III La frontière

52

La vie reprenait doucement au 36, quai des Orfèvres.

Il était désormais 7 h 30 du matin, les lève-tôt arrivaient, les bureaux se remplissaient au compte-gouttes. Sharko enchaînait les cafés forts, il n’était même pas rentré chez lui pour se reposer. Il préférait fonctionner à l’adrénaline, ça lui évitait de ruminer et de se retourner dans son lit sans trouver le sommeil. De toute façon, comment réussir à dormir dans son appartement à présent, sachant qu’un malade de la pire espèce y avait fourré les pieds ? Il faudrait changer la serrure de la porte d’entrée, installer un système d’alarme, se protéger au mieux. Et puis, il y aurait Lucie à gérer. Ça en devenait insupportable.

Côté Scheffer, des hommes fouillaient sa grande propriété, un biologiste allait arriver et se pencher sur les animaux curieux des aquariums.

Bellanger vint cueillir Sharko au bureau.

— Je file à l’hôpital Saint-Louis, dans le 10e. C’est là-bas que bosse Scheffer, en tant que responsable du service de médecine nucléaire. C’est aussi là-bas qu’on l’a vu pour la dernière fois. Tu m’accompagnes ? J’ai du lourd à te raconter dans la voiture.

Sharko enfila mollement son blouson, l’énergie était difficile à trouver. Les deux hommes s’engouffrèrent dans une voiture de fonction et s’engagèrent sur le boulevard du Palais.

— Pour commencer, les équipes ont trouvé un coffre-fort incrusté dans le mur, dans l’une des pièces de la maison de Scheffer. Devine quelle en était la combinaison…

— 654 gauche, 323 droite, 145 gauche ?

— Exactement. La combinaison inscrite sur le Post-it planqué dans Le Figaro de Duprès. À l’intérieur, il restait un classeur rempli d’articles de presse sur l’hypothermie. On vient d’apprendre que Scheffer est abonné depuis des années à un service relativement onéreux, L’Argus, qui détecte pour lui tout ce qui touche au terme « hypothermie » dans la presse : progrès de la médecine, opérations chirurgicales par le froid, accidents par noyade, métabolisme des animaux… Il voulait se tenir au courant de tout ce qui se passait autour du froid. Là-dedans, il a notamment mis de côté au fil des années quatre faits divers, qui correspondaient aux morbides activités de Philippe Agonla.

— Les mêmes que ceux rassemblés par Christophe Gamblin…

— Exactement. Sur l’un de ces articles, Scheffer a noté « Animation suspendue ? Qui est l’homme qui pousse les femmes dans les lacs ? ».

Sharko réfléchit.

— Grâce à son attrait pour l’hypothermie et au travail de L’Argus, il a détecté les activités d’Agonla au début des années 2000. Et en temps réel.

— Oui, mais probablement sans jamais mettre la main sur le tueur en série. Imagine Valérie Duprès, qui fouille dans ce coffre alors que Scheffer est absent. Elle tombe sur ces articles intrigants. Pourquoi Scheffer s’y intéresse-t-il ? Elle décide alors de confier cette enquête parallèle à Christophe Gamblin. C’est ainsi que commence le travail dans les archives de La Grande Tribune.

Sharko acquiesça.

— Ça se tient. Ensuite, Dassonville le torture, le force à lui raconter où il en est dans son enquête. Gamblin lui parle alors de Philippe Agonla. Nom qu’il tentera de noter dans la glace.

Bellanger marqua un silence.

— La femme de ménage venait s’occuper de la maison de Scheffer trois fois par semaine. Selon elle, son patron était un homme à femmes, il enchaînait les conquêtes.

— Fric et sexe font toujours bon ménage.

— C’est sûr. Accroche-toi : Valérie Duprès a été la dernière en date. L’employée affirme que notre journaliste a eu une aventure avec Scheffer pendant plus d’un mois, entre octobre et novembre dernier. Elle passait la plupart de ses nuits et de ses journées là-bas. La femme de ménage, tout comme Scheffer, la connaissait sous l’identité de… Je te le donne en mille…

— Véronique Darcin.

— Exactement. Ainsi, Scheffer n’a jamais pu savoir à qui il avait véritablement affaire, au cas où il lui aurait pris l’envie de fouiller le passé de son amante. L’employée ne connaît pas les détails de leur rupture, mais elle n’a plus jamais aperçu Duprès chez Scheffer aux alentours de fin novembre. Elle assure que, à cette période, son patron paraissait très préoccupé. Elle a évidemment mis cela sur le compte de la séparation, mais toi comme moi, on sait à présent que c’était probablement dû au message dans Le Figaro, paru le 17 novembre.

— Il le lit tous les jours ?

— Il y est abonné, il le reçoit très tôt tous les matins et le lit de A à Z, méticuleusement. Une petite manie qu’a probablement remarquée Duprès en vivant à ses côtés. Et qu’elle a exploitée à la perfection.

Sharko y voyait à présent plus clair.

— Les pièces du puzzle s’assemblent progressivement. Valérie Duprès revient d’Albuquerque avec un nom en tête : Léo Scheffer, odieux personnage qui a réalisé des expériences sur des cobayes humains, et qui quitte brusquement les États-Unis en 1987. Notre journaliste d’investigation le retrouve, elle veut aller au bout de son enquête et est prête à tout pour sortir un livre qui fera mal.

— Y compris à coucher avec un type qui doit la répugner.

— Ou au contraire, qui la fascine. Dans tous les cas, elle va pénétrer la vie de Scheffer. Entrer dans sa maison, fouiller ses papiers, obtenir des confidences sur l’oreiller. Pas évident, car si Scheffer cache un sombre passé, il a dû soigneusement tout cloisonner et ne doit pas être bavard. Alors, elle lui tend un piège : elle passe son annonce dévastatrice dans Le Figaro, qui accuse directement Scheffer par codes interposés et réveille les vieux souvenirs. Elle n’a plus qu’à observer la réaction de son amant le matin du 17 novembre, alors qu’ils déjeunent peut-être tous les deux. Tracer ses appels, voir s’il ouvre un coffre-fort qu’elle a sans doute déjà repéré depuis longtemps. D’une manière ou d’une autre, elle parvient à récupérer la combinaison. Et accède à ce fameux classeur.

— Et c’est probablement à la suite de cet épisode qu’elle arrive sur la piste des enfants. Le coffre contenait sûrement d’autres papiers que ceux sur l’hypothermie. Ils indiquaient peut-être des lieux, des adresses, des contacts.

Ils restèrent chacun plongés dans leurs pensées. Sharko songeait à Valérie Duprès, qui s’était jetée dans la gueule du loup. Il imaginait son excitation, sa peur, son dégoût, face à Scheffer, auteur de sombres expérimentations au Nouveau-Mexique, héritier des ténèbres de son père. Cela expliquait aussi les fouilles dans l’appartement de la journaliste : Scheffer ou Dassonville étaient venus chercher, peut-être, les copies ou les photos des papiers du coffre-fort.

Au bout d’un quart d’heure, Bellanger se gara près du canal Saint-Martin, aux berges toutes blanches. Les vieux murs de l’hôpital se dressaient en arrière-plan, sous un ciel encore encombré de nuages. Sharko regarda sa montre.

— Lucie arrive à Orly à 13 h 04. J’irai la chercher et lui donnerai des explications concernant l’affaire Gloria Nowick. Je ne pourrai pas y couper, elle finirait par le savoir, tôt ou tard.

— Très bien.

— Tu penses qu’on pourra avoir une surveillance au bas de mon immeuble ? J’ai peur que… qu’il se passe bientôt quelque chose.

— Faudra voir avec Basquez. Mais vu le nombre de personnes en congé, ça ne va pas être simple.

Ils passèrent sous l’arche, traversèrent une cour carrée et se dirigèrent vers le service de médecine nucléaire. Après avoir montré leur carte de police à l’accueil, les deux flics furent rapidement reçus par Yvonne Penning, la chef de service adjointe. Une grande femme aux traits sévères, d’une cinquantaine d’années, plantée dans sa blouse aussi froidement qu’un piquet de parasol dans le sable. Bellanger fit les présentations et expliqua qu’ils cherchaient Scheffer. Yvonne Penning s’installa dans son fauteuil en cuir, les bras croisés, se balançant légèrement de droite à gauche. Elle les invita à s’asseoir.

— La dernière fois que je l’ai vu, c’était hier, vers 18 heures. Il est parti précipitamment, sans donner de raison particulière. Il prend normalement son service ce matin à 8 heures, il n’est jamais en retard. Il ne devrait plus tarder.

— Ça m’étonnerait qu’il revienne, répliqua Bellanger. Sa maison est vide. Monsieur Scheffer semble avoir disparu de la circulation en emportant le strict nécessaire avec lui.

Penning accusa le coup, le mouvement de balancier sur son siège s’arrêta net. Le jeune capitaine de police sortit une photo de Valérie Duprès de sa poche et la lui tendit.

— Vous connaissez cette femme ?

— Le professeur est déjà venu avec elle à l’hôpital, ils sont allés visiter les différentes unités. Je les voyais souvent déjeuner ensemble également, au restaurant situé à une centaine de mètres d’ici. Mais ça doit remonter au mois dernier. Oui, c’est ça.

— Il amenait ses conquêtes ici ?

— La vie privée du professeur ne me concerne pas, mais à ma connaissance, elle était la première qui mettait les pieds dans l’hôpital.

Sharko visualisait parfaitement le manège de Duprès. Elle cherchait de l’information partout où elle le pouvait. Bellanger présenta une autre photo. Sur le papier glacé, l’un des gamins étalé sur une table d’opération.

— Et ça, ça vous parle ?

Elle secoua la tête en grimaçant.

— Absolument pas. En quoi cela concerne-t-il le professeur Scheffer ?

— Quelle est sa fonction précise dans cet hôpital ? Est-ce que le professeur pratique des opérations chirurgicales ?

Un temps de silence. Yvonne Penning ne sembla pas apprécier qu’on élude ses questions, mais elle finit par répondre.

— Ses différentes activités lui prennent beaucoup de temps, mais il continue à faire des diagnostics et à suivre des patients. Non, il ne pratique pas la chirurgie. Personne n’opère, d’ailleurs, dans notre service. Ici, on dresse des états des lieux, on étudie le bon ou le mauvais fonctionnement de tous les systèmes du corps humain grâce à des scintigraphies ou à de la radiothérapie métabolique. Pour faire simple, on administre des traceurs biologiques au patient, et on regarde le comportement des organes ou des glandes visées en suivant ces traceurs. Le professeur Scheffer est le grand spécialiste de la thyroïde et des cancers thyroïdiens. Sa renommée dépasse nos frontières.

— Depuis quand travaille-t-il ici ?

— Oh, ça doit bien faire vingt ans. Il vient des États-Unis. Son père était un grand chercheur, qui a beaucoup contribué au développement de la médecine nucléaire à travers le monde.

— Une idée sur sa raison de quitter les États-Unis pour venir travailler en France ?

— Même s’ils vivaient en Amérique, ses parents étaient français. La France est son pays et celui où a vécu Marie Curie, à qui il voue, aujourd’hui encore, une admiration sans limites. Il s’agit là d’un retour aux origines, sans doute. Je ne peux pas vous en dire davantage, malheureusement.

Sharko se pencha un peu vers l’avant, les mains groupées entre ses jambes. Il ressentait des douleurs dans la nuque, dans les épaules, dues certainement au manque de repos et à la tension nerveuse accumulée.

— Peut-on jeter un œil à son bureau ?

Elle les invita à la suivre. La porte était fermée, mais elle avait un double des clés. Le bureau était parfaitement rangé, propre, fonctionnel. Les deux policiers fouillèrent rapidement du regard.

— Est-ce que monsieur Scheffer s’occupe d’enfants, dans votre hôpital ? demanda Sharko.

— Les enfants, c’est l’autre grande partie de sa vie. Le professeur Scheffer est le fondateur de la FOT, la Fondation des Oubliés de Tchernobyl, qui a été mise en place en 1998. Il a investi énormément d’argent dans ce projet. Léo Scheffer a hérité d’une fortune de son père, et peut aussi compter sur le soutien de divers investisseurs fortunés.

Les deux flics se regardèrent brièvement. Leur piste se concrétisait.

— Parlez-nous de cette fondation.

— Elle est à vocation humanitaire. Au départ, elle était chargée du plus important programme d’examens des enfants vivant dans les régions contaminées par la radioactivité, proches de Tchernobyl. Le professeur Scheffer a passé beaucoup de temps à Kursk, une ville russe jouxtant la frontière ukrainienne, afin de créer un centre de diagnostic et de traitement des enfants irradiés par le césium 137 encore fortement présent dans l’eau, les fruits et les légumes des territoires contaminés. Pendant cinq ans, des unités mobiles employées par la fondation sont allées sur le terrain, en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, afin de faire des mesures et de prendre en charge les enfants les plus touchés par des traitements. Des programmes d’alimentation à base de pectine de pommes ont été développés, car la pectine diminue fortement le taux de césium radioactif dans les organismes. Plus de sept mille enfants sont passés par le centre et ont retrouvé un peu d’espoir.

Elle tourna les yeux vers une photo encadrée, près du portemanteau. Scheffer, souriant, avec une équipe de quatre personnes, dont une femme. Il avait un visage tout en os, fin comme un harpon, avec une petite barbichette grise semblable à une lame.

— C’était l’équipe russe qui œuvrait pour la fondation, fit-elle. Malheureusement, le gouvernement russe a mis des bâtons dans les roues du professeur Scheffer et l’a contraint à abandonner son projet en 2003. Dire que la catastrophe de Tchernobyl continue à faire des ravages n’est pas forcément bien vu. Toujours est-il que la FOT n’est pas morte pour autant. Un an après, elle implantait des centres de diagnostic au Niger, à proximité des villages contaminés par les mines d’uranium d’Areva. Là-bas, on construit des habitations avec des déchets radioactifs, je vous laisse imaginer les dégâts sur le long terme. Ces centres-là existent toujours.

Ses yeux brillaient quand elle parlait de Scheffer. Sur la photo, l’homme n’était pas particulièrement séduisant, mais il dégageait de la prestance.

— La FOT finance aussi, à presque cent pour cent, une association française qui s’appelle Solidarité Tchernobyl. Le but de l’association est d’aller chercher de petits Ukrainiens issus des régions contaminées, de les répartir dans des familles d’accueil françaises pendant quelques semaines, et ensuite de les ramener chez leurs parents.

Là encore, elle désigna des photos. Des gamins d’une dizaine d’années, qui posaient devant des bus, grand sourire aux lèvres.

— La plupart de ces enfants, irradiés par le césium 137 et d’autres éléments radioactifs, ont besoin de traitements. S’ils ne venaient pas en France se régénérer avec de l’air pur, de la nourriture saine ou subir des soins appropriés, ils finiraient par succomber à leurs maladies. Les familles d’accueil sont toutes au courant que recevoir un enfant de Tchernobyl n’est pas une cure de repos, parce qu’il faut se rendre plusieurs fois par semaine à l’hôpital pour des examens et des traitements. Mais ils sont néanmoins volontaires pour donner un peu de bonheur à ces mômes. Leur offrir des cadeaux, les emmener dans des parcs…

Bellanger jetait un œil aux papiers du bureau.

— Et les enfants sont suivis dans votre service de médecine nucléaire, je suppose.

— Par le professeur en personne, oui. Il aime beaucoup les enfants. C’est pour cette raison que je trouve étonnant qu’il nous ait quittés sans rien dire. Depuis vingt ans que je le connais, il n’a jamais manqué un seul de ses rendez-vous avec les gamins.

Bellanger se pencha en avant, le regard fixe.

— Vous voulez dire que des enfants de Tchernobyl sont en France, en ce moment même ?

— Environ quatre-vingts filles et garçons sont arrivés en bus il y a une semaine, directement d’Ukraine, afin de profiter des fêtes de Noël auprès des familles. Ils repartiront dans leur pays à la mi-janvier, les sacs chargés de cadeaux.

D’une main nerveuse, le capitaine de police poussa une nouvelle photo vers la spécialiste. Il laissa son téléphone portable vibrer dans sa poche.

— Nous avons retrouvé ce gamin errant, il y a une semaine justement. Est-ce que vous l’avez déjà vu ici ?

Elle considéra le cliché avec attention : l’enfant d’une dizaine d’années, couché sur son lit d’hôpital.

— Il ne me dit rien. Mais il y en a tellement qui passent chez nous que je ne puis être sûre à cent pour cent.

— Et ce tatouage ? L’avez-vous déjà vu quelque part ?

Elle secoua la tête, s’empara d’une feuille et griffonna.

— Jamais. Concernant cet enfant, allez voir Arnaud Lambroise. Il est le président de l’association qui se trouve à Ivry-sur-Seine. Ils ont des dossiers sur tous les petits pensionnaires. Il pourra sûrement vous renseigner.

Ivry-sur-Seine, la ville touchant Maisons-Alfort.

Là où le môme avait été retrouvé, avec le mot de Valérie Duprès dans sa poche.

Une fois dehors, Bellanger écouta le message sur son répondeur, tandis que Sharko soupirait longuement, dégageant un gros nuage de condensation sous ces températures glaciales. Il pensait à Tchernobyl, à ses découvertes dans la péniche, à ces êtres qui répandaient le mal, chacun à leur façon. Pourquoi ce besoin de faire souffrir, de tuer ? Qu’est-ce qui l’attendrait, lui, bientôt ? Comment tout cela allait-il se terminer ? Alors qu’il marchait, il se sentit pris dans une spirale infernale dont il ne pouvait s’extraire.

Et, dans son sillage, il emmenait irrémédiablement Lucie avec lui.

