est, bien involontairement, l’initiateur. À l’époque, tous les scientifiques du monde se penchent sur l’incroyable dégagement d’énergie provoqué par la fission nucléaire d’éléments radioactifs, notamment l’uranium et le plutonium. Einstein, Oppenheimer, Rutherford, Otto Hahn, les génies de la première moitié du XXe siècle… En octobre 1938, Einstein adresse une lettre au Président Roosevelt en personne, où il explique que les nazis sont en mesure de purifier l’uranium 235, avec l’objectif de l’utiliser, peut-être, comme une arme de guerre ultra-puissante. Il indique également l’endroit où les Américains peuvent se procurer de l’uranium : le Congo.
— En se rapprochant des Américains, Einstein voulait faire un pied de nez aux Allemands.
— Comme la plupart des esprits pensants de l’époque, que la montée en puissance du nazisme et la folie de Hitler inquiétaient. Peu après avoir reçu ce courrier, Roosevelt a décidé d’initier le projet ultra-confidentiel Manhattan, visant à maîtriser les secrets de l’atome et à créer cette bombe atomique le plus rapidement possible. Los Alamos regroupa les plus grands scientifiques du monde, y compris de nombreux Européens, et fit travailler des milliers de personnes, parquées dans une ville au beau milieu du désert. Ces gens ne savaient même pas sur quoi ils bossaient. Ils usinaient des pièces, portaient des marchandises, assemblaient des morceaux dont ils ne saisissaient pas l’utilité. On connaît la suite, sept ans plus tard : Hiroshima et Nagasaki.
Tandis que Sharko passait une main sur son visage, Robillard prenait son sac de musculation et enfilait son blouson.
— Voilà pour les nouvelles. C’est pas tout ça, mais j’ai une heure de pecs et de biceps à me coltiner, sinon, je vais me ratatiner.
— À ce niveau-là, ce n’est plus du sport, c’est de la souffrance !
— Il nous faut notre lot de souffrance à tous, non ?
— À qui le dis-tu !
— On se voit demain. Et si tu trouves l’explication pour cette histoire d’avoine dans le message, tu m’expliqueras. Parce que là, je sèche.
Il disparut et, quelques secondes plus tard, Sharko l’entendait dévaler l’escalier. La tête lourde, le commissaire de police s’écrasa sur son siège et soupira longtemps. Il ferma les yeux. Les cercueils de plomb qui crépitent… Des irradiés qu’on a enterrés quelque part ?
Il réfléchit longuement, et ne put néanmoins empêcher sa vie privée de prendre le dessus sur l’affaire. Il voyait encore Lucie, le regard vide, en chaussettes dans la neige. Il en frissonna. Les psychiatres avaient parlé de transferts, toujours possibles : des moments d’évasion où Lucie se mettait dans la peau de ses filles. Des corps morts qui prenaient leurs visages. Des voix qu’elle pouvait entendre, lors de situations stressantes ou en rapport avec la mort. Cette fichue enquête était en train de faire s’ouvrir, les unes après les autres, des plaies qui commençaient à peine à cicatriser.
Il eut envie d’appeler Bellanger, histoire de s’assurer qu’il ne s’était pas trop attardé à l’appartement.
Conneries…
Dans un soupir, il alluma son ordinateur, fouilla dans ses répertoires et ouvrit le fichier qui contenait son adresse mail bidon :
fcksharko6932@yahoo.com
. La gorge serrée, il se connecta, via le Web, au compte Yahoo correspondant. Un unique message se trouvait dans la boîte mail, avec, pour titre : Résultats d’analyses ADN de l’échantillon n° 2432-S.
Il le lut avec appréhension.
Les analyses avaient pu être possibles et les machines du laboratoire belge avaient craché une empreinte génétique composée d’un tableau de chiffres et de lettres, qui identifiait de manière certaine le propriétaire des spermatozoïdes.
Sharko ne connaissait pas par cœur son propre « code-barres », il allait falloir le comparer et pour cela, il avait besoin d’un accès au FNAEG. Normalement, il devait passer par la procédure : présenter une commission rogatoire aux services administratifs, qui se chargeraient de la comparaison et transmettraient le résultat par fax ou courrier à un juge ou à un procureur de la République. Ça pouvait prendre des plombes et, surtout, il fallait de bonnes raisons. Il imprima le contenu du mail et appela Félix Boulard, une vieille connaissance des services administratifs.
— Shark… ça faisait un bail. Il paraît que tu flirtes de nouveau avec la Crim’, maintenant ?
— Ça fait presque deux ans que je m’y suis remis, t’es gentil. Et toi, toujours à moisir dans tes bureaux à 8 heures du soir ? C’est bientôt Noël, je te signale.
— Il en faut, des courageux. Les congés, ce n’est pas pour maintenant. Allez, annonce : qu’est-ce que tu veux ?
Sharko y alla franco :
— Que tu me lances une comparaison dans le FNAEG.
— Rien que ça. (Un léger soupir.) Bouge pas, je démarre la bête. Voilà… Explique.
Sharko avait déjà vu comment le fichier fonctionnait. Un logiciel permettait la recherche de profils : on saisissait un « code-barres », et les serveurs informatiques, basés à Écully, près de Lyon, le comparait avec les millions d’empreintes stockées sur les disques durs. Pour être fiché dans le FNAEG, il fallait avoir été mis en examen, gardé à vue ou avoir commis des infractions qui allaient de l’agression au meurtre. On y intégrait aussi, progressivement, les professionnels au contact de scènes de crime, dont l’ADN était dit « contaminant ». Sharko savait que son propre profil génétique, comme celui de Lucie, se trouvait dans le fichier.
— Je te dicte les quinze nombres du profil que j’ai en main, tu es prêt ?
— Vas-y, répliqua Boulard. Mais pas trop vite, OK ?
Muni de sa feuille imprimée, Sharko dicta clairement la totalité des informations.
— C’est parti, fit Boulard, ta trace tourne dans le fichier. Je te rappelle d’ici quelques minutes, au pire, si on n’a pas de bol et que la trace se trouve en fin de base de données, dans une heure. Quel numéro ?
— Celui qui s’est affiché sur ton écran. Laisse un message si je ne suis pas là.
— À tout à l’heure.
Angoissé, Sharko en profita pour foncer à pied vers les laboratoires de la police scientifique, dans le département des « Documents et traces ». Yannick Hubert était encore là, assis devant un passeport ouvert et éclairé par une lampe à ultraviolets.
— Encore un faux ? fit Sharko dans son dos.
Hubert se retourna, il avait l’air fatigué. Les deux hommes se saluèrent sans grand entrain.
— Oui. Il y en a pas mal de ce type qui circulent en ce moment. Ils sont très bien imités et se comportent comme des vrais sous les ultraviolets. Ils passent presque tous les tests de sécurité, mais… (il sourit) la Marianne en filigrane est à l’envers. Tu te rends compte de la connerie ? Les mecs imitent tout à la perfection, jusqu’à la double couture, et font une erreur aussi grosse que celle de prendre une autoroute en sens inverse. Ils finissent tous par faire ce genre de conneries, tôt ou tard.
— Énorme… Pour ma feuille imprimée, avec le message bizarre, tu as eu le temps de jeter un œil ?
— J’ai laissé un message sur ton portable. Tu ne l’as pas eu ?
— Mon téléphone a pris un peu l’eau, pour tout te dire. J’ai un nouveau numéro.
— C’est assez fragile, ces choses-là. Bon… Le papier est de qualité standard, comme on en trouve dans toutes les papeteries, de même que la colle utilisée à l’arrière. Mais on a de la chance, l’imprimante est une laser couleur.
— Et alors ?
— Viens voir.
La feuille que Sharko avait retrouvée collée sur la glacière était située sous une grosse loupe binoculaire et éclairée avec une ampoule électroluminescente de couleur bleue. Le commissaire plaqua ses yeux contre les viseurs. Il remarqua alors une mosaïque de points jaunes imprimés dans une grille de quinze colonnes de large et huit lignes de haut.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un marquage invisible à l’œil nu, situé en bas de chaque document imprimé, et révélé uniquement sous une LED à lumière bleue. Toutes les imprimantes laser couleur du commerce agissent de cette façon, même celles que tu achètes en tant que particulier. Il s’agit initialement d’un système pour déjouer la contrefaçon de billets ou de documents administratifs, mis en place par la majeure partie des fabricants d’imprimantes. Chaque grille est unique et caractéristique d’une imprimante bien particulière. Déchiffrés, ces points jaunes permettent d’obtenir une suite de chiffres hexadécimaux de type : F1 8C 32 80… Il est impossible de déchiffrer ce numéro sans disposer du fichier détenu par les fabricants. Fichier auquel nous avons accès, évidemment.
Il poussa un papier vers Sharko.
— Voici le modèle et la marque de ton imprimante, identifiée de manière certaine grâce à cette grille. Une Xerox, commandée par Internet sur le site de Boulanger. Cette imprimante est du très bon matos, elle n’est pas donnée.
— C’est une info géniale.
— Pas mal, en effet. Je t’ai mâché le boulot et ai appelé Boulanger. Une facture a bien été établie en 2007 à un certain Raphaël Flamand. J’ai vérifié, ce type et l’adresse fournie n’existent pas. L’identité est donc complètement bidon.
— Mince.
Il tendit un papier à Sharko.
— Tiens, c’est l’adresse de livraison, une supérette qui sert de relais dans le 1er arrondissement. Ça m’étonnerait fort qu’ils se souviennent du type, là-bas, mais tu pourras toujours essayer d’y faire un tour.
— Merci. Tu crois que le type savait, pour les codes cachés ?
— Ça m’étonnerait, c’est très confidentiel. Je pense qu’il a menti sur son identité parce qu’il ne voulait pas fournir ses coordonnées personnelles, tout simplement. D’ailleurs, tu as vu, il ne s’est pas fait livrer à son domicile. Ce genre de paranos qui détestent être fichés existent, malheureusement.
Sharko récupéra une copie de la facture et la fourra dans sa poche. Celui qu’il traquait était extrêmement prudent et zonait du côté du 1er arrondissement de Paris. Y habitait-il ? Il avait acheté une imprimante couleur, en 2007. Du matériel coûteux. Un type avec une bonne situation professionnelle ?
Des questions, toujours des questions.
Hubert n’avait plus d’informations supplémentaires à fournir. Tracassé, le commissaire le salua et retourna au 36, le pas lourd, la tête pleine d’interrogations. Au bureau, le répondeur du téléphone clignotait. Sharko écouta le message.
« C’est Boulard. J’ai ta trace. Rappelle-moi… »
Ça se précisait : le propriétaire du sperme avait été trouvé dans le FNAEG. Le flic déglutit et composa le numéro de son collègue.
Boulard décrocha.
— Le profil que tu m’as donné a matché avec une empreinte génétique. L’individu en question s’appelle Loïc Madère.
Sharko fronça les sourcils. Loïc Madère, Loïc Madère… Il n’avait jamais entendu parler de ce type. À demi rassuré qu’on n’ait pas prononcé son propre nom, il demanda :
— Qu’est-ce qu’on a sur lui ?
— Né le 12/07/1966, il a fait l’objet d’un prélèvement biologique à la suite d’un braquage ayant entraîné la mort d’un bijoutier à Vélizy, procédure 1 998/76 398 en date du 06/08/2006, prélèvement effectué par l’OPJ Hérisson, SRPJ de Versailles. J’ai jeté un œil dans le STIC[9] et le fichier prison.
Sharko réfléchissait aussi vite qu’il pouvait. Le propriétaire du sperme avait aujourd’hui quarante-cinq ans. Ces noms, ces données ne lui disaient strictement rien. Un braquage de bijouterie ? Qu’est-ce qu’il avait à voir avec une telle affaire ?
Il en revint aux propos de Boulard.
— Le fichier prison, tu dis ? Et Madère est sorti quand ?
— Il n’est pas près de sortir. Petit séjour à Meaux jusqu’en 2026.
— T’es sûr de ça ?
— C’est le fichier qui le dit.
Sharko en resta sans voix. Comment le sperme d’un homme incarcéré avait-il pu se retrouver dans une cabane, au fond d’une glacière ?
Il dit, finalement :
— Envoie-moi des infos, si tu veux bien. Et j’ai une dernière chose à te demander : arrange-moi un parloir avec lui, demain matin, 9 heures.
Une nuit sans sommeil pour Sharko. Lucie, qui pleure dans ses bras, toute tremblante, parce que les images de la petite housse noire lui reviennent au visage comme une mauvaise vague. Cependant, contrairement à lui, elle finit par s’endormir. À bout, il se leva à 4 heures du matin et resta seul, allongé sur le canapé, face à des reportages animaliers dont il avait coupé le son. Il était crevé, éreinté, et son esprit ne plia qu’à 6 h 10 du matin.
À 7 heures, Lucie était debout. Sharko lui suggéra de rester à l’appartement pour se reposer un peu, mais elle lui dit qu’elle se sentait mieux, prête à aller travailler, et avala même un copieux petit déjeuner, sans faire la moindre allusion à ce qui s’était passé la veille. De son côté, le commissaire fit comme si tout allait bien, but juste un café très fort, s’habilla et parvint même à sourire tandis qu’ils échangeaient quelques mots.
Au moment de partir, il lui annonça qu’il ne se rendrait pas au bureau avant midi, il voulait faire un détour par les administrations pour ses histoires de papiers fichus. Ils se quittèrent sur un baiser silencieux aux alentours de 8 heures. Tandis que Lucie prenait la route du 36, le commissaire se dirigeait non pas vers la sous-préfecture, mais vers le centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin-Neufmontiers, à cinquante kilomètres de Paris.
Encore un mensonge. Un de plus.
Le flic des services administratifs, Félix Boulard, connaissait du monde et avait pu lui obtenir un entretien avec Loïc Madère à 9 heures. La prison, qui datait de 2005, ressemblait à un grand navire de guerre échoué sur une mer de glace. En plus d’une maison d’arrêt d’une capacité de six cents places, cet impressionnant bloc de béton abritait deux cents taulards incarcérés pour des longues peines.
Sharko se présenta au poste de sécurité — avec son passeport intact, car resté dans un tiroir de l’appartement lors du voyage à Chambéry — en compagnie d’hommes, de femmes, et même d’enfants venus rendre des visites : des familles déchirées, privées d’un frère, d’un père, d’un mari. Une fois dans la cour, certains individus se dirigèrent non pas vers les parloirs, mais vers des bâtiments neufs, plus en retrait. Discutant brièvement avec les surveillants, Sharko apprit que la prison expérimentait des unités de visites familiales permettant aux proches de se retrouver dans l’intimité de petits appartements situés à l’intérieur même de l’enceinte pénitentiaire.
En compagnie d’une dizaine de personnes, Sharko fut orienté dans la salle commune des parloirs, un ensemble de tables et de chaises où les visiteurs se trouvaient face aux détenus, sans dispositifs de séparation. Toutes les catégories sociales, toutes les couleurs se mélangeaient ici. Pas d’intimité, aucune différence.
À 8 h 55, il s’installa à l’endroit qu’on lui indiqua.
À 9 heures, les surveillants firent entrer les prisonniers les uns derrière les autres, lentement, avec calme. Au milieu des grincements de pieds de chaises et des accolades, le flic était tendu, mal à l’aise, et pour cause : il n’était pas ici par sa propre volonté. On l’avait guidé, depuis le début. Juste un pion, poussé par un individu invisible qui jouait avec lui.
Il se redressa lorsqu’un type s’installa en face de lui. L’homme était grand, maigre, vêtu à la mode, avec un jean large et une veste de survêtement de marque. Une belle gueule, estima Sharko, avec des traits fins, de longs sourcils sombres et des yeux légèrement bridés, laissant deviner une lointaine origine asiatique. Malgré la rudesse de la vie qu’il devait mener en prison, il ne faisait pas son âge.
— Loïc Madère ?
L’homme acquiesça.
— On m’a annoncé qu’un « Franck Sharko » voulait me parler. Un flic ? Qu’est-ce que tu veux ?
Madère était assis avec nonchalance, les mains dans les poches de sa veste. Sharko avait posé les siennes à plat devant lui et scrutait son interlocuteur avec attention.
— Loïc Madère, quarante-cinq ans. Condamné à vingt ans pour le meurtre d’un bijoutier en 2006. Vous n’y êtes pas allé de main morte. Deux balles de 357 dans le buffet, avant de vous payer une belle course-poursuite en banlieue et sur le périph. On se croirait presque dans un film.
Le taulard jeta un œil tranquille aux surveillants qui passaient dans les allées, la bouche serrée.
— C’est bien joli, ta démonstration, mais, primo je la connais par cœur, et, secundo, ça ne m’explique toujours pas ce que tu veux.
Le commissaire changea de ton.
— Tu sais parfaitement ce que je veux.
Madère secoua la tête.
— Ah non, désolé.
Sharko soupira.
— Très bien, je vais te rafraîchir la mémoire, dans ce cas. Je recherche un type qui est venu te rendre une petite visite, ces derniers jours. Je pourrais obtenir son identité en consultant le registre du poste de sécurité, mais j’aimerais entendre son nom de tes lèvres, et que tu me dises ce qu’il a à voir avec toi.
— Et pourquoi je ferais ça, hein ? Qu’est-ce que j’y gagne, moi ?
Sharko y alla au bluff :
— Tu gagnes juste le droit de ne pas être impliqué dans une nouvelle affaire de meurtre.
Madère éclata de rire.
— Impliqué dans une affaire de meurtre ? Et comment je serais impliqué, hein ? Regarde autour de toi, amigo ! Je suis en taule, et il me reste quinze ans à tirer. Tu comprends ça ?
— Le nom, s’il te plaît.
Le prisonnier haussa les épaules.
— Tu te goures de mec, personne n’est venu ici. Ton type, il va falloir que tu le cherches ailleurs. C’est quoi, ton histoire de meurtre, au fait ? Discutons un peu, on a une demi-heure à passer ensemble. Les journées sont longues, ici, et une visite est toujours la bienvenue. Même celle d’un flic.
Sharko sortit de sa poche une feuille pliée et l’étala sur la table.
— Parle-moi de ça.
Madère leva le papier devant lui, contempla le graphique avec les différents pics bleutés et le rejeta.
— Pourquoi mon nom est marqué en bas ? Qu’est-ce que c’est ?
— Ton ADN. Pour être plus précis, l’ADN fraîchement prélevé dans ton sperme.
Sharko vit Madère blanchir. Il se pencha plus encore vers l’avant.
— J’en ai retrouvé un échantillon dans un tube en verre, au fond de la cabane d’un tueur en série que j’ai dézingué il y a neuf ans. Ton sperme, il ne s’est pas téléporté d’ici à là-bas. Tu t’es astiqué dans les chiottes ou je ne sais où, et tu t’es forcément arrangé pour refiler ta semence à quelqu’un. C’est le nom de ce transporteur que je veux.
Sharko avait l’impression que Madère se décomposait en face de lui. Ses lèvres s’étaient mises à trembler.
— Mon sperme… C’est… c’est pas possible.
— Je te garantis que si. Donne-moi un nom.
L’homme se leva, une main au front, et poussa sa chaise sur le côté. Un surveillant le lorgna attentivement et, de ce fait, le taulard se rassit. Sharko signala au gardien que tout allait bien et revint à son interlocuteur.
— Alors ?
— Quand ? Quand tu as trouvé le sperme ?
— Vendredi, dans la nuit. Il était enfoncé dans de la glace pour éviter sa dégradation.
Madère plaqua ses deux mains sur son visage et souffla entre ses doigts.
— Gloria… Gloria Nowick.
Sharko fronça les sourcils, un signal venait de s’allumer dans sa tête.
— La seule Gloria Nowick que je connaisse possède une cicatrice qui part de l’œil droit jusqu’au creux de la joue, fit le commissaire. Elle la doit à un ancien client un peu pervers, du temps où elle faisait le trottoir.
— C’est elle, souffla Madère. Alors c’est toi, le fameux flic qu’elle connaît bien ? Ça me revient maintenant. Elle m’a déjà parlé de toi. Shark…
Le commissaire se frotta les lèvres, inquiet et terriblement nerveux. Gloria Nowick était une ex-prostituée qu’il avait arrachée à la rue, une dizaine d’années plus tôt, parce qu’elle l’avait aidé à résoudre une affaire d’homicide et s’était mise en danger. Avec Suzanne, ils l’avaient retapée jusqu’à ce qu’elle trouve un job et soit capable de s’assumer. Suzanne et elle étaient alors devenues amies. Même s’il ne l’avait plus revue depuis la mort de sa femme — Gloria était venue à l’enterrement —, Sharko avait toujours gardé une affection particulière pour elle, comme celle que l’on peut ressentir à l’égard d’une petite sœur.
Il considéra Madère dans les yeux. Il n’y comprenait rien.
— Ce serait elle qui aurait transporté ton sperme là-bas ? Pourquoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais ?
Madère se releva, incapable de tenir en place.
— On est allés dans l’unité de visites familiales, rien qu’à deux, mercredi dernier. On nous a laissés un quart d’heure ensemble, on a baisé à la va-vite. Elle est repartie juste après. Mon sperme n’était pas dans un tube, il était en elle.
Il se pencha et agrippa Sharko par le col.
— C’est quoi, ce bordel ?
— Remarquable. Cette vieille photo est remarquable.
Lucie se tenait aux côtés de Fabrice Lunard, l’un des chimistes du laboratoire de police scientifique. Elle était exténuée, elle avait mal dormi, et elle pensait encore évidemment à ce qui s’était passé la veille au soir, dans les bois : droite comme une tombe, sans chaussures dans la neige. Elle ne se rappelait pas les avoir enlevées, elle n’avait même pas ressenti le froid.
Comme si elle avait été ailleurs. En dehors de son corps.
Perturbée, elle essaya néanmoins de se concentrer. Lunard attendait pour expliquer. Le scientifique avait à peine la trentaine, des airs d’adolescent, mais était un technicien érudit, encyclopédique, capable de réciter des formules chimiques incompréhensibles du bout des doigts. Il venait de jeter un œil aux photocopies des feuilles volantes et du cahier trouvés dans la cave de Philippe Agonla, ainsi qu’à une reproduction d’excellente qualité de la photographie en noir et blanc à demi brûlée.
— Albert Einstein, père de la théorie de la relativité, l’un des plus brillants physiciens de tous les temps. Marie Curie, seule femme à avoir reçu deux prix Nobel. Elle a été récompensée pour la physique en 1903 et pour la chimie en 1911, au sujet de ses travaux sur le radium et le polonium. Elle inventera et construira les « Petites Curies », des unités chirurgicales mobiles qui sauveront de nombreux soldats durant la Première Guerre mondiale, et je ne te parle pas de l’institut Curie, ainsi que de tout le bienfait qu’elle apporta à l’humanité tout au long de sa carrière. Une grande, grande femme.
— Je n’en doute pas une seconde. Et le dernier individu ?
— Svante August Arrhenius, un chimiste suédois, Nobel de chimie en 1903, également prodige en mathématiques et en de nombreux autres domaines. Dans son genre, un sacré visionnaire.
Lucie observa plus attentivement ce troisième personnage, au cou serti d’un nœud papillon sombre. Arrhenius, un chimiste suédois. Que venait-il faire dans l’équation ?
— Et ces trois-là se rencontraient souvent ? demanda Lucie.
— Probablement lors des grands congrès scientifiques de l’époque. Ces congrès permettaient des avancées dans des univers comme la mécanique quantique, la physique relativiste, la physique nucléaire, et, globalement, tous les domaines en relation avec l’infiniment petit. Du beau monde qui se regroupait assez souvent dans diverses villes d’Europe. Certains scientifiques se détestaient, comme Einstein et Bohr, ou Heisenberg et Schrödinger. Lors de ces congrès, les différents clans démontaient les théories des uns et des autres à grand renfort de monstrueuses démonstrations mathématiques, mais tous se connaissaient, sans exception. On a souvent vu, par exemple, les photos d’Einstein, chapeau de feutre et pipe, discutant avec Marie Curie en pleine campagne.
Lunard orienta une loupe vers la photo.
— Einstein a une quarantaine d’années, je dirais, et Curie, la cinquantaine. Je pense que la photo a été tirée autour des années 1920, mais pas au-delà, car Arrhenius est mort en 1927. On est au début des théories quantiques, on commence à décortiquer la matière et à accéder de façon assez remarquable à l’atome.
Il désigna ses collègues dans les autres bureaux.
— Les infos circulent vite ici. Dans les labos, on est tous au courant, évidemment, de l’affaire brûlante sur laquelle vous bossez à la PJ. Cette histoire de manuscrit, de lacs gelés et d’« animation suspendue ». C’est assez effroyable et extraordinaire, d’ailleurs, votre enquête.
— Extraordinaire dans le mauvais sens du terme.
— C’est ce que je voulais dire.
Il reposa la loupe et écrasa son index sur le visage d’Arrhenius.
— Il y a quelque chose qui pourrait t’intéresser concernant ses travaux.
— Vas-y.
— Le froid le fascinait. Il a beaucoup voyagé dans les pays nordiques, il a longtemps étudié les glaciations, les effets du grand froid sur les réactions chimiques et sur les divers organismes.
Il désigna à présent des livres de chimie posés sur une étagère. Lucie était tout ouïe.
— Ouvre n’importe quel ouvrage de chimie, et l’on parlera de ses travaux. Arrhenius est à l’origine d’une loi très connue dans la communauté scientifique, permettant de décrire la variation de la vitesse d’une réaction chimique en fonction de la température. Pour faire très simple, la loi raconte que plus les températures sont basses, plus les réactions chimiques entre les composés soumis à ces températures sont lentes.
— Comme les cadavres, qui se décomposent moins vite par grand froid.
— Exactement, ça découle directement de la loi d’Arrhenius. À des températures proches de celle de l’azote liquide par exemple, on peut dire que les réactions chimiques sont inexistantes : toutes les molécules sont figées. Rien ne se crée, rien ne disparaît, si tu veux. Comme si Dieu avait arrêté le temps.
Lucie hocha la tête lentement, essayant de remettre de l’ordre dans ses idées.
— Le froid, la chimie : on est en plein dans notre sujet, là.
— On dirait, oui. J’ignore s’il y a vraiment un rapport, mais Arrhenius a passé des mois du côté de l’Islande en plein hiver pour mener des recherches sur le froid. Il carottait des morceaux de glace qu’il rapportait en Suède afin de les analyser et de faire des datations. Et en Islande, qu’est-ce qu’on trouve en grand nombre ?
— Des volcans ?
— Et, donc, beaucoup de sulfure d’hydrogène, piégé dans la glace. La glace, le sulfure d’hydrogène, les deux éléments essentiels de votre enquête, à ce que j’ai compris.
— Ces trois scientifiques seraient à l’origine du fameux manuscrit qui a causé tant de morts ?
— Les trois, ou l’un d’eux exposant ses travaux aux autres. Oui, c’est bien possible qu’ils soient à l’origine du manuscrit, sinon, on n’aurait eu aucune raison de trouver cette photo entre les pages dudit manuscrit.
— Rien d’autre ?
— Là, maintenant, non. Mais je vais essayer de creuser un peu cette histoire de carottage en Islande, il doit forcément y avoir des traces, des comptes rendus scientifiques dans de vieilles archives. Laisse-moi quelques jours.
Lucie le remercia et retourna au 36, troisième étage. Elle arriva dans l’open space et ne trouva personne. Les dossiers, les papiers étaient restés en plan, les ordinateurs étaient allumés. Où étaient-ils tous ? Sharko en avait-il fini avec sa paperasse et les administrations ? Elle longea le couloir et entendit la voix de Nicolas Bellanger dans un bureau. Ses coups sur la porte instaurèrent un silence immédiat. Après quelques secondes, son chef de groupe finit par lui ouvrir.