Sharko se retourna, se rendant compte qu’il avançait seul. Derrière, Bellanger s’était figé avec le téléphone à l’oreille. Son bras tomba alors le long de sa jambe, comme mort. Il fixa Sharko d’un air triste et étonné. Le commissaire fit demi-tour et revint vers lui.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Bellanger mit du temps à lui répondre, de toute évidence sonné.

— Tout à l’heure, je… je viendrai avec toi à l’aéroport pour récupérer Lucie.

Sharko sentit immédiatement ses battements cardiaques accélérer.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Dis, Lucie, elle connaissait Gloria Nowick ?

— Non, je ne lui en ai jamais parlé. Pourquoi ?

— Basquez vient de me laisser un message. Ils ont enfin fini d’analyser la centaine de traces digitales qui étaient dans l’appartement de Gloria Nowick. Sur la table de la cuisine, les meubles, la porte d’entrée. Certaines appartiennent à la victime, la plupart sont d’origine inconnue, mais il y en a des dizaines d’autres qui…

Il avala sa salive avec peine.

— … qui appartiennent à Lucie.

53

Les membres de l’association Solidarité Tchernobyl avaient investi l’une des salles municipales, rue Gaston-Monmousseau, au cœur d’Ivry. L’endroit était agréable, avec un parc de jeux pour les enfants et une école maternelle à proximité. Une dizaine de voitures étaient garées sur le parking.

Sharko et Bellanger franchirent une petite barrière et pénétrèrent dans la grande salle qui ressemblait à un centre de commandement. De longues tables au milieu, des chaises autour, des feuilles, des plannings, des plans collés sur les murs, des téléphones qui sonnaient et des gens qui s’agitaient dans tous les sens. De grands panneaux illustrés décrivaient les activités de l’association : système de traduction et de correspondance, accueil des enfants ukrainiens, aide alimentaire, réalisation de films. Sharko aperçut un couple de personnes âgées, dans un coin, aux côtés d’un petit blondinet à qui ils souriaient tout le temps. L’enfant jouait avec un camion de pompiers, les yeux émerveillés. Le flic eut le cœur serré et préféra se concentrer sur l’homme qui s’approchait d’eux.

— Je peux vous aider ?

— Nous cherchons Arnaud Lambroise.

— C’est moi.

Bellanger présenta discrètement sa carte de police.

— Nous aimerions vous poser quelques questions au calme.

Le visage de Lambroise, encadré d’une longue chevelure noire nouée en queue-de-cheval, se crispa. Il emmena les deux hommes à l’écart, dans une petite dépendance aménagée en cuisine sommaire, et ferma la porte derrière lui.

— Qu’y a-t-il ?

— Nous enquêtons sur la disparition de cet enfant, et avons de bonnes raisons de penser qu’il est arrivé avec le groupe de la semaine dernière.

Lambroise s’empara du cliché que Bellanger lui tendait. Sharko, lui, restait en retrait. Il ne cessait de songer aux empreintes de Lucie trouvées chez Gloria.

— Aucun problème de cet ordre ne nous a été rapporté par les familles d’accueil, dit Lambroise. Une disparition, c’est notre plus grande crainte, vous pensez bien que nous aurions été au courant.

Il observa la photo attentivement.

— À vue de nez, il ne me dit absolument rien, mais je ne connais pas les visages de tous les enfants par cœur. Je vais vérifier, attendez deux secondes.

Il sortit, puis revint une minute plus tard avec un gros classeur.

— Quels sont vos rapports avec Léo Scheffer ? demanda Bellanger.

— Léo Scheffer ? Ils sont très cordiaux et professionnels. Il est toujours présent lors de l’arrivée et du retour des bus vers l’Ukraine, pour saluer les enfants. Ce sont des moments humainement très intenses. Sinon, je le vois aux réunions du bureau, sans plus.

Il se mit à parcourir le classeur doucement. Des fiches et divers papiers étaient rangés dans des feuilles plastifiées. Chaque fois était présente la photo d’identité d’un enfant, ainsi qu’une fiche d’état civil et des papiers.

— C’est notre groupe de cette année. Quatre-vingt-deux enfants, répartis dans deux bus et provenant de divers villages pauvres de l’Ukraine.

— Sur quels critères sélectionnez-vous ces enfants ? Pourquoi eux, et pas d’autres ?

— Nos critères ? D’abord, on ne va jamais deux fois dans les mêmes villages, afin de donner le maximum de chances à tous les enfants. Ils sont tous issus de familles très, très pauvres. Pour la sélection, c’est monsieur Scheffer qui décide, la plupart du temps.

— Comment procède-t-il ?

— Lors de l’explosion du réacteur, le césium 137 a été propulsé dans l’air et a infiltré la terre au gré des vents et de la pluie. Cela s’est fait à plus ou moins forte intensité, sur les sols ukrainiens, russes et biélorusses. Avec les archives des cartes météorologiques sur les semaines qui ont suivi la catastrophe, en analysant les précipitations et les vents, la fondation a pu dresser des probabilités de contamination au césium 137. Monsieur Scheffer rapatrie ici les enfants qu’il pense les plus atteints. Souvent, il a la bonne intuition, les mesures faites à son hôpital montrent, chez certains gamins, des taux de contamination monstrueux, qu’on ne trouve dans nulle autre partie du monde.

Il s’attarda sur le visage d’une fillette. Yevgenia Kuzumko, neuf ans, magnifique gamine, qui devait être dévorée de l’intérieur par l’atome.

— Avec le professeur, nous essayons d’arracher ces enfants à leur environnement morbide. Là-bas, ils sont obligés de se nourrir des produits de la terre pour survivre, par manque de moyens. On pense que plus d’un million et demi de personnes sont sérieusement contaminées par le césium 137, dont quatre cent mille enfants qui vivent dans trois mille villages, si on en croit la carte de la fondation. Et je ne vous parle pas de l’uranium, ni même du plomb, qu’on a lâché sur le réacteur en fusion pour tenter de piéger la radioactivité, et dont la poussière s’est répandue dans les champs sur des centaines de kilomètres.

— Et c’est bien ce césium 137 qui crée les pathologies les plus graves ?

— Plomb, césium, strontium, uranium, thorium, tous sont très nuisibles pour la santé. Mais le césium est particulièrement pervers, car il est métabolisé dans l’organisme de la même façon que le potassium. Il suffit d’en ingérer par l’intermédiaire des produits de la terre ou de l’eau et on le retrouvera en quantités infimes dans toutes les cellules du corps humain, sans exception. Des quantités infimes, certes, mais suffisantes pour que le césium émette, sur le temps d’une vie, des particules radioactives hautement énergétiques. Les dégâts de ces rayonnements qui traversent en permanence les cellules des individus irradiés sont considérables : cardiomyopathies, pathologies au niveau du foie, des reins, des organes endocriniens, du système immunitaire, j’en passe. Et je vous laisse imaginer les anomalies génétiques, lorsque les enfants de Tchernobyl donnent eux-mêmes naissance.

Il soupira, gardant un long silence.

— Longtemps, le gouvernement russe a nié cette mort lente, reprit-il. Des médecins, des chercheurs sont allés en prison pour avoir osé prétendre que, des années après la catastrophe, Tchernobyl continuait à tuer des gens. Je pense notamment à Youri Bandajevsky ou Vassili Nesterenko, des hommes extraordinaires. Léo Scheffer est un homme bon, lui aussi, de cette trempe-là.

Il tournait les pages. Sharko le sentait investi, furieux. Si seulement ce président d’association connaissait les sombres exploits de Scheffer aux États-Unis… Et ceux qu’il commettait probablement avec certains de ces malheureux enfants, tatoués comme des bêtes.

L’homme secoua finalement la tête.

— L’enfant que vous recherchez n’y est pas, désolé.

Bellanger se pencha en avant et s’empara du classeur, qu’il se mit à parcourir frénétiquement.

— Ce n’est pas possible. Tous les éléments nous rapprochent de vous. Temporellement, géographiquement, ça coïncide. Le gamin présentait des pathologies lourdes, il était irradié. Il venait de l’un de vos bus, nous en avons la certitude.

Lambroise resta pensif quelques secondes.

— Maintenant que vous le dites…

Deux paires d’yeux se braquèrent immédiatement sur lui. Il claqua des doigts.

— Lors du déchargement des bagages, on m’a rapporté que certains gamins du second bus se sont plaints. Leurs sacs avaient été ouverts et retournés. Dans les grandes soutes du bus, le chauffeur a retrouvé des paquets de biscuits entamés, des vêtements éparpillés et des bouteilles d’eau vides. Comme s’il y avait eu une petite souris là-dedans.

Tout était désormais très clair dans la tête des flics : l’enfant de l’hôpital avait fui clandestinement quelque chose en Ukraine. Aidé par Valérie Duprès, il avait peut-être couru et s’était réfugié dans la soute de l’un des bus, pour finalement atterrir en France.

Bellanger posa sa main à plat sur le classeur, qu’il venait de refermer.

— Où les bus ont-ils procédé à l’embarquement des enfants ukrainiens ?

— Nos deux bénévoles traducteurs et les deux chauffeurs ont parcouru cette année huit villages, ramassant des enfants chaque fois, avant de se mettre en route pour un périple de cinquante heures en direction de la France. Le bus concerné s’est occupé de quatre villages proches du périmètre interdit autour de la centrale.

— Pouvez-vous nous fournir la liste de ces villages ?

Il se dirigea vers une photocopieuse.

— Il nous faudra aussi les identités des familles, tout ce que vous pourrez nous transmettre de précieux pour notre enquête, ajouta Bellanger.

— Comptez sur moi.

Il leur tendit le listing des villages. Bellanger le plia précautionneusement et le rangea dans sa poche.

— Une dernière chose : est-ce que des enfants venus en France avec les bus ont déjà disparu ?

— Jamais. Nous n’avons eu aucune perte depuis que nous existons.

— Quand ces mômes du classeur retournent dans leur pays, savez-vous ce qu’ils deviennent ?

— Pas vraiment, non. Il n’y a pas de suivi de notre part. Généralement, il continue à y avoir une correspondance par courrier avec les familles, qui passe par notre service de traduction, mais elle s’estompe souvent, après un an ou deux.

Bellanger acquiesça.

— Merci de nous avoir reçus. Vous allez être convoqué au Quai des Orfèvres très vite, afin de déposer au sujet de Léo Scheffer. Il nous faudra également, et ce dès que possible, toutes les fiches des enfants qui sont venus par le biais de l’association.

Ils se serrèrent la main.

— Je m’en occupe après la réunion et vous les transmets. Mais que se passe-t-il précisément avec monsieur Scheffer ?

— Nous vous expliquerons en détail en temps voulu.

Ils se dirigèrent vers la porte. Sharko attendit qu’ils soient seuls pour demander à Bellanger, tout bas :

— Les fiches, c’est pour…

— Comparer les visages. Les visages de ces mômes de l’association, avec ceux étalés sur les tables d’opération. Même si nos clichés ont plusieurs années, on ne sait jamais.

54

Lucie admira le paysage durant la phase d’atterrissage.

Paris était tout blanc, la tour Eiffel scintillait comme un cristal de sel. L’avion opéra un virage, renversant les perspectives. Tout paraissait si beau d’en haut. Lucie regarda sur sa droite, une gamine avait le nez collé au hublot, les yeux émerveillés. Ses filles aussi auraient adoré voir ce spectacle-là, elles se seraient certainement chamaillées pour obtenir la meilleure place. Dire que ses petites jumelles n’avaient jamais pris l’avion, ni même le TGV. Elles n’achèteraient jamais leur maison, ne vivraient jamais leur premier amour, ne caresseraient plus les animaux et n’iraient plus se promener dans les parcs.

Elles n’étaient simplement plus là.

Lucie manipulait son portable éteint, le regard triste, et se raccrocha à ses obsessions qui la forçaient à avancer : peut-être lui avait-on laissé un message annonçant que Léo Scheffer avait été arrêté, peut-être savait-on déjà ce qui était arrivé à tous ces enfants, et peut-être avait-on réussi à en arracher quelques-uns aux griffes des monstres qui les maltraitaient.

Ces mômes n’avaient rien demandé à personne, il fallait qu’ils vivent et puissent grandir.

Alors qu’elle était plongée dans ses pensées, les pneus du train d’atterrissage heurtèrent le tarmac et la décélération fut violente. L’avion alla se ranger au bord de l’aérogare et la passerelle mobile fut arrimée contre la carlingue. Juste avant que les passagers quittent l’avion, Lucie éprouva le besoin de toucher la petite fille, qui se trouvait cette fois juste devant elle. La môme ressemblait à Clara et Juliette. Lucie glissa ses doigts dans la longue chevelure, les yeux à demi clos, et se sentit bien. La gamine se retourna brièvement, lui sourit puis disparut parmi la foule, serrée contre sa mère. Lucie ne la revit plus.

Seule, elle récupéra ses bagages, franchit la douane et se dirigea vers le hall, là où les familles se reconstruisaient, où les maris retrouvaient leur femme et les pères leurs enfants.

Elle aperçut Sharko parmi les quidams. Sa lourde carrure, ses traits un peu sévères qu’elle avait appris à aimer, et son costume, qui lui donnait de la classe et de la prestance. Aujourd’hui plus que jamais, elle sut qu’elle en était toujours amoureuse, qu’elle avait besoin de lui. Mais à mesure qu’elle avançait, elle comprit pourtant que quelque chose clochait. Franck avait le sourire crispé et, surtout, Nicolas Bellanger était là, juste à ses côtés.

Le commissaire écarta les bras et se serra contre elle, soupirant dans son cou. Lucie lui caressa le dos.

— Vous avez eu Scheffer ? demanda-t-elle dans un souffle.

Sharko s’écarta d’elle et la regarda dans les yeux.

— Allons boire un café.

Il lui prit ses bagages, tandis qu’elle faisait la bise à Bellanger. Sharko les regarda du coin de l’œil.

— Comment s’est passé ton voyage ? questionna le chef de groupe.

— Bien, se contenta-t-elle de répondre.

Ils trouvèrent un coin relativement calme au fond d’un bar, au bout de l’aérogare. Bellanger commanda trois cafés et fixa Lucie dans les yeux.

— Pour le moment, nous n’avons coincé ni Scheffer ni Dassonville. J’ai eu un appel de Robillard, pendant qu’on t’attendait. Il a réussi à savoir que Scheffer s’était envolé précipitamment pour Moscou, hier soir. Interpol est en relation avec la police moscovite et met l’attaché de sécurité intérieure[12] sur le coup. L’ASI s’appelle Arnaud Lachery, un ancien de chez nous, il était à la BRI[13]. Franck l’a connu par le passé.

Lucie se contenta d’acquiescer en silence. Bellanger poursuivit :

— Interpol va émettre une notice rouge, on va bosser avec les Russes. J’ai déjà lancé des demandes de papiers pour qu’on ait l’autorisation de nous rendre sur le territoire russe en cas de nécessité, histoire qu’on ne soit pas pris de court.

— Et Dassonville ?

— Là aussi, les autorités du Nouveau-Mexique et Interpol sont au travail. Ils vont s’intéresser en priorité aux aéroports.

Il fixa Sharko et se racla la gorge.

— Il y a quelque chose d’autre dont nous devons te parler, auparavant.

— Arrêtez de tourner autour du pot, et dites-moi ce qui se passe.

— Gloria Nowick, tu connais ?

Lucie les regarda, l’un après l’autre.

— Pourquoi vous me demandez ça ?

— Réponds juste à la question, fit Sharko.

Elle détestait le ton qu’il prenait, elle avait l’impression d’être suspectée de quelque chose et d’assister à son propre interrogatoire. Elle acquiesça néanmoins.

— Je l’ai rencontrée, quelques jours avant mon départ. Je suis allée chez elle.

— Pourquoi ?

Lucie hésita.

— C’est privé. Je ne peux…

Sharko tapa du poing sur la table.

— Elle est morte, Lucie ! Je l’ai retrouvée torturée et agonisante dans un vieux poste d’aiguillage ! On l’avait tabassée jusqu’à l’os et gravée d’un putain de coup d’échecs sur le front ! Alors maintenant, réponds à ma fichue question. Pourquoi ?

La flic encaissa la nouvelle, tandis que le serveur qui leur apportait les cafés les observait curieusement. Elle serra les lèvres.

— Parce que je voulais te faire un cadeau unique pour Noël. Un cadeau qui te toucherait, qui te ferait rire et pleurer. Un cadeau qui te ressemblerait.

Elle sentit l’émotion la submerger, mais essaya néanmoins de se contrôler.

— Toutes ces soirées, ces heures où je m’absentais, où je prétendais travailler sur des dossiers, c’était pour apprendre à mieux vous connaître, toi et ton passé. J’ai retrouvé tes anciens collègues, des amis que tu as perdus de vue, des connaissances… Gloria en faisait partie.

Sharko sentit une grosse flèche lui transpercer le cœur, cependant il ne dit rien. Lucie essaya de porter sa tasse de café à ses lèvres, mais sa main tremblait trop.

— Ça fait des semaines que je rassemble des témoignages. Je voulais faire le film de ta vie, Franck. De tes périodes de joie, mais aussi de tristesse. Parce que c’est ça ton existence, une montagne russe. Je devais encore discuter avec Paul Chénaix et quelques autres personnes qui te connaissent bien, qui comptent pour toi. Mais maintenant, je crois que ma surprise est ratée.

— Lucie…

Bellanger se leva et posa la main sur l’épaule de Sharko.

— Vous avez besoin de discuter un peu. Je sors fumer une clope et passer quelques coups de fil. Prenez votre temps.

Il s’éloigna. Lucie attrapa la main de Sharko et la serra dans la sienne.

— Tu as cru que j’avais quelque chose à voir avec la mort de Gloria ?

Le commissaire secoua négativement la tête.

— Jamais.

— Pourquoi on lui a fait ça ? Pourquoi on l’a assassinée ?

Le flic observa brièvement autour de lui, et se pencha en avant.

— Tout est ma faute. Le taré de l’affaire Hurault est revenu. Ce n’était pas qu’une obsession, Lucie. Ça a commencé jeudi dernier, le 15. J’avais fait des analyses de sang, histoire de… (Sharko hésita quelques secondes)… de voir si tout allait bien dans ma carcasse.

Lucie voulut parler, mais il ne lui en laissa pas la possibilité.

— L’infirmier qui m’avait fait la prise de sang a été agressé. Ce sang, il a été utilisé pour écrire un message, dans la salle des fêtes de la ville où était née Suzanne, Pleubian.

Et il lui raconta, depuis le début : le monstre né de la perversité de l’Ange rouge, qui avait démarré un jeu morbide avec lui. La découverte du sperme dans la cabane où avait été enfermée Suzanne. La piste qui menait à Gloria, son empoisonnement, puis cette pièce de cinq centimes retrouvée dans son estomac. Son aventure solitaire, avant que les équipes de Basquez soient impliquées. Ce puzzle macabre qui se précisait chaque fois un peu plus. Il parlait avec émotion, serrant fort les mains de sa compagne dans les siennes, et essayant de retranscrire toutes les grandes lignes, sans entrer dans les détails.

Lucie était abasourdie.

— Je ne sais pas comment tu réussis à encore être là, debout, et à encaisser toutes ces tortures mentales, fit-elle. Tu aurais dû m’en parler, j’aurais pu t’aider, j’aurais…

— Tu avais déjà ton lot de soucis. Je te vois encore les pieds nus dans la neige, au bord de l’étang gelé. Je ne voulais pas que ça empire.

— C’est pour ça que tu cherchais à m’éloigner en permanence de Paris. Chambéry, le Nouveau-Mexique. Pour me protéger.

Elle secoua la tête, les yeux dans le vague.

— Et dire que je n’ai rien vu, bon Dieu.

Elle se recula sur sa chaise, profondément perturbée. Elle ne réussissait pas à lui en vouloir ni à le blâmer. Elle avait plutôt envie de le serrer contre lui, de l’embrasser et de lui dire combien elle l’aimait. Mais pas ici. Pas au milieu de tous ces inconnus. Son regard s’assombrit soudain.

— Comment on va le coincer, Franck ?

On… Sharko se retourna, afin de vérifier que Bellanger ne revenait pas, puis parla à voix basse :

— J’ai franchi une étape supplémentaire par rapport à l’avancement de l’enquête de Basquez, mais n’en parle surtout pas à Bellanger, ni à personne d’autre.

Elle retenait sa respiration. Son compagnon de flic agissait encore en dehors des règles, comme il l’avait si souvent fait au long de sa carrière. Ils étaient exactement pareils, tous les deux. Des chiens fous, incontrôlables.

— Je n’en parlerai pas.

— Très bien. J’ai failli coincer l’assassin, ça s’est joué à quelques minutes. Ma dernière piste m’a orienté vers une péniche abandonnée. Dans sa cale, j’ai trouvé une centaine de photos récentes de moi, prises à la volée. Mais il y en avait aussi des plus anciennes. Moi à l’armée par exemple, ou posant avec des collègues de la Crim’. Je…

— Attends. Cette photo avec tes collègues, elle a été prise dans la cour du 36, c’est ça ? Dans les années 1980 ?

Sharko acquiesça. Lucie porta ses mains au visage, manquant de renverser sa tasse de café. Elle prit son inspiration et lâcha :

— Il y a deux mois, j’ai trouvé une pub sur le pare-brise de ma voiture. Un professionnel proposait de réaliser des films ou des albums souvenirs à des prix défiant toute concurrence, à partir de documents, de photos, de vidéos. Avec ces vieilles cassettes dans tes tiroirs, tous ces albums que tu possédais, ça m’a donné l’idée de ton cadeau. J’ai rencontré le type, il m’a convaincue de le laisser réaliser le fameux film de ta vie, à partir des éléments que je lui fournirais : tes cassettes huit millimètres, les photos de tes albums, mais aussi des témoignages audio, papier ou vidéo que j’ai pu récupérer de tes anciennes connaissances. La fameuse photo du 36 fait partie du matériel que je lui ai mis entre les mains. Il a tout, Franck. Tout sur toi et ton passé.

Le commissaire sentit ses tempes pulser. Il se redressa brusquement, sur le qui-vive.

— T’as son nom et son adresse ?

— Bien sûr. Rémi Ferney. On avait toujours rendez-vous dans un café du 20e arrondissement. Je crois que c’est dans ce coin-là qu’il habite.

Au bord de la crise de nerfs, Sharko jeta un billet sur la table. Le 20e, ça pouvait coïncider avec ses différentes hypothèses concernant l’endroit où vivait le tueur.

— On dégage. Tu ne dis surtout rien à Bellanger.

Lucie se redressa à son tour, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce que tu veux faire ? Y aller seul ?

Le commissaire ne répondit pas. Lucie l’attrapa par la manche et l’emmena à l’écart.

— Tu veux le tuer, c’est ça ? Et après ? As-tu pensé une seule seconde aux conséquences de ton acte ? À ce que je deviendrais sans toi ?

Le commissaire détourna la tête. Son corps n’était plus qu’un gros nœud douloureux. Les voix, les grondements lointains des réacteurs, les annonces au micro : tout bourdonnait.

— Regarde-moi, Franck. Et dis-moi que t’es prêt à tout foutre en l’air pour une histoire de vengeance.

Sharko fixait toujours le sol, les poings serrés. Il redressa lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Lucie.

— J’ai déjà tué des salauds de son espèce, Lucie. Et bien plus que tu ne peux l’imaginer. T’as lu ça aussi, dans mon passé ?

55

— On sait de qui il s’agit.

Sharko et Lucie venaient d’entrer dans le bureau de Basquez. Le capitaine de police leva les yeux de sa paperasse et considéra ses interlocuteurs quelques secondes, avant de tourner la tête vers Lucie :

— Tu ne crois pas que t’as des explications à donner, au lieu de débarquer ici la bouche en cœur ? Raconte d’abord, pour tes empreintes chez Gloria Nowick.

— C’est déjà fait.

— Oui, mais pas à moi.

Sharko resta en retrait, le regard sombre. Il regrettait encore de s’être laissé convaincre par Lucie mais se dit finalement que c’était peut-être la meilleure solution.

— Pour faire simple, j’ai interrogé toutes les anciennes connaissances de Franck, parce que je voulais lui faire une surprise pour Noël, et Gloria en faisait partie. Je rentre d’Albuquerque, et je découvre cette histoire hallucinante qu’il m’a cachée pendant plus d’une semaine.

— À nous aussi, si ça peut te rassurer.

Elle considéra Sharko avec un air de reproche, puis revint à Basquez.

— Sauf que moi, j’ai vraiment l’impression d’être le dindon de la farce. Bref… Bien contre mon gré, c’est sans doute moi qui ai orienté l’assassin vers Gloria Nowick. Parce que, cet assassin, c’est un type que j’ai engagé il y a deux mois pour fabriquer la surprise, censée être un mélange de film et de reportage. Ce mec est au courant de toute la vie de Franck, par photos et entretiens interposés. Il s’appelle Rémi Ferney.

Immédiatement, Basquez décrocha son téléphone et demanda une recherche d’adresse. Sharko restait dans son coin, muet. Il n’avait qu’une envie : aller loger une balle entre les deux yeux de cet enfoiré.

Basquez revint vers les deux flics.

— On va voir. Mais ça ne colle pas vraiment avec les conclusions de Franck. Selon lui, l’assassin de Gloria Nowick est aussi l’assassin de Frédéric Hurault. Et ça, ça s’est passé il y a un an et demi. Tu ne connaissais pas encore Ferney, si je ne m’abuse ?

— Ferney sait où Franck habite, il a dû nous surveiller, fouiller les poubelles, peut-être même entrer chez lui, d’après ce que m’a raconté Franck. Il a dû faire un tas de tentatives pour s’approcher de moi sans que je m’en rende compte. La pub sur mon pare-brise a été la bonne porte d’entrée. Mais si ça avait échoué, il aurait probablement essayé autre chose…

Basquez réfléchit quelques secondes. Il décrocha de nouveau son téléphone.

— Vous l’avez ? demanda-t-il.

Il nota quelque chose, raccrocha et se leva.

— Je passe un coup de fil au substitut. Dès qu’on a le feu vert, on fonce.

56

Quartier de Belleville.

Ses vieux immeubles en travaux, ses places, sa population grouillante, à l’assaut des cadeaux de dernière minute. Sharko collait Basquez au train, les mains crispées sur le volant. Lucie l’observait de travers, inquiète. En quelques jours, il avait encore maigri et ne fonctionnait plus que sur les nerfs.

À quel genre de couple ressemblaient-ils, tous les deux ? Jusqu’à quel point ces morbides enquêtes les engloutiraient-elles ? Lucie se dit que seul un enfant pourrait rééquilibrer la balance. Les contraindre à lever le pied, et à réapprendre à vivre. Dès que tout cela serait terminé, elle prendrait le temps de se poser un peu. Il le faudrait.

Sharko la coupa dans ses pensées.

— Tu n’aurais pas dû faire une chose pareille, fit-il. Fouiller mon passé.

Lucie fixait son arme entre ses jambes, qu’elle tournait doucement dans un sens, puis dans l’autre.

— Il n’y a pas que sur toi que j’ai appris des choses, mais sur moi aussi. Je crois que, plonger dans ton passé, c’était aussi une bonne raison pour plonger dans le mien. Ça m’a permis de me sentir un peu mieux.

— Il faudra qu’on parle de tout ça sérieusement, un de ces jours.

— Et de ce que tu m’as dit à l’aéroport.

Ils arrivaient déjà à destination. Basquez se gara en double file, les warnings allumés, et quatre hommes sortirent du véhicule en courant. Sharko rangea sa Renault juste derrière.

Basquez traversa la rue et se planta devant un interphone. Il sonna à un numéro au hasard, se fit ouvrir et poussa la porte cochère.

D’après les renseignements, Rémi Ferney habitait un loft au fond d’une cour pavée, entre deux immeubles. L’endroit était déjà sombre, la neige s’était accumulée en une épaisse croûte, traversée de nombreuses traces de pas. La plupart d’entre elles allaient et venaient en direction du loft.

Les silhouettes armées et habillées d’un gilet pare-balles glissèrent rapidement le long des murs, jusqu’à atteindre la porte. Il n’y eut pas de sommation. L’un des hommes balança deux coups de minibélier au niveau de la serrure et les policiers investirent les lieux, le flingue braqué.

L’endroit était fait d’une pièce unique, gigantesque. Partout, sur les murs, de grandes photos, magnifiques : des portraits, des paysages, les résumés visuels de voyages à l’étranger. Une grande verrière distribuait de la lumière sur une serre et du matériel photo. Au fond, un écran géant de télévision était allumé. Basquez, qui était entré le premier, aperçut une tête dans la banquette. Une personne de dos, dont on ne voyait que le crâne coiffé d’une casquette. Avec ses coéquipiers, il se rua dans cette direction.

— Bouge pas !

Sharko et Lucie suivaient, tendus. Le commissaire traversait l’endroit comme une flèche.

Puis il eut très vite la sensation que quelque chose clochait.

L’individu installé dans son fauteuil, braqué par six flingues, ne bougeait pas.

À mesure que les flics avançaient, ils perçurent l’odeur bien caractéristique de l’ammoniac. Celle des chairs en état de putréfaction avancée.

Franck Sharko passa de la course à la marche. Il vit le visage des collègues se froisser, les armes glisser lentement le long des cuisses. Les regards se croisèrent, hagards.

L’individu à la casquette avait un beau sourire pourpre juste sous le menton.

Égorgé.

Entre ses mains inertes posées sur ses cuisses, une ardoise, sur laquelle était écrit, à la craie :

« Df6+. Bientôt échec et mat. »

Lucie se planta face au macchabée. Elle considéra Basquez dans un soupir, puis Sharko.

— C’est bien Rémi Ferney. C’est l’artiste que j’ai rencontré et embauché. Merde, je n’y comprends rien.

— Et il n’est pas mort d’hier, ajouta Basquez. Je dirais une bonne semaine.

En une fraction de seconde, Sharko comprit : le délire du tueur, au magasin de bateaux, avait été sans doute simulé, afin de marquer les esprits des vendeurs. Il devait savoir que les flics remonteraient tôt ou tard la piste de la barque. Alors, il avait laissé un message.

Un message que seul Sharko serait capable de comprendre.

Baisé jusqu’à l’os.

Basquez ragea, les yeux braqués vers l’ardoise.

— L’enfoiré !

Dans une large inspiration, il essaya de retrouver son calme et sortit son portable de sa poche.

— On ne touche à rien et on dégage d’ici. S’il y a le moindre fragment d’ADN que l’assassin a laissé derrière lui, je veux qu’on soit capable de le retrouver. Allez.

Les hommes se rendirent dans la cour, deux d’entre eux sortirent des cigarettes. Lucie croisa les bras, frigorifiée. Elle prenait la brusque mesure du danger qui pesait sur leurs épaules, à Sharko et elle.

— Ferney était un vrai artiste, fit-elle, et la pub sur mon pare-brise une vraie pub. L’assassin l’a laissé tranquillement œuvrer, avant de l’éliminer et de récupérer tout son travail.

Elle considéra son homme, il avait l’air assommé et s’était posé contre un mur, les bras ballants. Elle s’approcha et le serra contre lui.

— On finira bien par l’avoir.

— Ou alors, c’est lui qui nous aura.

Il semblait désespéré. Lucie l’avait rarement vu dans cet état-là, lui qui n’abandonnait d’ordinaire jamais. Les multiples rencontres qu’elle avait faites pour sa surprise de Noël en témoignaient.

Sharko se ressaisit, puis planta son visage à dix centimètres de celui de Lucie.

— Je ne veux plus qu’on reste dans mon appartement. Pas après ce qui vient encore de se passer aujourd’hui. On va dormir à l’hôtel.

57

Le geste avait quelque chose de douloureux : Franck Sharko, en train de remplir sa valise. Franck Sharko, contraint de fuir son propre appartement, comme un voleur.

Lucie le regardait faire, sans prononcer le moindre mot. Quelque part, elle se savait responsable de ce départ, elle savait qu’il agissait ainsi pour la protéger. Elle imaginait sa souffrance, cette grande tempête noire qui devait gronder dans son crâne de vieux flic cabossé.

En cette fin d’après-midi, ce 22 décembre, Sharko était persuadé que le tueur lancerait son dernier coup pour Noël.

La renaissance de l’Ange rouge, être immonde qui ne pourrait déployer ses ailes qu’après avoir éliminé le responsable de sa déchéance.

— On va le baiser, marmonna-t-il en allant et venant, on va le piéger à son propre jeu.

Il se dirigea vers la fenêtre et écarta le rideau de l’index.

— Tu es là, quelque part. Regarde-moi bien. Je vais te baiser.

Il n’était pas dans son état normal, estima Lucie. Alors qu’il revenait vers le lit, elle s’interposa et le serra dans ses bras. Puis lui caressa le dos affectueusement.

— Il ne nous détruira pas. À deux, on est plus forts que lui.

— Il ne nous détruira pas, répéta Sharko, comme en hypnose.

Ils restèrent là, sans plus parler, juste à se caresser, comme deux amants vivant un amour interdit. Un amour maudit. L’instant était bon et douloureux, car il ne pouvait pas durer.

Juste une étincelle dans les ténèbres.

Il fallait filer d’ici, à présent. Disparaître. Sharko se détacha de sa compagne et retourna vers le dressing. Il en sortit de nouvelles affaires. De gros pulls, des chemises, des tee-shirts en coton. Aucun costume ni vêtement de parade, cette fois.

— Fais comme moi, dit-il. Prends des vêtements chauds, de rechange, tout ce qu’il faut pour tenir trois ou quatre jours dans le froid.

Lucie resta figée.

— On ne peut pas partir comme ça, on ne peut pas abandonner l’enquête. Tous ces enfants, Franck, ils…

Sharko lui agrippa les deux épaules et la regarda dans les yeux.

— On n’abandonne pas l’enquête ni ces enfants, au contraire. Fais-moi confiance.

Il la laissa plantée là et disparut dans le séjour avec sa valise, refermée à la va-vite. Lucie s’exécuta, même si elle avait du mal à comprendre. Pour le moment, elle n’avait plus qu’une vision parcellaire de leur enquête, ses collègues n’avaient pas encore pris le temps de la mettre à niveau. Lorsqu’elle rejoignit le commissaire, il était devant l’entrée.

— On y va, fit-il, toujours aussi mystérieux.

Lucie s’arrêta devant le sapin de Noël.

— C’est si triste, un sapin sans cadeaux.

Sharko l’attrapa par la main, il préférait ne plus traîner ici.

— Allez, viens.

Il avait commandé un taxi, lui demandant de se rendre dans le parking souterrain, afin de pouvoir charger les bagages sans être vus. Une fois dans le véhicule, plongé dans le bruit rassurant de la circulation, le commissaire se livra un peu plus. Il pria le chauffeur d’augmenter le son de la musique et parla à sa compagne à voix basse :

— On est face à un chasseur de la pire espèce, Lucie. Un chasseur qui tend ses filets autour de ses proies bien trop rapidement pour qu’on ait le temps de le coincer. Ce fichu temps joue contre nous. L’échéance, c’est Noël ou le réveillon, c’est désormais évident. Le chasseur a tout bâti en fonction de ce moment, c’est son point d’orgue, l’objet suprême de sa mécanique sordide. Des semaines, des mois peut-être de préparation, d’élaboration, pour en arriver à cet échec et mat. Le roi noir, c’est moi. Il m’a pris dans son jeu, il m’a ferré. Il s’attend à ce que je sois là lorsque résonnera l’ultimatum. Parce que, dans sa tête, il est inconcevable que ce soit autrement, tu comprends ?