Bellanger avait le visage blême. D’un coup d’œil, Lucie entraperçut Robillard et Levallois assis autour d’une table sur laquelle reposait un rétroprojecteur allumé, diffusant un rectangle blanc sur le mur. Les deux flics semblaient remonter d’une longue apnée. Levallois se passa les mains sur le visage dans une expiration bruyante.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lucie. Vous avez vu le diable ou quoi ?
— Presque.
Bellanger hésita, il se tenait dans l’encadrement de la porte, empêchant Lucie d’entrer. Il avait la tête d’un astronaute qui avait passé la nuit dans une centrifugeuse.
— On a eu des nouvelles de Chambéry. Le moine, cet abbé François Dassonville, est impliqué.
Lucie serra les poings.
— Je m’en doutais.
— Ils ont trouvé un paquet de photos horribles bien planquées, en perquisitionnant chez lui. Elles concernent des mômes. Avec ce qui s’est passé hier soir dans les bois, je ne sais pas si…
Lucie ne l’écoutait plus.
Elle venait de le pousser sur le côté et avait déjà pénétré dans la pièce.
Garges-lès-Gonesse.
Ses immeubles dortoirs. Des vélos, des pots avec des plantes mortes, des pères Noël en plastique accrochés sur les terrasses trop petites. Sharko débarqua en courant dans le hall d’une tour un peu moins craignos que les autres, là où, d’après Madère, logeait Gloria Nowick. Il bouscula légèrement le jeune type qui fumait un pétard sur les marches et grimpa au quatrième étage. Haletant, il cogna du poing contre la porte et, n’obtenant pas de réponse, appuya sur la poignée avec son coude.
C’était ouvert.
Il en vint à se dire que c’était sans doute logique : on l’attendait.
Le flic entra prudemment, conscient du piège. Sans son arme, il se sentait pareil à un gosse vulnérable, mais cette série d’énigmes, ces pièces du puzzle à assembler lui disaient qu’il n’en aurait pas besoin. Pas tout de suite en tout cas.
Que lui voulait Gloria ? Était-il possible qu’elle soit derrière toute cette mascarade, depuis le début ? Sharko ne pouvait se résoudre à y croire. Il ne pouvait non plus imaginer l’autre possibilité — la plus horrible — qui s’imposait à son esprit.
À l’intérieur du studio, tout semblait en ordre. Les vêtements, les livres, les bibelots s’entassaient, on sentait le manque de place. Du temps où Sharko côtoyait encore Gloria, elle était caissière de supermarché et bossait dur pour s’en sortir. Une fille courageuse, qui n’avait jamais eu vraiment de chance dans la vie. Pour preuve, Loïc Madère.
Sharko ne toucha à rien, il ne voulait surtout pas laisser d’empreintes. La gorge serrée, il s’orienta vers la chambre. Le lit était fait, quelques paires de chaussures et des vêtements traînaient dans un coin. Dans un cadre, une photo du taulard. Gloria devait être sérieusement amoureuse pour s’accrocher à un homme qui allait encore passer quinze ans derrière les barreaux. Sur un autre cliché, elle s’affichait au bord de la mer et paraissait épanouie. Une belle femme brune, petite quarantaine d’années, cachant à la perfection ses années de trottoir, hormis cette cicatrice dont elle ne se débarrasserait jamais.
Sharko sortit de la pièce, et ce fut dans la salle de bains qu’il dénicha l’une des clés du mystère.
Sur un miroir était écrit, avec du rouge à lèvres, « 2°21’45 E ». Seconde partie des coordonnées GPS. L’écriture était appliquée, uniforme. Féminine. On avait pris son temps pour noter le message.
Sharko mémorisa les chiffres et sortit de l’appartement, moins de cinq minutes après y être entré. Il prit garde de refermer la porte derrière lui. Une fois à l’intérieur de son véhicule, il inséra ces nouvelles informations dans son GPS, complétant celles trouvées sur la glacière. 48°53’51 N, 2°21’45 E.
Ça fonctionnait : l’appareil lui renvoya une destination à proximité de la porte de la Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris. Sur la petite carte affichée par l’engin, le flic remarqua que l’emplacement final se trouvait en dehors de toute route, à proximité de rails.
Il démarra, pied au plancher, guidé par la voix du GPS. Intérieurement, il était sur les nerfs. Cette voix, c’était comme s’il s’agissait de celle de son adversaire, qui jouait avec lui et le manipulait. Il pensa à Gloria, brusquement ressurgie dans son univers. Elle avait tant compté pour Suzanne et lui. De trop nombreux souvenirs lui revinrent en tête et le blessèrent au plus profond de sa chair.
Il avait roulé trop vite et, après une demi-heure, approchait de sa destination. Il contourna un rond-point, et le paysage urbain changea. Les rues droites et animées de la ville laissèrent alors la place à d’immenses entrepôts de sociétés de transport. Partout, des camions inertes, alignés en rangs d’oignons et rangés au bord des quais d’embarquement. Des zones d’asphalte à n’en plus finir, des allées vides, blanches de neige, où se croisaient des centaines de traces de pneus. La Renault 21 fendit la zone industrielle et vint se ranger au bout d’une rue qui se terminait en cul-de-sac. Il restait cinq cents mètres à parcourir mais la destination finale indiquée par l’appareil était inaccessible en voiture.
Sharko sortit, le GPS dans la main, enfila ses gants, son bonnet, et boutonna son caban noir jusqu’au col. Il faisait toujours aussi froid, le vent prenait au visage et faisait mal aux dents. Des moteurs et des scies électriques bourdonnaient au loin. L’air paraissait électrique, le ciel avait une couleur de mauvais limon.
Au pas de course, le flic traversa un espace de terre gelée pour arriver en surplomb de voies ferrées apparemment abandonnées. Il lorgna l’horizon — les bâtiments en ruine, les tours lointaines, les lignes à haute tension — pour se rendre soudain compte qu’il se trouvait probablement au bord de la Petite Ceinture, une voie ferrée qui faisait le tour de Paris et dont le trafic ferroviaire s’était interrompu dans les années 1930.
Depuis tout ce temps, la nature y avait repris ses droits.
Sharko chevaucha un grillage mal en point et descendit sur les rails. Il ramassa une barre en fer. Ensuite, il prit sur la droite, comme indiqué sur l’écran de son appareil. Ses pas crissaient sur les cailloux qui saillaient de la neige dure, gelée. Il faisait plus froid ici qu’ailleurs, sans doute à cause de ces grands espaces vides balayés par les bourrasques. Il passa sous un long tunnel en partie obstrué par des arbustes. Les lampes étaient éclatées, les briques poreuses suintaient d’humidité. C’était glauque, sombre, sans vie. Les rails s’enfonçaient toujours plus entre la végétation décharnée. De part et d’autre, la zone urbaine se dilatait pour ne laisser place qu’à des broussailles à perte de vue.
Sharko observait partout, sur ses gardes. Est-ce qu’on le surveillait, en ce moment même ? Il chercha une silhouette, une ombre sur les talus, des traces de pas dans la neige, en vain. Le GPS indiquait encore deux cents mètres, droit devant. Le flic regarda au loin, et son cœur se serra lorsqu’il aperçut un unique bâtiment, en bordure de voie ferrée : un poste d’aiguillage couvert de tags.
Comme si c’était gravé au fer rouge sur sa poitrine, il sut que son lieu de rendez-vous était là. Il éteignit son GPS, le rangea dans sa poche et accéléra encore, à demi courbé, longeant les arbustes sauvages.
Qu’est-ce qui l’attendait là-dedans, cette fois ? Un autre message ?
Ou alors…
Il renforça l’étreinte sur son arme de circonstance.
Aussi discrètement qu’il le put, il contourna le bâtiment par l’arrière et grimpa l’escalier. Ses semelles écrasaient du verre, les vitres avaient été brisées. Sa gorge sifflait. La buée qui sortait de sa bouche se dispersait dans l’air glacial. La capitale semblait si loin, alors qu’elle vibrait là, tout autour.
Du bout du pied, le commissaire poussa la porte déjà défoncée.
L’horreur lui claqua au visage.
Une femme gisait au sol, ligotée contre un poteau en béton. Son visage n’était plus qu’une grosse boursouflure violette, elle avait la pommette droite éclatée, ses yeux étaient à peine visibles, tant les chairs avaient enflé. Des traces pourpres, presque sèches, suintaient de son pantalon, de son pull en laine.
À ses côtés, une barre de fer ensanglantée.
Sharko se rua vers elle en criant, parce qu’il avait vu une bulle de sang éclater entre les lèvres inertes.
L’être méconnaissable était encore en vie.
Un code avait été gravé avec un instrument tranchant sur son front : Cxg7+. Et elle avait une cicatrice sur la joue droite. Une vieille plaie qui partait de l’œil.
— Gloria !
Le flic s’accroupit, paniqué, au bord des larmes. Il ne sut comment la toucher, elle lui semblait près de se fragmenter. Il lui parla, essaya de la rassurer, lui répétant qu’elle était sauvée, alors qu’il coupait avec un morceau de verre les épaisses cordes qui entaillaient ses poignets violacés. Gloria gémissait d’une voix à peine audible, elle chuta sur le côté comme un poids mort, peinant à respirer. Ses narines étaient bouchées par le sang coagulé.
Durant quelques secondes, Sharko se sentit perdu, désarçonné, ne sachant que faire. Il avait un nouveau portable, il pouvait appeler les secours. Mais s’il avertissait les flics, on saurait, pour le sperme et compagnie, et la situation lui échapperait complètement. Il avait vu un hôpital en arrivant, à deux kilomètres maximum d’ici. Il la souleva délicatement du sol et la porta à bras-le-corps. Elle lui paraissait en miettes.
Il dévala l’escalier et se rua sur la voie ferrée, à bout de souffle. Il n’en pouvait plus, ses muscles lui brûlaient mais il courait toujours plus vite, au courage et à la hargne. Gloria était blottie contre lui comme une môme, presque inconsciente, essayant de parler mais ne prononçant que des balbutiements incompréhensibles. Elle vomit une espèce de liquide blanchâtre sur le costume de Sharko.
— Tiens le coup, Gloria, je t’en supplie. Il y a un hôpital à deux minutes d’ici. Deux petites minutes, tu m’entends ?
Le commissaire vit qu’on lui avait cassé les dents, et sa rage décupla encore. Quel monstre avait pu la tabasser ainsi ? Quel être immonde avait pu récupérer le sperme en elle pour le glisser dans un tube à essais ? Il la posa délicatement à l’arrière de sa voiture et fonça vers l’hôpital le plus proche, celui qu’il avait croisé en arrivant. Il grilla tous les feux rouges et les priorités à droite.
Inconsciente, Gloria fut prise en charge aux urgences de l’hôpital Fernand-Widal, à 11 h 17, par un médecin urgentiste du nom de Marc Jouvier. Elle avait perdu énormément de sang, subi de multiples traumatismes et continuait à cracher de la mousse blanchâtre. Jouvier la fit transférer au bloc dans les minutes qui suivirent.
Sharko, de son côté, s’occupa des procédures d’admission et de la paperasse. Ses mains, ses jambes tremblaient, mais il essaya de dissimuler son trouble et sa colère. Carte de police abîmée à l’appui, il affirma être l’officier de police judiciaire en charge de cette affaire. Par conséquent, il n’y eut aucun signalement d’établi au commissariat le plus proche. Le fait qu’il fût seul interpella quelques secondes l’un des administratifs, mais le flic trouva les paroles qu’il fallait pour noyer le poisson. Il avait l’habitude de mentir, ces derniers temps.
Aucun autre flic ne viendrait ici et ne mettrait le nez dans ses affaires.
Le docteur Jouvier revint. Il avait environ trente-cinq ans, le crâne rasé, et semblait aussi fatigué que lui. Il portait une combinaison bleue et des gants en latex légèrement tachés de Bétadine.
— Le temps qu’elle va passer entre les mains des chirurgiens risque d’être long, l’intervention se complique.
— Comment ça, elle se complique ?
— Désolé, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. Vous pouvez vous rendre en salle d’attente ou partir, mais ne restez pas dans les couloirs, s’il vous plaît. Cela ne sert à rien.
Sharko fouilla dans sa poche.
— Vous avez un papier ? Je n’ai plus de cartes de visite.
Le médecin lui tendit la feuille d’un bloc-notes. Sharko y inscrivit son nouveau numéro de téléphone.
— Appelez-moi à la moindre nouvelle.
Jouvier acquiesça et empocha la feuille. Il serra les lèvres.
— Ce n’est pas beau, ce qu’on lui a fait. Si elle s’en sort, rien ne sera plus jamais comme avant.
Il resta là quelques secondes, puis ajouta :
— Vous avez pu comprendre la marque, sur son front ? Ce « Cxg7+ » ?
Sharko secoua la tête. Le médecin reprit d’un air grave :
— Il s’agit de la notation d’un coup aux échecs. Cavalier prend la pièce sur la case g7 et met le roi en échec.
Sharko fit un rapprochement immédiat avec le message précédent :
« Lorsque résonne le 20e coup, le danger semble momentanément écarté. »
Le vingtième coup d’une partie d’échecs… Mais laquelle ?
Le médecin le salua et disparut derrière des portes battantes.
Sharko sortit de l’hôpital. Seul dans sa voiture, il cogna de toutes ses forces contre le tableau de bord. Les os de ses mains craquèrent.
Plus tard, après être passé se changer à son appartement, il enfonça son costume maculé au fond de la poubelle, au sous-sol de son immeuble.
Il se jura de retrouver le tortionnaire qui avait fait ça, coûte que coûte.
Et il le tuerait.
Nicolas Bellanger marchait nerveusement dans la pièce fermée, l’air grave. Les stores étaient baissés, le petit ventilateur branché au rétroprojecteur ronflait paisiblement. Personne ne bronchait, comme si le temps s’était figé. Le chef de groupe fixa finalement Lucie, qui marquait sa nervosité en bougeant sans cesse sur son siège.
— Pierre Chanteloup m’a appelé il y a environ une heure. Hier matin, il a eu la confirmation par le fichier des immatriculations que François Dassonville possédait bien une Mégane bleue. Grâce à la déposition que tu as faite avec Sharko, ainsi qu’aux éléments en sa possession, il a obtenu la commission rogatoire pour une perquise en règle.
Il s’empara d’un gobelet de café sur la table. Comme il était vide, il l’écrasa dans sa main et le balança à la poubelle d’un geste nerveux. Lucie l’avait rarement vu dans un tel état de tension.
— Dassonville n’était toujours pas présent à son domicile, et, d’après les traces dans la neige, il n’est pas revenu chez lui après votre visite d’avant-hier. Il a peut-être fichu le camp, hypothèse la plus probable pour l’instant. Les gendarmes vont mettre les pieds dans le circuit catholique, interroger les anciens supérieurs, je suis content qu’on n’ait pas à se charger de cette pagaille.
Il saisit une feuille et poussa une photo imprimée de Dassonville vers Lucie.
— Elle date d’une dizaine d’années. Ils ont creusé un peu sur lui. On sait que le jour où les moines ont été brûlés, en cette fameuse année 1986, Dassonville était censé être à une série de congrès et de conférences internationaux sur la science et la religion, à Rome.
Robillard s’était mis à mâchouiller son éternel bâton de réglisse, tandis que Lucie regardait la photo. Dassonville avait un visage tout en os, avec des joues creuses et une petite barbichette noire. Lucie songea au professeur Tournesol des aventures de Tintin.
— J’ai là sa biographie, il a un parcours atypique. Il a d’abord fait des études dans un institut de philosophie à la frontière italienne, avant de rejoindre l’abbaye Notre-Dame-des-Auges. À l’époque, elle était dirigée par un prélat plutôt ouvert aux goûts de Dassonville, pour tout ce qui touche à la science. Grâce au jardin botanique et à l’immense bibliothèque de l’abbaye, notre homme a passé son temps libre à l’étude des sciences naturelles. Dans les années 1970, il est parti deux années complètes pour suivre des cours à l’institut de physique de Paris où, en plus des matières obligatoires, il a étudié la botanique, la chimie organique, l’entomologie et j’en passe. Certains de ses travaux sur la vitesse et le processus de décomposition des organismes vivants ont été publiés. Il est devenu le chef du monastère à la mort de son prédécesseur. Bref, nous avons affaire à un moine ouvert, intelligent, qui connaît beaucoup de monde dans la communauté scientifique, et que, par conséquent, le manuscrit aurait pu intéresser.
À présent, Bellanger triturait un stylo-bille et n’arrêtait pas d’appuyer sur son extrémité, faisant descendre et remonter la mine.
— Six hommes ont fouillé de fond en comble sa maison, depuis hier après-midi. Ils ont fini par dénicher des photos, rangées dans une enveloppe qui était méticuleusement planquée à l’intérieur de l’une des têtes d’animaux empaillées. Ils ont trouvé d’autres planques qui avaient apparemment déjà été vidées. L’enveloppe était très ancienne, poussiéreuse, ils pensent que Dassonville a purement et simplement oublié de la faire disparaître avec les autres.
Son téléphone vibra. Il le consulta quelques secondes, puis appuya sur une touche qui interrompit les vibrations.
— Ces photos, Chanteloup les a scannées et me les a fait parvenir par messagerie électronique. Dix photos, que je venais juste de diffuser avant ton arrivée.
Lucie déglutit en silence. Elle observait le cône de lumière blanche traversé de petites particules de poussière qui dansaient. Un faisceau lumineux qui, elle en était persuadée, avait craché la mort.
— Je lance ?
— Je suis prête.
Le chef de groupe fixa ses subordonnés les uns après les autres, toujours hésitant. Il était soucieux pour Lucie mais, après quelques secondes, il finit par balancer les photos.
La flic écrasa son poing contre sa bouche. La première photo montrait un enfant nu, étalé sur une table en métal, comme celles utilisées pour les autopsies. Son crâne avait été rasé, ses yeux étaient grands ouverts et semblaient fixer le néant. Était-il encore vivant ? Difficile à dire. Les tons du cliché étaient froids, la peau paraissait extrêmement blanche. À l’évidence, on s’apprêtait à lui faire subir une opération chirurgicale.
La lieutenant tressaillit plus encore lorsqu’elle aperçut le tatouage, au niveau du pectoral gauche : l’espèce d’arbre à six branches avec un numéro dessous : 1 210. Malgré son dégoût et la souffrance qu’elle ressentait au fond de ses tripes, elle essaya de rester concentrée, observant chaque détail. Les murs de carrelage blanc, le morceau de lampe Scialytique qui entrait dans le cadre, l’aspect aseptisé de la pièce.
— Une salle d’opération, souffla-t-elle du bout des lèvres. Bon Dieu, qu’est-ce qu’on va lui faire ?
Bellanger passa à la photo suivante. Un autre enfant tatoué, dans la même position. Un autre petit nez, d’autres petits membres immobiles, étalés sur l’acier. Quel âge avait-il ? Dix ans ?
Bellanger fit défiler d’autres photos, renouvelant l’horrible scénario. Il s’agissait chaque fois de gamins différents.
— Ça va ? demanda-t-il d’une voix qu’il essayait de garder calme.
— Ça va…
— Les numéros, sous les tatouages, s’étalent de 700 à 1 500. On ignore ce qu’ils représentent.
Il vit à quel point les yeux de Lucie s’étaient agrandis, comme s’ils voulaient capter un maximum de lumière et d’informations.
— Maintenant, regarde bien.
Il appuya sur la touche suivant. Un autre cliché. Cette fois, la poitrine du gamin était barrée d’une grande cicatrice encore fraîche. Il venait à l’évidence d’être opéré et recousu.
Lucie fronça les sourcils et inclina légèrement la tête.
— On dirait le gamin de la première photo ?
Bellanger acquiesça :
— C’est bien lui.
À l’aide de son logiciel, il afficha les deux photos côte à côte. Celle de gauche, montrant le gamin avec la poitrine intacte, et celle de droite, avec la grande cicatrice. Les tatouages et le numéro étaient identiques : 1 210. Sur la première, le gamin avait les yeux ouverts, des yeux où se reflétait la plus vive des peurs. Lucie resta figée sur sa chaise. Contrairement à ce qui s’était passé à l’autopsie de Christophe Gamblin, elle essaya de garder son sang-froid.
— Qu’est-ce qu’on lui a fait ?
— Aux médecins de répondre, ça a sans doute un rapport avec le cœur. Difficile de savoir si le môme est vivant ou mort après l’opération. Je vais leur transmettre ces images. Yannick Hubert, de la section « Documents et traces », va aussi plancher sur ces photos et essayer d’en tirer tout ce qu’il peut, trouver des détails qui pourraient nous indiquer un lieu, une époque, même si je pense qu’on n’aboutira à rien.
Il se tut, se frottant le front. Des plis se formèrent sous ses yeux. Levallois se leva et s’appuya contre le mur. Il étouffait.
— Je crois que Valérie Duprès avait réussi à arracher l’un de ces mômes à ça, fit Bellanger dans un souffle. J’ignore comment, mais elle l’a fait. Elle a glissé un papier avec son identité dans la poche du gamin, sans doute parce que les circonstances les ont forcés à se séparer. Ensuite, je suppose que notre homme au Bombers a retrouvé la trace du môme, l’a kidnappé et l’a tué.
Lucie mit du temps à détacher ses yeux de l’écran. Elle acquiesça finalement et prit le relais :
— En ayant fait parler Christophe Gamblin sous la contrainte, Dassonville est probablement remonté à Philippe Agonla et a cherché à se débarrasser de tout ce qui pourrait nous aiguiller. Heureusement, il n’a pas eu le temps de trouver les notes sur l’animation suspendue, cachées derrière les briques.
— Oui, tout ça se tient.
— On marque ces enfants comme des bêtes avec un numéro et un curieux symbole, on les opère, on les photographie tous avant, et un seul d’entre eux après. En face de quoi se trouve-t-on ? Un trafic d’organes ?
— On y a tous pensé, répliqua Robillard, mais c’est incohérent avec l’état du gamin de l’hôpital. Rappelez-vous, il était en très mauvaise santé. Qui voudrait d’un cœur arythmique ou de reins malades ?
— C’était peut-être lui qu’on devait opérer, dans ce cas.
La remarque instaura un silence de quelques secondes, avant que Bellanger reprenne :
— Dans quel but ?
— Je n’en sais rien. Des expériences scientifiques ? Ce tatouage numéroté sur la poitrine de ces enfants doit avoir un sens. Comme un label de qualité.
— On a fait des recherches, on n’a rien trouvé dans la symbolique des sectes, ou des trucs de ce genre-là.
— Ces gamins ont peut-être une caractéristique commune qui fait qu’on s’intéresse à eux ?
Bellanger approuva modérément.
— Ses résultats sanguins doivent arriver demain matin, nous en saurons peut-être davantage. Nous ne devons pas oublier que tout semble découler d’un vieux manuscrit mystérieux et que Dassonville a probablement tué sept des siens pour en préserver le secret. D’ailleurs, Lucie, tu viens des labos. Des nouvelles sur le cahier et sur la photo des scientifiques ?
Lucie expliqua ce qu’elle venait d’apprendre du laborantin Fabrice Lunard. Alors qu’ils réfléchissaient ensemble, essayant de relier les différentes pièces du puzzle, Sharko entra dans la pièce. Lucie le regarda curieusement : il avait changé de costume et de chaussures. Bellanger le salua.
— Bon… Je vais te résumer la situation, ça ne fera que la troisième fois, fit-il à l’intention du commissaire. Pour les autres, on poursuit notre travail de fourmi et on se casse la tête pour essayer de comprendre. Vous pouvez y aller.
Les lieutenants sortirent sans un mot. Lucie et Sharko échangèrent un rapide regard. Bellanger ferma la porte derrière eux et revint vers son subordonné.
— Avant de t’expliquer, j’ai eu l’accord du bureau des missions pour que l’un de nous s’envole pour Albuquerque, au Nouveau-Mexique, dès que possible. Pascal a réussi à avoir en ligne le service communication de l’Air Force.
— Valérie Duprès s’est bien rendue là-bas ?
— Tu te souviens, la fausse carte d’identité trouvée chez elle ? Dans leurs registres, ils n’ont pas de trace d’une Valérie Duprès, mais Robillard a eu le réflexe de demander s’ils avaient celle d’une Véronique Darcin. Bingo. Valérie Duprès, alias Véronique Darcin, est allée à — il lut sur un papier — l’Air Force Documentation and Ressource Library fouiner dans leurs archives publiques. Les militaires refusent de nous fournir davantage d’informations par téléphone, on doit aller sur place, papiers à l’appui, si on veut savoir ce qu’elle a consulté.
— C’est logique, on ne peut pas leur reprocher d’être prudents.
— D’après la petite annonce du Figaro, on pense qu’elle s’est ensuite rendue à Edgewood. Force est de constater que c’est probablement une lecture particulière dans ces archives qui a tout déclenché. On doit comprendre, et savoir ce qu’elle allait chercher dans ce bled au beau milieu du Far West, et au plus vite. C’est peut-être la clé de toute cette affaire.
— Au plus vite… Le voyage au Nouveau-Mexique qui se met en place en un claquement de doigts… Ils font pression là-haut, c’est ça ?
— À ton avis ? T’as lu les journaux ? La presse s’excite, on les a dans les pattes. Je sais que tu rentres à peine de Chambéry, mais tu te sens d’attaque pour le vol de ce soir, 18 heures, Orly Sud ?
Sharko se pencha vers lui et dit, à voix basse :
— J’ai une faveur à te demander.
L’aéroport d’Orly avait des airs de fête. Des milliers de personnes s’agglutinaient avec leurs bagages vers les destinations ensoleillées : Antilles, Réunion, Nouvelle-Calédonie… Des familles, des couples d’amoureux, qui s’apprêtaient à passer leurs fêtes de fin d’année sur le sable blanc, un cocktail coloré à la main. Globalement, malgré les températures très froides, les vols avaient été maintenus et les pistes étaient parfaitement dégivrées. Lucie et Franck se frayèrent un chemin au milieu de la cohue et atteignirent la file d’enregistrement pour le vol à destination d’Albuquerque.
— On vérifie tout une dernière fois, fit Sharko.
Installée dans la file d’attente, Lucie sortit une petite pochette d’une sacoche ventrale en soupirant.
— C’est bon, Franck, c’est bon. Passeport, carte d’identité, commission rogatoire internationale, billet de retour, ainsi que la liste des endroits où Valérie Duprès a laissé des traces. Je vais sur place, hôtel Holiday Inn Express, puis aux archives du centre documentaire de la base de Kirtland. Là-bas, je demande un certain Josh Sanders.
— L’un des responsables de la section archives. Il est au courant du motif de ta visite et t’attend demain, 10 heures. Ce sont des militaires, donc sois à l’heure.
— J’interroge, je creuse si nécessaire, je reviens dans trois jours. Je sais exactement ce que j’ai à faire. Ça va bien se passer.
— Tu ne sors pas des rails qu’on s’est fixés, tu appelles régulièrement et tu t’arranges pour que quelqu’un sache toujours où tu te trouves. Et tu te couvriras bien. Il fait aussi froid qu’ici, là-bas.
— Je le ferai.
Elle lui sourit, mais Sharko sentait cette même tension qui s’était installée depuis la veille. Elle le fixa dans les yeux et serra les lèvres.
— Je vais bien, d’accord ?
— Je sais, Lucie.
— Ce n’est pas l’impression que tu me donnes. Mes pieds nus dans la neige, je ne peux pas te l’expliquer, mais… ce genre de chose ne se reproduira plus.
— Tu n’as rien à te reprocher.
Ils se turent et avancèrent doucement, au rythme de l’enregistrement des bagages. Sharko se sentait triste, abattu de l’éloigner de lui quelques jours, mais il n’avait pas le choix. Le monstre qu’il traquait était allé trop loin et devenait extrêmement dangereux. Lucie n’était plus en sécurité dans l’appartement. Et puis, ça lui ferait du bien aussi, à elle, de partir loin d’ici.