— Simplement parce que tu n’as jamais rien lâché, et il le sait. Il le sait comme moi je le sais.

— Exactement. Alors, imagine ce qui va se passer, lorsqu’il se rendra compte que le roi noir ne répond pas et a disparu. Qu’il manque à l’échiquier.

— Il risque de ne plus pouvoir se contrôler. Il va devenir dingue.

— Oui. Et il commettra peut-être une erreur.

Sharko regardait régulièrement vers l’arrière. Une fois que le taxi fut engagé sur le périphérique, il était bel et bien assuré qu’on ne le suivait pas. Les airs de rock crachés par l’autoradio lui firent du bien. Il devait se détendre un peu, essayer de respirer calmement. Lucie était là, enfin à ses côtés, et en sécurité. C’était le plus important.

Il la considéra avec un petit sourire.

— Ma pauvre. Tu rentres du Nouveau-Mexique, et tu n’as même pas pu te poser cinq minutes. J’ai vu que tu boitillais encore un peu.

— Ça va.

— Dans ce cas, parle-moi comme si tout allait bien. Raconte-moi ton voyage en Amérique. C’est beau, là-bas ? Tu crois qu’on pourrait y voyager, un de ces jours ?

— Franck, ce n’est peut-être pas le moment de…

— Je veux cet enfant, Lucie. Je le veux plus que tout au monde.

Il avait lâché ça, d’un coup, laissant sa partenaire sans voix. D’ordinaire, c’était toujours elle qui embrayait sur le sujet, et Sharko se contentait d’écouter, d’acquiescer quand il fallait, souvent trop poliment, sans vraiment d’entrain. Mais là, c’était différent. Ce qui se passait autour de lui était en train de le transformer. Physiquement, moralement. Sharko se tourna vers la fenêtre, interdisant toute réplique. Parce que, peut-être à ce moment exact, il se sentait soulagé. Lucie posa alors sa tête contre la vitre, de l’autre côté, et regarda le paysage défiler.

Où ce taxi les emmenait-il ?

Il était 18 h 30 quand le véhicule se rangea devant une école maternelle, à Ivry-sur-Seine. Sharko demanda au chauffeur de les attendre et sortit rapidement, Lucie suivit. Ils débarquèrent dans une salle municipale. La flic observa les affiches, les photos, les slogans : elle se trouvait dans les locaux de l’association Solidarité Tchernobyl. Devant elle, Sharko faisait des signes à un type aux cheveux longs. L’homme était assis à une table, en train de discuter avec d’autres personnes. Il s’excusa auprès d’eux et s’approcha des deux flics.

— Désolé, nous sommes en réunion et…

— Nous n’en avons que pour quelques minutes, le coupa Sharko. Voici ma collègue, Lucie Henebelle.

Lambroise hocha poliment la tête, les emmena un peu à l’écart et revint vers Sharko.

— En quoi puis-je vous aider ?

— Emmenez-nous en Ukraine.

— En Ukraine ?

— Oui. Pour parcourir ces villages proches de Tchernobyl, jusqu’à ce que quelqu’un reconnaisse notre enfant disparu et nous explique ce qui s’est réellement passé.

Lucie reçut un choc dans le ventre, mais essaya de garder sa contenance. Tchernobyl…

Sharko poursuivit :

— L’un de vos traducteurs peut-il nous y accompagner et nous guider ? Nous prendrons l’avion puis louerons une voiture. Il faudra juste reproduire précisément les étapes du bus et nous aider avec la langue. Cela peut aller très vite. Évidemment, nous prenons tout en charge.

Le directeur de l’association secoua la tête.

— Nous n’avons qu’un traducteur, et il est très sollicité en ce moment. C’est…

Sharko sortit une photo qu’il avait pris soin d’emporter avec lui et la lui tendit. Cliché de scène de crime, jamais agréable à regarder. Le visage de Lambroise se crispa.

— Ce pauvre gamin, on l’a retrouvé noyé dans un lac, fit le flic. À l’heure qu’il est, ce petit Ukrainien pourrit dans une housse noire, au fond d’un tiroir de morgue. Puis il y a ça aussi.

Il lui montra les clichés d’un môme sur la table d’opération, avec sa cicatrice ventrale, conscient qu’il allait peut-être trop loin. Mais peu importait.

Le responsable de l’association reçut un choc. Il resta un moment sans réaction, avant de redresser son regard sombre vers ses interlocuteurs :

— Très bien. Vous n’aurez besoin que d’un passeport et d’une réservation éventuelle d’hôtel pour aller là-bas. Quand souhaitez-vous partir ?

— Le plus tôt possible. Demain.

Il se tourna vers le groupe.

— Wladimir ? Tu peux venir voir ?

Un petit bonhomme à la chevelure blanche se leva. Il n’était pas plus épais qu’une feuille de riz et avait le visage parfaitement lisse, comme modelé à la cire. Ses sourcils avaient disparu. Un âge impossible à définir : trente, peut-être trente-cinq ans. Lambroise rendit les photos à Sharko et murmura :

— Il est ukrainien. Un enfant de Tchernobyl, lui aussi. Un enfant qui a eu la chance de grandir.

Tandis que Sharko rangeait ses photos, le directeur retrouva son sourire et fit les présentations.

— Voici Wladimir Ermakov, c’est lui qui vous emmènera là-bas.

Il expliqua brièvement la situation au jeune Ukrainien, qui acquiesça sans poser de questions. Puis Wladimir salua de nouveau les deux policiers, avant de retourner s’asseoir.

— Il connaît la région comme sa poche, confia Lambroise en raccompagnant les policiers vers la sortie. Il saura vous conduire exactement où vous voulez aller.

— Merci, répliqua Sharko avec sincérité.

— Ne me remerciez pas. La région de Tchernobyl, c’est l’enfer sur Terre, il faut le voir pour le croire. Soyez-en sûr, cet endroit maudit vous marquera jusqu’à la fin de vos jours.

58

Une fois dehors, Sharko prit une large inspiration, les mains dans les poches de son blouson. Aussi curieux que cela puisse paraître, il se sentait presque soulagé de quitter la capitale, même pour se rendre dans l’un des lieux les plus effroyables de la planète.

— Faut vraiment que tu m’expliques tout, là, fit Lucie. J’ai l’impression d’être larguée.

Sharko se remit en marche.

— Je te raconterai tranquillement à l’hôtel. Je passe un coup de fil à Bellanger, pour le prévenir. Quand je suis venu ici avec lui, ce matin, j’ai lu dans ses yeux que l’idée d’envoyer quelqu’un là-bas lui avait traversé l’esprit.

Après son appel fructueux — Bellanger avait immédiatement accepté —, Sharko avait décidé de retourner en plein cœur de Paris. Le taxi les déposa devant un bel hôtel trois étoiles à proximité de la place de la Bastille. Pour une fois, Sharko appréciait la présence du monde, des touristes, toutes ces voix joyeuses qui s’élevaient dans les airs. C’était tellement rassurant de savoir que là, tous les deux, ils ne craignaient plus rien.

Le tueur, s’il guettait leur retour à l’appartement, n’allait pas tarder à se morfondre et à se poser de sérieuses questions.

Après avoir déposé leurs valises, ils dînèrent au restaurant de l’établissement. Sharko avait demandé une table dans un coin calme. Il remit enfin Lucie à niveau dans leur enquête, expliquant les découvertes chez Scheffer — les animaux dans les aquariums, l’aventure amoureuse avec Valérie Duprès —, le rôle de sa fondation, les transports des enfants ukrainiens dans les familles françaises. Il parla du césium qui envahissait l’organisme, des petits malades pris en charge dans le service de médecine nucléaire.

Puis il en tira clairement les conclusions qui s’imposaient.

— Scheffer choisit lui-même les groupes de gamins qui vont venir en France à l’aide de cartes météo de l’époque de la catastrophe. Ces gamins ukrainiens, il les étudie un à un en France, par l’intermédiaire de son service de médecine nucléaire. Quand on a les photos de ces enfants allongés sur des tables d’opération entre les mains, on ne peut s’empêcher de penser que Scheffer utilise son association à d’autres fins. Des fins en rapport avec le taux de contamination au césium 137…

— Il y a forcément une relation avec le manuscrit aussi. Césium égale radioactivité, et radioactivité égale Albert Einstein ou Marie Curie. Tout doit découler des découvertes issues de ces maudits écrits.

— Ça ne fait plus aucun doute. Ce qui est certain et concret, c’est que Scheffer fait venir les enfants contaminés, réalise des mesures dans un service de médecine nucléaire et les renvoie dans leur pays. Les collègues sont en train de voir si des enfants de l’association, venus les années précédentes, ont disparu.

Il laissa le serveur poser leurs assiettes chaudes sur la table, puis reprit doucement :

— J’ai la certitude que l’association est une solution alternative à la fermeture du centre de diagnostic à Kursk en 2003, afin que Scheffer puisse continuer ses activités secrètes. Il y a huit ans, il était personnellement sur place pour faire ses consultations et mener à bien ses sombres ambitions. Il n’avait pas besoin de faire de si lourds transferts entre ces pays et la France.

Lucie planta sa fourchette dans une noix de Saint-Jacques. Ça semblait très appétissant mais, pour une fois, elle n’avait pas faim.

— Tu parles d’un centre de diagnostic datant d’il y a huit ans. Tu veux dire que toutes ces horreurs sur les enfants existeraient depuis…

— Depuis 1998, la création de la fondation. J’en ai bien peur, oui. Rappelle-toi l’une des photos : elle avait été prise avec un appareil argentique et développée sur un papier qui n’est plus en circulation depuis 2004. Cette fondation est l’arbre qui cache la forêt, j’en suis quasiment certain.

Sharko écrasa son index sur la table.

— Le chasseur qui s’acharne sur moi est un malade, un psychopathe, mais il n’est rien à côté de types comme Scheffer. Ces gens-là évoluent dans une autre dimension du mal, dans l’unique but de servir leurs sombres convictions. Tu sais comme moi jusqu’où ils sont capables d’aller. Et ce qu’ils feront pour ne pas se faire prendre.

Oui, elle savait. Ils en avaient déjà rencontré, par le passé : des monstres au-delà des normes, intelligents, capables de tuer en masse sans avoir le moindre remords. Tout cela au service d’une cause que seul leur cerveau malade pouvait comprendre. Elle avala une noix de Saint-Jacques à contrecœur.

— On ne retrouvera jamais Valérie Duprès, souffla-t-elle, le visage triste.

— On ne doit pas perdre espoir.

— Dis, Franck, Tchernobyl…

— Oui ?

— Si je suis enceinte, tu ne crois pas que ça pourrait être dangereux pour…

— On fera attention.

— Et comment tu veux faire attention face à la radioactivité ?

— On n’entrera pas dans la zone interdite, on ne mangera pas leurs produits, on ne boira pas leur eau. On ne sera que de passage, ne l’oublie pas.

Sharko avala son risotto de Saint-Jacques en silence. Tous les deux, au fond, pensaient à ces ombres malfaisantes qui évoluaient tranquillement dans les strates d’une société aveugle. Un étau de mort les comprimait et les forçait à avancer, à s’enfoncer sur un chemin obscur, aux deux issues bouchées.

Derrière, le tueur.

Et, devant, la folie humaine.

Il était aux alentours de 22 heures quand ils remontèrent dans leur chambre.

Dehors, il neigeait. Pour les familles, Noël aurait quelque chose de féerique, cette année.

Ils firent l’amour avec l’envie de croire que, un jour, le soleil se lèverait enfin dans un coin du ciel et qu’il leur réchaufferait le cœur pour longtemps.

Ces deux cœurs qui, ce soir, étaient aussi froids que la pierre.

59

À 8 heures du matin, le lendemain, Sharko avait reçu un SMS de Bellanger.

« RDV en biologie. Avons identifié animal aquarium. Venez dès que possible. »

Le quai de l’Horloge, encore. Et ses laboratoires de police scientifique. Lieu stratégique où transitaient les prélèvements, les preuves matérielles, les indices, dans un but d’identification ou d’aide aux enquêtes criminelles. Aujourd’hui, la police française, c’était cela : un mélange de techniques toujours plus performantes et d’instincts, un curieux territoire où la pipette côtoyait le pistolet. Certains craignaient que, bientôt, la plupart des flics se retrouvent derrière un ordinateur, à fouiller dans les fichiers plutôt qu’à racler le pavé.

D’un côté, il resterait quelques Sharko et Henebelle.

Et, de l’autre, il y aurait les armées de Robillard.

Depuis Bastille, les deux policiers étaient arrivés par le métro à Châtelet et, mêlés à la foule, avaient traversé le Pont-Neuf rapidement, avant de disparaître le long du quai enneigé.

Après identification à l’accueil, ils grimpèrent à l’étage de la biologie, divisé en quelques pièces dont la plupart étaient réservées à l’ADN : recherche à l’aide de loupes, découpage de vêtements, de draps, prélèvements, analyses, résultats. Une chaîne implacable qui, avec parfois de la chance, menait directement au meurtrier.

Leur chef de groupe se trouvait aux côtés d’un technicien du nom de Mickaël Langlois. Les deux hommes se tenaient autour de l’un des aquariums de Léo Scheffer. Sur une paillasse carrelée, dans une petite coupelle transparente, deux animaux s’agitaient mollement dans un fond d’eau.

Après qu’ils se furent tous salués, Mickaël Langlois entra dans le vif du sujet :

— Ces êtres vivants un peu bizarroïdes sont des hydres. Il s’agit de petits animaux d’eau douce, de l’embranchement des cnidaires dans lequel on trouve les méduses, les coraux ou les anémones.

Lucie s’approcha au plus près, les sourcils froncés. Elle n’avait jamais vu ni entendu parler de cet animal. Elle songea immédiatement au monstre légendaire, l’hydre de Lerne, dont les têtes se régénéraient chaque fois qu’elles étaient tranchées. Ces minuscules organismes, à la couleur blanchâtre, lui ressemblaient, avec leurs sept ou huit filaments qui s’agitaient comme des cheveux de Gorgone.

— Et c’est rare ?

— Pas vraiment, non. Elles sont assez nombreuses dans les eaux sauvages et stagnantes, on les déniche principalement sous les nénuphars. Mais elles sont très difficiles à repérer parce que, dès qu’on les sort de l’eau, elles s’aplatissent et sont complètement immobiles.

Mickaël Langlois s’empara d’un scalpel.

— Regardez bien.

Il approcha la lame d’une hydre et la coupa en deux. La partie haute contenait la tête et les tentacules, tandis que la basse le tronc et le pied. Les deux morceaux continuaient à s’agiter, comme si de rien n’était.

— D’ici à demain, deux hydres se seront complètement régénérées, à partir de ces deux morceaux. C’est l’une des particularités extraordinaires de cet animal : que vous coupiez un tentacule, un morceau de tronc, ou n’importe quelle autre partie, cela finira par redonner une hydre complète, avec une bouche, de nouveaux tentacules, une tête. J’ai fait l’expérience hier soir. Les deux hydres que vous voyez dans la coupelle proviennent du même individu, celui de droite. Celui de gauche va grossir et finira par avoir la même taille que son voisin. Génétiquement, ils ont exactement le même ADN. Ce sont des clones.

Sharko resta subjugué devant ce curieux spectacle de la nature. Il avait déjà entendu une chose pareille avec la queue des lézards ou le bras des étoiles de mer, mais jamais une reconstruction intégrale à partir d’un morceau quelconque.

— C’est incroyable, comment ça fonctionne ?

— Le processus complet reste encore bien mystérieux, mais disons que ses premiers secrets commencent à être percés. Tous les êtres vivants sont programmés pour vieillir, puis mourir, cela fait partie de l’évolution et du juste équilibre des espèces. Profondément ancré dans nos gènes, il y a un phénomène que l’on appelle l’apoptose, ou le « suicide cellulaire ». Les cellules sont programmées pour mourir. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’apoptose est nécessaire à la survie de notre espèce. Sur le temps d’une vie, les différents programmes génétiques accroissent la mort des cellules et freinent leur régénération. C’est ce qui crée la vieillesse, puis la mort.

De la pointe de son scalpel, il stimula délicatement la moitié supérieure de l’hydre. Les tentacules se replièrent comme une feuille de papier qu’on brûle.

— Lorsqu’on coupe une hydre, les deux parties commencent par mourir. Mais chez cet animal, l’apoptose qui se déclenche stimule la prolifération de cellules voisines de reconstruction. D’une façon que nous ne comprenons pas encore, la vie prend alors le dessus sur la mort. Et l’animal renaît, en quelque sorte.

La mort des cellules, la renaissance… Lucie songeait aux propos du spécialiste en cardioplégie froide, au sujet de la mort somatique puis cellulaire. Ces différentes strates de dégradation, qui menaient à un point de non-retour. Elle essaya d’assembler les pièces du puzzle, persuadée que toute leur histoire tournait autour de ce combat contre la mort. Elle se raccrocha aux photos des gamins sur la table d’opération et demanda :

— Les mômes étaient tatoués d’une hydre. Ou plutôt, d’un symbole qui représentait une hydre. Si on devait prendre l’hydre pour symbole d’une cause quelconque, d’un combat ou d’une croyance, qu’est-ce qu’elle représenterait le plus ? La renaissance ? La régénérescence ? Le clonage ?