Face à tous ces gens autour d’eux, qui jetaient des regards, qui observaient naïvement, le commissaire essaya de garder sa contenance, mais, au fond de lui, il avait envie de chialer. Chialer pour ce que Gloria avait subi, pour Suzanne et leur petite fille. Pleurer pour Lucie, parce qu’il la savait malheureuse pour ces mômes étalés sur des tables d’opération. Ils avaient sans doute subi des choses horribles, et personne n’avait réussi à les sauver. Duprès avait essayé, et elle avait disparu. Où allait les mener cette enquête ? Qu’y avait-il à trouver derrière toutes ces horreurs et tous ces cadavres anonymes ?
Face à l’hôtesse qui contrôlait son passeport, Lucie laissa son bagage disparaître sur le tapis roulant. Le couple alla boire un verre, cerné par ces gens qui semblaient heureux. La flic avait toujours aimé les aéroports, cette ambiance particulière des séparations et des retrouvailles. Mais aujourd’hui…
— Jure-moi qu’on mettra la main sur ceux qui ont fait ça, Franck.
Sharko cligna lentement des yeux, évitant de répondre. Il finissait à peine sa boisson qu’une voix, au micro, annonçait déjà l’embarquement. Le commissaire laissa son téléphone portable vibrer dans sa poche. Il n’avait donné son nouveau numéro à quasiment personne, sauf à Bellanger et au docteur Jouvier, de l’hôpital Fernand-Widal.
Il serra sa compagne contre lui devant la zone des portiques, poussant délicatement une mèche qui tombait le long de sa joue, et colla sa bouche à son oreille.
— Quand tu reviendras, tout sera prêt. Notre petit sapin de Chambéry, avec les boules et les guirlandes. On mangera des huîtres et on boira du vin. On se souviendra aussi du passé, si tu veux. Mais, dans tous les cas, on passera un excellent réveillon de Noël, je te le promets.
Lucie acquiesça en inspirant. À son tour, elle lui fit une caresse au menton.
— Il y a un cadeau spécial que je veux te faire, pour Noël. Quelque chose qui… te touchera, j’en suis sûre. Mais avec ce qui s’est passé ces derniers jours, j’ignore si j’aurai le temps de…
— Chut.
Il l’embrassa tendrement, puis la laissa s’éloigner, le cœur déchiré. Il aimait tellement cette femme.
— Prends soin de toi, lui murmura-t-il du bout des lèvres. On se revoit au plus tard le 24, 7 h 07 du matin. Je serai là.
Ils s’accompagnèrent du regard aussi loin qu’ils le purent. Puis Lucie disparut définitivement, en route vers une destination lointaine. Sharko regarda l’avion s’envoler, les poings serrés.
Finalement, il sortit son portable et écouta le message.
C’était l’hôpital.
Gloria était décédée.
Morgue de l’hôpital Fernand-Widal.
De longs couloirs vides et silencieux, sous le niveau du sol. Le manque d’air frais et l’odeur des chairs fatiguées. Nicolas Bellanger était au téléphone. À ses côtés, Sharko se tenait la tête, mollement appuyé contre un pylône en béton. Le chef de groupe raccrocha et revint à ses côtés.
— Ça va être compliqué avec le juge.
— Je sais.
Sharko soupira.
— Jusqu’où il veut aller ?
— Peut-être une suspension.
Le commissaire ne répliqua pas. Peu importaient les sentences. Gloria était morte, battue, dégradée, et rien ne comptait plus que la haine et l’envie de vengeance qu’il éprouvait à ce moment même.
— C’est le groupe Basquez qui va prendre les choses en main, ils vont arriver, fit Bellanger. Tu connais bien les gars, ça facilitera les choses et nous évitera peut-être les Bœufs[10]. Ça dépendra jusqu’où t’es allé dans ton délire solo. Bon sang, qu’est-ce qui t’a pris de ne rien nous dire ?
— Une spirale… Une fichue spirale dans laquelle je me suis retrouvé sans vraiment m’en rendre compte. C’est moi qu’il veut détruire. Il me mène à lui, un peu plus chaque fois.
L’air soucieux, Nicolas Bellanger regarda l’heure. Encore une journée qui n’allait pas se terminer. Il considéra Sharko dans les yeux.
— C’est à cause de tout ce merdier que Lucie est partie à ta place, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que t’espérais ? Retrouver ce salaud seul, en quelques jours, et faire justice comme Charles Bronson ?
— Je veux surtout la protéger. Loin d’ici, elle est en sécurité.
Bellanger essaya de ne pas se laisser envahir par l’affection qu’il ressentait pour son subordonné. Sharko avait le passé et la carrière de nul autre flic. Des actions brillantes mais aussi des moments beaucoup moins glorieux qui, au fil des années, en avaient fait un habitué de l’IGS. Le capitaine de police garda volontairement un ton directif.
— T’es dans la maison depuis presque trente ans. Tu sais que ça ne marche pas de cette façon. Tes conneries vont peut-être me priver de ta présence. Comme si j’avais besoin de ça !
Un médecin en tenue — combinaison bleue, gants en latex — sortit de la salle devant laquelle les deux flics attendaient. Sharko le reconnut : il s’était chargé de l’admission de Gloria aux urgences et l’avait appelé pour lui annoncer sa mort.
— Je l’ai mise au frais, fit Marc Jouvier, le temps que vos hommes de morgue l’embarquent. Il faut que je vous voie pour les papiers administratifs.
Le commissaire ne put s’empêcher de faire triste figure. Désormais, on parlerait de Gloria comme d’une victime de plus, juste un territoire d’indices. De fil en aiguille, il pensa à Loïc Madère, qui n’allait pas tarder à apprendre le décès de sa compagne. Lui aussi aurait un sacré coup dur, du fin fond de sa prison. Encore une histoire qui risquait de finir en suicide.
Ses yeux revinrent vers ceux du médecin.
— Elle était vivante en arrivant ici. Que s’est-il passé ?
Jouvier fourra ses mains dans les poches, ennuyé. Il était grand, costaud, un peu voûté, et portait sur lui l’odeur caractéristique de la mort.
— Je ne voudrais pas dire de bêtises. Vous verrez avec les conclusions exactes de l’autopsie et des analyses toxicologiques.
— Vous pouvez tout de même nous orienter, non ? fit Bellanger.
Le médecin hésita quelques secondes. Ses yeux bleus se plongèrent dans ceux de Sharko.
— Très bien. Malgré son état critique, nous aurions probablement pu la sauver. Aucune artère n’avait été touchée et il n’y avait pas d’hémorragie interne. Mais…
— Mais ?
Il se racla la gorge. L’endroit était sombre, les néons crépitaient.
— On pense que la cause de la mort est un empoisonnement aux médicaments.
Sharko, qui se tenait légèrement appuyé contre le mur, se redressa.
— Un empoisonnement ?
— Oui. Le lavage gastrique a révélé la présence de résidus de capsules gélatineuses, accompagnés d’une forte odeur d’alcool. Un cocktail détonant qui ne lui a laissé aucune chance. Quand les chirurgiens sont intervenus, les organes étaient intoxiqués. L’état de détresse de son organisme, les multiples lésions, les saignements n’ont rien arrangé. Quoi qu’on ait pu faire, il était trop tard.
Sharko crispa ses doigts sur le bas de son blouson. Il se rappelait cette mousse blanche, aux lèvres de Gloria, et tous ses vomissements.
— Quand ? Quand, à votre avis, lui a-t-on fait ingérer ces médicaments ?
— Je dirais entre une et deux heures, grand maximum, avant qu’on la prenne en charge aux urgences. Quant aux blessures, aux fractures, certaines d’entre elles remontaient à plusieurs jours, vu l’état de cicatrisation. Le vagin aussi était abîmé. Cette femme a subi des tortures étalées dans le temps et a, sans aucun doute, enduré un véritable calvaire.
Le commissaire étouffait, tout tournait. Il remonta l’escalier en quatrième vitesse et sortit prendre l’air. Le froid instantané le fit trembler de la tête aux pieds. Il grelotta longtemps, sous cette nuit chargée de brume. Ses yeux se portèrent vers les lumières diffuses de l’horizon. Il revit dans sa tête les rails de la Petite Ceinture, le tunnel, le poste d’aiguillage abandonné. L’assassin de Gloria était intervenu juste avant qu’il arrive sur place. Et il la retenait probablement depuis mercredi dernier, après que Gloria et Madère avaient fait l’amour. Six jours de calvaire, battue, humiliée. Sharko éprouva le besoin de s’asseoir.
Plus tard, Nicolas Bellanger le trouva dans sa voiture, les bras tendus sur le volant. Il tapa au carreau. Sharko détourna lentement la tête et ouvrit la portière. Ses yeux avaient rougi, et Bellanger se demanda s’il n’avait pas pleuré.
Le commissaire inspira, le crâne posé sur l’appuie-tête.
— C’est impossible. Ce fumier n’a pas pu me voir entrer dans l’immeuble de Gloria et partir l’empoisonner dans la foulée. Je me souviens, je suis passé dans l’appartement en coup de vent, et j’ai foncé dans Paris pour atteindre le vieux poste d’aiguillage de la Petite Ceinture. Ça aurait été trop risqué pour lui de me surveiller et d’agir au tout dernier moment. Il ne m’a fallu qu’une demi-heure pour faire le trajet. Il est trop prudent pour se baser sur les aléas de la circulation.
Bellanger ne répondit pas. Sharko secouait la tête.
— Il voulait qu’elle meure dans mes bras. Il voulait que, dans ses derniers instants, elle comprenne que tout était ma faute.
Bellanger s’accroupit pour se mettre au niveau de Sharko.
— Tu n’y es pour rien.
— Il faut interroger les habitants de l’immeuble de Gloria. Il faut analyser l’écriture sur le miroir de sa salle de bains et aussi aller au relais dans le 1er arrondissement, là où notre homme a retiré son imprimante il y a quatre ans. On doit comprendre quelle partie d’échecs il me livre, ça doit avoir une signification importante. On va…
Bellanger lui posa une main sur l’épaule. De la condensation s’échappait de sa bouche. Le froid extérieur, cette brume qui tombait du ciel faisaient goutter son nez.
— Il va falloir que tu restes ici, Franck, tu le sais. Ça va être un moment pénible de questions qui risquent de prendre la nuit, mais les collègues vont avoir besoin de billes et, surtout, d’explications, si tu veux qu’ils avancent. Tu ne compliques pas les choses, d’accord ?
Sharko acquiesça, puis retira les clés du contact dans un soupir.
— Je ferai au mieux.
Il finit par sortir et claqua la portière derrière lui. Son chef lui montra un petit sachet transparent, à la lueur d’un lampadaire.
— Les chirurgiens ont aussi trouvé ceci, c’était au fond de son estomac. Une ancienne pièce de cinq centimes de franc. Tu penses que…
Il ne termina pas sa phrase. Sharko avait basculé sur le côté et était en train de vomir.
Bureaux de la Crim’, milieu de la nuit.
Une pièce mansardée trop éclairée au néon, un lieu où se perdaient des baffes lors des interrogatoires musclés. Les murs étaient épinglés de sales tronches de criminels, de posters, de dossards de marathon et de clichés personnels. Par le Velux, le ciel était noir, insondable, sans étoile.
Face à Sharko se tenaient Pascal Robillard, Julien Basquez, capitaine de police, ainsi que deux de ses lieutenants. Basquez, cinquante-deux ans, était un vieux de la vieille, qui avait débuté sa carrière presque en même temps que Sharko mais avait écoulé une grande partie de celle-ci à la brigade mondaine, juste avant d’intégrer la Criminelle. Il écoutait avec la plus grande attention les propos du commissaire.
Au milieu d’une table s’étalaient, entre des paquets de cigarettes chiffonnés et des gobelets vides, deux tas de photos et de vieux procès-verbaux. Sharko parlait avec difficulté, terriblement ému. Dix longues années, qu’il avait passées à essayer d’oublier toutes ces horreurs. Et aujourd’hui, elles lui revenaient en pleine figure, comme la lanière d’un fouet. Il tenta de garder une voix neutre, sans vraiment y parvenir.
— Vous connaissez tous mon parcours, les graves problèmes psychologiques que j’ai eus par le passé…
Un silence gêné. Quelques regards fuyants ou des lèvres qui se portent aux verres remplis de café. Sharko inspira un bon coup. S’il lui arrivait encore de penser à cette vieille histoire, d’en faire des cauchemars, il n’en avait plus jamais parlé depuis bien longtemps. Même avec Lucie, il avait toujours évité le sujet.
— Tout remonte à 2002, lorsque ma femme, Suzanne, a été enlevée. Sa disparition a duré six mois. Six interminables mois, où je l’ai cherchée à en crever, jusqu’à finir par penser qu’elle était morte. J’ai finalement compris que son enlèvement était lié à une série de meurtres qui ont ensanglanté la capitale, à partir d’octobre de cette année-là. De par l’enquête, j’ai découvert que Suzanne était tombée entre les mains d’un tueur en série surnommé l’Ange rouge. C’était lui qui l’avait retenue, torturée physiquement et psychologiquement pendant la moitié d’une année.
Il fixa le sol de longues secondes.
— J’ai fini par retrouver Suzanne, vivante, attachée en croix dans cette fameuse cabane où j’ai découvert le tube de sperme. Elle était enceinte de notre petite fille, Éloïse. À l’époque, j’ignorais qu’elle portait notre enfant avant son enlèvement.
Bellanger retenait son souffle. Entendre Sharko parler de cette façon, l’écouter étaler une telle souffrance était insupportable. Son subordonné avait un destin hors du commun, mais malheureusement pas de ceux qui font les contes de fées.
— Quand je l’ai sauvée, Suzanne n’était plus elle-même. Elle ne s’en est jamais remise. Deux ans plus tard, elle est décédée avec notre petite fille, en traversant un virage au moment où une voiture arrivait. C’était horrible.
Sharko était debout. Il appuya une main contre le mur, puis posa le front sur son bras. L’accident s’était déroulé sous ses yeux, et il lui arrivait encore d’entendre les cris de sa famille, dans la nuit.
Il dut faire un effort pour revenir à ses interlocuteurs.
— Lors de mon ultime face-à-face avec l’Ange rouge, j’ai vu l’incarnation du mal. On affronte tous des choses horribles, tous les jours, et ce n’est pas à un ancien des mœurs ou à des gars de la Criminelle que je vais apprendre ça. Mais là, c’était différent. Cet être abominable était la figure de tout ce que l’on peut imaginer de pire en l’humain. Le vice, la barbarie, le sadisme. Il était celui dont on n’ose pas croire qu’il existe, un individu né pour… pour nuire. (Il vrilla les poings.) Juste avant de mourir, il m’a avoué que quelqu’un avait suivi de près son parcours de sang. Une ombre qu’il avait prise sous son aile et initiée à la perversité.
Lentement, il se pencha sur la table et poussa les photos vers Basquez. Le capitaine de police s’empara des clichés en grimaçant. Il vit, entre autres, le cadavre d’une femme nue, ligotée de façon complexe et suspendue à des crochets d’acier. Son visage déchiré criait la souffrance.
— Voici l’une des victimes de l’Ange rouge. Il les tailladait, les torturait, leur arrachait les yeux, j’en passe, vous lirez le dossier. Sa haine envers le sexe féminin était sans limites. Après la mise à mort, il leur enfonçait une ancienne pièce de cinq centimes au fond de la bouche. C’était sa signature. Une pièce, pour traverser le fleuve des Enfers.
Les hommes se regardèrent les uns les autres, l’air grave. Sharko parlait crûment, sans aucune retenue. Il tendit un autre paquet de clichés.
— Deux ans et demi après la mort de l’Ange rouge, mai 2004 : on retrouve un couple dépecé près d’un marais, à proximité de la forêt d’Ermenonville. L’homme s’appelait Christophe Laval, vingt-sept ans, et sa femme Carole, vingt-cinq ans. Ils avaient tous les deux une pièce de cinq centimes dans la bouche… À l’époque, je n’étais pas sur l’affaire, j’avais déménagé dans le Nord pour m’occuper de ma femme et de ma petite fille. Mais lorsque j’ai entendu parler de ce crime, j’ai raconté aux enquêteurs exactement ce que je vous ai raconté : la possibilité que cet acte barbare soit celui d’un assassin né de la perversité de l’Ange rouge. Un individu qui aurait côtoyé le tueur en série lors des meurtres et en aurait profité pour « apprendre ».
Basquez parcourait les photos une à une, la bouche arrondie en cul-de-poule.
— Des pistes ?
— Aucune piste, aucun indice. Ça a été sa seule manifestation ou, tout au moins, la seule tuerie clairement identifiée. Ce dossier fait partie de ceux que la Crim’ n’a jamais réussi à résoudre, parce qu’il n’y a jamais eu de mobile clair. Pourquoi avait-il tué ? Et pourquoi n’avait-il pas recommencé ?
Basquez malmenait à présent sa petite moustache grise.
— Et voilà qu’aujourd’hui il se manifeste de nouveau, en s’en prenant à toi.
— Ça n’a pas commencé aujourd’hui, mais il y a un an et demi, avec l’affaire Hurault. On trouve un poil de mon sourcil sur le cadavre de Frédéric Hurault, je galère et manque d’aller en prison jusqu’à la fin de mes jours. Entre ce moment-là et la première manifestation récente de l’assassin — ce message inscrit sur les murs de la salle des fêtes de Pleubian —, c’est le silence radio. Il s’était mis en veille, certainement pour préparer la mécanique précise de ce qui est en train de se dérouler. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi patient, d’aussi réfléchi.
— Rien ne prouve que le dossier Hurault soit lié à cette affaire.
Sharko finit par s’asseoir sur une chaise, épuisé.
— Rien ne le prouve, certes, mais moi j’en ai la certitude. On m’a vu sur les chaînes nationales, il y a deux ans, à propos d’une grosse affaire que j’ai traitée. Ça a dû, je ne sais pas, clignoter tout rouge dans la tête de ce tueur. Lui rappeler amèrement que j’étais celui qui avait ôté la vie à son mentor, des années plus tôt. Imaginez alors sa haine, sa colère, qui rejaillissent subitement, au moment où, peut-être, il s’y attend le moins. Il s’est alors fixé pour objectif de me détruire à petit feu, parce que, quelque part, moi aussi j’ai ruiné sa vie. On ignore comment un taré qui accompagne un tueur en série dans sa folie et dépèce un couple deux ans plus tard peut réagir. On ignore quelle a été sa vie ces dernières années, et comment il a évolué. Il a essayé de me faire croupir en prison, mais il a échoué.
Sharko se frotta longuement le visage. Il n’en pouvait plus.
— Aujourd’hui, il s’y prend d’une autre façon. Quelque chose de beaucoup plus violent et calculé. Il connaît mon passé en profondeur, certainement par le biais de l’Ange rouge, puisque ce dernier a détenu ma femme six mois. Il possède les pièces maîtresses en main. Il sait où j’habite, où je travaille, il anticipe mes réactions et me livre petit à petit les éléments d’un puzzle macabre.
Son poing se rétracta encore, et Sharko l’abattit sur la table.
— Gloria était une pièce du puzzle, il lui a gravé un coup d’échecs sur le front. Nous devons comprendre.
Basquez avait rarement vu autant de détermination dans les yeux d’un homme : Sharko était comme une bête sauvage, acculée mais prête à se défendre jusqu’au dernier souffle. Il claqua dans ses mains et regarda sa montre.
— On se fait une petite pause et, ensuite, tu nous raconteras tous les événements récents, à partir du message de sang dans la salle des fêtes de Pleubian. On veut toutes les billes, tous les détails. Je passe deux secondes à l’antidrogue pour y laisser les messages écrits par l’assassin. Fernand Levers est un pro des échecs, il pourra jeter un œil.
Le commissaire acquiesça. Des cigarettes jaillirent des poches, des soupirs se firent entendre. Il était tard, les hommes étaient crevés. Sharko se rendit à la bombonne d’eau, proche de la machine à café. Le sang pulsait bruyamment dans son crâne. Un fluide lourd, épais, fatigué. Nicolas Bellanger le rejoignit. Il bâilla, les mains dans les poches, appuyé contre la rambarde qui donnait sur la cage d’escalier. À l’étage juste en dessous, le filet vert antisuicide ressemblait à une toile d’araignée géante.
— Quand tu auras fini de raconter, tu rentres chez toi, Franck. Laisse-les agir. Basquez est un bon.
Sharko avait les yeux dans le vague. Il buvait mécaniquement, sans vraiment avoir soif.
— Je sais. Mais j’ai l’impression que tout s’accélère et que le temps joue contre nous.
— Je vais essayer de convaincre le juge de ta légitimité. Ça ne va pas être simple, mais je vais tenter le coup quand même.
Le commissaire était incapable de réfléchir et n’avait qu’une envie : se coucher. Il tendit sa carte de police mal en point à son chef. Bellanger la prit, mais la fourra de nouveau dans la main de Sharko.
— Garde-la et voyons ce que dira le juge. Ce ne serait pas humain de sa part de rester insensible à une histoire comme la tienne.
Lorsqu’il rentra à son appartement, Sharko ferma les portes à double tour et baissa les volets roulants. Il n’y avait rien de mieux à faire en attendant. Ainsi terré comme un lapin, il se sentait impuissant.
Sans Lucie à ses côtés, les différentes pièces lui parurent horriblement vides. Comment pourrait-il désormais vivre sans elle ? C’était inconcevable. Finalement, même s’il était exténué, il savait pertinemment qu’il ne trouverait pas le sommeil tout de suite.
Alors qu’il s’agenouillait dans son salon pour décorer son sapin de Noël, Basquez lui téléphona. Le commissaire inspira et décrocha.
— Sharko.
— Notre pro des échecs a identifié la partie que notre mystérieux messager nous livre. Et ça ne sent franchement pas bon.
1 h 13 du matin, heure locale. De petites loupiotes sur des gueules fatiguées. Les voyants Attachez votre ceinture, d’un rouge pâle, au-dessus des têtes immobiles.
Impatiente d’arriver enfin à destination, Lucie avait le front plaqué contre le hublot de l’A320. En contrebas, Albuquerque lui apparut comme un gigantesque nid de lumière au milieu d’un trou noir. Des filaments orangés — les Interstates — partaient du centre vers les quatre points cardinaux et fendaient l’obscurité, direction l’horizon. Le ciel était pur, chargé d’étoiles. La lune, assez basse et particulièrement rousse, laissait deviner des reliefs hachés, entourant la ville comme des gardiens attentifs. Juste avant l’atterrissage, Lucie aperçut les eaux noires d’un fleuve. Elle se rappela les vieux films de cow-boys qu’elle visionnait avec son père et se dit qu’il s’agissait probablement du fameux Río Grande.
Un air froid et sec la cueillit à la sortie de l’avion. D’après ce qu’avait raconté le commandant de bord, la température était de -5 °C et la ville se situait, pour sa partie la plus basse, à 1 490 mètres d’altitude.
Col remonté, gants enfilés, Lucie s’étira un bon coup, foula le sol américain et, passeport et commission rogatoire internationale en main, franchit sans trop de difficulté les contrôles de sécurité. Elle trouva facilement un taxi à la sortie de l’aéroport — il fallait néanmoins marcher une centaine de mètres jusqu’à la Albuquerque Cab Company — et demanda, en anglais, l’hôtel Holiday Inn Express, 12th Street North West. Le chauffeur, un vieux Blanc plutôt rustre avec un pantalon à bretelles, portait un tee-shirt sur lequel était inscrit : Chuck Norris can clap with one hand (Chuck Norris peut applaudir d’une seule main). Patriotique jusqu’à l’os vu la décoration intérieure du taxi, il s’engagea sur l’Interstate I40 quelques minutes plus tard.
Malgré l’obscurité, Lucie sentait les vibrations du grand Ouest américain : les voitures de tailles démesurées — Hummer, Pickup, Chevrolet —, les panneaux aux consonances magiques au-dessus de l’autoroute — Santa Fe, Las Cruces, Río Grande Boulevard —, les enseignes lumineuses des drive-thru ou des drive-in en tout genre. Quant à son hôtel, situé aux abords de la ville, il était moderne, avec des couleurs pourpres et roses comme celles des canyons. Une décoration discrète, dans l’entrée, et la présence d’un grand sapin soulignaient l’arrivée prochaine de Noël.
Lucie s’enregistra à l’accueil, son anglais lui revenait en tête et elle se débrouillait plutôt bien. Néanmoins, après les quatorze heures de vol, avec le décalage horaire dans les jambes, elle était éreintée. Elle fut soulagée seulement lorsqu’elle claqua la porte de sa chambre.
L’endroit était propre, neutre et fonctionnel. Après une douche rapide, elle envoya un SMS à Sharko.
« J’ai pris mes quartiers, tout s’est bien passé. J’espère que tout va bien de ton côté. Je t’aime. »
Elle régla le réveil de son téléphone — qui s’était automatiquement branché sur le réseau Western Wireless et mis à l’heure locale — et s’effondra sur son lit, les mains se caressant le ventre, les yeux fixés sur le ventilateur immobile.
Elle sourit. Un bébé était en elle, elle le sentait comme seule une mère peut sentir ces choses-là. Une petite graine qui, elle le souhaitait plus que tout au monde, se transformerait un jour en une fillette aux yeux bleus. Elle pensa à Sharko et s’imagina, encore, sa réaction à l’annonce de la nouvelle. Elle aimait songer à ce moment-là.
Elle éteignit. Tandis que le calme l’enveloppait, elle se rendit compte que ses oreilles bourdonnaient. Un ridicule sifflement, pareil à celui d’une Cocotte-Minute lointaine. Le bruit des réacteurs, l’altitude devaient jouer. Elle se tourna et se retourna sous ses draps, l’oreiller sur la tête, incapable de trouver une bonne position. Et plus elle se disait qu’il fallait absolument qu’elle dorme, moins elle y parvenait.
Elle sombra finalement aux alentours de 4 heures du matin, l’oreiller collé contre son ventre.
Une vue à couper le souffle accueillit Lucie à son réveil et lui fit oublier sa courte nuit. Le soleil sortait des montagnes enneigées, illuminant la ville d’un ciel de feu. Elle devinait les étendues brûlées, au loin, la terre rouge, les chemins creusés dans le relief, ouvrant sur des décors de carte postale : les cañones, les mesas, les réserves indiennes. Après sa toilette, elle enfila un jean, un tee-shirt et un pull camionneur bleu. Ses rangers aux lacets fort serrés terminèrent l’allure d’une femme déterminée, un poil masculine.
Dans la salle du restaurant, elle évita de se conformer aux traditions locales — œufs, bacon, fajitas, auxquels on pouvait même ajouter du piment de bon matin — et préféra s’octroyer un petit déjeuner continental à base de café au lait. Dans cette grande pièce calme, cernée d’étrangers, elle se sentait sereine et était persuadée que tout se passerait bien, désormais, dans sa tête.
D’après le plan de la ville, la base de Kirtland se trouvait à une dizaine de kilomètres, en direction du sud. Lucie avait décidé de louer une voiture chez Avis, juste à côté de l’hôtel. Elle se retrouva ainsi au volant d’une Normal Size, néanmoins impressionnante : Pontiac Grand Prix avec boîte automatique, moteur V6 de trois cents chevaux. Une aberration pour elle qui roulait en 206, mais il n’y avait pas plus petit. Le GPS n’était pas fourni.