— L’immortalité, répondit le spécialiste du tac au tac. Le pouvoir de traverser les époques dans un même corps, sans vieillir. C’est pour cela qu’elle intéresse tant les chercheurs. Oui, on la considère aujourd’hui comme le mythe vivant de l’immortalité.

Les flics se regardèrent. Sharko se rappela cette fresque du serpent qui se mord la queue, dans la salle de bains de Scheffer : Ouroboros, l’un des symboles de l’immortalité. Et toutes ces horloges, ces pendules, accrochées au mur de sa maison, et même le sablier géant : le rappel du temps qui passe, et qui nous rapproche inéluctablement de la mort.

Bellanger allait et venait, une main au menton.

— Ce n’était peut-être pas un trucage, fit-il pour lui-même.

Il leva un regard sombre vers ses subordonnés et clarifia sa pensée :

— Ces deux photos du même môme, qui ont six ou sept ans d’écart, ne représentent peut-être que la réalité. Celle d’un gamin qui, comme une hydre, n’aurait pas vieilli.

Tous se rendaient compte à quel point leur conversation paraissait démente et, pourtant, les faits étaient là, incompréhensibles. Quels secrets avait découverts Dassonville au point de renier Dieu et d’éliminer ses frères de cœur ? Qu’est-ce qui avait pu précipiter Scheffer en dehors des États-Unis et le pousser à mettre en place toute une organisation pour approcher des enfants d’Ukraine ?

Sharko secouait la tête, il ne voulait pas y croire. L’immortalité n’était qu’une chimère, elle n’existait pas, elle n’existerait jamais chez l’homme. Que dissimulait ce fichu manuscrit ?

— Visuellement, j’ai constaté que les hydres dans les aquariums les plus à droite semblaient beaucoup moins vigoureuses, comme si… elles étaient mourantes, fit le spécialiste. J’ai envoyé les tissus des différentes hydres à un laboratoire de biologie cellulaire. J’ai aussi réalisé des prélèvements d’eau. En tout cas, j’espère qu’ils auront des choses à nous raconter d’ici un à deux jours. Cette histoire m’intrigue tout autant que vous.

— Et pour le contenu du congélateur ?

— C’est en analyse.

Un téléphone sonna. Celui de Bellanger.

Lucie restait là, immobile, face à la partie basse de l’hydre, qui bourgeonnait déjà comme une plante au printemps. Un petit organisme plein de vie, qui ne voulait surtout pas mourir.

Parce qu’il n’y avait rien de pire que la mort. Et pas seulement quand elle vous frappait, mais aussi quand vous y surviviez.

Lucie avait survécu à la mort de ses jumelles.

Et la vie le lui rappelait cruellement chaque jour.

60

Les lieutenants Robillard et Levallois avaient de nouvelles informations à transmettre. Aussi, dès son retour au 36, Nicolas Bellanger organisa une réunion avec ses quatre subordonnés. Il ferma la porte qui donnait sur leur open space, tandis que Lucie arrivait avec des cafés pour tout le monde.

Il fallait allumer la lumière, tant il faisait sombre avec ces lourds nuages qui chargeaient le ciel. Les visages des cinq flics étaient tous marqués par la fatigue et les longues journées qu’ils venaient de vivre. Robillard aurait dû être auprès de sa famille depuis la veille, mais il était encore là, à racler les fonds de tiroirs, malgré les scènes de ménage et les « T’es où, papa ? ». Sharko venait de passer par le bureau de Basquez, qui n’avait toujours pas de piste probante au sujet du tueur de Gloria. Le capitaine de police avait finalement écouté le commissaire et avait mis une voiture en planque devant la résidence de L’Haÿ-les-Roses.

Quant à Lucie, elle détenait à présent leurs billets électroniques pour l’Ukraine, ainsi que la réservation à l’hôtel Sherbone, à Kiev. L’avion décollait en direction de la capitale ukrainienne à 18 h 02. Le bureau des missions se chargeait d’organiser au mieux leur périple avec la collaboration de Wladimir Ermakov, le guide traducteur de l’association.

Dire que le lendemain au soir, c’était le réveillon…

Un réveillon pas comme les autres, parce qu’il se ferait à la lueur d’un réacteur nucléaire qui avait tué des millions de gens. Il y avait mieux, comme voyage d’hiver.

Le lieutenant Levallois but une gorgée de café et attaqua :

— Alors, j’ai eu le retour concernant les organismes de santé spécialisés dans la contamination radioactive. Le gamin présentait un taux de césium 137 de 1 400 becquerels par kilo.

— 1 400, répéta Sharko. C’est le nombre inscrit sur son tatouage. Il est marqué avec le taux de césium qu’il a dans le corps. Ça confirme bien que toute notre histoire a rapport avec cette cochonnerie.

Levallois poursuivit ses explications :

— Le becquerel est une unité de mesure radioactive. Pour vous donner une idée de ce taux, si le gamin pèse trente kilos, cela veut dire qu’il y a plus de quarante mille particules d’énergie émises par son corps chaque seconde.

Quarante mille. Chacun tenta d’estimer en silence ce que cela pouvait représenter.

— Et, même mort, ça continuera à émettre. Son squelette continuera à balancer de la radioactivité, dans dix, vingt ans. Et à supposer qu’on l’incinère, alors chaque milligramme de cendre, répandu au gré du vent, pulserait comme la lumière d’un phare. Toujours, toujours.

Lucie serra les lèvres. Le réacteur de Tchernobyl avait explosé vingt-six ans plus tôt, mais son spectre était en chacun de ces enfants. Levallois continua :

— Il faut savoir que, au-delà de 20 becquerels par kilo, la santé commence à être mise en danger sur le long terme. Les organismes de santé ont confirmé ce que nous savions déjà : ces taux de contamination ne peuvent que provenir des endroits fortement touchés par le nuage radioactif, là où il y a eu des précipitations. Ils ont d’ailleurs été très précis. Et devinez ce qu’ils ont utilisé ? Des cartes établies par la Fondation des Oubliés de Tchernobyl.

La fondation, encore. Le lieutenant tendit une feuille de format A4 à Bellanger.

— Voici une carte qu’ils m’ont envoyée par mail, créée à partir des conditions météo de l’après-catastrophe. Là où il y a les taches les plus sombres, ce sont les endroits où il y a une probabilité plus forte de césium dans le sol. Mais, comme vous voyez, c’est vaste. Les plus grosses taches sombres s’étendent sur la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine.

Il tendit l’index sur un point particulier de la carte.

— Cependant, on a une tache très sombre ici, à l’ouest de la centrale nucléaire. Là où le bus de l’association est passé pour prendre les enfants. On a donc la confirmation que c’est dans ce périmètre que notre gamin de l’hôpital est monté dans les soutes.

Lucie fixa le morceau de carte avec attention, elle avait en face d’elle l’expression du néant. D’interminables espaces vierges, désertés, et quelques points de vie qui persistaient, au milieu des ténèbres. De gros cercles sombres indiquaient les taux hallucinants de contamination au césium 137, semblables à des taches cancéreuses sur un poumon. Ils n’étaient, en définitive, que le souvenir de la situation météorologique post-26 avril 1986 et de ses terribles pluies mortifères. La flic en frissonna. Comment des gens pouvaient-ils encore habiter au cœur de la radioactivité ?

— Et c’est sans doute là-bas que Valérie Duprès s’est rendue, fit-elle. Et qu’elle a disparu.

Sa remarque laissa un blanc. Chacun avala une gorgée de café, qui laissa un goût amer sur les langues. Sharko rompit le silence le premier.

— Tu as pu jeter un œil aux classeurs fournis par le directeur de l’association ? Notre gamin ou ceux sur les tables d’opération en faisaient-ils partie ?

— Non. Aucun.

— Et vous avez pu creuser un peu sur la fondation de Scheffer ?

Robillard acquiesça.

— C’est propre et transparent, de prime abord. D’après ce que j’ai pu récolter sur le Net, une centaine de gros donateurs du monde entier apportent des fonds, principalement pour financer les centres de diagnostic et les bureaux au Niger. Des employés de la fondation œuvrent sur le terrain en collaboration avec Greenpeace ou d’autres ONG réputées. On ignore les montants de ces investissements extérieurs, mais, vu la clientèle, ce doit être important : riches hommes d’affaires, chefs de grosses entreprises ou de multinationales, le tout-venant de l’étranger, principalement des États-Unis. Même Tom Buffett, le multimilliardaire du Texas qui s’est payé un voyage dans l’espace l’année dernière, fait partie des donateurs. J’ai branché la brigade financière sur le coup, parce que ça va être compliqué de mettre le nez là-dedans. À mon avis, si la fondation a des choses à se reprocher, l’accès aux données sensibles doit être bien protégé.

— Par « choses à se reprocher », tu penses principalement à des détournements de fonds ?

— Évidemment. On a créé des activités-écrans, des emplois bidons, et le gros de l’argent passe ailleurs pour financer autre chose. D’après les premiers retours de la Financière, Scheffer a plusieurs comptes en Suisse. Quant à l’association, elle ne lui coûte pas énormément d’argent, puisque les mômes sont pris en charge par les familles. Il y a beaucoup de bénévoles, aussi.

Les flics s’étaient un peu écartés les uns des autres, chacun réfléchissant dans son coin.

— Pourquoi des types de la trempe de Buffett viendraient mettre de l’argent dans des centres de diagnostic au fin fond du Niger ? fit Bellanger. Ça ne rime à rien.

— Ça ne rime à rien si on se contente de rester à la surface, répliqua Lucie. Tout comme ça ne rimait à rien lorsque Scheffer, en 1975, s’occupait des stocks de nourriture de son centre des Lumières pour y glisser de l’avoine radioactive. Ce type est un démon. Derrière cette fondation, il y a les gamins opérés à cœur ouvert sur des tables en métal. Il y a aussi le manuscrit, et tout ce qui en découle. Deux journalistes et un enfant sont morts pour ça.

— Valérie Duprès est peut-être encore viv…

— Sans déconner. T’y crois, toi ?

Bellanger serra les lèvres. Pascal Robillard leva le doigt pour prendre la parole.

— Sinon, j’ai encore du croustillant, si ça vous branche.

Les regards convergèrent de nouveau vers lui. Il tenait un bâton de réglisse mâchouillé dans la main.

— J’ai eu un retour d’Interpol. L’attaché de sécurité intérieure de Russie, Arnaud Lachery, a bien bossé.

— Ça ne m’étonne pas de lui, fit Sharko. Ce type était un bon flic.

— Après avoir atterri à Moscou, Léo Scheffer a pris un vol intérieur vers une ville du nom de (il lut sur son papier) Tcheliabinsk. Elle est située à mille huit cents kilomètres à l’est de Moscou. Un monstre soviétique de plus d’un million et demi d’habitants.

Il tourna son écran vers ses collègues.

— Elle se trouve ici, au sud de l’Oural. Autant dire au milieu de nulle part. C’est la seule ville de cette région de la Russie qui possède un aéroport. Scheffer a pu juste y atterrir, puis ensuite partir n’importe où. Arnaud Lachery bosse activement avec les flics moscovites, il va essayer d’en savoir plus. Je leur ai transmis nos dossiers, afin qu’ils soient parfaitement au jus.

Il afficha une autre page Internet contenant des photos de rues grises, bordées de bâtiments à l’architecture d’une froideur toute soviétique.

— Quelque chose me porte à penser que Scheffer est resté dans les environs de Tcheliabinsk. À quatre-vingts bornes de là se trouve Ozersk, elle est ce que l’on appelait une Atomgrad. La ville était l’une des cités secrètes de Russie durant la guerre froide. Elle a porté plusieurs noms — Tcheliabinsk 40, Mayak, Kychtym — et n’était référencée sur aucune carte, complètement invisible à l’œil occidental. Il s’agissait, à la base, d’un complexe militaro-industriel ultra-secret, choisi en 1946 par le père de la première bombe atomique soviétique, Igor Kourtchatov.

— Le nucléaire, encore.

— Oui, encore, comme tu dis. Il s’agissait, en quelque sorte, de la version soviétique du projet Manhattan. À l’époque, la ville contenait plus de cinquante mille personnes, confinées entre des murs de dix mètres rehaussés de barbelés. Pour l’édifier, les autorités ont puisé parmi les prisonniers des goulags.

Il soupira et chargea une autre page Internet.

— Et ce qui devait arriver avec le nucléaire arriva : Ozersk a été le théâtre d’un grave accident en 1957. Le tout premier avertissement de l’atome de l’histoire, dont l’ampleur était la moitié de celle de Tchernobyl. Ses industries produisaient alors du plutonium 239 destiné aux armes nucléaires soviétiques. Une explosion chimique a propulsé à plus d’un kilomètre d’altitude des quantités effroyables d’éléments radioactifs et a gravement irradié des milliers de civils et de militaires.

— On n’en a jamais entendu parler.

— Normal : le secret sur la catastrophe n’a été levé que dans les années 1980 et on possède très peu d’infos là-dessus. Toujours est-il qu’aujourd’hui il existe, aux alentours d’Ozersk, une grande bande de sol contaminée, large de vingt kilomètres et longue de plus de trois cents. Car, en plus de l’explosion, le complexe rejetait ses déchets radioactifs à ciel ouvert dans cette zone de marécages et de sols semblables à des éponges. Bref, c’est aujourd’hui une zone sinistrée, glaciale et maudite, où plus personne ne mettra jamais les pieds. Le simple fait de marcher au bord d’un lac du coin appelé Karatchaï te donne, en une demi-heure, la dose de radioactivité tolérable sur une vie. L’enfer sur Terre.

Bellanger se massa les tempes.

— Qu’est-ce que Scheffer est allé faire là-bas, bon sang ?

— Qu’est-ce qu’ils SONT allés faire là-bas, tu veux dire. Parce que d’après les Américains, Dassonville aussi s’est envolé pour Moscou. Je n’ai pas encore de retour de Lachery quant à sa destination après son atterrissage à l’aéroport russe, mais il y a fort à parier qu’il a lui aussi pris la direction de Tcheliabinsk, puis d’Ozersk.

— Comme s’ils s’étaient donné rendez-vous au cœur de la radioactivité.

— Exactement. Lachery, que j’ai eu au téléphone, m’a signalé que nos deux gus faisaient une fois par an des allers et retours en Russie, avec des visas touristiques. Et tous les deux, ils ont fait la demande d’un nouveau visa il y a trois semaines. Juste après le message dans Le Figaro. Ils ont flairé le danger et ont préféré prendre les devants, au cas où les choses s’envenimeraient trop.

Il y eut un lourd silence, chargé de signification : Dassonville et Scheffer se trouvaient désormais à des milliers de kilomètres d’ici, dans un pays dont les flics ignoraient tout.

Et ils ne reviendraient peut-être jamais.

— Tu as parlé d’Ozersk à Lachery ? fit Sharko.

Robillard secoua la tête.

— Ce n’est que mon hypothèse, je ne voulais pas…

— Fais-le.

— Très bien.

Lucie restait pensive.

— L’Oural, en plein hiver, ça doit être comme le pôle Nord, fit-elle. Tu imagines les températures qu’il fait, là-bas ?

— Aux alentours de -20 ou -30 en ce moment, répliqua Robillard.

— 30… Quelque part, il y a une forme de logique.

— Quelle logique ?

— Celle de ce froid et de cette glace qui nous accompagnent depuis le début de l’enquête. Le nucléaire et le froid extrême, réunis dans une même cité du fin fond du monde. Comme s’il s’agissait d’un aboutissement. D’une conclusion à quelque chose qui nous échappe encore.

Ils s’autorisèrent un nouveau moment de réflexion commun. Bellanger regarda sa montre. Il soupira.

— J’ai rendez-vous avec le procureur pour un point sur l’affaire, ça va être coton de tout lui expliquer.

Il tourna la tête vers Sharko et Lucie.

— Vous vous mettez en route pour l’aéroport vers quelle heure ?

— Vu les conditions météo, on déjeune et on file, histoire d’être certains de ne pas manquer l’enregistrement, dit Sharko. Aller à Charles-de-Gaulle ne va pas être une partie de plaisir.

— Très bien. Pascal, tu contactes encore Interpol, qu’ils préviennent juste l’ASI sur le sol ukrainien qu’on met les pieds là-bas, histoire d’être dans les règles.

Il se tourna vers Lucie et Sharko.

— La commission rogatoire pour la Russie est prête et, même si vous n’en avez pas besoin, vous l’aurez, ainsi que les coordonnées de Lachery et des policiers moscovites avec lesquels il est en relation. Je reviendrai vous apporter tout ça et vous souhaiter bonne chance avant votre départ.

Lucie s’était approchée de la fenêtre. Elle avait les yeux fixés vers le ciel aussi gris qu’une barre de plomb. Dire que l’intérieur du corps des petits Ukrainiens crachait autant de particules par seconde que chutaient de flocons devant elle !

— J’ai l’impression qu’on en aura bien besoin, de chance, murmura-t-elle.

61

L’aérogare de l’aéroport Charles-de-Gaulle était bondée. Une gueule infernale, qui ingurgitait et recrachait des voyageurs dans un brouhaha incessant. Tirant leurs bagages à roulettes, Sharko et Lucie se frayèrent un chemin parmi la foule, jusqu’à gagner le point d’accueil du terminal 2F, où Wladimir Ermakov les attendait. Le petit homme n’était pas difficile à reconnaître : sa chevelure d’un blanc ivoirin détonnait avec tout le reste. Il était vêtu d’un pantalon vert type camouflage, de bonnes chaussures de marche et d’une grosse parka fourrée qu’il avait gardée boutonnée.

Dans l’avion, Lucie était sur le siège du milieu, Wladimir avait choisi la place côté hublot. Durant l’attente, le traducteur leur avait expliqué son rôle au sein de l’association : aller chercher et ramener les enfants dans les différents pays, répondre aux sollicitations des familles d’accueil pour atténuer la barrière de la langue, traduire les lettres, qui arrivaient ou partaient tout au long de l’année, s’occuper des papiers, des visas… Il se rendait aussi régulièrement en Ukraine ou en Russie, pour préparer les voyages, rencontrer les parents, leur expliquer le but de l’association. Il avait été naturalisé français en 2005, militait activement contre le nucléaire et était salarié à plein temps de la Fondation des Oubliés de Tchernobyl. Clairement, l’association lui permettait de vivre et de s’épanouir.

— Nous sommes désolés si nous vous privons de votre Noël en famille, dit Lucie, mais notre enquête est très importante.

— Ça ira. Je vis seul en France et le réveillon que je comptais passer était en compagnie de certains membres de l’association.

Il avait la voix douce, avec un bel accent de l’Est roulant et chantant.

— Vos parents habitent encore en Ukraine ?

— Ils sont morts.

— Oh, je suis désolée.

Wladimir lui adressa un timide sourire.

— Ne le soyez pas. Je ne les ai pas connus. Ils habitaient à Pripyat, la ville accolée à la centrale nucléaire. Mon père était militaire, au service de l’Union soviétique, il est mort en creusant sous la centrale de Tchernobyl avec des milliers d’autres, pour essayer d’atteindre la salle du réacteur quelques jours après l’explosion. Ma mère est décédée deux ans après ma naissance, elle avait un trou dans le cœur. Quant à moi, je suis né une semaine avant la catastrophe. J’étais un grand prématuré et, de ce fait, je suis resté dans un hôpital de Kiev. C’est ce qui m’a sauvé la vie…

Il fit courir ses doigts sur le hublot, tandis que l’avion quittait son parking et que les hôtesses présentaient les consignes de sécurité.

— Je suis retourné à Pripyat il y a dix ans. La ville tout entière est gelée dans le temps, toutes les horloges sont arrêtées. Les autotamponneuses et la grande roue semblent avoir été figées instantanément. Là-bas, les arbres grandissent plus vite et repoussent le béton avec une énergie anormale. Comme si la nature devenait menaçante, et qu’elle ne voulait plus jamais que l’homme y mette les pieds.

Il fouilla dans son portefeuille et tendit un petit morceau de papier glacé, pas plus grand qu’une photo d’identité.

— Ce sont mes parents, Piotr et Maroussia. Leur appartement dont le balcon donnait directement sur la centrale était resté tel quel, les portes étaient grandes ouvertes. C’est là-bas que j’ai pu récupérer cette seule photo et enfin découvrir leur visage. L’atome les a emportés, tous les deux, de manière différente.

Il fixait Lucie avec insistance. Ses yeux étaient très ronds, aussi bleus que le cobalt, et l’absence de sourcils amplifiait la force de son regard. Il rempocha sa photo.

— Vous m’avez dit vouloir aller dans les villages-étapes du bus, tout à l’heure. Maintenant, vous devez me raconter et arrêter d’être mystérieux : qu’est-ce que deux policiers français peuvent aller chercher si loin, la veille de Noël ? Il n’y a que la misère et la radioactivité.

Sharko se pencha en avant.

— Nous pensons que des enfants de ces villages pauvres disparaissent au fil des années, pour être livrés à de sordides expériences. Nous croyons également que le bienheureux créateur de votre association, Léo Scheffer, est impliqué dans ces disparitions.

Wladimir écarquilla les yeux.

— Monsieur Scheffer ? C’est rigoureusement impossible. Vous ne pouvez imaginer tout ce qu’il fait pour l’association. Tous ces sourires qu’il redonne aux gamins qui ne connaissent d’autres paysages que les terres irradiées. Grâce à lui, l’espoir existe, et Tchernobyl n’est pas juste un point dans l’espace et le temps, vous comprenez ? Sans des gens de sa trempe, je ne serais probablement pas ici, à vous parler. Il m’a beaucoup aidé.

— Scheffer a quitté brusquement son hôpital et fui vers la Russie. Un innocent n’aurait pas fait cela.

— Non, vous vous trompez. Votre coupable est ailleurs.

Il posa son front contre le hublot, se murant dans le silence. Les flics se rendirent compte à quel point Scheffer s’était forgé une solide réputation de bienfaiteur de l’humanité. On crée des centres pour handicapés, on s’occupe de petits irradiés, et derrière, le diable déplie tranquillement sa queue.

L’avion décolla. Sharko regarda la capitale rapetisser rapidement avec un grand soulagement. L’assassin de Gloria était là, quelque part, tapi dans l’ombre, prêt à pousser sa pièce sur l’échiquier. Avec un peu de chance, il allait craquer et les hommes de Basquez, en planque devant la résidence, lui tomberaient enfin dessus.

Il avala le contenu du plateau-repas qu’on lui servit une demi-heure après le décollage et finit par s’endormir.

Trois heures plus tard, Kiev se déployait au cœur de l’obscurité. Une galette de lumière plantée sur des collines, située à seulement cent dix kilomètres du réacteur numéro quatre d’Atomka, le petit surnom sympathique que donnait Wladimir à la centrale.

— Cette nuit d’avril 1986, les deux millions d’habitants qui peuplaient Kiev ont eu la météo de leur côté, fit le jeune traducteur en se penchant vers le hublot. J’étais parmi les chanceux. Mes parents, eux, se trouvaient du mauvais côté. Les vents ont chassé le nuage radioactif vers le nord-ouest et les pluies ont ramené toutes les particules vers les sols et les rivières. La Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne, la Suède… Tout le monde a été touché, à des degrés différents. Miraculeusement, la France a été épargnée, les douaniers du ciel ont arrêté le nuage juste aux frontières.

Il haussa les épaules.

— Tu parles ! Encore l’un des sales mensonges de l’atome. Tout le monde a été frappé. En Corse, le nombre de cancers de la thyroïde ou de problèmes de régulation de la glande est en train d’exploser, vingt-six ans après Tchernobyl. Les taux sont trois fois supérieurs à la moyenne nationale. Ces gens sont les empreintes vivantes du passage du nuage.

Il parlait avec aigreur, mais calmement. Tout au long de la descente, il s’en prit aux gouvernements pro-nucléaires, au lobbying de l’atome, aux déchets radioactifs qu’on enterrait sous terre en triste héritage pour les générations futures. Les policiers l’écoutaient avec attention et respect. Son combat était noble, justifié.

Une météo glaciale cueillit les trois voyageurs à la sortie de l’aéroport Boryspil. Le ciel était dégagé, le vent s’engouffrait dans les cols des manteaux. Lucie imaginait un souffle chargé de particules mortelles, sans odeur, sans goût, invisible, qui avait transpercé tous les organismes vivants sur son passage, des années plus tôt. Ça aurait pu être ce vent-ci. Elle en frissonna.

Wladimir repoussa les chauffeurs de taxis illégaux qui se jetaient sur eux, héla le véhicule d’une compagnie officielle et indiqua qu’ils se rendaient à l’hôtel Sherbone, au cœur de Kiev.

— Je m’occuperai de louer un véhicule demain matin, fit-il une fois installé à l’avant de la voiture. Nous partirons à 10 heures, si cela vous convient. Si nous devons parcourir les quatre villages, nous aurons plus d’une centaine de kilomètres à faire sur des routes en mauvais état et probablement glissantes.

— 9 heures plutôt, répliqua Sharko. Nous devons auparavant passer à l’ambassade de France, pour rencontrer l’attaché de sécurité intérieure. Cela est très pompeux et administratif, mais on n’a pas le choix si on veut rester dans les règles. Et merci pour tout, Wladimir.

En silence, les deux flics savourèrent le paysage et le spectacle de lumière. Une ville qui donnait l’impression d’avoir eu plusieurs vies. Les cathédrales à l’architecture byzantine côtoyaient les immeubles staliniens, les parcs se faisaient lentement manger par les buildings modernes. Les sept décennies de communisme pointaient encore à chaque coin de rue, fondues dans le décor comme des espions.

Lucie n’avait jamais tant voyagé depuis qu’elle était flic. Le Canada, le Brésil, les États-Unis, l’Europe de l’Est à présent… Des pays qu’elle ne découvrait que par leur face la plus sombre, des villes qu’elle ne prenait jamais le temps de visiter, parce que, chaque fois, il y avait des meurtriers à traquer et que le temps pressait. Aujourd’hui, elle s’enfonçait dans Kiev, mais que connaissait-elle de l’histoire de tous ces peuples, de ces rues, de ces gens qui marchaient anonymement, le crâne engoncé sous une chapka, hormis de vieux souvenirs scolaires ?

Le véhicule jaune franchit un grand pont, roula encore quelques minutes au gré des panneaux écrits en cyrillique, puis les déposa dans une petite rue, devant leur hôtel. Sharko régla, tandis que Wladimir déchargeait les bagages. Il était presque minuit, heure locale.

Après un passage à la réception, Sharko donna ses clés à Wladimir.

— Votre chambre est juste à côté de la nôtre, au troisième étage.

Le jeune traducteur acquiesça avec un sourire fatigué. Il avait l’air épuisé et, quelque part, Sharko se sentait gêné de l’avoir presque contraint à les accompagner. L’ascenseur les déposa au bon étage. Wladimir enfonça la clé dans la serrure de sa porte et, juste avant d’entrer, se tourna vers les deux flics et dit :

— Savez-vous ce que Tchernobyl signifie, en ukrainien ?

Sharko secoua la tête, Lucie fit de même.

— Absinthe, dit Wladimir. L’absinthe, c’est le poison, mais c’est aussi le nom de l’astre brûlant décrit dans l’Apocalypse selon saint Jean. « Le troisième ange fit sonner la trompette. Du ciel, un astre immense tomba, brûlant telle une torche ; il tomba sur le tiers des fleuves et la source des eaux ; son nom est Absinthe. Le tiers des eaux devint de l’absinthe et beaucoup moururent à cause des eaux devenues amères. »

Il garda quelques secondes le silence, avant de conclure :

— « Dormez, braves gens, dormez en paix, tout est tranquille », qu’ils disaient, alors que le poison se déversait dans l’air de mon pays et tuait ma famille. Bonne nuit à vous deux. Dormez en paix.

62

Des centaines de kilomètres carrés de désert nucléaire.

Ça avait commencé avec la perte de réseau des téléphones portables. Puis, au fur et à mesure que le 4 × 4 s’enfonçait vers le nord, la vie capitulait lentement. Sous le froid soleil de décembre, les lacs scintillaient et s’étiraient sur l’horizon, aussi lisses que des coquilles de nautilus. Les panneaux de signalisation, penchés ou couchés au sol, s’effritaient comme du carton brûlé, tandis que les arbres dépouillés se rapprochaient dangereusement du bitume.

Et puis ce blanc, aplati à l’infini. Cette neige qui ne fondait pas, que seuls les animaux sauvages foulaient. Des lapins, des chevreuils, des loups, nés de l’absence de l’homme. Dire qu’on ne se trouvait même pas dans la zone d’exclusion…

Malgré tout, bien plus au nord, l’humain refit surface. À un moment, Lucie crut traverser un village abandonné : les maisons étaient envahies de végétation, les routes déchiquetées, le temps était figé. Mais la vision d’un groupe d’enfants assis aux portes d’une maison en ruine lui glaça le sang.

— Qu’est-ce qu’ils font ici ?

Wladimir se gara le long de la route.

— Ce sont des réfugiés de l’atome. Nous sommes à Bazar, juste à la limite de la partie ouest du périmètre interdit. La ville avait été évacuée, mais des gens pauvres sont progressivement venus la repeupler. Les logements sont gratuits, les légumes et les fruits poussent à profusion et sont anormalement gros. Certains enfants ou adolescents se regroupent en bandes, vivant comme des meutes. Ces habitants-là ne se posent pas de questions et continuent à vivre. On les appelle les samossiols, « ceux qui sont revenus ».

Des feux brûlaient un peu partout, des ombres glissaient furtivement le long des maisons en brique. Sharko fut surpris en apercevant une petite décoration de Noël, suspendue au sommet d’un porche. Il évoluait dans une ville de fantômes, au cœur d’un monde replié sur lui-même, peuplé de gens qui n’existaient plus pour personne.

Wladimir tendit la main vers le commissaire, installé à l’avant.

— Donnez-moi la photo de cette femme que vous recherchez. Je vais aller leur demander s’ils ne l’ont pas vue, on ne sait jamais. Restez dans la voiture.

— Demandez aussi pour l’enfant.

Le commissaire lui donna les clichés de l’enfant de l’hôpital et de Valérie Duprès. Le jeune interprète s’éloigna de longues minutes, avant de revenir et de jeter les photos sur le tableau de bord.

— Rien.

Ils reprirent la route en silence. Plus loin, Wladimir désigna les imposants barbelés, entremêlés aux branches tortueuses de la forêt.

— La zone interdite se trouve de l’autre côté. Une poignée d’ouvriers travaille encore près du vieux sarcophage qui recouvre le réacteur numéro quatre pour contenir les fuites d’uranium. Des déchets radioactifs sont évacués deux fois par semaine vers la Russie avec de gros camions.

— Je pensais que tout était abandonné. Que plus personne ne s’aventurait là-dedans.

— Le lobbying nucléaire veut faire bonne figure, vous comprenez ? Ils ne font que déplacer la radioactivité en dépensant des sommes astronomiques. Au lieu de parler d’envoyer des fusées vers Jupiter, c’est cette cochonnerie qu’ils devraient mettre dans des fusées et expédier loin d’ici.

— Le bus de votre association n’a jamais pris en charge des enfants de Bazar ?

— On aimerait bien, mais ces gens n’ont aucun statut, pas de papiers. Ils n’existent pas. Alors, officiellement, on ne peut rien faire pour eux.

Ils longèrent les barbelés sur cinq kilomètres, traversèrent les premiers villages-étapes du bus : Ovroutch, Poliskyi… Chaque fois, le véhicule s’arrêtait et Wladimir interrogeait. Cette fois-là, un homme, devant la voiture, désignait la route. Wladimir revint en courant.

— Toujours rien, fit-il en redémarrant. Juste une moto, que cet habitant a vu passer assez lentement la semaine dernière. C’est tout.

— Quel genre de moto ? Le pilote était-il un homme ? Une femme ?

— Il n’en sait rien, à vrai dire. On aura peut-être plus d’informations à Vovchkiv. La moto allait dans cette direction.

Sharko se retourna vers Lucie. Ils étaient peut-être sur la bonne voie, certes, mais plus ils s’approchaient, plus l’espoir de retrouver Valérie Duprès vivante s’amenuisait. Ces territoires étaient trop hostiles, les gens qu’ils traquaient trop dangereux. Sans oublier ce sang, sur le mot caché dans la poche du gamin…

Ils arrivèrent à Vovchkiv, une dizaine de kilomètres plus loin : un morceau de XIXe siècle égaré dans l’apocalypse nucléaire. Des rues de terre défoncées, des charrettes chargées de pommes de terre, des landaus dépouillés en guise de cabas. Seules les maisons en brique, légèrement décorées aux couleurs de Noël, les Fiat et les Travia aux plaques d’immatriculation branlantes témoignaient d’une forme de modernité. Des habitants de tous âges vendaient leurs confitures de myrtilles, leurs champignons séchés, leurs conserves, assis devant chez eux, au cœur du froid. Les enfants participaient à l’ouvrage. Ils attelaient, poussaient, déchargeaient les produits de la terre destinés au troc ou à la vente. À voir toute cette nourriture, Lucie se rappela la carte des taux de césium, ainsi que la grosse tache rouge vif qui englobait l’endroit.

La radioactivité était là, dans chaque fruit, chaque champignon.

Et chaque organisme.

Wladimir gara le quatre roues motrices au bord de l’immense forêt, dans un petit renfoncement qui faisait office de parking.

— Nous sommes désormais au plus près de la zone interdite. Vovchkiv est l’un des derniers villages officiellement habités du périmètre 2. C’est à cet endroit exact que nous avons embarqué quatre enfants du village, il y a une semaine, avant de poursuivre notre route soixante-dix kilomètres plus au sud. Je vais en profiter pour aller saluer les parents des quatre petits qui sont actuellement en France, et interroger les habitants.

Wladimir s’éloigna avec les photos et disparut derrière une maison. Lucie observait autour d’elle, le regard inquiet. Les bouleaux et les peupliers sans feuilles, enchevêtrés comme des mikados, les routes de caillasse, ce ciel bien trop bleu.

— C’est effroyable, fit-elle. Ces gens, ces endroits perdus, si proches de ce qui n’est pour nous qu’un mot. Plus personne n’aurait dû habiter ici après la catastrophe.

— Ce sont leurs terres. Si tu les chasses d’ici, que leur reste-t-il ?

— Ils meurent empoisonnés à petit feu, Franck. Empoisonnés par leur propre gouvernement. Ici, le lait des mères ne protège pas leurs nouveau-nés, il les tue. Tous les regards sont braqués sur Fukushima alors que là, devant nous, on assiste à un génocide nucléaire. C’est purement et simplement monstrueux.

Lucie se caressa le ventre, pensive, tandis que Sharko en profitait pour sortir se dégourdir les jambes, enfonçant son bonnet sur son crâne et remontant bien ses gants. Il fixa la profonde forêt, songeant au monstre situé à tout juste trente ou quarante kilomètres. Lucie avait raison : comment pouvait-on abandonner tous ces gens à leur triste sort ?

Sur la gauche, un groupe d’adolescents l’observaient, ils restaient à bonne distance, l’air curieux. Le commissaire leur rendit leur sourire, amer au fond de lui-même. Demain, c’était Noël, et ces gosses-là n’auraient pour cadeau que leur dose quotidienne de césium 137.