Aidée d’un plan de la ville, elle se mit en route. Le trajet fut agréable, surprenant même lorsque la Pontiac blanche remonta Oldtown, la vieille cité. Ça sentait l’influence espagnole, avec ses rues étroites bordées de bâtiments en adobe, de patios décorés de plantes, de fontaines et de passages ombragés, le tout dans les tons jaunes, rouges, orange. Partout, des guirlandes, des boules, des sapins. Lucie vit, en un clin d’œil, le mélange des peaux et des cultures. Une ville cosmopolite, un carrefour de sang neuf et de vieilles traditions indiennes.
Approchant de la périphérie, les routes devinrent d’une largeur effroyable, à quatre, parfois cinq voies, et le paysage urbain changea : moyennes tours commerciales, distributeurs d’argent accessibles en voiture, panneaux publicitaires dans tous les sens, McDo collé à la pompe à essence. Après quelques kilomètres sur l’I40, elle prit la sortie Wyoming Boulevard, roula sur une route agrémentée de maisons magnifiques — sans nul doute un quartier résidentiel pour riches — qui sembla brusquement s’enfoncer dans le désert. Les habitations disparurent pour laisser place à une espèce de no man’s land aride. Aussi, lorsque apparut le poste de sécurité duquel partaient d’immenses grillages sur la droite et la gauche, Lucie eut en tête des images de bases secrètes, de la Zone 51, de soucoupes volantes. On était bien au pays de Roswell.
Elle se rangea sur un parking visiteurs et, sous la guérite, demanda Josh Sanders. L’un des plantons lui appliqua un détecteur de métaux manuel, et elle dut présenter ses papiers, qui furent scrupuleusement étudiés. Elle songea à Valérie Duprès, avec sa fausse carte d’identité, qui avait réussi à tromper son monde et, par conséquent, à ne laisser aucune trace de sa véritable identité.
Sanders arriva cinq minutes plus tard dans une espèce de voiturette de golf frôlant le comique. Lucie s’attendait à voir un militaire pur jus, mais l’homme de belle taille était habillé en civil, avec des cheveux bruns plaqués vers l’arrière et une écharpe grise autour du cou. Il devait avoir une bonne quarantaine d’années. Il vint lui serrer la main et se présenta : capitaine Josh Sanders, l’un des responsables de la section archives du centre de documentation de l’Air Force Base. Lucie expliqua en détail, avec son fort accent français, la raison de sa venue : elle enquêtait sur la disparition d’une journaliste parisienne, Véronique Darcin — alias Valérie Duprès, mais elle se garda de le lui révéler —, venue à la base fin septembre, début octobre 2011. Elle sortit une photo et la lui montra.
— Je me souviens d’elle, fit-il en acquiesçant, et j’ai consulté nos registres après l’appel de vos services français. Elle est venue chaque jour, pendant plus d’une semaine, dans nos archives. Une femme assez peu bavarde, mais agréable. Et particulièrement séduisante.
Lucie resta académique.
— Quel type d’informations cherchait-elle ?
— Principalement les documents qui traitent de la pollution, et aussi de la dépollution des sites nucléaires. Je lui ai dit que nous avions de quoi faire, nous disposons de milliers de dossiers sur le sujet. Il y a une bonne dizaine d’années, des unités de nos bases se sont chargées de dépolluer de leurs déchets radioactifs les sites autour de Los Alamos ou de Hanford, dans l’État de Washington. Votre journaliste voulait connaître les méthodes et moyens mis en œuvre, les analyses menées, les solutions de stockages appliquées.
— Cela ne vous a pas dérangés qu’elle fouille dans vos documents ?
— Absolument pas. De nombreux journalistes, chercheurs ou historiens viennent ici pour consulter les traces de l’histoire militaire américaine. Il y a quelque temps, beaucoup de civils se rendaient sur notre base et en profitaient pour visiter nos installations. À l’époque, nous abritions encore le musée national de la science et de l’histoire nucléaire. Mais pour des raisons de sécurité, il a été extériorisé, et les accès à notre base sont désormais très contrôlés.
Après que Sanders lui eut accroché un badge « Visitor » sur le blouson, ils grimpèrent dans le véhicule et se mirent en route. Lucie avait l’impression d’halluciner : la base de Kirtland ressemblait à une ville dans la ville. Ils doublèrent un hôpital, des écoles, un parc de jeux, le tout aligné le long de rues interminables et d’une propreté irréprochable. Sur la droite, en avant-plan des montagnes, s’étiraient des quartiers résidentiels : de jolies maisons, des sentiers de cailloux, des palmiers devant chaque façade, le tout sur fond de ciel bleu.
— Vous êtes impressionnée, n’est-ce pas ?
— Plutôt, oui. C’est gigantesque.
— Vingt mille personnes travaillent ici, nous sommes le plus gros employeur de la ville. Nous avons six collèges et universités, deux écoles privées, plus de mille logements, des magasins, un terrain de golf, des crèches… Côté technologie, nous sommes à la pointe en matière de recherche sur les nanocomposants, mais notre grande spécialité reste l’expertise des systèmes d’armes nucléaires. Nous travaillons conjointement pour les départements de la Défense et de l’Énergie.
Lucie avait l’impression d’assister à une démonstration commerciale vantant les mérites et la performance de l’armée américaine. Tout était trop beau, trop propre. Elle pensa à une construction de Lego, un monde magique d’où les personnages figés, sourire aux lèvres, ne sortent jamais. Des familles complètes vivaient entre ces murs, des enfants y grandissaient, alors que, à quelques centaines de mètres, on jouait avec des têtes nucléaires.
Ils arrivèrent finalement devant un bâtiment au design tout en courbes, avec de hautes vitres et d’impressionnants pans de béton. De grosses lettres fixées sur la façade indiquaient Air Force Documentation and Ressource Library. Ils pénétrèrent dans la gigantesque bibliothèque, protégée par des portiques magnétiques. Lucie apprécia la beauté de l’endroit, moderne certes, mais qui dégageait force et calme à la fois. De jeunes gens, dont certains en tenue kaki, planchaient au-dessus de tables en bois sur des ouvrages techniques.
Sanders ouvrit une porte au fond, et, avec Lucie, ils descendirent une volée de marches avant d’atterrir au bord de pièces de tailles démesurées, bondées d’étagères hautes de plusieurs mètres. Il devait y avoir ici des dizaines, des centaines de milliers de documents, accessibles pour certains avec des échelles coulissantes. Deux personnes marchaient entre les allées, avec des caisses remplies de paperasse sous le bras.
— Voici notre base documentaire accessible à la communauté des chercheurs, historiens et journalistes, et librement consultable. C’est ici que votre compatriote est venue. Vous y trouverez tout ce que vous pouvez imaginer concernant l’histoire, la technique, les recherches des principaux laboratoires et départements de l’AFB, mais aussi d’autres institutions. Nous recevons plus de deux cents nouveaux documents par jour en provenance de l’extérieur. Il s’agit de dossiers pour la plupart déclassifiés, issus d’anciens laboratoires, bases ou centres de recherches fermés, ou en passe de l’être. Neuf personnes qualifiées travaillent à plein temps sur le rangement et les mises à jour.
Lucie roulait les yeux, impressionnée.
— Par « documents déclassifiés », vous entendez ?
— D’anciens documents confidentiels, secrets ou top secrets, qui n’ont plus de raison de l’être. Désormais, ils sont automatiquement déclassifiés après vingt-cinq ans, sauf si une agence gouvernementale requiert une prorogation de la durée de classification au Centre national de déclassification. Bref, tout cela est un peu compliqué.
Lucie se rappelait la phrase publiée dans Le Figaro : On peut lire des choses qu’on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Elle connaissait la complexité des administrations, les scandales qui éclataient parfois avec Wikileaks ou par l’intermédiaire d’articles incendiaires, dont les sources venaient souvent d’anciens documents confidentiels, et que les personnes concernées n’avaient pas réussi à faire disparaître ou avaient simplement oubliés.
C’était peut-être sur l’un d’eux que Duprès avait mis la main.
— Et… comment je peux savoir ce que… Véronique Darcin a consulté ?
Sanders se dirigea vers un ordinateur. Lucie lorgna discrètement les caméras, dans les angles du plafond.
— Elle est assurément passée par notre puissante base de données. Je lui avais fourni un code d’accès, ce qui permet de garder les traces de toutes ses recherches informatiques. Elle a pu naviguer dans la base par mots-clés, auteurs, titres, centres d’intérêt. L’ordinateur renvoie alors à des numéros de documents, des titres et une petite description, mais pas toujours. Cela dépend des informations dont les techniciens disposent au moment du référencement. Dans tous les cas, l’ordinateur donne l’endroit exact où les trouver dans les allées. Il ne reste plus ensuite qu’à les consulter.
Il pianota sur le clavier et tendit la main.
— Je remplis une fiche vous concernant, afin que vous puissiez naviguer. Votre passeport ou votre carte d’identité, s’il vous plaît.
Lucie s’exécuta, un peu sceptique. On la fichait de tous les côtés, et elle détestait ça. Elle comprenait mieux pourquoi Duprès s’était promenée avec une fausse identité. Hormis ses transactions bancaires dans les hôtels ou aux distributeurs, elle ne laissait quasiment aucune trace. Après quelques secondes, Sanders lui laissa la place.
— Voilà, vous êtes connectée à la base sur un compte « Invité ». Son utilisation est d’une simplicité extrême, vous verrez. Le code associé à la journaliste française était AZH654B. Lancez une recherche avec ce critère, et vous saurez vers quoi se sont orientées ses recherches. Je vous laisse, du travail m’attend. Demandez-moi à l’accueil, en haut, dès que vous aurez terminé.
Lucie nota le code sur son carnet et le remercia. Une fois seule, elle se mit au travail. Elle entra l’identifiant codé de Valérie Duprès dans la case concernée, et lança la recherche. Une liste à n’en plus finir apparut.
— Bon sang…
Quatre cent quatre-vingt-trois lignes se suivaient sur plus de quinze pages, avec des titres aussi incompréhensibles que « Revelance of Nuclear Weapons Clean-up », « Experience to Dirty Bomb Response », ou encore « The Environmental Legacy of Nuclear Weapons Production ».
Lucie soupira. Comment réussirait-elle à s’y retrouver dans cette jungle ? Hors de question, évidemment, d’aller se farcir tous les documents listés. Elle se leva, nerveuse, et réfléchit. Duprès menait des recherches sur les déchets nucléaires, certes, mais quelque chose avait fait que, aujourd’hui, elle avait disparu. Quelque chose qui s’était déclenché entre ces murs.
Un document en particulier, peut-être, un dossier sur lequel elle n’aurait pas dû tomber. On peut lire des choses qu’on ne devrait pas, au Pays de Kirt.
Lucie se concentra de nouveau sur son écran et tria l’interminable liste par date et heure, de manière à retranscrire le cheminement intellectuel et temporel de la journaliste. Le rapprochement des temps de consultation, dans le haut de la liste — donc à son arrivée aux archives —, indiquait clairement que la journaliste d’investigation avait tâtonné, multipliant les pistes sans forcément consulter ou lire à fond les ouvrages correspondants. On ratisse large, on cible un peu mieux et on affine, jusqu’à tomber sur les éléments qui nous intéressent. Il était donc probable que le cœur de sa quête devait se trouver plus loin dans la liste.
Lucie fit défiler les pages. Mardi… Mercredi… Au bout de deux jours de présence entre ces murs, les choses se précisaient sérieusement pour Duprès. Les titres et les courts résumés — quand ils existaient — traitaient enfin de déchets nucléaires, de leur impact sur la santé des peuples, de la faune et de la flore qui évoluaient à proximité des anciens sites. On parlait de tritium atmosphérique, de territoires indiens irradiés, d’eau contaminée, d’études sur les populations de saumon du fleuve Columbia, des risques de leucémies, de cancers des os ou de mutations génétiques. De quoi noircir pas mal de pages d’un livre d’investigation.
Lucie se dit qu’elle était, cette fois, au cœur des préoccupations de Valérie Duprès. Face à quelques-uns de ces titres, des chiffres entre parenthèses indiquaient la date de déclassification, quand déclassification il y avait eu.
Lucie continua à parcourir la longue liste des yeux. Duprès avait trouvé, dans ces archives, la poule aux œufs d’or : des quantités de dossiers, de données qui allaient étayer ses propos, proposer de la matière à son ouvrage. Elle fit défiler les pages rapidement, jusqu’à la fin, là où, logiquement, Valérie Duprès avait déniché ce qui avait peut-être tout déclenché.
Le dernier titre lui fit serrer les poings :
« NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Official Report from XXXX, Oct 7, 1965. »
Nerveusement, elle sortit une copie du message du Figaro de sa poche : « Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J’aime l’avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. »
Elle y était. Le document avait été déclassé en 1995. Mais pourquoi cet ensemble de « X », à la place du nom du rédacteur ? Cette identité avait probablement été effacée du document d’origine, qui s’était sans doute, par la suite, égaré dans le labyrinthe administratif. Lucie voulut afficher le détail associé au rapport, mais il n’y avait aucun résumé du contenu. Juste ce titre bizarre.
Elle mémorisa l’emplacement du dossier et s’enfonça dans le centre d’archives. Allée 9, étage 2, casier 3, document numéro 34 654. Elle tira une petite échelle à elle et grimpa. Elle trouva bien les documents 34 653 et 34 655, mais pas le 34 654. Elle fit plusieurs vérifications, sans succès. Où était ce fichu document ? Duprès l’avait-elle dérobé ? Une journaliste se baladant avec une fausse carte d’identité en était bien capable.
Lucie sortit les documents adjacents du casier et les consulta rapidement. Ils n’avaient rien à voir avec le nucléaire. Les uns parlaient de véhicules militaires, les autres de radars et d’appareils de détection.
Elle ragea et retourna en courant à l’ordinateur. Impossible que sa piste s’arrête ici, c’était trop bête. Furieuse, elle revint dans le menu de la base de données et lança une recherche par titre. Elle entra NMX-9, TEX-1 and ARI-2 dans la bécane. Le logiciel renvoya logiquement à un seul document, le fameux 34 654. Un bouton permettait d’obtenir la liste des personnes qui avaient accédé à ce titre dans la base. Lucie cliqua dessus et obtint quatre enregistrements. AZG123J, le 21 décembre 2011 — c’était elle —, AZH654B, le 2 octobre 2011 — c’était Valérie Duprès — et AYH232C, le 8 mars 1998. Et surtout, AZG122W, le mardi 20 décembre 2011, à 18 h 05.
La veille au soir…
La flic sentit instantanément la tension monter en elle. Elle tenta tant bien que mal de retrouver l’identité des personnes à partir du code, mais elle n’y parvint pas. Excitée, elle retourna en quatrième vitesse dans la bibliothèque, fit appeler Josh Sanders et lui expliqua son cas. Elle insista sur le fait qu’il s’agissait d’une enquête criminelle et qu’elle devait absolument connaître les identités des consultants associés aux fameux codes.
— Hier soir, vous dites ? fit l’Américain. J’étais en déplacement. Sans doute mon collègue s’est-il occupé de cette personne.
Il se pencha vers l’écran.
— Il faut une autorisation spéciale dans la base. Laissez-moi faire.
Lucie trépignait d’impatience. Elle allait et venait, les bras croisés, les yeux rivés sur sa montre. On l’avait devancée de quelques heures.
— Le document n’est plus à sa place, dit-elle. Pensez-vous que quelqu’un a pu le dérober ?
— Nous disposons de portiques de sécurité à l’entrée de la bibliothèque. Tous nos ouvrages ou dossiers d’archives contiennent une micropuce électronique, soigneusement dissimulée. De plus — il tourna la tête vers les recoins de la pièce — nous disposons de caméras de surveillance. Ce document ne devait tout simplement pas exister. Les bugs dans la base arrivent, parfois. Des erreurs de saisie, des documents rentrés deux fois, des purges que l’on oublie de faire.
Lucie le sentait sur la défensive, il ne voulait pas s’embarrasser avec ce genre de problèmes.
— Peut-être, oui, fit-elle. Elles enregistrent, vos caméras ?
— Elles filment juste, sans sauvegarde. Un gardien surveille en permanence les écrans de contrôle.
Il tapa sur le clavier et se redressa enfin.
— Voilà, j’ai vos infos. La première personne à avoir consulté le document depuis sa déclassification s’appelle Eileen Mitgang. La consultation a eu lieu en 1998.
— C’est surtout l’autre personne qui m’intéresse. Celle d’hier soir.
Le militaire appuya sur une touche.
— Il s’appelle François Dassonville.
Un véritable choc. Lucie resta sans voix. Tout le monde cherchait Dassonville en France, et il était ici, au Nouveau-Mexique, sur les traces du fameux dossier. La flic se sentit désarçonnée quelques secondes. Sans ce document, que pouvait-elle faire ? À moins que…
— Cette Eileen Mitgang, il me faut son adresse, vite.
Sanders secoua la tête.
— Elle ne figure pas dans la base, parce qu’on s’est mis au fichage systématique des visiteurs uniquement après les attentats de 2001.
Il décrocha le téléphone.
— Je vais demander à ce qu’on jette un œil aux vieux registres d’admission concernés du poste de garde. En général, on exige toujours des visiteurs la raison de leur venue sur notre site.
L’attente était interminable. Quand il raccrocha, il avait l’air satisfait. Il se tourna vers Lucie :
— D’après les renseignements fournis, Eileen Mitgang était, en 1998, journaliste au Albuquerque Daily, qui se trouve à quelques kilomètres d’ici.
Lucie avait déjà renfilé son blouson et ses gants.
— Raccompagnez-moi vite jusqu’à la sortie, s’il vous plaît.
Un homme, assis seul sur un sol crasseux. Le vent froid qui s’engouffre par les vitres brisées siffle et vient percuter son visage dur. La neige qui tombe, dehors, et anéantit toute trace de vie.
Et partout autour, un silence de mort.
Sharko était revenu à la Petite Ceinture, dans le poste d’aiguillage abandonné, qui venait d’être passé au crible par Basquez et ses hommes. Devant lui, entre les éclats de verre, des clichés étaient disposés en arc de cercle. Ceux de la salle des fêtes de Pleubian, avec le message de sang. Ceux de la cabane au milieu de son étang, ceux de la scène de crime de 2004, concernant ce couple assassiné au bord du marais. Ceux, aussi, du visage défoncé de Gloria et de son corps nu, étalé sur la table d’autopsie. Tôt dans la matinée, Sharko avait insisté pour être présent à l’examen médico-légal, et Basquez, compatissant envers un collègue qu’il connaissait depuis des années, avait cédé.
Le commissaire avait voulu prendre la mesure de tout ce que la pauvre femme avait subi.
Pour entrer dans la tête du tueur.
Il sursauta quand son téléphone vibra au fond de sa poche. Il consulta le SMS :
« J’ai pris mes quartiers, tout s’est bien passé. J’espère que tout va bien de ton côté. Je t’aime. »
Je t’aime… Le mot résonna dans sa tête longtemps. Je t’aime, je t’aime… Il ne put s’empêcher d’imaginer Lucie, là, à la place de Gloria, gisant au sol. Emporté par ses pensées trop intenses, il sentit son souffle chaud dans son cou et la vit le supplier de la secourir. Il secoua la tête. Jamais il ne permettrait qu’on fasse du mal à sa Lucie. Jamais.
Dans un soupir, il rassembla les photos et se mit à les jeter une à une, comme lorsqu’on distribue des cartes à jouer sur la table. Il y eut un petit claquement sec au moment où l’un des rectangles de papier toucha le sol. Par l’une des vitres brisées, le vent s’engouffra et lui glaça les os. Parcouru d’un spasme, il trembla de la tête aux pieds.
Clac… Gros plan sur le torse bleuté de Gloria. Sharko avait fait le vide dans sa tête et gardait, à présent, un visage impassible. Il le fallait.
D’après le légiste, Gloria avait été pénétrée sexuellement avec une main gantée. Les ecchymoses entre ses cuisses en témoignaient cruellement. Son bourreau l’avait détenue, humiliée, tabassée juste là, à quelques centimètres. Le flic imagina les cris, la douleur, il vit les yeux de l’assassin s’agrandir, tandis que ses mains gantées serraient une barre de fer fendant l’air.
Cette façon de procéder portait les signes caractéristiques d’une démarche froide, méthodique, qui avait transformé Gloria en un simple objet, un passage obligé pour le toucher lui, Franck Sharko. L’homme était organisé, cohérent, il ne laissait rien au hasard. Il était le genre de type qui possède un véhicule fonctionnel et contrôlé régulièrement, qui paie ses factures et qui est en bonne forme, capable de se déplacer, de voyager, de porter un corps, de se fondre dans la masse.
Au magasin-relais du 1er arrondissement où Sharko venait de se rendre, personne ne se souvenait d’un individu venu chercher une grosse imprimante laser en 2007. Ça remontait à quatre ans, et le type n’avait pas marqué les esprits comme auraient pu le faire, peut-être, un Guy Georges ou un Philippe Agonla.
Où était cette ordure ? Que faisait-il, en ce moment même ? Regardait-il un film au cinéma, préparait-il son prochain coup d’échecs ?
Les échecs… La partie que lui livrait l’assassin était intitulée l’« Immortelle ». Le pro des échecs du 36 l’avait déduit grâce au tout premier message :
« Nul n’est immortel. »
Il s’agissait de l’une des parties les plus connues, jouée entre Adolf Anderssen et Lionel Kieseritzky en 1851. L’Allemand Anderssen avait gagné en réalisant un mat parfait, déployant avec force ses pièces blanches, alors que toutes celles de son adversaire étaient encore sur l’échiquier, mais tellement mal coordonnées qu’elles n’avaient rien pu empêcher. Le Cxg7+ en était le vingt et unième coup.
La partie en comportait vingt-trois.
Deux coups supplémentaires, qui menaient irrémédiablement à la mort du roi noir.
Clac, clac, Sharko continuait à faire défiler les photos et essayait de visualiser une silhouette mentale. Si le tueur s’identifiait à Adolf Anderssen, alors il dégageait une personnalité à la rigueur exemplaire. Anderssen était un théoricien au jeu classique, sans coups de folie, dévoreur de littérature échiquéenne plutôt que batailleur compulsif. L’Immortelle, avec ses pièces noires toutes présentes mais inefficaces, pouvait très bien montrer l’image que l’assassin avait des flics : une armée d’incompétents dont il se jouait ouvertement, incapables de le saisir. Vouait-il une haine sans limites à la police ?
Le flic vit aussi, dans son analyse mentale, un voyageur, un homme de l’ombre, un métronome, qui savait quand et où frapper, dans la plus grande discrétion. Aujourd’hui, ce monstre avait une quête profonde, un but : la destruction. Il avait fait de Sharko un cristal de haine, une pièce à anéantir mais pas trop vite. De ce fait, il avait probablement mis de côté toutes ses activités annexes, ses loisirs, pour se consacrer exclusivement à cette monstrueuse vengeance (comme Anderssen, jouant aux échecs pendant ses congés, car il était professeur dans un lycée) sans que personne s’aperçoive de rien.
Clac… Ce vieux poste d’aiguillage, photographié sous tous les angles. Sharko ferma les yeux et réfléchit. Pourquoi avoir choisi ce bâtiment-ci en particulier ? Le tueur avait cherché un lieu isolé, coupé de la vue des passants, où il était certain de ne pas être dérangé. Mais il existait des centaines d’endroits comme celui-là autour de Paris. Alors, pourquoi ici ?
Sharko déploya une carte de la capitale qu’il avait emportée avec lui. Il traça des croix aux points stratégiques. L’imprimante dans le 1er arrondissement. Ce lieu, dans le 18e, à quelques kilomètres seulement. Garges-lès-Gonesse, là où avait été enlevée Gloria. Le flic savait que ce type de pervers agissait, la plupart du temps, dans un environnement qui lui était familier. L’homme avait parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis Garges pour déposer Gloria spécialement ici. Vivait-il dans le coin ? Comment avait-il appris à connaître cet endroit abandonné ?
Clac, les corps dépecés d’un couple. Sharko respira bruyamment sans quitter la photo des yeux. Les jeunes n’avaient pas été épargnés, ils hurlaient encore leur souffrance sur le papier glacé. Découverts en 2004, au bord d’un marais, et tués par celui que Sharko traquait. À l’époque, les flics avaient parlé d’un connaisseur de l’anatomie humaine, à cause de la précision de la dissection. Un type cultivé, astucieux, appliqué dans son « travail ». Pourquoi cette violence extrême ? Pourquoi s’être arrêté après un seul passage à l’acte ? Juste une démonstration ? Stabilité affective ? Contrainte extérieure, comme un séjour en hôpital psychiatrique ? Long déplacement à l’étranger ou prison ?
Peu importait : ce malade était fin et réfléchi, puisque ce double homicide barbare de 2004 n’avait jamais été résolu, en dépit de tous les efforts déployés par la police criminelle. Par-dessus tout, le tueur connaissait les techniques des forces de l’ordre, les analyses ADN, le fichage des données génétiques… Il faisait partie de ces cinq pour cent qu’on n’attrape jamais, parce qu’ils mettent de l’intelligence derrière chacun de leurs actes.
Le commissaire ragea, il n’avait rien à sa disposition, hormis un profil fantôme et de fichues statistiques : probabilité d’homme blanc à soixante-quinze pour cent, âge estimé entre trente et quarante-cinq ans, socialement intégré, célibataire, peut-être, mais que rien n’empêchait d’avoir une famille et des gosses. Celui qu’on pouvait croiser dans la rue, chaque matin, sans jamais se douter de ses activités, et qui possédait sans doute un emploi stable. Et blablabla.
Le flic se leva et cogna contre le mur en criant.
— Fichues conneries !
Les photos ne lui parlaient pas, les lieux ne lui parlaient pas, rien ne lui parlait. Où étaient ses intuitions, celles qui, par le passé, lui avaient permis de résoudre des affaires de ce genre ? Qu’avait-il espéré ? Y arriver seul ? Le capitaine Basquez, de son côté, allait se charger de ratisser le voisinage de Gloria, d’interroger ses voisins, de lancer une enquête de proximité là-bas, à une centaine de mètres, auprès des sociétés de transport. Il avait certainement plus de chances d’aboutir que lui, Sharko, enfermé dans cet endroit maudit, à tourner en rond.
Il regretta de ne pas avoir informé ses collègues dès qu’il avait compris le sens du message de Pleubian. Au moins, ils auraient tous gagné du temps et peut-être évité la mort atroce de Gloria.
Comment réagirait Lucie quand elle apprendrait toute cette histoire, et à quel point il lui avait menti ?
Il ramassa ses photos et, encore, se mit à les claquer au sol, d’un geste mécanique. Ses yeux fixaient le béton, ses pupilles se dilataient. Il entendit les cris, il sentit la peur de Gloria, son désespoir. Il n’eut plus faim, ni froid, ni soif, tout devint trouble, sans consistance.
De longues minutes plus tard, il retrouva ses esprits lorsque son téléphone sonna. C’était son chef, qui lui annonçait une relative bonne nouvelle : il n’était pas suspendu de ses fonctions. Sharko raccrocha sans le moindre sentiment de joie. Il frotta la poussière sur son costume du dos de la main, fixa une dernière fois le poteau en béton et le sang, juste devant ses chaussures, avant de disparaître, les épaules basses.
Au milieu de l’après-midi, il récupéra un nouveau pistolet à l’armurerie du 36. Un Sig Sauer tout neuf, dix-huit balles, dans un étui ainsi qu’un holster. Il caressa longtemps la crosse, promena l’arme d’une main à l’autre, avant de la ranger à sa place, le long de son flanc gauche. Curieusement, il avait toujours aimé ce geste rassurant, il en avait toujours été fier, en dépit de tout. Quand il remonta au bureau, Bellanger était en train d’enfiler son blouson. Sharko s’approcha et lui tendit la main.
— Je crois que je dois te remercier.
Ils échangèrent une poigne solide. Le commissaire salua également Robillard et revint vers son chef.
— Du neuf ?