L’un d’eux se détacha du groupe et s’approcha. Il avait une quinzaine d’années et était engoncé dans un vieux caban troué. Un beau blond aux yeux bleus, au teint foncé, qui aurait sans aucun doute eu un autre destin dans un autre pays. Il se mit à parler et tira Sharko par la manche, comme pour l’emmener quelque part.

Wladimir réapparut en courant, essoufflé.

— Apparemment, ils n’ont rien vu par ici, fit-il.

Il tenta de repousser l’adolescent d’un geste sec.

— Ne vous laissez pas ennuyer, il veut probablement de l’argent. Allons-y.

— On dirait qu’il cherche à me montrer quelque chose.

— Non, non. En route.

— J’insiste. Demandez-lui.

Le jeune se faisait toujours aussi pressant. Il discuta avec le traducteur, qui s’adressa ensuite aux flics.

— Il dit qu’il a parlé avec la femme à moto. Elle s’est arrêtée ici, au village.

— Montrez-lui la photo.

Wladimir s’exécuta. Le jeune lui arracha le cliché des mains et acquiesça vivement. Piqué au vif, le commissaire fixa le jeune dans les yeux.

— Où allait-elle ? Que cherchait-elle ? Demandez-lui, Wladimir.

Après traduction, l’adolescent répliqua, tendant le doigt vers la route. Il eut une longue conversation avec le traducteur, qui revint vers ses interlocuteurs français.

— Elle cherchait un moyen de pénétrer dans la zone interdite avec sa moto, mais en évitant les postes de garde. Ici, elle s’est fait passer pour une photographe, elle a donné un peu d’argent. C’est lui, Gordieï, qui l’a guidée jusqu’au passage.

— Quel passage ?

Le gamin tirait de nouveau la manche de Sharko. Il voulait l’emmener quelque part. Wladimir traduisit :

— À ce qu’il me raconte, il se situe à deux ou trois kilomètres d’ici, avant le village de Krasyatychi. Il existe, selon ses propos, une vieille route cabossée où les voitures peinent à passer, qui traverse la zone, longe la centrale par le sud et mène au lac Glyboké, le lac utilisé à l’époque pour le refroidissement des réacteurs.

Sharko regarda la forêt, derrière lui, et demanda :

— Et il l’a vue repasser dans l’autre sens, cette moto ?

L’adolescent répondit que non. Le commissaire réfléchit quelques secondes.

— Demandez-lui quand il a neigé pour la dernière fois.

— Il y a trois ou quatre jours, répondit Wladimir après traduction.

Dommage. Les traces de la moto avaient dû être effacées. Sharko n’en démordit pas pour autant.

— Nous aimerions qu’il nous conduise jusqu’à cet endroit.

Wladimir marqua sa stupéfaction. Il serra les lèvres.

— Désolé, mais… je n’irai pas là-bas. Je devais vous conduire au village, vous guider, pas m’aventurer illégalement en zone non autorisée. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que vous vous rendiez dans cet endroit dangereux.

— Je comprends. Dans ce cas, nous irons seuls avec la voiture, et vous nous attendrez ici, si vous le voulez bien. Vous aurez ainsi le temps de discuter avec les familles.

Wladimir s’exécuta à contrecœur. Pendant ce temps, Lucie emmena Sharko à l’écart. Son visage était glacé.

— Tu es sûr de toi ? On devrait peut-être se rapprocher de l’attaché à l’ambassade pour ce genre de choses.

— Pour perdre du temps en paperasse et beaux discours ? Ce type en cravate m’a gonflé, il voulait à tout prix nous coller son propre traducteur dans les pattes.

— Il voulait juste être diplomate.

— Un diplomate n’a rien d’un flic.

Le commissaire s’engagea de quelques mètres dans le bois. Le sol, la neige étaient gelés, ça craquait sous ses pas. Il se tourna vers la route, le visage douloureux, tant il faisait froid.

— C’est peut-être de l’intérieur du bois que le gamin est arrivé. Le bus était garé ici, le môme s’est caché dans la soute, ni vu, ni connu. À l’hôpital, ils avaient remarqué des traces de liens sur ses poignets. J’ai la certitude que notre petit inconnu était retenu quelque part dans la zone interdite, et que Duprès l’a aidé à s’échapper. Il n’y a pas d’autre scénario possible. C’est là que nous devons aller.

— Sans arme, sans rien ?

— On n’a pas le choix. Si on trouve quelque chose de suspect, on fera demi-tour, on préviendra les autorités et l’ASI. On agira proprement. Ça te va ?

— On agira proprement… Elle me fait bien rire, celle-là. J’ai l’impression de retrouver le Sharko des grands jours. Celui qui se fiche des règles et fera tout pour aller au bout.

Le commissaire haussa les épaules, puis se rapprocha de Gordieï. Wladimir joua son rôle d’interprète.

— Il va vous conduire à la route, et il reviendra ici à pied. Il voudrait juste un petit quelque chose, en échange.

— Évidemment.

D’un air entendu, Sharko mit la main au portefeuille et tendit un billet de cent euros. Gordieï l’empocha avec un grand sourire. Lorsqu’ils se dirigèrent vers la voiture, les montres indiquaient presque 13 heures.

Avant de monter, Lucie s’adressa à Wladimir :

— Et la radioactivité ? Que craint-on, exactement ?

— Rien, si vous faites attention. Gardez vos gants, ne touchez à rien, ne portez rien à votre bouche. La radioactivité est sur le sol, dans l’eau, pas dans l’air, sauf dans la proximité immédiate du réacteur numéro quatre. Et quand je dis « proximité », je parle là de quelques mètres seulement. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, il y a des fuites dans le sarcophage, les barres d’uranium du réacteur continuent à émettre leur poison. En moins d’une heure, vous seriez mortellement irradiés.

Lucie hocha la tête en guise de remerciements.

— C’est très réjouissant. Bon, nous nous revoyons tout à l’heure, fit-elle en lui tendant la main.

— Très bien. Faites attention et, surtout, ne vous écartez pas de la route. Les loups affamés sont nombreux dans ces bois. La nature est devenue très agressive, et soyez assurés qu’elle n’aura plus aucune pitié envers l’homme.

63

Il n’y avait pas de mots pour décrire le sentiment d’oppression et de peur qui habitait les deux policiers.

Après cinq kilomètres quasiment impraticables dans la zone interdite, ils roulaient à présent dans une ville anonyme, exsangue de sa population. Tout, dans le décor, indiquait une fin inattendue et brutale. Les portes des habitations étaient restées ouvertes, les petites boutiques en ruine semblaient malgré tout attendre leurs clients, des carcasses de voitures agonisaient, au milieu d’une rue, devant une allée. Au bord des routes, la végétation perçait la neige, rampait, dévorait. Des branches tordues jaillissaient par les fenêtres des façades ou par les vitres des camionnettes rouillées, les entrées des immeubles avaient pris des allures de sous-bois, les racines des arbres fracturaient le bitume. Avec le temps, les constructions humaines allaient s’effacer en silence.

— Wladimir avait raison, fit Lucie. Je veux dire, en vingt-six ans, la nature n’aurait pas pu faire autant de dégâts dans un endroit normal. On dirait que tout s’est développé à une vitesse folle et que rien ne peut résister à ces arbres qui poussent même au milieu du macadam.

Sharko poursuivit sa route, droit devant. Même s’il roulait très lentement, le quatre roues motrices peinait à certains endroits.

Ils roulèrent des kilomètres et des kilomètres, doublant des fermes éventrées, des casernes dépouillées, des usines en lambeaux. Régulièrement, des panneaux triangulaires, avec le symbole aux trois ailettes noires, leur rappelait le danger invisible. Sur la gauche, au beau milieu du bois, ils aperçurent une église aux murs mordus à sang par le lierre, attaqués par les branches des bouleaux, des hêtres. Il fut un temps où ces gens cherchaient Dieu, ils avaient trouvé son antagonisme : l’atome. Puis, de temps en temps, un camion de pompiers couché, un tracteur rouillé, des carcasses indéfinissables. La route fendait la forêt, toujours plus clairsemée, compressée entre les crocs de la nature.

Lucie n’avait pas mis sa ceinture et avait les genoux serrés contre sa poitrine. Les terribles images de la catastrophe de Fukushima lui revinrent en tête.

— On espère que cela ne se reproduira plus jamais, et pourtant, regarde le Japon.

— J’y pensais, moi aussi.

— C’est de la folie d’être ici, quand on y réfléchit. J’ai vraiment l’impression qu’on vient de franchir les portes de l’enfer et qu’on roule là où aucun humain ne devrait plus jamais aller.

Sharko ne répondit plus, toujours concentré sur la route. Il considéra son compteur : ils avaient dû faire dix kilomètres. En restait peut-être une vingtaine pour atteindre la ville de Tchernobyl et sa maudite centrale Lénine.

Au détour d’un virage, il freina doucement.

— On n’ira pas plus loin.

Un arbre gigantesque était couché en travers de leur chemin. Le commissaire laissa le moteur tourner, indécis. Il n’y avait aucun moyen de passer.

— C’est pas vrai. On ne va quand même pas faire demi-tour maintenant ?

Lucie sortit sans crier gare.

— Qu’est-ce que tu fiches ? dit le commissaire. Merde !

Il coupa le moteur et, à son tour, mit le pied dehors. Lucie observait attentivement autour d’elle, immobile. Jamais, de toute sa vie, elle n’avait pu appréhender un tel silence. Ses sens cherchaient un son, la plus infime variation de l’air. Le monde semblait figé, piégé sous une cloche de vide. Une fois cette curieuse sensation intégrée, elle s’approcha du tronc immense et le longea par la gauche.

— Fais pareil vers la droite, dit-elle. Avec sa moto, Duprès a peut-être réussi à le contourner.

— Très bien. Mais si tu vois un animal un peu velu, cours vers la voiture.

La flic s’enfonça dans le bois. Le froid s’insinuait dans le moindre interstice de ses vêtements, ses poumons brûlaient à chaque inspiration. Elle serra et desserra les poings, plusieurs fois. Plus loin, elle constata que les grosses racines de l’arbre s’étaient desséchées, il était peut-être mort de vieillesse, ou rongé de l’intérieur non par des insectes, mais par autre chose. Elle scruta les alentours. Non, jamais la journaliste n’aurait pu passer ici à moto.

— Viens ! cria soudain Sharko.

Lucie se précipita et rejoignit le commissaire, de l’autre côté. Il était accroupi devant une moto carbonisée, sans plaque, couchée dans la neige.

Sa compagne vint se coller à lui.

— Tu crois que c’est la sienne ?

— Brûlée, mais pas rouillée. Même pas recouverte de feuilles. Oui, c’est probablement la sienne.

— Qu’est-ce qui s’est passé, à ton avis ?

Sharko réfléchit. La réponse lui paraissait évidente.

— Je crois que, lorsqu’elle a vu le tronc, Duprès a caché sa moto sur le côté et a dû continuer à pied. Elle savait où elle allait. Elle a peut-être découvert le môme, puis… (Il se redressa.) À mon avis, ce sont ceux qui retenaient le petit qui ont fait ça.

Ils se regardèrent en silence. Prise au piège, Valérie Duprès avait peut-être crié mais, ici, qui aurait pu l’entendre ? Lucie regarda par-delà le tronc. La route se poursuivait en une interminable langue de givre.

— On fait comme elle. On continue à pied. Si on ne trouve rien d’ici trois ou quatre kilomètres, on retourne à la voiture. Qu’est-ce que t’en penses ?

Le commissaire marqua une longue hésitation. Il regarda leur 4 × 4, leurs traces de pneus dans la neige. Ils étaient seuls, sans réseau téléphonique, sans arme, dans un pays inconnu. C’était peut-être de la folie, mais…

— Très bien. Quatre kilomètres, maximum, en longeant la route. Ta cheville tiendra ?

— Aucune douleur. Et, tant que je ne cours pas, il n’y a pas de souci.

— OK. Viens avec moi à la voiture deux secondes.

Sharko ouvrit difficilement le coffre collé par le givre, défit rapidement leurs valises, puis ôta son blouson.

— Fais comme moi. Rajoute un pull ou un sweet. Puis une paire de chaussettes. On doit avoisiner les -15 °C, c’est atroce.

— Bonne idée.

Ils se couvrirent plus chaudement. Sharko fourra tous leurs papiers — passeport, commission rogatoire — dans ses poches, prit la manivelle du cric dans le coffre, au cas où, puis verrouilla toutes les portes. Il donna la main à sa compagne, qu’il serra fort malgré leurs gants.

— On avance prudemment.

Ils contournèrent l’arbre, revinrent au milieu de la route et se mirent à avancer. Goulûment, la nature se resserra sur eux. De temps en temps, ils apercevaient des empreintes d’animaux, sur les côtés ou traversant la voie.

— Elles sont énormes, murmura Lucie. Tu crois qu’il pourrait s’agir de…

— Non, non. Peut-être des chevreuils.

— Ça n’a pas des sabots plutôt, des chevreuils ?

— Des chevreuils mutants, alors ?

Ils essayaient de se rassurer comme ils pouvaient, s’efforçant de plaisanter, de parler de tout et de n’importe quoi. Ils progressaient à deux, seuls, au beau milieu de cette interminable ligne droite qui se déroulait comme un tapis de crin.

— Dis, Franck, fit Lucie plus loin. Qu’est-ce que tu comptais m’offrir, ce soir ? Je veux dire, c’est bientôt le réveillon, et je n’ai pas la moindre idée de ton cadeau. Tu avais prévu quelque chose au moins ? Rassure-moi.

Malgré la tension, Sharko lui sourit.

— Oui, oui, bien sûr. Il est caché quelque part dans l’appartement.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu l’auras quand nous reviendrons. Mais ça devrait satisfaire l’un de tes rêves d’adolescente.

— Tu m’intrigues…

Ils discutèrent encore, parce qu’ils avaient besoin de briser ce manque de vie, d’entendre des sons autres que le craquement de leurs pas. Tout en parlant, Sharko observait du côté gauche, et Lucie du droit. La route était explosée de partout, envahie, impraticable. Même sans la présence du tronc, ils n’auraient jamais pu aller au bout.

Plus loin, d’un coup, la flic désigna des grosses traces de pneus, devant elle, imprimées dans la neige de façon circulaire. Les deux policiers se précipitèrent vers les arbres pour se cacher et observèrent les alentours.

— On dirait celles laissées par une camionnette, fit Sharko. Et regarde là-bas, ces empreintes de pas. Le véhicule est venu de la direction opposée, s’est garé sur le bas-côté. Un type est descendu, s’est enfoncé dans ces bois, est revenu, puis a fait demi-tour. Et cela après les chutes de neige précédentes, c’est-à-dire il y a maximum trois jours. Allons-y.

— Et s’il revient ?

— J’ai le sentiment qu’il ne reviendra pas.

Ils coururent jusqu’au niveau des traces de semelles. Les marques étaient lourdes, profondes, de grande taille.

Ils les suivirent en silence, cette fois, s’enfonçant dans le treillis végétal.

Ils doublèrent des clôtures de barbelés branlantes, chevauchèrent des grilles écrasées au sol, jusqu’à apercevoir finalement un bâtiment en ruine, tout gris, à l’architecture rectangulaire. Il ressemblait à un blockhaus. Le toit était effondré, la végétation étreignait chacun de ses murs chancelants, comme si elle cherchait à les engloutir.

Les pas disparaissaient sous l’entrée principale, un rectangle sombre dépourvu de sa porte. Sur les murs extérieurs ou plantés dans le sol s’exposaient une multitude de panneaux d’interdiction ou avertissant d’un danger radioactif.

— On ne devrait peut-être pas entrer, fit Lucie.

Elle respirait fort, anormalement essoufflée.

— Ils n’ont pas l’air en si mauvais état, ces panneaux. Rien de tel pour convaincre les rares aventuriers de faire demi-tour. C’est bon signe, en définitive.

— Ah…

Ils s’engagèrent donc prudemment dans la ruine. La grande pièce centrale était complètement vide. Juste un cube de béton, percé en son extrémité par un escalier qui disparaissait sous terre. Des morceaux de sol s’étaient effondrés, des barres de fer sourdaient des murs. Sur l’un d’eux était écrit, en grosses lettres noires : Чetor-3. De la poussière se mit à danser autour des flics, les rayons du soleil passaient par les vitres éclatées. Sharko remarqua des endroits plus clairs, comme lorsqu’on décroche des cadres des murs et qu’il en reste la marque.

— Il y avait des objets ici, récemment. Et tout a disparu.

Il chevaucha les grands trous et s’approcha de la cage d’escalier, tandis que Lucie jetait un œil aux autres pièces, complètement vides elles aussi. Au sol, poussés dans un coin, des débris de bois, de ferraille, de vieilles pancartes métalliques, toutes martelées de lettres cyrilliques.

De son côté, le commissaire dévala doucement les marches, la manivelle dans la main. La lumière solaire disparut d’un côté pour réapparaître par le gros trou dans le plafond, qui donnait sur la pièce d’où il venait. Trois mètres au-dessus, cette flaque de clarté était transpercée de tiges d’acier, qui formaient naturellement des barreaux infranchissables. Sharko ausculta le cadenas de la porte qu’il venait de pousser. Il ne portait pas la moindre trace de rouille, mais il avait été défoncé, de façon brutale. Quelqu’un était descendu ici et avait forcé le passage.

Une petite voix résonna, tout en écho.

— T’es où ?

C’était Lucie.

— Juste en dessous de toi, répliqua Sharko.

L’escalier qu’il venait d’emprunter descendait encore à un niveau inférieur, mais impossible d’aller plus bas, une plaque de glace bouchait l’entrée. Sharko en frappa la surface avec sa manivelle, dévoilant de l’eau liquide et noirâtre. Le ou les niveaux du dessous étaient complètement inondés.