— Plutôt, oui. Et ce n’est pas gai.
— T’as vu une lueur d’espoir depuis le début de cette enquête, toi ? Explique.
— D’abord, un chirurgien a jeté un œil aux photos des mômes allongés sur la table d’opération, en particulier celui avec la cicatrice. Selon lui, il s’agit d’une opération visant le cœur, ou dans le but d’établir une circulation extracorporelle.
Sharko fronça les sourcils.
— Comme cette histoire de cardioplégie froide…
— C’est l’option qui me paraît la plus évidente, en effet.
Ces réflexions instaurèrent un silence malsain. Depuis son bureau, Pascal Robillard écoutait la conversation. Bellanger tourna les yeux vers une feuille posée devant lui.
— Ce sont les résultats des analyses sanguines du gamin qu’on a retrouvé dans l’étang, le labo me les a faxées tout à l’heure. C’était une bonne intuition de creuser par là, parce que ce qu’ils ont trouvé dans son sang est particulièrement intrigant.
— Du genre ?
— D’abord, le dosage de la TSH, qui est l’hormone en rapport avec la glande thyroïde, est inférieur à la moyenne. Cela signifie que le môme était en hyperthyroïdie. Pas de quoi laisser penser à un cancer de la thyroïde mais, en tout cas, c’est anormal pour un enfant de cet âge-là.
Sharko connaissait cette glande, située au niveau du cou. On en avait beaucoup parlé lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, parce qu’elle emmagasinait l’iode radioactif qui fuyait de la centrale nucléaire. De fil en aiguille, il songea au voyage de Duprès au Pérou et au taux hallucinant de gamins atteints de saturnisme.
— Et le plomb ? demanda-t-il. On en a décelé ?
— La plombémie… J’y viens. Le seuil de déclaration obligatoire du taux de plomb dans le sang aux autorités de santé publique, par le médecin, est normalement — je lis — de dix microgrammes par décilitre. L’enfant en avait le tiers, soit trois microgrammes, ce qui est relativement faible mais néanmoins anormal.
— Tout semble anormal avec ce gamin. La thyroïde, le plomb.
— Oui, et ce n’est pas tout. Les experts du labo ont aussi détecté des traces de radionucléides dans les cellules sanguines, notamment des dérivés d’uranium et, surtout, du césium 137.
Sharko fronça les sourcils. Le nucléaire revenait à la charge. Il pensa au voyage de Lucie, à la photo d’Einstein, de Marie Curie, à cette histoire de cercueils qui crépitent.
— De l’uranium et du césium ? Donc, cet enfant aurait été en contact avec un environnement pollué par le nucléaire ?
— Probablement, oui. Rappelle-toi, il avait aussi un début de cataracte, de l’arythmie, des problèmes rénaux. Un tas de dysfonctionnements qui pourraient être les conséquences de radiations directes ou indirectes, d’après les spécialistes.
— Par indirectes, tu entends ?
— Des problèmes génétiques transmis par des parents ayant été contaminés. Mais aussi l’absorption d’eau ou de nourriture ayant été en contact avec des éléments radioactifs. De la nourriture empoisonnée mais de façon invisible, si tu veux, et qui détruit l’organisme à petit feu.
Sharko se rappelait parfaitement le visage de l’enfant, à l’hôpital, qui paraissait pourtant serein et en bonne santé. Cependant, son organisme, ses cellules se dégradaient lentement et irrémédiablement. Le commissaire réagit lorsque Bellanger fit crisser la fermeture Éclair de son blouson.
— Et où trouve-t-on ce taux de césium ou d’uranium en France ?
— Nulle part, les concentrations sont bien trop élevées. Il est désormais évident que le môme vient de l’étranger.
— Où ?
— Je n’en sais rien. Un endroit fortement contaminé, c’est sûr. Les États-Unis ? La Russie ? Le Japon ? La région de Tchernobyl ?
— L’Ukraine… Ça pourrait être compatible avec ce type irradié jusqu’à l’os, arrivé chez les moines il y a vingt-six ans. Ce fameux « Étranger » qui a débarqué en France avec son manuscrit maudit. On en revient systématiquement à la même chose.
Il frissonna. Tchernobyl… Un mot qui lui faisait toujours aussi peur, tristement remis au goût du jour avec la catastrophe en Asie. Le flic avait déjà vu des reportages sur le sujet, il avait encore en tête l’image de bébés nés monstrueux et difformes, d’hommes brûlés par les radiations, de femmes chauves. Il songea également aux clichés de l’Étranger, agonisant sur son lit d’hôpital.
La voix de Bellanger lui revint aux oreilles :
— Les gars du labo poursuivent leurs investigations. Ils vont contacter les organismes de santé spécialisés nationaux et internationaux, établir le taux exact de césium dans l’organisme du môme et le comparer à des banques de données d’individus qui présentent ce genre de problèmes sanguins. En espérant qu’on aboutisse enfin à une piste sérieuse. Mais une chose est certaine : ce sang est du sang malade, contaminé, il n’a aucune valeur marchande. Il ne peut pas sauver des vies ni se vendre. Il est purement et simplement une monstruosité, le triste résultat des horreurs engendrées par l’homme lui-même.
L’air dégoûté, il fourra son téléphone portable dans sa poche et prit la direction du couloir.
— Suis-moi. Je file chez l’expert en analyse de documents. C’est à propos des photos des mômes justement, trouvées chez Dassonville. Tu te rappelles, la première photo de ce gamin au corps intact, et la seconde, où il est recousu en pleine poitrine ?
Sharko acquiesça en silence.
— Eh bien, il paraît qu’il y a quelque chose qui ne va pas, fit Nicolas Bellanger. Une incohérence.
À vive allure, Lucie se glissa dans la circulation et se retrouva rapidement à chevaucher le Big I, l’échangeur principal entre la I25 et la I40, qu’elle emprunta avant de traverser Albuquerque en son centre. Central Avenue, l’ex-route 66, était bordée, sur des kilomètres, de laveries automatiques, de petits commerces, de restaurants typiques ou de motels aux enseignes toutes plus délirantes les unes que les autres. Des couleurs jaunes, rouges et bleues dominaient, avec des feux tricolores horizontaux, haut perchés au-dessus de la voie. Mais Lucie remarquait à peine le décor, plongée dans ses pensées. Nul doute que Dassonville était, lui aussi, sur les traces d’Eileen Mitgang. Et, comme chaque fois, il avait une petite longueur d’avance.
L’Albuquerque Daily se trouvait à un kilomètre à peine de l’université du Nouveau-Mexique. À cause des vacances, le gigantesque campus était déserté. Une absence de vie impressionnante, des locaux vides, des terrains de basket et de base-ball inertes. Lucie se gara sans mal devant le journal, un petit bâtiment aux tons rose et blanc, à la toiture crénelée et aux grandes vitres sur lesquelles étaient plaquées des photos géantes, notamment celles de milliers de montgolfières parties à l’assaut du ciel bleu avec, en arrière-plan, les majestueuses montagnes Sandia.
À l’accueil, elle se présenta — une flic française — et demanda à parler à la journaliste Eileen Mitgang. La jeune réceptionniste la lorgna curieusement quelques secondes. Trop, estima Lucie. Elle décrocha finalement son téléphone, composa un numéro et échangea quelques mots en anglais à voix basse, la tête tournée sur le côté. Elle sourit bêtement après avoir raccroché.
— On va vous recevoir.
Lucie acquiesça, patienta nerveusement à côté d’un distributeur de boissons et de chips. Elle n’avait prévenu personne de sa découverte, à Paris, se laissant encore une heure ou deux avant de faire lancer une procédure qui mettrait la police américaine sur le coup. Elle savait que Sharko deviendrait complètement hystérique s’il apprenait que Dassonville se trouvait à Albuquerque et que, par-dessus tout, elle le traquait.
Un homme de forte corpulence arriva enfin. Il avait un cou comme un goitre de pélican, des doigts boudinés, une silhouette de sumo compressée dans un costume taille XXL. Il dépassait Lucie d’une tête et avait des mains aussi larges que des battoirs.
— David Hill, rédacteur en chef du journal. Puis-je savoir ce qui se passe avec Eileen Mitgang ?
— J’aimerais juste lui parler.
Vu la relative lenteur avec laquelle Lucie articulait ses mots, il ralentit son rythme de parole.
— Deux personnes sont déjà venues ici. Une femme, il y a environ deux mois, et un homme, il y a à peine une heure. Eux aussi, ils voulaient juste lui parler. Vous êtes de la police française, m’a-t-on dit ?
Lucie accusa le coup. À peine une heure… François Dassonville était là, palpable, à portée de main. Elle sortit la photo de Valérie Duprès et la lui montra.
— Oui, police criminelle de Paris. Cette femme a disparu, je la recherche. Mon enquête m’a menée ici. C’était bien elle, la première personne venue rencontrer Eileen Mitgang, n’est-ce pas ?
Il acquiesça, l’air soucieux.
— Une journaliste française qui s’appelait Véronique, euh…
— Darcin.
— Darcin, oui, c’est ça. Je lui ai dit qu’Eileen Mitgang ne bossait plus au journal depuis 1999. Trois mois après sa démission, Eileen a eu un accident qui a failli lui coûter la vie. Elle est restée plus de dix jours dans le coma. Aujourd’hui, elle est handicapée et considérée comme invalide.
1999. L’année suivant celle où Mitgang avait consulté le document disparu des archives de l’Air Force, se rappela Lucie.
— Quel genre d’accident ?
— Elle a voulu éviter un gosse qui jouait au ballon, dans Albuquerque, et est allée s’encastrer dans un arbre. Malheureusement, elle avait accroché le gamin. Il y est resté, et Eileen ne s’en est jamais remise.
Lucie était partagée entre l’envie d’en apprendre le plus possible sur Mitgang et celle de se lancer immédiatement aux trousses de Dassonville. Elle réfléchit quelques secondes.
— L’homme, venu il y a une heure, vous avez des infos sur lui ? Le genre de voiture qu’il conduisait, ou s’il résidait dans un hôtel particulier ? Dites-moi.
— Rien. Je me rends compte qu’il ne m’a même pas dit son nom. Tout à l’heure, j’avais une affaire urgente à régler, j’étais assez pressé et…
— Pouvez-vous me donner l’adresse d’Eileen ?
— Si vous voulez. Après son accident, elle est allée vivre dans une caravane, à l’ouest de Rio Rancho, à une quarantaine de kilomètres d’ici. L’image du môme la hantait, elle s’est complètement coupée du monde et a commencé à picoler sec, paraît-il. J’ignore ce qu’elle est devenue depuis tout ce temps, et si elle est encore en vie, mais c’est là-bas que j’ai envoyé vos deux prédécesseurs.
Lucie serra les poings de rage, tandis que Hill s’emparait d’un crayon et d’un papier.
— Il n’y a pas vraiment d’adresse ni de route, et ce n’est pas évident à trouver entre ces canyons et ces étendues désertiques. Eileen voulait vraiment vivre en ermite, dans l’isolement le plus total. Je vais essayer de vous dessiner un plan. Pas sûr que votre prédécesseur trouve facilement, je lui ai expliqué brièvement, à l’oral.
Lucie était de plus en plus nerveuse, elle avait peut-être encore une chance que Dassonville patauge un peu. Nul doute qu’avec ce tueur dans les parages Eileen Mitgang était en grand danger.
David Hill s’installa sur un fauteuil et se mit à dessiner. Le crayon paraissait ridicule entre ses doigts immenses. Lucie resta debout pour marquer son impatience.
— Quel genre de recherches menait Eileen avant son accident de la route ?
— Le Daily est un journal politiquement neutre et financièrement indépendant, plutôt satirique, ironique et proche du peuple. On aime dénoncer. À l’époque, Eileen s’était intéressée aux dangers de la radioactivité, depuis sa découverte, à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux années 1980. En habitant le Nouveau-Mexique, le sujet était de circonstance, et on a estimé que c’était une bonne idée de creuser dans le nucléaire, il y avait forcément des choses occultes à raconter. Évidemment, elle s’est principalement focalisée sur le projet Manhattan, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Un nombre incalculable d’expériences ont été menées, en parallèle à la course à la bombe atomique, afin de comprendre les effets des radiations sur les bateaux, les avions, les tanks et les humains. Beaucoup de médias en avaient évidemment déjà parlé, mais pas de la façon dont Eileen souhaitait le faire. Elle voulait aller là où personne n’était jamais allé, pour être cohérente avec la politique de scoop de notre journal.
Son crayon crissait sur le papier. Lucie avait l’œil rivé sur sa montre, tout en l’écoutant attentivement. Traduire mentalement lui demandait un grand effort de concentration et, chaque fois qu’elle fronçait les sourcils parce qu’elle avait mal compris, Hill répétait calmement.
— Eileen voulait démontrer que l’énergie nucléaire était le pire danger jamais mis entre les mains de l’homme. Écrire sur Tchernobyl ou Three Mile Island, des sujets mille fois ressassés, ne l’intéressait pas. Elle cherchait un autre angle d’approche. De l’original.
Hill se leva, glissa une pièce dans le distributeur et sélectionna un Coca. Il proposa la canette à Lucie, mais elle refusa poliment.
— Elle a commencé de façon fracassante, avec un grand dossier sur les Radium girls, ces ouvrières américaines des années 1920, embauchées par l’US Radium Corporation. Il s’agissait d’une entreprise qui fabriquait des cadrans lumineux à base de radium, principalement pour l’armée américaine. La plupart de ces femmes sont mortes d’anémies, de fractures osseuses, de nécroses de la mâchoire, à cause de la radioactivité. Tout a été fait, dans ces années-là, pour étouffer l’affaire et dénigrer ces pauvres employées. Eileen a réussi à récupérer des rapports d’autopsie originaux pour étayer son article. D’après le document, les os de certaines ouvrières étaient si radioactifs, presque cent ans après, qu’ils embuaient le film transparent dans lequel ils étaient enroulés. Tout cela s’est passé bien avant les premiers macabres « exploits » de l’atome, mais qui en avait entendu parler ?
Lucie songea à la photo du type irradié, qu’avait montrée Hussières. Elle imagina alors ces femmes qui, chaque jour, s’exposaient aux radiations alors qu’elles voulaient simplement gagner leur croûte.
— Eileen a poursuivi sa quête, mis la main sur des vidéos, des documents déclassés des années 1940, où des médecins du projet Manhattan parlaient de statistiques, de « degré de tolérance » aux radiations. Ces sujets de discussion entre responsables scientifiques étaient édifiants et méritaient d’être connus de nos lecteurs. Par exemple, les chercheurs spécialisés dans la santé mesuraient la quantité de strontium radioactif dans les os des enfants du Nevada, après les explosions de bombes tests dans le désert. Ils estimaient alors le nombre de bombes que l’on pouvait faire exploser avant que la radioactivité dans les organismes de ces enfants dépasse un niveau critique. Niveau critique hautement discutable, d’ailleurs, qui pouvait mystérieusement varier du simple au triple. Là aussi, Eileen a publié ce cas. Mais il y en avait, selon elle, des centaines d’autres.
Des enfants, encore, songea Lucie. Comme ceux sur les photos trouvées chez Dassonville. Elle était désormais certaine que tout était lié : les recherches d’Eileen, la radioactivité, le manuscrit de l’Étranger irradié.
Hill n’avait toujours pas fini de tracer son plan, oscillant entre le crayon et le Coca.
— Eileen s’est passionnée au-delà du raisonnable pour le sujet. Elle a découvert des choses hallucinantes et complètement méconnues sur la course à la maîtrise de l’atome. Je pourrais vous en parler longtemps et…
— Je suis assez pressée, je dois aller chez elle le plus rapidement possible. Elle m’expliquera sur place.
Il se leva.
— Laissez-moi juste vous montrer son ultime article, il est extrêmement intéressant. Deux secondes.
Il disparut dans le couloir. Lucie soupira, elle perdait un temps précieux. D’un autre côté, certaines de ses questions trouvaient des réponses : Valérie Duprès, après son passage à l’Air Force, avait probablement réussi à se mettre en relation avec Eileen Mitgang. Les deux femmes avaient partagé les mêmes obsessions, la même quête, et Mitgang avait peut-être finalement fait part de ses vieilles découvertes à son homologue française.
Hill réapparut avec un journal. Il l’ouvrit et désigna un grand article.
— Voici son dernier coup d’éclat, qui date de 1998, quelques mois avant son départ. En 1972, l’Air Force a nettoyé certains sites pollués par les éléments radioactifs, des sites proches des réserves indiennes autour de Los Alamos. Des rapports ont été établis par l’armée de terre, et Eileen y a eu accès.
Lucie tiqua sur la photo en noir et blanc, au centre de l’article. Un gigantesque container, enterré sous ce qui ressemblait à une longue étendue désertique, était rempli de petites boîtes parfaitement rangées, frappées du fameux symbole à trois ailettes noires sur fond clair « Danger, radioactivité ». Autour, des militaires creusaient, vêtus de masques, de gants et de grosses parkas.
« 1 428 boîtes en plomb et scellées pour éviter les fuites radioactives », disait la légende sous le cliché.
— Toutes ces boîtes renfermaient des carcasses d’animaux très détériorées, fit Hill d’un air grave. Un mélange d’os et de poils de ce qui avait été des chats, des chiens, mais aussi des singes. Lorsqu’elle a eu accès à ces documents, Eileen a évidemment creusé la piste. D’où provenaient tous ces animaux fortement irradiés ? Que leur était-il arrivé ? En fouinant dans des papiers déclassés, remontant des pistes comme un détective durant de longues semaines, elle a découvert qu’il existait un gigantesque centre d’expérimentation secret, en plein cœur de Los Alamos, où l’on testait les radiations sur les animaux. Il a été construit bien avant que l’Amérique largue ses bombes sur le Japon et a disparu en même temps que le projet Manhattan. Des années d’expériences horribles, comme si le désastre nucléaire dans le Pacifique n’avait pas suffi.
Il but une gorgée de boisson et termina de griffonner son plan.
— Après cet article, Eileen s’est enfoncée toujours plus dans les ténèbres. On ne la voyait jamais à son bureau, elle passait son temps dans les bibliothèques, les centres d’archives, ou au contact d’anciens ingénieurs des laboratoires de Los Alamos et de commissions indépendantes de recherche sur la radioactivité. Elle voulait aller encore plus loin et prenait des substances, pour tenir.
— Drogue ?
— Entre autres. J’ai fini par lui demander de partir.
— Vous l’avez virée ?
Hill acquiesça, les lèvres pincées. Des couches de graisse s’empilaient dans son cou, comme les soufflets d’un accordéon.
— On peut dire ça. Mais je crois que, même après son départ, elle a continué à s’acharner. Elle me disait souvent que, s’il y avait eu des expériences d’une si grande envergure sur les animaux, c’est que…
Lucie pensait à la petite annonce du Figaro et aux « cercueils de plomb, qui crépitent encore ». Mais aussi à tous ces enfants tatoués.
— … il pouvait y en avoir eu sur les êtres humains, compléta-t-elle.
Il haussa les épaules.
— C’est ce qu’elle croyait dur comme fer. Elle était persuadée de trouver des informations dans des dossiers déclassés, qu’on aurait oublié de détruire et qui se seraient perdus dans l’administration. Cela arrivait souvent et constituait la moelle de notre journal. Mais moi, je vous avoue que ce genre d’expériences me paraît complètement improbable. Bref, toujours est-il que, depuis son accident, Eileen n’a quasiment plus jamais parlé à personne et reste terrée chez elle avec ses découvertes.
— Quelle était la date précise de cet accident de voiture qui a failli lui coûter la vie ?
Il tendit enfin le plan terminé à Lucie.
— Mi-1999, avril ou mai, je crois. Si vous cherchez un rapport avec ses recherches, il n’y en a pas. Personne n’a attenté à sa vie. Eileen a tué ce gamin en plein jour dans les rues de la ville, seule au volant, devant cinq témoins. Heureusement pour elle, les analyses toxicologiques n’avaient rien révélé, parce qu’elle serait en prison, à l’heure qu’il est.
— Ce document qu’elle a consulté en 1998 avait pour titre NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Ça vous parle ?
— Non, désolé.
— Savez-vous si Eileen s’était mise en contact avec des personnes particulières, avant son départ de votre journal ? Des noms vous reviennent-ils en tête ?
— Tout cela est très loin, et Eileen a rencontré des centaines de personnes de tous horizons. Des chercheurs, des médecins, des historiens. La plupart du temps, je n’étais au courant de ses avancées qu’au dernier moment.
— Vous semblait-elle en danger ?
Hill termina son Coca et écrasa la canette dans sa main.
— Pas particulièrement. Nos journalistes dénoncent tous les jours. On se met des gens à dos, évidemment, mais pas au point de… vous voyez ce que je veux dire ? Sinon, le monde s’arrêterait de tourner.
Lucie avait encore des tas de questions à poser, mais il fallait foncer, à présent. Après que le rédacteur en chef lui eut expliqué son plan et la façon de se rendre chez l’ancienne journaliste, elle lui serra la main. Elle dit, juste avant de partir :
— Ces expériences sur des humains, je crois qu’elles ont réellement existé. L’homme venu ici voilà une heure est au courant, et il cherche à supprimer toutes les traces de cette affaire.
Elle lui laissa sa carte.
— Rappelez-moi discrètement au cas où cet individu se représenterait de nouveau. Il est recherché par toutes les polices de France.
Le laissant ébahi, elle sortit et regagna sa voiture en courant. D’après Hill, il y avait une quarantaine de kilomètres à parcourir jusqu’à la caravane. Moteur hurlant, elle prit alors la direction du nord-ouest de la ville, avec l’infime espoir qu’elle pourrait encore arriver la première.
Du matériel high-tech. Des unités centrales dernier cri, d’où ronflaient les processeurs surchauffés. De grosses imprimantes, des loupes binoculaires, des objectifs photo, posés sur des tablettes en bois.
Yannick Hubert, l’expert en traitement d’images et analyse de documents, était penché sur une table lorsque Bellanger et Sharko entrèrent dans le laboratoire. Après quelques mots, il emmena les flics devant deux agrandissements.
— Ils ne sont pas d’une qualité formidable, mais ça donne tout de même un résultat parfaitement exploitable. Regardez bien.
Il disposa les agrandissements côte à côte.
— À gauche, un môme, allongé sur la table d’opération, apparemment réveillé, sans la moindre cicatrice. À droite, le même môme, tout juste recousu au niveau de la poitrine. Faites omission du gamin, et regardez autour de lui. Les petits détails de la pièce.
Les deux policiers scrutèrent attentivement les clichés. Le champ était relativement réduit et l’enfant allongé occupait quasiment les deux tiers de l’image. Ce fut Bellanger qui réagit le premier. Il pointa un morceau de sol que l’on voyait à peine en bas de la photo, sous la table d’opération.
— Le carrelage n’est pas le même, on dirait. Mince, je n’avais pas fait gaffe la première fois.
— Carrelage bleu clair sur la photo de gauche, comme sur toutes les autres photos d’ailleurs, et bleu foncé à droite, avec une taille de carreau légèrement différente. Tu en connais beaucoup, toi, des blocs opératoires où l’on refait le carrelage pendant une opération chirurgicale ?
Sharko et Bellanger échangèrent un regard surpris. Le commissaire observa encore le cliché, les sourcils froncés.
— Pourtant, il semble que tout le reste est rigoureusement identique. La lampe, la table, tous ces chariots avec du matériel. On aurait transféré le gamin dans un bloc similaire, mais avec un carrelage différent ?
Hubert hocha la tête nerveusement.
— C’est ce que j’ai pensé, au début. Puis je me suis dit : et si c’était le même bloc, mais qu’il s’était passé du temps entre les deux clichés ?
— Du temps ? répliqua Bellanger. J’avoue que j’ai du mal à saisir.
— Et ça ne va pas s’arranger avec ce que j’ai encore à vous raconter. Écoutez-moi bien.
Il disposa les autres clichés, non agrandis, devant lui.
— Hier, je reçois ces dix photos en provenance de Chambéry. Sur neuf d’entre elles, il y a neuf gamins différents, tous tatoués, s’apprêtant apparemment à subir une opération chirurgicale. Le carrelage du bloc est bleu clair. Sur la dernière photo, la dixième, on retrouve l’un des neuf gamins opéré, avec une cicatrice toute fraîche sur la poitrine. Premier réflexe, je me dis : sur la première photo, le gamin subissait juste des examens. Puis il est revenu plus tard pour qu’on l’opère. Bref, deux passages différents au bloc, étalés dans le temps, et non un seul. Ça pourrait largement expliquer cette différence de carrelage.
— Cela me paraît être une bonne explication, en effet.
— Mais j’étais intrigué, alors je me suis mis en relation avec le collègue de Chambéry, qui disposait des originaux trouvés chez Dassonville. Moi, ici, je n’avais que des copies imprimées, ce qui m’empêchait d’analyser la qualité et, surtout, l’ancienneté du papier photo original. À ce collègue, j’ai demandé de vérifier si la photo de gauche et celle de droite provenaient du même tirage. Autrement dit, avaient-elles été développées à la même période, avec le même matériel d’impression ? Avaient-elles le même grain, la même définition, une qualité identique ? Quelle avait été la technique de développement : argentique ou numérique ? Bref, un tas d’éléments qui pourraient donner des précisions sur l’âge de ces photos, la qualité du matériel photographique utilisé, et de nombreux autres petits détails qu’il est parfois possible d’obtenir quand on a de la chance.
Il regarda son téléphone portable, posé sur la table.
— Il m’a rappelé il y a environ une heure. Et ce qu’il m’a raconté, ce n’est pas logique.
Il glissa une main sur son menton, considérant quelques secondes les photos d’un air perplexe.
— Selon ses observations, le moyen d’impression utilisé pour la dernière photo — celle du môme avec la grande cicatrice — est une imprimante à jet d’encre. L’agrandissement sous la loupe donne une image floue, et il m’a expliqué que la qualité et la technique de remplissage indiquent une technologie récente qui date, au maximum, de deux ans. L’appareil photo utilisé, quant à lui, est probablement numérique. Autrement dit, si ce môme est toujours vivant, il doit avoir, aujourd’hui, à peu près l’âge qu’il a sur la photo : une dizaine d’années. Mais…
Il leva l’index en l’air.
— Mais, mais, mais… pour ces neuf clichés-ci, c’est une autre affaire. L’image qui est imprimée sur le papier glacé ne provient d’aucune imprimante, mais d’un bain révélateur. Ça se voit quand tu agrandis à la loupe, l’image reste nette, car chaque grain, très très petit, peut prendre une infinité de couleurs, contrairement à une impression à jet d’encre, plus grossière. Autrement dit, ces photos ont été développées en chambre noire. Le cadrage est approximatif, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous : celui qui les a développées était un amateur. Logique, je ne vois pas comment on pourrait apporter ce genre de clichés plutôt glauques dans un labo photo public.
— Qu’est-ce que tu es en train de nous dire ?
— Que ces neuf photos ont été tirées avec un appareil argentique. Vous savez, ces bonnes vieilles péloches qu’on développait chez le photographe ? Argentique d’un côté, numérique de l’autre… Louche, non ? Mais le coup de grâce, c’est pour maintenant : le papier photo utilisé est du Kodak, c’est écrit derrière. Pour le développement argentique, on utilise logiquement du papier photo argentique, qui contient un tas de composés chimiques, comme de l’halogénure d’argent, de la baryte, j’en passe. Chaque papier possède un grammage, une qualité, un lissé, une porosité qui lui sont propres. Le collègue est allé vérifier auprès de la marque Kodak. Le papier qui a servi à développer la photo du môme avec les plaies ouvertes n’est plus en circulation depuis 2004, à cause du raz-de-marée du numérique. Soit depuis sept ans.
Il écrasa les index de ses mains sur les deux visages côte à côte.
— Entre le premier passage sur la table d’opération et le second, il s’est passé au moins cinq ans. Et regardez ce gamin : il n’a pas vieilli d’un iota.
Sharko resta figé, l’œil fixé vers ces petits yeux bleus, ce crâne rasé. Son regard se balançait entre la photo de droite et celle de gauche. Même taille, même corpulence, mêmes traits caractéristiques. Il réajusta la veste de son costume, mal à l’aise.
— T’as une explication cohérente ?
— Aucune.
Sharko secoua la tête. C’était incompréhensible.
— Il y en a forcément une. Deux mômes qui se ressemblent à la perfection, par exemple ? Des frères ?
— Difficilement imaginable. Et regarde : le numéro sous le tatouage est exactement le même.
— Ou alors, il y avait peut-être deux photographes différents. L’un travaillant de nos jours avec l’ancienne méthode, avec du vieux papier. Les inconditionnels de l’appareil photo argentique existent encore.
— Franchement, t’y crois, toi ? Il faut admettre l’évidence : on est face à un truc qui, dans l’état actuel des choses, n’a aucune réponse.
Chacun se tut, secoué par ces révélations. Hubert rempila calmement ses clichés. Bellanger et Sharko le remercièrent et retournèrent au 36, tout en discutant sur ces incroyables découvertes. Le commissaire secouait la tête, les yeux dans le vague.
— Je tourne, je retourne l’histoire dans ma tête, depuis tout à l’heure. Je n’arrête pas de songer à ces femmes noyées dans les lacs, physiquement mortes, et qui reviennent miraculeusement à la vie. À ces histoires d’animation suspendue, qui permettent de ralentir les fonctions vitales. À ces moines que Dassonville a sacrifiés pour que jamais ils ne parlent. Et maintenant, à ce môme recousu au niveau du cœur, qui semble défier les lois de la nature.
— À quoi tu penses, précisément ?
— Je me demande vraiment si des gens n’essaient pas de jouer à Dieu en utilisant ces enfants malades comme cobayes.
— Jouer à Dieu ? Dans quel sens ?
— Explorer la mort. La comprendre, voir ce qu’il y a derrière. Et, peut-être, la repousser. Renverser l’ordre naturel des choses. N’est-ce pas ce qu’a essayé de faire Philippe Agonla ? Et tout cela, à cause de ce maudit manuscrit, qui a eu la mauvaise idée de tomber entre les mains d’un taré comme Dassonville en 1986. Le mal attire le mal.
Ils grimpèrent les marches en silence. Sharko imaginait des enfants qu’on kidnappait, qu’on retenait prisonniers, qu’on opérait illégalement. Où pouvait-on se livrer à de tels actes ? Quels barbares jouaient avec tant de vies ?
Dans les couloirs du troisième étage, les deux flics croisèrent l’un des lieutenants qui enquêtaient sur la mort de Gloria. Il portait deux gobelets remplis de café et se dirigeait vers un bureau au pas de course.
Sharko l’interpella :
— Du neuf pour mon affaire ?
— Carrément. On tient quelqu’un.
Lucie avait galéré pour sortir d’Albuquerque dans la bonne direction et retrouver la Southern Road. Il était presque midi, elle crevait déjà — et encore — de faim mais n’avait pas pris le temps de déjeuner. Il fallait foncer, aussi n’hésita-t-elle pas à exploser les limitations de vitesse autorisées. Dès que l’agglomération fut loin derrière, la circulation diminua drastiquement, les immeubles laissèrent place à un décor de western, avec ses teintes si particulières qui tournaient au rouge sombre sous la lumière rase d’hiver.
Comme indiqué sur le plan, Lucie changea plusieurs fois de direction, jusqu’à chercher avec attention celle indiquée aux alentours du kilomètre quarante, sans en trouver le panneau. De nombreuses voies de terre battue et de gravillons s’enfonçaient vers le paysage de plaines arides, de rochers impressionnants, et elles se ressemblaient toutes. Lucie l’avait-elle dépassée sans s’en rendre compte ? Elle s’arrêta sur le bas-côté, indécise. Personne, pas une voiture, pas une boutique, pas une pompe à essence. Elle décida de poursuivre sa route. En griffonnant, peut-être Hill avait-il commis une erreur d’appréciation ?
Après une dizaine de minutes à rouler encore vers l’ouest, Lucie manqua de faire demi-tour lorsqu’elle vit enfin la pancarte dévorée par la rouille, posée contre un piquet de bois : Rio Puerco Rock. Il fallait suivre cette direction, d’après les indications du rédacteur en chef. D’un grand coup de volant, elle s’enfonça alors dans ce paysage lunaire.
Plus loin, elle aperçut les premiers cactus, tandis que les parois de grès rose se dressaient en un labyrinthe muet. David Hill avait dit : « Toujours à droite pendant au moins vingt minutes, jusqu’au rocher en forme de tente indienne. Après, encore deux kilomètres, vers la gauche, je crois. »
Je crois… Lucie roula encore longtemps et commençait sérieusement à désespérer quand elle aperçut le fameux rocher. Elle le doubla par la gauche, puis vit enfin de la tôle briller sous le soleil. Elle plissa les yeux.
Sur l’horizon déchiqueté, une caravane et une voiture.
À qui appartenait le véhicule ? La propriétaire ou alors…
Lucie décéléra et se gara à une centaine de mètres, à l’ombre de pierres cisaillées qui semblaient tranchantes comme du corail. Elle consulta son téléphone : aucun signal réseau, rien d’étonnant dans un coin pareil. Dans le coffre, elle récupéra la manivelle démonte-pneu et la serra fort dans sa main, avant de foncer vers la caravane. En espérant que, cette fois, sa cheville allait tenir le coup.
Dos voûté, elle atteignit enfin l’arrière de la sommaire habitation, au toit recouvert d’un panneau solaire et d’une antenne. À même le sol s’amoncelaient une bonne trentaine de pneus, des carcasses de voitures, des bouteilles d’alcool à n’en plus finir, des bidons d’essence à demi remplis et des sacs-poubelles.
Des cailloux se mirent à rouler derrière elle. Dans un sursaut, Lucie se retourna et découvrit une famille de chiens de prairie, entre des broussailles. Quatre paires d’yeux ahuris qui l’observaient. Ces animaux ressemblaient à de gros écureuils qui se tenaient en position verticale, le cou bien tendu.
Elle souffla un coup et alors qu’elle allait reprendre sa progression, elle se trouva nez à nez avec le canon d’un fusil. L’arme vint buter contre son front.
— Tu bouges et t’es morte.
Une femme aux traits de vieille sorcière, aux longs cheveux gris et crasseux la dévisageait, l’air agressif.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Lucie avait l’impression de comprendre un mot sur deux. L’accent américain était à couper au couteau. Impossible de définir l’âge de la femme. Cinquante ans, mais elle pouvait en avoir dix de plus. Ses yeux étaient aussi noirs que des billes de graphite. La flic lâcha sa manivelle au sol et leva les mains en signe de paix.
— Eileen Mitgang ?
L’autre acquiesça, la bouche pincée. Lucie resta sur le qui-vive, tout se bousculait dans sa tête.
— Je veux vous parler de Véronique Darcin, elle est venue ici en octobre dernier. Vous devez m’écouter.
— Je ne connais pas de Véronique Darcin. Fiche le camp.
— Elle s’appelait en fait Valérie Duprès. Permettez au moins que je sorte une photo d’elle.
L’autre hocha le menton sèchement. Elle était grande et voûtée, avec de larges épaules couvertes d’un châle gris. Sa jambe gauche, d’apparence plus courte que l’autre, la faisait pencher sur le côté. La flic lui montra la photo et vit immédiatement qu’Eileen connaissait Duprès. Elle se lança alors dans les explications : le voyage de la journaliste dans divers pays du monde, sa disparition, l’enquête de police pour la retrouver. Mitgang parla dans un français plutôt bon.
— Pars d’ici. Je n’ai rien à dire.
— Un homme est sur vos traces. Il s’appelle François Dassonville, il a déjà tué à de nombreuses reprises et je pense qu’il est perdu dans ces montagnes. Il ne devrait donc pas tarder à débarquer ici.
— Pourquoi un tueur serait sur mes traces ?
— Tout a rapport avec ce que vous avez sûrement dit à Valérie Duprès. Vous devez me parler, m’expliquer ce qui se passe. Des enfants qui n’ont pas dix ans se font enlever et meurent, quelque part dans le monde.
— Des enfants se font enlever et meurent tous les jours.
— Aidez-moi à comprendre, je vous en prie.
L’ancienne journaliste jaugea l’horizon avec un œil à demi fermé. Ses mains se resserrèrent sur la crosse de son fusil.
— Montre-moi tes papiers.
Lucie les lui présenta et elle les scruta avec la plus grande attention puis s’écarta un peu.
— Viens à l’intérieur, nous serons plus en sécurité. Si ton type a un revolver et qu’il sait à peu près viser, il peut tirer de n’importe où.
Lucie suivit Eileen, qui se déhanchait à chaque pas comme un pantin désarticulé. Les deux femmes pénétrèrent dans la caravane. L’endroit était sommaire mais vivable, avec des rideaux ringards, un vieux canapé d’angle genre années 1960, en enfilade avec une kitchenette et la salle de douche. Les parois de tôle et une large baie vitrée arrière étaient tapissées de centaines de photos, enchevêtrées, superposées. De jeunes individus, des vieux, des Blancs, des Noirs. Tous ces visages qu’Eileen avait dû perdre de vue au fil des années, qui se résumaient aujourd’hui à des souvenirs crasseux.
Il y avait seulement deux fenêtres : la large baie en Plexiglas couverte de clichés qui empêchaient la lumière de passer et une petite ouverture rectangulaire, sur le côté.
— La route d’où je viens, c’est la seule pour accéder ici ? demanda Lucie.
— Non. On peut arriver de partout, c’est ça le problème.
Eileen décrocha hâtivement quelques photos de la baie de manière à créer un point d’observation, puis se tourna vers Lucie.
— Valérie Duprès, tu dis ? Elle s’est bien fait appeler Véronique Darcin en venant ici. La garce, elle m’a piégée, elle s’est fait passer pour une baroudeuse, avec son sac à dos et sa tente.
Elle jeta un œil par la petite fenêtre.
— Elle s’est installée là-bas, au pied des rochers, et elle s’est arrangée pour qu’on sympathise. Ah, elle savait y faire ! Un soir, on a bu… beaucoup. On a parlé du passé. De fil en aiguille, elle m’a amenée à raconter toutes mes découvertes d’il y a presque quinze ans. Quand je me suis aperçue que je m’étais fait avoir, elle n’était plus là.
Elle se leva et se versa un verre de whisky.
— Elle était très douée, comme j’avais pu l’être à l’époque. T’en veux une petite goutte ?
Lucie secoua la tête, jetant un œil régulièrement vers l’extérieur. Elle se sentait mal à l’aise, ainsi enfermée, alors que Dassonville pouvait arriver d’un moment à l’autre. Eileen but une gorgée et se frotta la bouche avec la manche de son gilet.
— On chercherait à me tuer, tu dis ? Une bonne chose, tiens. Et ça aurait un rapport avec… ce que je lui ai raconté ? Cette vieille histoire ?
Lucie acquiesça.
— Oui. Je crois que tout tourne autour de ces enquêtes sur la radioactivité que vous meniez à l’époque, et surtout le fameux document que vous avez consulté à l’Air Force en 1998, NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Il a disparu.
Eileen fixa le sol. Du bout du pied, elle remit bien en place un morceau de linoléum.
— C’est moi qui l’avais. Toutes mes découvertes, je n’en ai jamais parlé à personne. Elles sont mortes avec moi lorsque j’ai eu mon accident de voiture. Quand je me suis installée ici, j’ai tout détruit, y compris ce document, et tant d’autres, amassés au fil des années. J’avais tué un môme, et plus rien ne comptait. Avec le temps, je pensais oublier. Mais tout est resté là, gravé au fond de ma tête. Comme une malédiction.
Elle ouvrit brusquement la porte de sa caravane et jeta un œil à l’extérieur, fusil en main. Elle parla un peu plus fort, scrutant les alentours.
— Toi et l’autre journaliste, vous débarquez, et vous faites remonter ces vieux souvenirs. Drôle de coïncidence, d’ailleurs, parce qu’elle était française, et mes recherches m’avaient menée vers des Français. De véritables monstres. Des inhumains.
Lucie fut piquée au vif. Elle sentait qu’elle y était, peut-être, et que son voyage au Nouveau-Mexique ne serait pas vain.
— Dites-moi ce que vous avez découvert, parlez-moi de ces monstres, comme vous dites. J’en ai besoin pour avancer et essayer de mettre fin à toute cette histoire.
Eileen referma la porte à clé et dégusta une autre gorgée d’alcool. Elle considéra les reflets d’ambre qui dansaient à travers la lumière dans son verre.
— D’abord, sais-tu ce qu’on faisait aux animaux du laboratoire d’expérimentation de Los Alamos, dans les années 1940 ?
— J’ai vu votre article, à la rédaction de votre ancien journal. Ces milliers de cercueils de plomb, déterrés par les militaires.
— On les forçait à respirer de l’air contaminé au plutonium, au radium ou au polonium. Puis, quelques jours plus tard, on les incinérait ou on les dissolvait dans l’acide, et on mesurait alors le taux de radionucléides restant dans les cendres ou les os. On voulait comprendre le pouvoir de l’atome, et comment les organismes les métabolisaient.
Un silence. Elle leva son verre devant elle.
— L’atome… Il y en a plus dans ce verre rempli d’alcool que de verres d’eau potentiellement présents dans tous les océans du monde, te rends-tu seulement compte ? L’énergie qu’était capable de dégager un seul de ces minuscules objets fascinait. Comment la radioactivité s’intégrait-elle dans les organismes vivants ? Pourquoi détruisait-elle ? Était-elle capable, dans certains cas, de guérir ou de donner des propriétés particulières aux cellules vivantes ? Mais les atomes sont délibérément obscurs. Ils font partie de ces forces de l’univers avec lesquelles il ne faut pas jouer.
Après quelques secondes d’observation qui mirent Lucie mal à l’aise, Eileen Mitgang se leva et décrocha une photo de son patchwork. Elle la fixa avec un air nostalgique.
— À Los Alamos, dès la naissance du projet Manhattan, sont apparues trois grandes sections axées sur la santé : la section médicale, responsable de la santé des travailleurs, la section de physique de la santé, qui suivait les laboratoires et développait de nouveaux instruments de mesure des rayonnements, et la troisième section, nulle part mentionnée à l’époque. C’est celle-là qui nous intéresse.
— Quelle était-elle ?
— La section de recherche biologique.
La biologie… Lucie se frotta mécaniquement les épaules, ce mot lui fichait la chair de poule, lui rappelait les ténèbres qu’elle avait affrontées lors d’une enquête précédente, au fin fond de la jungle. Seul un petit feu à pétrole chauffait la caravane. Eileen lui tendit le cliché. Sur le papier glacé, un homme de peau noire, la cinquantaine d’années, était soutenu par des béquilles. Il était amputé de la jambe droite et fixait l’objectif en souriant.
— S’il sourit, c’est parce qu’il ignore le mal qui se propage dans son organisme. La radioactivité n’a ni goût ni odeur, elle est complètement invisible.
Elle serra les dents.
— Tout ce que je vais te raconter là est la pure vérité, aussi monstrueux que cela puisse paraître. Tu es prête à entendre ?
— J’ai fait le déplacement depuis la France pour ça.
Eileen Mitgang la sonda quelques secondes. Ses yeux noirs étaient légèrement vitreux, marquant sans doute un début de cataracte.
— Alors, écoute bien. Le 5 septembre 1945, trois jours seulement après la reddition officielle du Japon, l’armée américaine et des scientifiques travaillant dans un centre de recherche secret à Los Alamos planifient le programme le plus complet d’injections de radio-isotopes dans des organismes humains. Cette nouvelle série d’injections devait être un « effort de collaboration, dans le but de maîtriser au mieux le pouvoir nucléaire ».
Elle prenait son temps pour raconter. Son visage se tordait de dégoût à chaque parole. Lucie essayait aussi de focaliser son attention sur l’extérieur, mais les explications d’Eileen la captivaient.
— Les chercheurs procurent les éléments radioactifs, et les médecins fournissent les patients. À la tête de ce projet, côté chercheurs, se tient Paul Scheffer, un spécialiste français alors mondialement renommé. Il a participé à l’élaboration du cyclotron en 1931, un accélérateur de particules capable de fabriquer artificiellement des éléments radioactifs. Scheffer a fait partie de cette grande vague de cerveaux venus d’Europe, qui ont migré vers les États-Unis et ont participé au projet Manhattan, afin de contrer l’emprise grandissante de l’Allemagne nazie et de remporter la course à la bombe atomique.
La vieille femme jeta un œil par la petite fenêtre. Son regard obliqua vers de petits cailloux, qui roulaient le long d’une pente. Les chiens de prairie…
— Paul Scheffer était un génie, mais aussi un fou furieux. Il était persuadé que cette énergie qui lie les protons et les neutrons ensemble, l’énergie nucléaire, pouvait être utilisée au profit de l’humanité, et même guérir les cancers. Il voyait la radioactivité comme une « balle magique » susceptible de viser les cellules malignes et de les pulvériser. Il bombardera sa propre mère, à l’époque malade d’un cancer, du faisceau de neutrons produit par le cyclotron. Le hasard fait parfois mal les choses, et je crois que notre plus grand malheur a été que la santé de sa mère s’est améliorée un peu et qu’elle a survécu dix-sept ans. Dès lors, Paul Scheffer n’a plus qu’une obsession : étudier et comprendre le comportement de la radioactivité dans l’organisme, dans des buts thérapeutiques.
Elle soupira tristement, cette histoire lui collait encore à la peau. Elle tourna les yeux vers la photo du grand Noir, qu’elle avait décrochée.
— Elmer Breteen habitait Edgewood. Il est entré à l’hôpital en 1946 pour une blessure à la jambe, il en est sorti amputé deux mois plus tard. Il est décédé en 1947 d’une leucémie. Au Rigton Hospital du Nouveau-Mexique, sa fiche indique « HP NMX-9 ». Human product, New Mexico, 9. Le neuvième produit humain de l’hôpital Rigton.
— Un produit humain ?
— On lui a injecté massivement du plutonium à son insu dans la jambe droite, dans le cadre d’expérimentations du programme top secret appelé Nutmeg, chapeauté par Paul Scheffer.
Lucie encaissa sans broncher cette nouvelle masse d’informations. Des cobayes humains. Certes, elle s’y était préparée, mais l’entendre de la bouche de cette vieille femme ajoutait une dimension à l’horreur.
Les yeux d’Eileen se perdirent dans le vague.
— De juin 1945 à mars 1947, cent soixante-dix-neuf hommes, femmes et même enfants, dont la plupart étaient atteints de cancers et de leucémies, mais pas tous, ont reçu des injections massives de quatre éléments radioactifs — le plutonium, l’uranium, le polonium et le radium — lors de séjours dans des hôpitaux qui participaient au programme Nutmeg. Aucune identité des patients n’a jamais été mentionnée dans les rapports, juste des descriptions physiques, des âges, des noms de villes.
Elle considéra la photo d’Elmer tristement.
— Retrouver l’identité d’Elmer Breteen à partir de ces données non nominatives dans les rapports n’a pas été facile, mais j’y suis arrivée. Edgewood, un grand Noir, costaud, avec une jambe amputée, décédé en 1947 : ces informations me suffisaient. Ce genre de recherche commence toujours dans les cimetières.
Elle sourit, les épaules basses. Ce sourire-là n’avait rien de joyeux, il marquait juste l’expression de profonds regrets et de souffrances intérieures.
— J’étais plutôt douée, non ? Après toutes ces années, j’ai encore les chiffres des expérimentations en tête. Comment les oublier ? Certains individus recevaient en une seule fois cinquante microgrammes de plutonium, soit plus de cinquante fois la dose maximale tolérée sur une vie par l’organisme. Des femmes enceintes y sont passées, des vieillards, des enfants aussi. Leurs échantillons d’urines et de selles étaient prélevés dans des bocaux, emballés dans des caisses en bois et expédiés dans des laboratoires de Los Alamos afin d’être analysés scrupuleusement. Des embryons ont été prélevés, disséqués, stockés. Certains patients sont morts dans leur lit dans d’horribles souffrances que l’on imputait à leur maladie, d’autres ont continué à vivre un an ou deux, comme Elmer, avant de décéder de cancers ou de leucémies induits ou amplifiés par les injections.
Elle secoua la tête, pensive. Tous ces vieux souvenirs étaient comme autant de flèches qui la transperçaient.
— La plupart du temps, les dépouilles non réclamées étaient livrées aux laboratoires pour étude. Le rapport 34 654 que j’ai dérobé présente le programme Nutmeg et suit l’évolution de trois de ces patients, dont Elmer, dans trois hôpitaux différents. L’un au Nouveau-Mexique, un autre au Texas et le troisième en Arizona. NMX, TEX, ARI.
Lucie ne trouvait aucun mot pour réagir. Elle imaginait des scientifiques en blouse qui préparaient les injections, mesuraient, analysaient, utilisant des êtres humains comme de vulgaires objets d’étude. Le tout dans des programmes encadrés, financés par le gouvernement ou l’armée. La monstruosité de l’homme n’avait décidément aucune limites dès qu’il s’agissait de pouvoir, d’argent, de guerre. Comme elle sentit ses pensées partir vers ses filles, elle secoua la tête et se concentra sur les lèvres d’Eileen, prenant un maximum de notes sur son petit carnet.
— … Le tout était de comprendre au mieux les effets de la radioactivité sur l’organisme, de développer des systèmes d’empoisonnement d’eau et de nourriture avec des matières radioactives, dans des buts militaires, d’analyser comment se comporteraient des soldats soumis à des rayonnements intenses. Le programme top secret est officiellement mort en 1947, en même temps que le démantèlement du projet Manhattan. Paul Scheffer avait alors quarante-trois ans et migra vers la Californie avec sa femme. Il devint l’un des plus grands spécialistes de la physique nucléaire au Radiation Laboratory de l’université Berkeley, et son fils unique, né sur le tard, a suivi sa voie. À vingt-trois ans, après la mort de son père, Léo Scheffer, le fameux fils, est devenu un éminent docteur en médecine nucléaire et a travaillé dans l’un des plus grands hôpitaux de Californie. Il poursuivit en parallèle des travaux de recherche sur la radiothérapie métabolique — le fait d’introduire une substance radioactive dans l’organisme, dans un but de guérison ou de traçage — et donna des cours à Berkeley. Il a marqué les esprits du monde scientifique en buvant, lors d’une conférence internationale qui s’est déroulée à Paris en 1971, un grand verre d’eau contenant de l’iode radioactive. Il promena ensuite sur son corps un compteur Geiger qui se mit à crépiter uniquement au niveau de la glande thyroïde. Il venait de démontrer le pouvoir fixateur de cette glande vis-à-vis de l’iode radioactive. Il n’avait alors que vingt-cinq ans.
Paris, les années 1970, une conférence. Lucie se rappela que Dassonville étudiait dans un institut de physique de la capitale, à cette période. Les deux hommes s’étaient peut-être rencontrés une première fois à ce moment-là, et avaient sympathisé.
Eileen termina son alcool comme du petit-lait et se versa un nouveau whisky. Ses mains tremblaient, le goulot cognait doucement contre le rebord du verre. Lucie s’interposa et l’empêcha de boire.
— Ce n’est pas prudent. Un tueur risque de débarquer ici et…
— Fiche-moi la paix, OK ?
— Vous n’avez pas l’air de bien vous rendre compte de la situation.
Elle repoussa vivement Lucie sur le côté.
— La situation ? Tu l’as vue, ma situation ? Tu veux la suite des explications ? Alors tu la boucles !
Elle serra son verre, le regard dans le vide, et s’enfonça dans un rocking-chair. Lucie était de plus en plus nerveuse.
— À voir le fils, j’avais l’impression de revoir le père, fit Mitgang. Cette folie commune, dans les actes et les yeux. Cette intelligence dangereuse, cette maladie de la science poussée à l’extrême. Je me suis alors intéressée de très près à lui. Je voulais aller au bout. C’était devenu une quête personnelle, une obsession qui m’a coûté mon job. Et bien plus.
Elle but.
— Je pourrais te parler de lui longtemps, mais je vais aller droit au fait. En 1975, du haut de ses vingt-neuf ans, Léo Scheffer finança le développement d’un centre pour jeunes handicapés mentaux, à quelques kilomètres de l’hôpital où il travaillait. Léo, le riche héritier et généreux bienfaiteur de l’humanité, venait de créer le centre « les Lumières ». Un endroit d’aide au placement, où chaque pensionnaire pouvait rester deux années maximum, le temps qu’on lui trouve un véritable foyer.
Elle parlait à présent avec dégoût et se noya dans son verre. Lucie lorgna par le trou dans la fenêtre, anxieuse. Le soleil du midi arrosait les rochers d’une lumière puissante, presque aveuglante. Ce désert de roches ressemblait au ventre du monde.
— J’ai découvert que, à cette époque, en plus de ses activités de chercheur et de médecin, Scheffer multipliait les allers et retours entre le MIT, au Massachusetts, et le laboratoire national d’Oak Ridge dans le Tennessee, où il avait ses entrées. J’ai réussi à interroger les intermédiaires de l’époque. Léo Scheffer allait là-bas pour se procurer du fer radioactif produit par le cyclotron du MIT, et aussi du calcium radioactif, par le programme radio-isotopes du labo d’Oak Ridge. Selon eux, il réclamait ces substances afin de mener ses études en laboratoire. Mensonge. Il allait utiliser ces matières hautement radioactives au centre des Lumières.
Elle haussa les épaules.
— Le centre des Lumières était intégralement géré par une société, mais, curieusement, c’était Scheffer en personne qui se chargeait de l’approvisionnement et du stockage de la nourriture. Il commandait en masse de l’avoine et du lait, notamment, que prenaient les pensionnaires au petit déjeuner.
Lucie tiqua. De l’avoine. Le message dans Le Figaro prenait toute son ampleur. Eileen continuait à parler :
— Pourquoi un chercheur de cette envergure se chargeait-il de l’approvisionnement et du stockage de la nourriture de son centre pour handicapés ? Vingt-cinq ans plus tard, j’ai pu parler aux employés des Lumières, mais ils n’ont pas grand-chose à reprocher à Scheffer. Un type droit, brillant et généreux. Là où le bât blesse, c’est quand on essaie de rencontrer certains de ses pensionnaires handicapés. Je n’en ai pas trouvé un seul vivant.
Lucie avala sa salive difficilement. Elle posa la question, mais elle avait déjà la réponse :
— Que leur est-il arrivé ?
— Morts de maladies : cancers, leucémies, malformations, dysfonctionnements organiques. Aucun doute que Léo Scheffer a poursuivi secrètement les expériences de son père sur ces malheureux. Il mélangeait les substances radioactives à l’avoine et au lait, chaque matin.
— Mais… dans quel but ?
— Comprendre pourquoi la radioactivité dégrade les cellules ? Voir d’où vient le cancer ? Éradiquer la maladie par les rayonnements ? Trouver la « balle magique », comme son père voulait le faire ? Je ne sais pas. Dieu seul sait ce que Scheffer, le père, a transmis à son fils. Et Dieu seul sait quelles autres expériences horribles ces deux hommes ont pu mener clandestinement. Outre ce centre pour handicapés, Léo Scheffer était aussi en contact avec des prisons, des hôpitaux psychiatriques. Des endroits qui pouvaient très bien se prêter à ce genre d’expérimentations, à coups de financements obscurs.
Elle claqua son verre contre la table. Ses paupières battaient au ralenti.
— Votre journaliste, vous me dites qu’elle a disparu. Ça s’est passé en France ?
— Nous le supposons. Mais ce n’est pas certain.
— Léo Scheffer est lui aussi parti pour la France. Il aurait été débauché, d’après les témoignages que j’ai récupérés à son ancien hôpital. Il parlait d’un nouveau poste, de nouvelles recherches. Mais personne n’a pu réellement m’expliquer, car j’ai l’impression que nul ne savait vraiment ce qu’il était devenu. En tout cas, il fallait que l’enjeu soit suffisamment fort, car Scheffer avait une place en or. J’aurais probablement continué mes investigations jusqu’à votre pays si… (un soupir). Bref, il y a eu l’accident. Et aujourd’hui, je suis terrée ici, avec toute cette crasse au fond de mon ventre et mes hanches foutues.
Lucie se rendit compte à quel point ses mains étaient crispées, elle songeait aux photos des enfants étalés sur les tables d’opération. Léo Scheffer, la soixantaine à présent, spécialiste de la radioactivité, auteur probable d’expérimentations monstrueuses sur des humains, résidait et travaillait peut-être encore en France.
— Quand a-t-il quitté les États-Unis pour la France ?
— En 1987.
Lucie sentit immédiatement des pièces s’assembler dans son crâne, ses yeux se troublèrent. 1987… Un an après l’arrivée du manuscrit sur le territoire français et l’assassinat des moines. Nul doute que Dassonville, en possession du manuscrit, avait contacté le scientifique et l’avait convaincu de venir en France. Les deux hommes avaient probablement collaboré. La flic songea à la photo en noir et blanc des trois grands scientifiques, à leurs découvertes probables dans les années 1920. Les années où Scheffer, le père, participait à l’élaboration du cyclotron, et où tous les scientifiques se côtoyaient lors de congrès. Presque un siècle plus tard, Dassonville était venu chercher Scheffer, le fils, ici, sur le territoire américain, pour ses compétences sur l’atome, ses expériences publiques bizarres, et parce que, tout simplement, il était le fils de son obscur patriarche.
Sans doute recruté pour étudier le manuscrit maudit.
Et le comprendre.
Lucie se redressa, elle pensait à Valérie Duprès. Armée de l’identité du chercheur, la journaliste était repartie directement pour la France, interrompant la suite de son périple à travers le monde. Elle avait poursuivi le travail d’Eileen, elle avait dû retrouver Léo Scheffer et s’était, de toute évidence, mise en grand danger.
Au moment où Lucie sortit de ses pensées et redressa les yeux, Eileen était debout, le fusil dans la main, légèrement titubante. Elle se dirigea vers la petite fenêtre et glissa un œil à travers.
Elle roula vivement sur le côté, comme si elle avait vu le diable en personne.
Sharko pénétra en trombe dans le bureau de Julien Basquez, là où il avait passé la moitié de la nuit à raconter son histoire sur l’Ange rouge. Le lieutenant qui portait les cafés n’avait rien pu faire pour l’empêcher d’entrer.
Face au capitaine Basquez, un jeune était vautré sur une chaise et menotté. Un blanc-bec mal rasé, vêtu d’un jean taille basse et d’une veste de survêtement blanc et vert, d’une propreté impeccable. Le commissaire l’empoigna sans prévenir et le décolla du sol.
— Qu’est-ce que t’as à voir avec Gloria Nowick ? Qu’est-ce que tu me veux ?
Le jeune se débattit en gueulant des insultes, la chaise vola par terre. Basquez s’interposa et poussa Sharko à l’extérieur, le tirant par le bras.
— Faut que tu te calmes, OK ?
Le commissaire réajusta le revers de sa veste, les yeux furieux.
— Explique !
— Tu devrais te faire discret, au lieu de débarquer comme ça dans mon enquête. T’as déjà fait suffisamment de conneries.
Surpris par les cris, des collègues étaient sortis dans le couloir. Basquez leur signala que tout allait bien et s’adressa à Sharko :
— Allez viens, on va se boire un café.
Les deux hommes se rendirent près de la machine. Par la petite lucarne, la nuit était tombée, alors qu’il était à peine 16 h 30. Quelques flocons se promenaient encore, çà et là, soufflés par le vent. Sharko versa de la monnaie dans la coupelle et plaça deux tasses propres sous la machine. Ses doigts tremblaient un peu.
— Je t’écoute.
Basquez s’appuya au mur, un pied contre la paroi.
— On a interpellé le jeune grâce à un coup de fil, suite à l’enquête de voisinage au quartier de la Muette, là où vivait Gloria Nowick. On ignore qui a téléphoné mais, selon l’informateur, le môme avait rôdé à plusieurs reprises dans le hall et y passait ses journées, comme s’il surveillait quelque chose. On est retourné sur place, on a interrogé de nouveau les voisins et fini par obtenir l’identité du môme : il s’appelle Johan Shafran, dix-sept ans. Pas de casier.
Sharko tendit une tasse pleine à son collègue et porta la sienne à ses lèvres.
— Qu’est-ce qu’il vient faire dans notre histoire ?
— Le tueur s’en est servi comme d’une sentinelle. Shafran était là pour l’avertir par téléphone dès que tu entrerais dans l’immeuble.
Basquez sortit une photo de sa poche.
— Il avait ton portrait sur lui, fourni par le tueur.
Sharko récupéra la photo. Elle était récente et avait été prise alors qu’il montait dans sa voiture. À cause du plan trop rapproché, il était incapable de deviner l’endroit. Un parking, c’était certain. Peut-être celui d’une grande surface. Le tueur avait été à quelques mètres de lui, l’avait pris en photo, et il n’avait rien vu.
— Shafran connaît donc l’assassin ?
— Il n’a jamais vraiment vu son visage. Il parle d’un Blanc de taille moyenne, qui portait un bonnet, une écharpe, une grosse doudoune, et des lunettes de soleil. À vue de nez, comme ça, il lui donne une trentaine d’années. Peut-être trente-cinq ans, maximum. On va essayer de lui rafraîchir la mémoire.
— Aucune chance d’avoir un portrait-robot, donc.
— On va voir, mais je n’y crois pas.
— Parle-moi de leur rencontre.
— L’assassin de Nowick s’est mis en contact avec lui samedi dernier, le 17. Il l’a abordé et lui a demandé de lui rendre un service, contre une belle somme d’argent. Il lui remettrait cinq cents euros en main propre si le jeune acceptait de surveiller ton arrivée sur plusieurs jours. Il lui a dit que tu te pointerais certainement dans l’immeuble lundi ou mardi. Le jeune avait pour mission de l’appeler dès qu’il te verrait. S’il le faisait, l’homme lui avait promis cinq cents euros supplémentaires. Somme dont Shafran n’a évidemment jamais vu la couleur.
— Et le numéro de téléphone ?
— Il nous mène à une puce dépackée. Aucun moyen de rattacher une identité au numéro. Quant au signal d’émission, il n’existe plus. Probable que notre homme se soit débarrassé de son téléphone.
Sharko vida sa tasse d’une gorgée et se brûla la langue. Le tueur avait tout calculé et parfaitement orchestré.
— Bordel !
Il écrasa la tasse dans le lavabo et s’appuya aussi contre le mur, face à Basquez, les mains dans les cheveux.
— Ça confirme que le tueur vit dans un secteur proche de l’endroit où j’ai découvert Gloria. J’ai mis une demi-heure pour faire le trajet de l’appartement au poste d’aiguillage. Entre-temps, notre tueur a reçu l’appel du jeune, est allé empoisonner Gloria à l’aide de médicaments, et a fui. Il savait qu’il aurait le temps de tout faire sans être inquiété.
Sharko emmena Basquez dans son bureau. Robillard était assis à sa place, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. Le commissaire observa la grande carte de la capitale accrochée au mur. Il écrasa son index à l’endroit où avait été découverte Gloria.
— Il fallait marcher pour atteindre le lieu où Gloria était séquestrée, environ cinq minutes, aller et retour. S’il est venu en voiture, on peut imaginer qu’il se trouvait à dix minutes de là, maximum, au moment de l’appel. Ça limite les recherches aux arrondissements limitrophes du 19e.
— On le savait déjà, plus ou moins. Un gars du coin.
— Qu’est-ce que le môme a déballé d’autre ?
— Le tueur est venu à pied à sa rencontre. Mais, après avoir reçu le fric, Shafran l’a suivi discrètement. L’homme était garé à une centaine de mètres plus loin, le long d’une petite rue perpendiculaire. Shafran a réussi à voir sa voiture. Une petite Clio blanche, genre plutôt ancien, mais sans plaque d’immatriculation.
— C’est pas vrai…
— Le comble de la prudence, non ? On a bien affaire à un ultra-méticuleux, qui ne laisse rien au hasard. Il a peut-être revissé ses plaques plus loin, une fois assuré d’être seul. Cependant, il y a un dernier truc qui pourrait nous aider : Shafran a remarqué que la voiture portait une attache-caravane, tu sais, ces boules auxquelles on met normalement une balle de tennis ?
— Je vois, oui.
— Le truc, c’est que j’imagine mal une Clio tracter une caravane. Je pense plutôt à une moto, avec un porte-moto. Il s’est peut-être déplacé en deux-roues pour aller empoisonner Nowick, plutôt qu’en voiture, ça évite les bouchons et ça lui aurait garanti d’arriver avant toi, indépendamment de la circulation. On va essayer de creuser par là.
— Faut que tu cuisines encore ce petit con. Presse-le jusqu’à ce qu’il n’ait plus de jus.
Basquez tapa sur l’épaule de Sharko et disparut. Le commissaire resta là, figé. Il ne quittait pas la carte des yeux. Ses poings étaient serrés.
— Ça va ? fit Robillard, qui constatait son malaise.
Sharko haussa les épaules et retourna à sa place. Voûté au-dessus de sa table, il n’arrêtait pas de penser à Gloria. Il recommença à faire défiler ses photos, d’un geste las, sans vie. Clac, clac, clac… Le profil de l’assassin s’affinait un peu, les dires de Basquez ne faisaient que confirmer l’image mentale que Sharko s’en faisait. Mais, curieusement, il n’imaginait pas l’assassin en motard. Conduire ce genre d’engin était dangereux, comportait une part d’imprévisible, ce qui ne lui paraissait pas coller avec le profil établi.
Pas une caravane, pas une moto. Alors quoi ?
Sharko réfléchit longtemps.
Plus tard, il eut une grosse montée d’adrénaline. Il fouilla dans les photos et resta figé face à celle montrant la cabane branlante où il avait trouvé le sperme. Un autre cliché, juste en dessous, donnait un plan large de l’endroit.
La cabane, l’île, le marais et la barque.
La barque…
— Vous poussez la porte, je tire.
Plaquée contre la tôle de sa caravane, Lucie acquiesça. Eileen Mitgang était en position d’ouvrir le feu, face à la porte, et pas vraiment stable sur ses deux jambes.
Lucie tourna la poignée et poussa. Mais la porte ne bougea presque pas. Elle réessaya, sans davantage de succès.
— Il nous a enfermées à l’intérieur.
La tension monta d’un cran. Piégées dans ce petit cube de tôle, elles se turent, immobiles. Lucie doutait que Dassonville possède une arme à feu, mais il fallait rester sur ses gardes : il était bien plus facile de dégoter un pistolet aux États-Unis qu’en France.
Des pas crissaient à l’extérieur : le prédateur tournait autour de la caravane.
Dans les secondes qui suivirent, une odeur alerta les deux femmes : un mélange d’essence et de brûlé. Le temps qu’elles comprennent, les premières flammes apparaissaient déjà par la grande baie arrière.
Le feu avait monté d’un coup, dressant un rideau écarlate mêlé à de grosses fumées noires.
— L’enfoiré ! fit Eileen. Y avait de l’essence, dehors !
Elle se précipita en titubant vers l’unique petite fenêtre latérale. Lorsqu’elle la poussa pour ouvrir, une manivelle en métal s’écrasa en plein sur le Plexiglas, manquant de lui arracher la main. L’ancienne journaliste se courba par réflexe, se redressa et tira droit devant elle. La cartouche rouge vola dans les airs, une constellation de petits trous apparut à travers la tôle. Lucie avait les mains collées aux oreilles : vu l’espace confiné, la détonation avait failli lui exploser les tympans.
— Il nous empêche de sortir.
Les pas tournaient autour à bon rythme. D’autres foyers d’incendie avaient l’air de se déployer. Lucie restait figée devant les flammes, les bras le long du corps. Un autre coup de feu la fit sursauter, elle secoua la tête, comme si elle sortait d’un rêve.
— Qu’est-ce que vous foutez ? gueula Eileen. Restez pas là, au milieu !
Elle se rua vers une armoire. Dans des mouvements de panique, elle en renversa le contenu. Des boîtes de conserve, des condiments, des dizaines de cartouches neuves roulèrent au sol. Devant, la fumée noircissait, les gaz pénétraient lentement sous la porte d’entrée et par les aérations.
— Il brûle des pneus. Il veut nous intoxiquer.
Lucie se précipita dans la salle de douche et revint avec deux serviettes humides, qu’elle plaqua contre les interstices. Elles étaient piégées là, comme des lapins au fond de leur terrier. La flic décida de prendre les devants : elle arracha le fusil des mains d’Eileen.
— Donnez-moi ça, vous tenez tout juste debout. Si on ne sort pas d’ici dans la minute, on va mourir étouffées.
La température avait monté furieusement, l’air piquait à la gorge. Le front trempé, le nez dans le blouson, Lucie s’approcha de la baie vitrée et arracha le mur de photos. Le rideau de feu était bien trop furieux, la fumée trop noire pour tenter de passer par là. Dassonville devait balancer, en plus des pneus, du bois, de l’essence, tout ce qu’il trouvait pour entretenir l’incendie.
Lucie revint vers la porte d’entrée. Elle força à fond, s’aidant de l’épaule. Ça s’ouvrit finalement de deux ou trois centimètres, ce qui lui permit de voir que l’entrée était bouchée par une montagne de pneus, qui commençaient à brûler lentement, eux aussi. La flic pointa dans sa direction et tira à l’aveugle. Nouveau coup dur pour les oreilles.
Il ne fallait plus réfléchir à présent et sortir à tout prix. Lucie fourra des cartouches dans ses poches, se rua vers la petite lucarne latérale et poussa. La manivelle arriva, martelant furieusement, mais Lucie parvint à glisser le canon dans l’interstice entre la tôle et le Plexiglas, à tourner la crosse sur le côté et à tirer au hasard.
Les coups de manivelle cessèrent instantanément.
Dans la même seconde, Lucie se faufila dans l’ouverture. Une ombre bifurquait par-devant et disparut de son champ de vision. La fenêtre était à environ un mètre cinquante au-dessus du sol, les flammes dansaient juste en dessous, s’acharnant sur des cageots et des planches.
La flic enjamba la petite ouverture et sauta à l’extérieur.
Rude atterrissage sur les chevilles. Douleur. Elle grimaça, se redressa et cassa son fusil en catastrophe. Les mains tremblantes, elle engagea deux cartouches dans la chambre et chargea aussitôt.
Des hurlements, à l’intérieur. Eileen cognait des deux poings contre la tôle.
Lucie se dirigea vers la porte et, armée d’une barre de fer, poussa les pneus sur le côté. Ses yeux lui piquaient, les odeurs de caoutchouc brûlé étaient insupportables.
Dès qu’Eileen put se faufiler et sortir, Lucie contourna la caravane. Dassonville fonçait vers l’endroit où elle s’était garée. Il était vif, engoncé dans une tenue sombre. Malgré ses trois cents mètres de retard, elle n’hésita pas à se lancer à sa poursuite, le fusil serré dans la main. Sa rage décuplait ses forces et lui faisait oublier la douleur dans sa cheville. Elle pensa à Sharko, que ce fumier de moine avait poussé dans le torrent. À cet enfant, retrouvé pris dans les glaces. À Christophe Gamblin, gelé dans son congélateur.
Elle traquait le diable en personne. Ce diable qui hantait depuis vingt-six ans les montagnes de Savoie.
Elle s’arrêta et tenta d’épauler son arme, mais sa respiration trop brutale lui interdisait de viser correctement. Elle tira deux fois, sachant qu’elle ne le toucherait pas. La plupart des plombs se logèrent dans la pierre lointaine ou se perdirent dans le vide.
Elle reprit sa course. Ses espoirs volèrent en éclats lorsqu’elle entendit le bruit d’un moteur. Dassonville s’était garé en retrait de son véhicule à elle, derrière les rocs. Lorsque Lucie atteignit sa propre voiture, il disparaissait déjà derrière un nuage de fumée, au loin.
Elle démarra, roula sur quelques mètres à peine, avant que son véhicule dévie et devienne incontrôlable. Elle freina en catastrophe et sortit pour constater les dégâts.
Ses quatre pneus étaient crevés.
De rage, elle frappa violemment contre la portière.
Puis elle courut de nouveau vers la caravane.
Mitgang faisait des allers et retours entre des barils remplis d’eau de pluie et le feu. Son handicap dans les membres inférieurs la faisait ressembler à une poupée désarticulée. De gros panaches de fumée noire grimpaient aux cieux. Lucie constata que la voiture de l’ancienne journaliste avait été elle aussi sabotée. La caravane était encore debout, la tôle, bien que noirâtre par endroits, résistait bien.
— Je dois donner un coup de fil, haleta Lucie. Prévenir mes services en France. Comment je peux faire ?
Eileen respirait bruyamment, sa gorge sifflait.
— Il a crevé mes quatre pneus, je n’en ai que deux de rechange. Sans voiture, le seul moyen, c’est de marcher. À pied, il y en a pour deux heures avant d’atteindre la première route et espérer avoir du réseau. C’est pour cette raison que j’habite ici. Parce que je suis coupée de tout.
La femme courait d’un endroit à l’autre. Lucie regarda le chemin qui serpentait entre les montagnes. Deux heures. Avec sa cheville douloureuse, elle en mettrait probablement trois.
Elle considéra la pauvre femme, qui tentait de sauver tout ce qui lui restait : seize mètres carrés de linoléum pourri.
Sans sa caravane, Eileen Mitgang ne serait plus rien.
Lucie prit une barre de fer dans les mains et se mit à pousser les pneus sur le côté.
Elle n’avait pas attrapé Dassonville, mais elle disposait d’une identité, et pas des moindres.
Léo Scheffer.
Il n’y avait pas trente-six magasins qui vendaient des bateaux dans les alentours de Paris. Le premier, situé à Élancourt dans le 78, était fermé pour travaux depuis l’été, le deuxième ne proposait que du gros matériel à moteur, et quant au troisième, situé sur le quai Alphonse-le-Gallo à Boulogne-Billancourt, il présentait toutes les caractéristiques pour mériter une visite.
Vu les conditions météo, Sharko jugea plus prudent d’opter pour un déplacement en métro. Depuis son bureau, il signala à Robillard qu’il sortait faire une course et qu’il ne reviendrait peut-être pas ce soir. Il se vêtit chaudement, enfila ses gants, enroula son écharpe autour de son cou et marcha sous la neige jusqu’à la station Cluny-La Sorbonne. Il avait besoin de prendre l’air et voulait profiter du trajet pour discuter un peu avec Lucie au téléphone. Depuis qu’elle était au Nouveau-Mexique, ils n’avaient échangé que de timides SMS. Malheureusement, il tomba sur le répondeur et laissa un message. Sans doute menait-elle ses recherches méticuleuses, enfermée dans les archives de la base militaire de Kirtland.
Quelques minutes plus tard, il s’engouffra dans la bouche souterraine à proximité de la célèbre université, ligne 10. Les foules circulaient, chargées de paquets, de sapins emballés, de grands sacs multicolores. Les enfants étaient en vacances, les gens souriaient : dans trois jours, c’était le réveillon. Le commissaire prit sa place parmi les quidams et dut rester debout, tant les rames étaient bondées. Il passa les trois quarts du trajet à sourire à une petite Asiatique, qui n’avait cessé de le dévisager.
C’était pour elle qu’il irait au bout de son enquête. C’était pour elle que, malgré tout, il continuait son fichu métier. Elle, ses semblables, tous les enfants. Pour qu’ils puissent grandir et vivre sans la crainte de se retrouver enfermés au fond d’une cave par des pourris de la trempe de Dassonville.
Une demi-heure plus tard, aux alentours de 18 h 30, il descendit à l’arrêt Boulogne-Pont de Saint-Cloud et marcha jusqu’au quai Alphonse-le-Gallo. La grande tour de TF1 dominait la rive droite, les eaux de la Seine étaient sombres, couleur de vieux tabac. Les mains dans les poches, le commissaire de police franchit un parking et pénétra dans l’Espace Mazura, un vaste bâtiment à la façade agréable, qui était, ni plus ni moins, la grande surface du bateau. On y vendait de petites embarcations, des porte-bateaux, des vêtements de mer, des skis nautiques, on pouvait aussi s’inscrire pour passer le permis bateau ou faire réparer son moteur.
Il se dirigea vers le rayon où étaient exposées des barques de toutes les formes, de toutes les couleurs, à fond plat ou incurvé, en polyéthylène, aluminium, pneumatiques… Un vendeur arriva derrière lui.
— Je peux vous aider ?
Sharko lui tendit une des photos de la barque qu’il recherchait.
— Je voudrais savoir si vous avez ce modèle.
L’homme considéra le cliché et acquiesça.
— L’Explorer 280 en bois. Nous l’avons à disposition. Suivez-moi.
Était-il possible que Sharko ait tapé juste ? Qu’il ait enfin un coup d’avance sur son adversaire ? Ils bifurquèrent dans un rayon parallèle. La fameuse barque était exposée, placée à hauteur de hanche. Sharko n’avait aucun doute : il s’agissait exactement de la même barque, des mêmes rames.
Le flic sortit sa carte tricolore mal en point.
— Police criminelle de Paris. Dans le cadre de mon enquête, j’ai besoin de savoir si une personne a acheté cette barque récemment.
Le vendeur marqua une hésitation, avant de hocher la tête. Il se dirigea vers un ordinateur à proximité.
— Nous n’en vendons que rarement, surtout en cette saison. Attendez deux secondes, je vérifie.
Après quelques clics, il pointa son doigt sur l’écran.
— Oui. Explorer 280, le 29 novembre dernier. Apparemment, le client nous en a acheté deux d’un coup. D’après le ticket de caisse, je vois qu’il s’est aussi procuré une combinaison de plongée spécial hiver, une épuisette et une lampe étanche.
— Vous avez son identité ?
— Non. L’ordinateur indique que le règlement a été effectué en liquide. Ce n’est pas moi qui me suis occupé de lui mais, selon mes souvenirs, sa voiture était sur le parking, avec le porte-bateaux. J’ai aidé mon collègue à attacher les deux barques. Ensuite, le client nous a serré la main et est parti.
— Dites-moi tout ce que vous vous rappelez.
— Physiquement, je ne pourrai pas vous raconter grand-chose. Il était bien couvert. Bonnet, écharpe, lunettes de soleil qu’il n’a même pas retirées dans le magasin. Il devait avoir une bonne trentaine d’années et mesurait à peu près ma taille. Un peu plus, peut-être.
La description concordait avec celle faite par le jeune Johan Shafran.
— Des traits caractéristiques ? Cicatrices, tatouages ?
— Non.
— Une idée de sa plaque d’immatriculation ?
— Non, désolé. D’ailleurs, son porte-bateaux ne possédait pas de plaque, mon collègue le lui a fait remarquer. Quant à sa voiture, c’était un petit modèle, genre 206 ou Clio.
Sharko rageait. C’était trop maigre. Il fixa la barque d’exposition. Un beau modèle, encombrant. Impossible, évidemment, à stocker dans un appartement. L’assassin de Gloria avait forcément remisé ses deux embarcations quelque part. Peut-être un double garage, ou un espace plus grand encore. Le flic songea à la combinaison de plongée, à la lampe étanche. Qu’est-ce que cet enfoiré préparait avec un tel matériel ?
— Une idée de ce qu’il voulait faire avec ses barques ?
— Je vais chercher le collègue qui s’est occupé de la vente, ce sera plus simple. Je reviens.
Il disparut au bout de l’allée. Le commissaire allait et venait, une main au menton. Il imaginait parfaitement la jouissance du pervers qui s’amusait avec lui. Son plan était puissant, élaboré, c’était une véritable montre suisse, au mécanisme infaillible. Quel en serait le point d’orgue ? Sa mort ? Ou alors… Sharko songea à Lucie : l’Ange rouge avait enlevé Suzanne pendant six interminables mois.
Si ce salopard suivait le chemin du tueur en série, alors…
Il étouffait, éprouvant le besoin de parler à sa petite amie là, tout de suite. Entendre sa voix, juste entendre sa voix. Il composa le numéro en catastrophe et tomba de nouveau sur le répondeur. Il raccrocha sans laisser de message.
Le vendeur revint, accompagné de son collègue.
— Ce client était bizarre, fit le nouveau vendeur en tendant une main au commissaire.
— Pourquoi bizarre ?
— Il semblait assez fou d’insectes. Quand il est arrivé ici, il ne parlait presque pas, il voulait prendre son matériel le plus vite possible et s’en aller. Mais, à un moment, j’ai eu l’impression qu’il s’était mis à délirer. Ça n’a pas duré longtemps, mais c’était curieux.
Ses yeux s’évadèrent. Sharko l’incita à continuer, il tenait peut-être quelque chose.
— Il parlait d’attraper des libellules. Oui, c’est ça, se cacher dans une barque et attraper des libellules, parce qu’elles s’attrapent plus facilement au milieu des étangs, selon lui. C’était peut-être la réalité du chasseur de libellules mais moi, j’ai commencé à me dire que ce monsieur avait un sacré problème.
Sharko réfléchissait aussi vite que possible. Les insectes… Il avait déjà eu affaire à un tueur, par le passé, qui utilisait des insectes pour ses crimes. Là aussi, l’assassin était mort de sa main.
Était-il possible qu’il y ait une relation avec ce vieux dossier ?
Il ne poussa pas davantage et le vendeur poursuivit :
— Il a continué à s’enfoncer dans son délire quand il m’a dit qu’il chassait également le papillon de nuit, là aussi, au beau milieu des étangs. Avec une sacrée technique.
Il eut un sourire moqueur.
— Apparemment, il pose sa lampe sur la barque, va dans l’eau, protégé du froid par la combinaison de plongée, et attend avec l’épuisette. Vous imaginez la scène ? Bref, il n’était pas clair-clair.
Le papillon de nuit. Sharko sentit son cœur s’accélérer. Était-il possible que…
— Est-ce qu’il vous a parlé de sphinx à tête de mort ?
Le vendeur acquiesça.
— Oui, c’est ça. Il voulait capturer des sphinx à tête de mort. Comment vous savez ?
Sharko blêmit.
Le sphinx à tête de mort : un morbide messager que le commissaire avait déjà croisé dans une éprouvante enquête, six ans auparavant. L’une des pires affaires de sa vie.
Déboussolé, il frissonna à l’idée de cet insecte à l’abdomen si particulier, porteur du visage de la mort. Si ses déductions étaient justes, il connaissait désormais sa prochaine destination.
Là où il y avait bien longtemps, le tueur aux insectes avait élevé et utilisé ses sphinx pour une bien sombre mission.
Les ténèbres.
De Boulogne-Billancourt, Sharko était retourné à Paris pour récupérer sa voiture et avait pris la direction du sud, vers l’Essonne. Et plus précisément, Vigneux-sur-Seine, en bordure de la forêt de Sénart.
Peu importaient les conditions météo et le temps qu’il mettrait pour arriver à destination. Il fallait y aller. Ce soir.
Le cauchemar se poursuivait, s’amplifiait, même. Coincé dans les bouchons, le commissaire retraçait mentalement cette vieille enquête de 2005, où il avait eu affaire à un criminel particulièrement sadique. L’individu en question, auteur de plusieurs meurtres, avait utilisé des papillons sphinx à tête de mort pour orienter Sharko et son équipe vers un piège où une jeune femme avait trouvé la mort de façon abominable.
Les insectes l’avaient mené droit dans un cimetière de péniches, à proximité de Vigneux. Il se souvenait encore parfaitement du nom du vieux navire abandonné, où s’était déroulé l’effroyable drame : La Courtisane.
L’assassin de Gloria ne se contentait pas de lui voler des parties de son intimité — sang, poils de sourcils, ADN —, il lui aspirait aussi son passé, utilisant des lieux qui le blessaient, ravivant des souvenirs insupportables. Dans la cale de La Courtisane, Sharko avait vu une pauvre fille se vider de son sang, et il n’avait rien pu faire. Il visualisa de nouveau distinctement le quadrillage de plaies sur le corps blanc et nu, l’incompréhension dans les yeux de la victime et cette main suppliante qui s’était tendue vers lui. Une affaire médiatisée, encore une fois. Le « tueur aux insectes » n’avait eu de secrets pour personne.
Sharko revint dans la réalité du présent.
La neige, le froid. Et toutes ces bagnoles qui n’avançaient pas.
Il lui fallut deux heures pour sortir du périphérique, et deux de plus pour descendre jusqu’à Épinay. L’enfer absolu. Il était presque 22 heures, il n’en pouvait plus lorsque son téléphone sonna.
C’était Lucie. Enfin.
— Ma chérie !
Il éprouvait l’envie de chialer, encore. Jamais il ne permettrait qu’on lui fasse du mal. Jamais, jamais.
La petite voix féminine résonna dans l’écouteur. Elle était si lointaine, si inaccessible.
— Bonjour, Franck. J’ai eu tous tes messages. Je n’ai pas pu t’appeler avant, faute de réseau.
— Dis-moi juste que tout va bien. Qu’il ne t’est rien arrivé.
— Ça va, ça va. Tu as l’air tout paniqué. Que se passe-t-il ?
— Rien. Parle-moi. Raconte-moi.
— Pour faire vite, ça a bien bougé ici. Je file vers l’aéroport, je vais essayer d’attraper le prochain vol pour Paris et revenir pour demain, jeudi 22.
Sharko eut mal aux doigts, tant ils étaient crispés sur son téléphone portable.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Deux éléments extrêmement importants, oui. Le premier, c’est que Dassonville est ici.
— Quoi ? Mais…
— Ne t’inquiète pas, ça roule.
— Ça roule ? Ce type est un tueur de la pire espèce !
— Qui est en fuite et que je ne reverrai plus, c’est certain.
— Parce que tu l’as…
— Laisse-moi parler, bon sang ! Il faut lancer des procédures avec la police du Nouveau-Mexique, et le plus rapidement possible. Ça fait presque quatre heures que j’ai perdu sa trace, il doit être déjà loin à présent. S’il se trouvait à Albuquerque, c’est parce qu’il voulait éliminer une ancienne journaliste. Cette journaliste, c’est le deuxième point important. Elle m’a fourni une identité : Léo Scheffer.
Sharko avait la tête qui bourdonnait. Dassonville, au Nouveau-Mexique. Il essaya de se concentrer sur la route. Ici, dans ces voies plus isolées, pas de saleuse. Ses pneus s’enfonçaient dans la neige toute fraîche.
— Qui est ce Scheffer ?
— Un spécialiste des radiations, un docteur en médecine nucléaire qui a quitté les États-Unis pour la France, accroche-toi bien, en 1987, soit un an après l’apparition chez nous du fameux manuscrit et de l’assassinat des moines. Je crois que Scheffer et Dassonville sont de mèche, et qu’ils se sont croisés dans les années 1970, lors de conférences scientifiques à Paris. À mon avis, le moine est venu chercher Scheffer en 1987, le manuscrit en main, pour qu’il l’aide à en percer les secrets.
Sharko entendit un coup de Klaxon.
— Ils roulent comme des fous par ici, fit Lucie. Pour en revenir à Scheffer, il est loin d’être net. D’après la journaliste, il a mené des expériences sur des cobayes humains, comme son père, brillant physicien impliqué au plus haut point dans le projet Manhattan. Tout cela me fait évidemment penser aux mômes des photos. Des petits cobayes humains.
Sharko crispa ses mains sur le volant. Il songea à la gamine asiatique du métro. À ses promesses. Lucie poursuivit :
— C’est à Léo Scheffer que le message dans Le Figaro était directement adressé. Valérie Duprès a retrouvé sa trace, a probablement voulu lui faire peur ou le faire réagir. Ensuite, je crois qu’elle a réussi à mettre la main sur l’un des mômes, à l’arracher momentanément à son sort mais, aujourd’hui, elle a disparu. Scheffer est hautement impliqué dans notre histoire, autant que Dassonville. Et c’est l’ancien moine qui est chargé de faire le ménage.
Dans la lueur de ses phares, Sharko vit les premiers arbres de la forêt de Sénart. D’après ses souvenirs, il fallait la longer, jusqu’à atteindre un bras de la Seine. Puis continuer à pied, les chaussures dans la neige, encore une fois.
— Très bien, fit le commissaire. Tu contactes Bellanger, tu lui expliques tout en détail. Dès que tu as l’heure de ton vol, tu m’appelles. Je viendrai te chercher à l’aéroport.
— T’es dans ta voiture ? Il est quelle heure en France ? 22 heures ?
— Je rentrais à l’appartement. Il neige encore ici, c’est la galère.
— Quoi de neuf de votre côté ?
Quoi de neuf ? Gloria, une ex-prostituée dont je ne t’ai jamais parlé, retrouvée défoncée à coups de barre de fer dans un poste d’aiguillage. Sa mort par empoisonnement à l’hôpital. L’Ange rouge et le tueur aux insectes, réincarnés dans un esprit malade qui me traque.
Sharko dut réfléchir pour se replonger dans leur enquête.
— Quelque chose de curieux avec l’un des gamins opérés, sur les photos. Apparemment, deux clichés ont plusieurs années d’écart, et l’enfant n’aurait pas vieilli entre les deux.
— C’est dément.
— Tout est dément dans cette histoire. Quant au môme de l’hôpital, celui qui a été en contact avec Valérie Duprès et qu’on a retrouvé mort dans l’étang, eh bien, les analyses sanguines indiquent que son organisme est contaminé par des éléments radioactifs : de l’uranium, du césium 137, il y a aussi du plomb non radioactif. On en est arrivé à la conclusion qu’il avait grandi dans un environnement hautement contaminé, genre Tchernobyl.
Il y eut un bref silence. Sharko entendit que Lucie était elle aussi en voiture.
— Tout coïncide, fit-elle. Ce gamin contaminé, ou qu’on a volontairement contaminé, a forcément un rapport avec Scheffer. Il faut aller vite, Franck. Si Scheffer est de mèche avec Dassonville, il est sûrement déjà au courant que nous sommes sur ses traces. Je vais devoir te laisser.
Sharko vit le ruban noir de la Seine se déployer, sur sa gauche, alors que la lune apparaissait par intermittence. Il ne neigeait plus. Encore un petit kilomètre, et il pourrait se garer. Si sa mémoire ne le trompait pas, à moins de posséder une embarcation, le grand étang sur lequel flottaient les péniches était accessible à pied uniquement, après cinq ou six cents mètres de marche en forêt.
— Attends, Lucie. Je voulais te dire… Quoi qu’il arrive, quels que soient les obstacles qui se dresseront entre nous, je t’aimerai toujours.
— Moi aussi, je t’aime. J’ai hâte de te revoir, et que tout cela soit terminé. Dans trois jours, c’est le réveillon, j’espère qu’on aura un peu de temps, tous les deux. À demain.
— À demain…
… « ma petite Lucie », ajouta-t-il alors qu’elle avait raccroché.
Il s’enfonça en voiture dans un chemin aussi loin qu’il le put, et coupa finalement le contact.
Sa lampe torche prit le relais de ses phares.
Encore la forêt, encore la flotte. Ces gros troncs noirs lui fichèrent définitivement la chair de poule. Qu’est-ce qui l’attendait, cette fois, dans la cale de La Courtisane ? Quelles horreurs ?
Il songeait déjà aux conséquences de ses actes. Au 36, si on découvrait qu’il avait de nouveau agi seul, on ne lui pardonnerait pas ce coup-ci.
Mais c’était l’unique moyen d’affronter son adversaire.
Comme voilà des années, Sharko savait qu’il n’y aurait probablement qu’un seul survivant.
— Rien, dans le décor, n’avait changé.
Le grillage branlant qui entourait la clairière d’eau était toujours là, en contrebas, avec les mêmes panneaux « Danger, zone non autorisée ». En arrière-plan, éclairées par la lune, de grosses masses sombres, immobiles, s’étaient laissé lentement recouvrir par la neige. Les coques gémissaient, la tôle craquait, donnant l’illusion qu’il y avait de la matière vivante dans ce cimetière de péniches.
Sharko dévala la pente glissante et avança prudemment le long du grillage, en partant vers la droite. Les carcasses fracturées le dominaient. Le paysage était incroyable, digne d’un film d’horreur, avec cette forêt tout autour, les navires entre la vie et la mort, la neige, partout. Il y eut un gros trou dans le grillage, par lequel Sharko se faufila. Il longea le bord de l’eau, le pistolet dans la main, éclairant les coques les unes après les autres.
Soudain, il éteignit sa torche et retint son souffle.
À une centaine de mètres, une barque fendait la surface liquide, jaillissant silencieusement d’entre deux péniches.
Une silhouette noire qui ramait s’immobilisa soudain.
Sharko ne bougea plus.
L’œil blanc d’une lampe s’ouvrit alors et vint explorer la berge, juste à ses côtés.
Le flic se courba et se mit à courir en silence droit devant lui, tandis que le faisceau lui collait presque au train. Sa fatigue de ces derniers jours s’estompa pour laisser place à de l’adrénaline pure.
La lumière s’éteignit soudain.
L’ombre se remit à ramer, faisant ondoyer les reflets de la lune sur l’eau.
Elle se dirigeait vers le bord opposé.
Plus loin, Sharko tomba sur le chenal, l’endroit par où arrivaient les péniches à l’agonie. Le bras d’eau ne faisait qu’une dizaine de mètres, mais était impossible à traverser à sec.
Merde !
La barque était toujours là-bas mais s’éloignait rapidement, pour disparaître entre deux poupes figées. Était-il possible que le tueur l’ait repéré ? La luminosité était faible et probablement insuffisante pour distinguer une silhouette parmi les herbes.
Le commissaire rageait. Il fallait agir au plus vite. Il fit demi-tour, forcé de contourner par la gauche. La surface était immense, le tour de l’étang devait bien faire un kilomètre, sa largeur une centaine de mètres, et la silhouette se dirigeait vers l’exact opposé. Mais le flic n’abdiqua pas. Il fonça à travers la neige, les doigts bien tendus, les bras allant et venant à bon rythme. Les cristaux crissaient fort sous ses pas, chaque son paraissait amplifié. Un kilomètre, c’était long, trop long, Sharko peinait vraiment, avec ce sol piégeur, ces pierres dissimulées contre lesquelles ses pieds butaient parfois. Lorsqu’il revit enfin la barque, environ dix minutes plus tard, celle-ci était accotée à la berge.
Et elle était vide.
Il se précipita jusqu’à l’embarcation, à bout de souffle, l’arme bien en main. La forêt était juste là, à une dizaine de mètres.
Il resta stupéfait et dut allumer sa lampe pour être sûr qu’il ne se trompait pas.
Ahuri, il longea le bord à droite, à gauche, les yeux au sol : il n’y avait aucune trace de pas dans la neige. Le néant.
Comme si l’individu s’était volatilisé.
Impossible.
Sharko réfléchit, il n’y avait qu’une solution. Il se retourna vers l’étendue liquide.
Et il comprit.
Là-bas, de l’autre côté, à l’endroit précis d’où il venait, une toute petite silhouette sortait de l’eau.
La combinaison de plongée, songea le flic. Il serra deux poings rageurs et eut envie de gueuler tout son soûl.
L’individu alluma une puissante lampe, qu’il braqua dans sa direction. Par réflexe, Sharko s’accroupit derrière la barque, l’arme dans le prolongement de son bras tendu. Inutile d’essayer de tirer à cette distance, c’était bien trop loin.
Le faisceau lumineux s’éteignait et s’allumait. Parfois longtemps, parfois rapidement.
Du morse.
Sharko avait appris cet alphabet il y a longtemps, à l’armée. Comment le tueur pouvait-il savoir, bon Dieu ? Il essaya de stimuler sa mémoire. A égale court, long. B égale long et trois fois court…
En face, le signal se répétait. Sharko se concentra, dans le froid et la neige.
B.I.E.N J.O.U.E L.A F.I.N D.E L.A P.A.R.T.I.E A.P.P.R.O.C.H.E
Il ôta son gant et, d’une main tremblante, se mit à envoyer des signaux à son tour, à l’aide de sa propre lampe.
J.E T.E T.U.E.R.A.I
En face, la torche resta allumée dans sa direction sans bouger.
Puis, d’un coup, extinction complète des feux.
Sharko plissa les yeux : la silhouette avait disparu.
Le flic savait qu’il était inutile de se lancer à ses trousses. Dix minutes dans la vue, c’était bien trop. Il se redressa, complètement désarçonné. Quel taré pouvait se balader avec une combinaison de plongée sur lui ? Un moyen de ne laisser aucune trace, aucune empreinte ? Ou une manière de fuir facilement en cas de danger ?
Furieux, le commissaire de police s’installa dans la barque et se mit à ramer sur cette eau vert et noir. Il navigua entre les colosses d’acier, aux proues craquantes, aux ventres mordus par la rouille. La Dérivante… Vent du Sud… Elles étaient toutes là, au rendez-vous, comme il y a six ans.
La Courtisane apparut enfin, un impressionnant trente-huit mètres de commerce, à la cale semblable au dos d’une baleine. Son nom à demi bouffé par le temps était écrit en gros sur la coque. Sharko manœuvra délicatement et atteignit la petite échelle. Il amarra la barque à l’un des barreaux, se hissa sur le pont arrière, chevaucha les cordages et les morceaux de verre brisés de la timonerie. C’était irréel d’être ici. Il lorgna de nouveau la forêt, haletant : les frondaisons noires, les grands arbres immobiles qui l’encerclaient. Le tueur de Gloria était peut-être encore là, tapi dans les ténèbres, à l’observer.
Les marches qui menaient vers le compartiment inférieur l’attendaient. Ça sentait le fer humide et le bois gorgé d’eau. Sharko éprouva les plus grandes difficultés à descendre. Une jeune victime lacérée de part en part hurlait encore dans sa tête. À l’époque, elle l’attendait, là, juste derrière la porte en métal, au beau milieu de l’été. Les températures avaient été caniculaires : 37, 38 °C. Aujourd’hui, on ne dépassait pas 0 °C.
L’assassin avait bouché ses plaies avec de la propolis d’abeilles… La propolis s’était mise à fondre dès que j’avais ouvert la porte. Et la fille s’était vidée de son sang.
Avec appréhension, il posa sa main gantée sur la poignée, le flingue braqué.
Il tourna lentement et pénétra avec la plus grande prudence, orientant sa lampe torche dans toutes les directions.
Ses yeux s’écarquillèrent.
Les parois de tôle étaient tapissées de photos. Des centaines de photos de lui, enchevêtrées, superposées, prises n’importe où. Lui, au bord du balcon de son appartement ou devant la tombe de Suzanne. Des gros plans, des prises de vue plus lointaines, à n’importe quel moment de la journée, dans n’importe quelle situation. Et des photos plus anciennes. La plus douloureuse fut celle où il posait avec Suzanne et leur petite Éloïse, au bord de la mer. Une photo qu’il conservait précieusement dans l’un de ses albums, à l’appartement. Comme celle, juste à côté, où il était vêtu d’un treillis militaire et n’avait pas vingt ans.
La rangée de CD, posés sur une tablette, lui mit un coup supplémentaire. Sur chaque disque, une petite étiquette : Vacances 1984 ou encore Naissance d’Éloïse. Aucun doute : il s’agissait là de copies de ses vieilles cassettes huit millimètres.
Toutes, elles y étaient toutes. Il y avait même un paquet de ses cartes de visite professionnelles.
L’assassin avait pénétré chez lui. Là où il vivait, là où Lucie dormait. Il avait eu accès à toute son intimité, ses carnets d’adresses, ses dossiers.
Sharko se rua sur les disques et les fracassa au sol. Dans un hurlement, il crispa ses deux mains dans ses cheveux. Les larmes arrivèrent, juste derrière, tandis que sa lampe roulait au sol. De la poussière dansait dans le faisceau jaunâtre. Les tuyaux rampaient partout, les ampoules étaient éclatées. Cet endroit ressemblait à la caverne d’un pur psychopathe, un être né pour détruire. Une copie conforme de l’Ange rouge.
Le flic étouffait. Il découvrit encore, recollés et punaisés sur un tableau en liège, les résultats de ses spermogrammes qu’il avait déchirés et jetés à la poubelle, devant le laboratoire d’analyses médicales.
Violé, jusqu’au plus profond de lui-même.
Il essaya de ne pas sombrer. Que faire ? Appeler Basquez ? Cette fois, il serait viré pour avoir agi seul, à coup sûr. Il n’aurait plus accès à rien et se retrouverait quasiment pieds et poings liés. De ce fait, il chassa cette option de sa tête.
Il se redressa et, aidé de sa lampe, observa.
Il était dans le repaire de l’assassin de Gloria, son antre secret. Là où, peut-être, ce chasseur avait élaboré ses plans, préparé ses crimes. Il l’avait surpris, avait pris de l’avance sur son adversaire et devait à tout prix profiter de cet avantage.
Le commissaire réfléchit et décida de décrocher une à une les photos, en les observant méticuleusement. Il y aurait peut-être un détail, une erreur qui lui donnerait des informations sur son bourreau. Et puis, il y avait assurément quelques empreintes digitales à récupérer sur le papier glacé.
Sur l’une d’elles, il se vit au milieu d’anciens collègues, dans la cour du Quai des Orfèvres. Sourires de l’équipe, mains levées en signe de victoire. Un événement que tous semblaient fêter, lui y compris. Il l’arracha de son support, la main tremblante.
Ce cliché avait plus de trente ans.
Et ne lui appartenait pas.
La gorge serrée, Sharko poursuivit sa tâche, empilant les photos les unes sur les autres. Sur d’autres prises de vue, il se revit au fond d’un bar, avec des vieux de la vieille du 36, alors qu’il n’avait pas trente-cinq ans.
Qui avait pris la photo ?
Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que le psychopathe était quelqu’un de la maison ? Quelqu’un qu’il avait fréquenté par le passé ? Un ancien collègue ?
Toute sa vie, là, brossée sur quelques rectangles de papier glacé.
Assurément, le tueur ne s’attendait pas à ce qu’on pénètre ainsi dans son antre. Cette fois, Sharko avait un avantage sur les pièces blanches et le coup maudit du cavalier en g2.
Il allait à présent falloir l’exploiter.
2 heures du matin, jeudi 22 décembre.
L’intervention chez Léo Scheffer allait avoir lieu.
Les deux véhicules de police s’étaient rangés dans l’une des rues enneigées du Chesnay, banlieue chic à l’ouest de Paris, derrière le véhicule de Sharko. Le commissaire avait appelé Bellanger, obtenu l’adresse et attendu les équipes seul, assis dans sa Renault 25, à gamberger. Il n’avait laissé aucune trace dans la péniche. Les photos, les CD, les spermogrammes étaient au fond de son coffre, sous une couverture.
Et en attendant ses collègues, il avait ruminé, observant, encore et toujours, la centaine de photos. Ça tambourinait partout dans son crâne.
La BAC[11] avait été sollicitée pour l’intervention. À ce moment même, les hommes vêtus de noir s’organisaient autour de la grande maison individuelle, cernée d’un jardin, tandis que Sharko et Bellanger se tenaient plus en retrait, à proximité des voitures. Le jeune chef de groupe était engoncé dans un gros blouson en cuir fourré et son bonnet descendait jusqu’aux sourcils. Sharko essaya de se remettre dans la dynamique de leur enquête :
— Tu as pu contacter Interpol concernant Dassonville ?
— Oui. Il a fallu réveiller du monde, ça n’a pas été simple. Si proche des fêtes de Noël, je te laisse imaginer le cirque. Je crains que tout ça ne se mette en route sérieusement demain matin.
Sharko soupira, puis tourna la tête vers la demeure. Des ombres furtives s’engageaient dans l’allée.
— Qu’est-ce qu’on a sur Scheffer ?
— Pas grand-chose pour le moment. Robillard devrait être arrivé au 36, il va creuser davantage. On sait juste qu’il n’a pas de casier et n’a jamais eu d’ennuis avec la justice.
— Je crois qu’à présent il va en avoir.
Bellanger fixa le visage de son subordonné à la lueur d’un lampadaire. Sharko avait le visage très blanc et les traits tirés sous son bonnet noir, au bord légèrement enroulé.
— On dirait que t’es malade. Tu couves quelque chose ?
— La fatigue… Et puis savoir que Dassonville était là-bas, au Nouveau-Mexique, aux côtés de Lucie, ça me bouffe de l’intérieur. J’espère que tout ça va se terminer très vite.
Il glissa les mains dans ses poches, il n’en pouvait plus. Autour, aucune trace de vie. Les rues étaient vides, les gens dormaient. La couche de neige qui luisait sous les lampes orangées donnait à l’endroit des airs de lieu hors du temps.
Il y eut soudain un gros bruit. Les hommes de la BAC s’engouffraient dans la maison. Sharko et Bellanger se précipitèrent dans le jardin et s’engagèrent dans le vaste hall d’entrée. Des lampes et des flingues braqués s’agitaient dans toutes les directions. Claquements de semelles dans l’escalier. Des portes qui s’ouvrent brutalement, des voix graves qui ordonnent.
Au bout de deux minutes, les flics eurent la certitude qu’il n’y avait personne dans la maison. Le capitaine de la BAC amena Sharko et Bellanger dans la chambre. Il actionna un interrupteur puis désigna les armoires ouvertes, les valises de différentes tailles, les quelques vêtements au sol.
— On dirait qu’il a fichu le camp, et ça s’est fait dans la précipitation. On n’a pas trouvé de véhicule dans le garage.
Sharko n’arrivait pas à faire retomber la tension accumulée en lui. Cette nuit maudite n’en finirait jamais. Après avoir rangé son arme, il alla dans la petite salle de bains attenante. Elle était splendide, de style grec : marbre au sol, faïence ancienne sur les murs, avec une gigantesque frise sur l’un d’eux, représentant un serpent qui se mord la queue. Les gants de toilette, le savon, la brosse à dents étaient en place, confirmant que Scheffer avait fait au plus vite.
Le flic revint vers la chambre, jeta un œil rapide au mobilier de luxe, aux quelques œuvres d’art, au lit parfaitement fait. Scheffer ne s’était même pas couché : Dassonville avait dû l’avertir dès qu’il s’était aperçu de la présence de Lucie.
— Il faut lancer son signalement au plus vite. On doit coincer ce fils de pute avant qu’il nous glisse entre les doigts.
Bellanger soupira brièvement en regardant sa montre.
— On va faire ça, oui. On va faire ça.
Il ne paraissait pas au mieux, lui non plus, avec ce nouvel échec. Et puis le manque de sommeil, les heures qu’il ne comptait plus, le stress. Cette enquête les mettait sur les rotules, les uns après les autres.
Un homme de la BAC apparut dans l’embrasure.
— Vous devriez venir voir à la cave.
Ils sortirent tous de la chambre et descendirent, s’attendant encore une fois au pire. La maison était immense, les perspectives s’ouvraient sur des espaces toujours plus grands.
— Ce type a l’air de sacrément bien gagner sa croûte. Une telle baraque au Chesnay, ça ne doit pas être donné.
Au fil de sa progression, Sharko remarqua l’omniprésence du temps : il y avait des horloges, des carillons partout. Les aiguilles couraient sur les segments, les balanciers allaient et venaient, les petits bruits résonnaient dans toutes les pièces. Un sablier géant reposait au milieu du hall, avec un sable de couleur rouge, accumulé en un gros tas pointu.
Les policiers s’engagèrent dans une autre cage d’escalier qui les mena au sous-sol. L’air était relativement tiède dans ce couloir étroit, aux murs peints en gris. Ils bifurquèrent dans une petite pièce faiblement éclairée, d’où se dégageaient des odeurs d’humidité et de plantes. L’épaisse porte avait été forcée par les officiers de la BAC.
Sharko plissa les yeux.
Des aquariums. Des dizaines d’aquariums.
Des lumières bleutées jouaient avec les bulles d’eau qui se dégageaient des pompes, des plantes vertes dansaient lentement au gré des courants induits. C’était calme, reposant, presque hypnotique.
Le commissaire s’approcha, les sourcils froncés. Au fond des récipients, des espèces d’animaux blanchâtres étaient accrochés aux rochers. Corps en forme de tronc, avec des sortes de branches ou de bras qui s’agitaient par le haut. Ces organismes mesuraient, au maximum, un centimètre de long.
Sharko se pencha et observa attentivement. Ces bestioles étaient présentes dans tous les aquariums. Il n’y avait aucun autre être vivant, hormis les plantes.
— Je crois qu’on sait à présent ce qui est tatoué sur les mômes et qu’on retrouve dans le manuscrit. Quelqu’un a une idée de ce que sont ces bestioles ?
Personne ne répondit, tandis que l’évidence sautait aux yeux de Sharko : Scheffer était bien impliqué au plus haut degré dans leur enquête. Le commissaire songeait à tous ces enfants allongés sur des tables d’opération, et marqués de l’emblème de ce curieux organisme vivant.
— Viens voir, Franck.
Bellanger avait disparu dans une petite pièce annexe, elle aussi doucement éclairée. Le commissaire le rejoignit. L’endroit était sommaire, voûté, probablement destiné à y entreposer du vin. À la place des bouteilles, Sharko y découvrit un petit congélateur circulaire perfectionné, qui ressemblait à une cuve en fonte. Dessus était inscrit, en chiffres luminescents : -61 °C. L’engin était branché à un énorme boîtier, lui-même relié au réseau électrique.
Les deux hommes se regardèrent, interloqués.
— On ouvre ? fit Sharko en désignant un bouton-pressoir noir.
— Vas-y… Un congélateur normal fonctionne à quelle température, d’ordinaire ?
— 18, je crois. Du -60, c’est plutôt le genre de température qu’il fait au pôle Nord.
Le commissaire s’exécuta, pas vraiment rassuré. Il y eut un bruit de piston, et le couvercle du dessus s’ouvrit légèrement. Sharko retendit ses gants et termina d’ouvrir manuellement. Une bouffée glaciale vint lui frapper le visage. Le nez dans l’écharpe et le bonnet sur la tête, il se pencha vers l’intérieur du congélateur.
Dans le coffrage glacé, de nombreux sachets transparents, qui ressemblaient à des sacs de congélation classiques. Sharko y plongea la main et en récupéra un le plus rapidement possible. Il chassa les quelques cristaux de glace accumulés sur la surface du plastique et regarda son minuscule contenu.
— Qu’est-ce que c’est ?
— On dirait un morceau d’os.
Il s’empara d’un nouveau sachet, qui contenait un cube de chair foncée. Puis un autre, qu’il leva devant ses yeux.
— Du sang… fit-il en fixant Bellanger.
Le chef de groupe s’appuya contre le mur, soufflant entre ses mains.
— On va faire partir tout ça pour des analyses au plus vite. Faut qu’on nous explique, là. Parce que, bordel, où est-ce qu’on a encore atterri ?