La gorge serrée, il avança droit devant lui, quittant l’escalier pour ce palier souterrain.

La pièce dans laquelle il évoluait possédait d’autres ouvertures aux portes défoncées et était presque inoccupée.

Presque.

Dans un coin, un vieux matelas, à même le sol. Et, juste à côté, un gros baril jaune, vide, en excellent état, avec le couvercle posé contre lui, frappé de deux symboles : radioactivité et tête de mort.

Lucie débarqua. Sharko la stoppa en tendant le bras.

— Mieux vaut ne pas avancer davantage. Le baril est vide, mais on ne sait jamais.

Des rayons du soleil dévalaient du plafond, léchant une partie du sol. Partout autour, il faisait sombre. La flic s’immobilisa, l’œil rivé sur le coin de la pièce.

— La chaîne, sur le matelas.

En effet, une chaîne terminée par un cerceau de métal serpentait sur le matelas et était vissée dans le mur.

— J’ai vu. On y est, Lucie…

Lucie croisa les bras, les mains sur les épaules. Alors, c’était sans doute ici qu’ils retenaient les gamins. C’était ici que Valérie Duprès avait libéré le môme de l’hôpital, après avoir défoncé le cadenas avec les moyens du bord.

— Duprès a probablement essayé de rejoindre sa moto avec l’enfant, souffla Lucie. Mais… elle n’y est pas arrivée.

Ils gardèrent le silence quelques secondes. Certes, ils avaient réussi, mais ne pouvaient se débarrasser de cet arrière-goût d’échec. À l’évidence, les responsables des enlèvements avaient pris soin de faire le ménage et ne mettraient peut-être plus jamais les pieds ici.

Lucie allait et venait, nerveusement.

— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?

Sharko soupira.

— On retourne à la voiture. On n’y arrivera plus par nous-mêmes. On va mettre l’ASI et les autorités ukrainiennes dans le coup.

Lucie se rendit dans les pièces attenantes, complètement vides elles aussi. Murs gris, dépourvus de fenêtres. Elle revint près du matelas, tandis que Sharko était en train de remonter. Si les enfants étaient retenus ici, où les opérait-on ? Elle se rappelait les photos, la salle carrelée, le matériel chirurgical : on ne leur ouvrait certainement pas la poitrine dans cet endroit, trop poussiéreux et en mauvais état. Cette espèce de blockhaus gigantesque ne semblait être qu’un lieu de transfuge, de détention.

Elle fixa le baril jaune, juste à côté du matelas.

Sa hauteur, son volume.

Bon Dieu !

Soudain, ses poils se hérissèrent.

Elle venait d’entendre la manivelle percuter le sol.

— Franck ?

Pas de réponse. Son rythme cardiaque s’accéléra instantanément.

— Franck ?

Elle grimpa les marches quatre à quatre.

Franck était effondré au milieu de la pièce.

Wladimir se tenait en face, juste sous l’entrée, une grosse capuche verte sur la tête.

Il fixa Lucie dans les yeux, sans bouger.

Un bruit, derrière.

Lucie eut à peine le temps d’apercevoir l’ombre gigantesque qui fonçait sur elle.

L’impression que son crâne explose.

Puis le noir.

64

D’abord les vibrations d’un moteur.

Ensuite la lumière qui revient progressivement, au fur et à mesure que les paupières s’ouvrent.

Sharko ressentit une douleur vive à l’arrière du crâne, puis un frottement brûlant dans ses poignets. Il mit quelques secondes à émerger et à réaliser qu’il était attaché, les mains liées dans le dos. Lucie se trouvait là, juste à côté, couchée à l’arrière de la camionnette, entre des rouleaux de câbles électriques, de la corde et des gaines. Attachée également. Son corps se mit à remuer doucement, ses paupières papillotaient.

Face à eux, Wladimir était assis sur une roue de secours, les genoux repliés contre son torse, un pistolet entre les mains. Seules deux petites vitres arrière distribuaient la lumière de la fin de journée. Sharko voyait régulièrement des branchages traverser son champ de vision et se dit qu’ils roulaient encore probablement dans les bois.

— On n’aurait pas dû en arriver là, dit le traducteur. Mais il a fallu que cet idiot de jeune villageois éveille votre attention et veuille à tout prix vous entraîner vers la route. Et vous, vous êtes allés jusqu’au bout, jusqu’au TcheTor-3.

Il secoua la tête, comme dépité.

— J’avais dit à Mikhail, notre chauffeur, de se débarrasser de la moto, de vider intégralement le bâtiment et, surtout, de démonter cette fichue chaîne du mur. Je ne pouvais pas vous laisser faire, vous auriez rameuté les autorités. Avec leurs analyses scientifiques, ils seraient peut-être remontés jusqu’à nous.

Il serra les mâchoires.

— Je dirai aux flics que vous m’avez planté à Vovchkiv et avez continué seuls. Ce qui est la vérité, après tout. On ne retrouvera jamais vos corps. Tchernobyl a au moins cet avantage d’avaler tout ce qu’on met dans ses entrailles.

Lucie se redressa à l’aide des coudes dans une grimace. Sa tête battait, comme si quelqu’un cognait à l’intérieur. La douleur était vive, puissante.

Wladimir continuait à parler.

— Pour votre culture personnelle, le TcheTor-3 a été un centre d’expérimentation soviétique sur les effets de la radioactivité durant toute la guerre froide. Les éléments radioactifs destinés aux études provenaient directement de la centrale. Personne ne sait réellement ce qui s’est passé, là-dedans. Mais, aujourd’hui, je crois que vous l’avez compris, cette ruine maudite a été utilisée à d’autres desseins.

Lucie se cala dans le coin, tentant de défaire ses liens. La corde lui cisailla la chair et lui arracha un grincement de dents.

— Où est Valérie Duprès ? demanda-t-elle péniblement.

— Fermez-la.

Le visage de Wladimir s’était durci, il n’avait plus rien à voir avec celui que Lucie et Sharko connaissaient. Toute trace d’humanité semblait avoir quitté ses yeux. D’un coup, les essieux de la camionnette claquèrent. Les corps furent brièvement soulevés du plancher. Wladimir cogna la crosse de son arme contre la tôle et gueula dans un langage de l’Est à l’intention du chauffeur.

Sharko ne le lâcha pas du regard.

— Espèce d’enfoiré. Vous nous avez bien attendris avec vos discours sur les belles causes. Pourquoi vous faites une chose pareille ?

L’homme aux cheveux blancs enclenchait puis sortait le chargeur de son flingue russe, le manipulant avec dextérité. Sharko avait déjà vu ce genre d’engin à l’armurerie du 36 : un vieux Tokarev, utilisé par l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale. Wladimir se mura dans le silence, lorgnant par la fenêtre. Dehors, les espaces se dégageaient, tandis que le soleil commençait à décliner. Les deux flics échangèrent un regard interrogatif, puis gigotèrent en silence, le visage plissé. Leur tortionnaire se retourna brusquement.

— N’essayez même pas, d’accord ?

— Vous assassinez votre propre peuple, grogna Lucie. Vous êtes un meurtrier d’enfants.

Wladimir la dévisagea. Il leva son arme, prêt à cogner.

— Ta gueule !

— Allez-y ! Vous n’êtes qu’un lâche.

Il inspira fortement, les yeux quasi exorbités, et baissa finalement le bras.

— Ici, les gens seraient prêts à tout pour sortir de la misère mais vous, vous ne pouvez pas comprendre. Ces gosses sont condamnés, c’est inéluctable. Ils ont tellement de césium dans l’organisme que leur cœur finit par ressembler à un gruyère. Tout ce que je fais, c’est les emmener au TcheTor-3. Mikhail s’occupe ensuite d’eux. Moi, je prends l’argent, le reste ne me concerne pas.

Un mercenaire sans âme. Lucie lui cracha au visage. Il s’essuya doucement avec la manche de sa parka, renfila sa capuche et regarda dehors. Ses lèvres s’étirèrent en un imperceptible sourire.

— On arrive bientôt.

Sharko continuait à forcer sur ses liens. Impossible de s’en défaire.

— On a vérifié, aucun enfant de l’association n’a disparu, fit le flic pour détourner l’attention.

— Eux, non. Mais les enfants qui vivent à quelques mètres de ces familles ont rigoureusement le même taux de césium dans l’organisme.

Le véhicule sembla perdre de l’adhérence, avant de raccrocher la route de nouveau.

— Le système est imparable, poursuivit-il. Les lieux des enlèvements sont toujours différents, éloignés les uns des autres de dizaines, voire de centaines de kilomètres. Sur ces terres maudites, des enfants partent aux champs ou cueillir des myrtilles et n’en reviennent jamais, parce qu’ils se sont effondrés en route. Certains d’entre eux n’ont plus de parents, de famille, aucun statut légal. Ils se regroupent en bandes parfois, se contentent d’habiter dans des squats, volent pour survivre. Bazar n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres. La police ne fiche jamais les pieds ici ou, quand ils viennent, que croyez-vous qu’ils font ? Dans ces villages, les gens sont en dehors du monde. Ils n’existent plus. Les enfants qui disparaissent passent quasiment inaperçus.

— Et pourquoi ce fichu césium ? Pourquoi ces enfants-là ?

Soudain, le soleil disparut derrière une immense structure grise, constituée de blocs de béton empilés qui semblaient grimper jusqu’au ciel. Les murs se tendirent partout autour, comme si le véhicule s’enfonçait dans les artères d’une cité maudite. L’ombre s’abattit sur les visages. Le régime moteur varia, la camionnette ralentit un peu, changeant régulièrement de direction.

— À votre gauche, le monstre… Le fameux sarcophage qui recouvre le réacteur numéro quatre. Il fuit de part en part et continue à laisser filtrer le poison.

Wladimir regarda quelques secondes par l’une des deux fenêtres, puis écarta les pans de sa parka, dévoilant de fines plaques grises cousues à l’intérieur.

— Du plomb… Du bon matériel antiradioactivité de l’armée russe, il y en a même des feuilles plus fines dans la capuche. Ça limite les dégâts.

Il remonta la fermeture jusqu’au cou et remit sa capuche. Sharko sollicitait doucement ses liens. Il sentait qu’il pouvait défaire les nœuds, c’était juste une question de temps. Il fallait distraire l’attention de Wladimir avec des questions, lui éviter de les regarder trop fixement, l’un comme l’autre. Lucie aussi luttait contre ses entraves dès qu’il détournait la tête. Sa douleur au crâne était toujours aussi intense. Elle était à peu près certaine de saigner.

— Qu’est-ce que vous faites de ces enfants ? demanda Sharko.

Wladimir haussa les épaules sans répondre.

— Je vais vous dire, moi, ce qu’on leur fait, fit Lucie. On les drogue, on les tatoue avec leur taux de césium, on les enferme dans des barils et on les transporte avec les déchets nucléaires. Un bon moyen d’éviter les contrôles. Qui irait mettre le nez dans des barils contaminés ? Alors, on laisse passer le camion. Pratique, pour transporter des corps d’un point A à un point B sans se faire prendre. Dites-moi si je me trompe.

Le traducteur affina ses yeux.

— Vous êtes très perspicace. Pour tout vous dire, c’est notre chauffeur, Mikhail, qui se charge de leur transport. Parce qu’il est véritablement chauffeur routier, employé par une société russe pour transporter ces saloperies de déchets une fois par semaine. Un type très sympathique, vous allez voir.

Il parlait mécaniquement, froidement. Sharko avait envie de lui arracher la bouche.

— Où vont ces chargements de déchets ?

Le véhicule s’arrêta soudain.

Moteur coupé.

La portière arrière coulissa et s’ouvrit sur un colosse barbu, genre bûcheron, engoncé dans un blouson avec des écussons à l’effigie de ce qui devait être une entreprise russe ou ukrainienne. Lui aussi avait serré sa capuche autour de sa tête, ne laissant plus paraître que deux petits yeux noirs et un nez à l’os tranchant. Wladimir lui tendit le flingue.

— Voilà, Mikhail prend le relais. N’essayez pas de lui parler, il n’y comprend rien.

— Espèce de…

— Vous allez avoir l’immense privilège de goûter à l’eau du lac Glyboké, l’une des plus radioactives du monde. Elle ne gèle jamais.

Le type restait raide, la bouche pincée, l’arme bien serrée dans son poing. Lucie ressentit une immense tristesse. Elle ne voulait pas mourir et elle avait peur. Une larme roula sur sa joue.

— On est ensemble, murmura Sharko. On est ensemble, Lucie, d’accord ?

Elle fixa le barbu avec pitié, celui-ci la considéra sans la moindre trace d’humanité dans le regard. Elle baissa la tête. Wladimir se recula au fond et laissa son acolyte empoigner Sharko par le col. Lucie tenta de s’interposer en criant, mais se retrouva emportée à son tour. Wladimir sortit et rabattit la porte du van, ornée d’un logo correspondant à celui de sa grosse parka.

— Espèce de salopard ! fit le commissaire en se débattant.

Mikhail lui donna un coup de crosse sur l’épaule droite, le flic tomba à genoux.

Wladimir s’approcha de la portière coulissante et se dirigea vers l’habitacle.

Il s’y enferma sans même se retourner.

65

Ils marchaient le long des rives du lac Glyboké depuis quelques minutes. Eux devant, Mikhail derrière. Le géant avait chaussé des lunettes qui ressemblaient à celles des glaciologues, sa capuche était tellement serrée autour de sa tête qu’on ne voyait quasiment plus un centimètre carré de peau. Les mains enfoncées dans de gros gants, il les braquait en permanence, les contraignant à avancer le plus vite possible.

Comme si chaque seconde passée ici était un pas supplémentaire vers la mort.

Le soleil rasait à présent l’horizon, embrasant la flore d’une pellicule d’acier en fusion. La terre, sous leurs pieds, était d’un jaune sombre, comme brûlée, ce qui n’empêchait pas la végétation environnante d’y puiser son énergie. Des arbres, des herbes, des racines partaient à l’assaut des eaux mortelles. À proximité s’élevaient des terrils de minerais multicolores, chevauchés par des grues hors d’usage. En arrière-plan, au cœur du complexe nucléaire, le pied d’éléphant du sarcophage reposait là telle une aberration.

Après un passage difficile à travers une végétation dense, ils atteignirent un renfoncement bordé de rochers, en léger surplomb par rapport à la surface du lac. Impossible d’aller plus loin, un mélange de ronces et d’arbustes enneigés faisait rempart. Les racines des arbres saillaient de la terre et plongeaient droit devant en un maillage inextricable, pareil à celui d’un bayou.

Lucie et Sharko se figèrent au bord de la berge.

Juste en contrebas, un corps nu était enchevêtré au milieu de ce labyrinthe flottant. La longue chevelure brune s’étalait à la surface comme une méduse. La peau se détachait lentement des membres, un peu à la façon d’un gant qu’on enlèverait. Régulièrement, des ombres noires, difformes, d’une taille démente, glissaient sous le cadavre et provoquaient un léger ondoiement à la surface. Une main, une jambe disparaissaient alors sous l’eau, avant de réapparaître quelques secondes plus tard, un petit morceau de chair en moins.

C’était ici que le chemin de Valérie Duprès s’était arrêté.

Vulgairement déshabillée, exécutée et abandonnée à l’appétit vorace de la nature irradiée. Lucie n’en ressentit qu’une plus grande tristesse.

Ils allaient mourir et personne ne saurait jamais ce qu’ils étaient devenus. Personne ne retrouverait leurs cadavres. Lucie pria pour que ce soit court. Pour que ça ne fasse pas mal.

Sharko se retourna vers leur tortionnaire. Ses doigts nus étaient engourdis par le froid et les cordes.

— Ne faites pas ça.

L’homme le retourna face au lac et lui appuya sur l’épaule, le contraignant à s’agenouiller. Il ôta ses gants. Franck s’adressa à Lucie, qui était tétanisée.

— Écarte-toi sur le côté, ne le laisse pas t’agenouiller. J’ai juste besoin de quelques secondes. Fais-le !

L’étranger lui balança un gros coup de pied dans le flanc pour le contraindre à se taire. Sharko roula sur le côté en râlant. Lucie serra les mâchoires et s’éloigna du bord du lac, marchant à reculons.

— Si tu veux tirer, tu devras me regarder dans les yeux, fils de pute.

Mikhail cracha des mots incompréhensibles, les dents bien visibles, et avança vers elle avec un sourire pervers. Il l’agrippa par les cheveux et la ramena à lui brutalement. Lorsqu’il se retourna, Sharko fonçait vers lui, la tête baissée et les bras prêts à le ceinturer. Son crâne le percuta en plein dans l’estomac.

Les deux hommes roulèrent au sol, le Russe soufflait comme un bœuf et, plus puissant, parvint rapidement à se positionner au-dessus. Dans un grognement, il essayait de rabattre son arme en direction de son adversaire. Doucement, le canon se rapprochait du visage de Sharko. Le doigt oscillait sur la queue de détente.

Lucie, bien qu’entravée, lui fonça dessus latéralement, y mettant toute sa hargne, et chuta sur les deux corps.

Un coup partit.

La détonation se propagea sur l’infini de l’horizon, sans le moindre écho.

Au loin, une volée d’oiseaux décolla.

Les trois corps restèrent immobiles, comme si le temps s’était brutalement figé.

Ce fut Lucie qui se releva la première, encore sonnée par la détonation.

Sous elle, Sharko ne bougeait plus.

— Non !

Le commissaire ouvrit les yeux et poussa le corps de Mikhail sur le côté. Le Russe se redressa, le visage tordu de douleur. Un morceau de sa parka, au niveau de l’épaule, était déchiré. Franck ramassa le flingue et le braqua. Il regarda Lucie de coin.

— Ça va ?

Lucie pleurait. Sharko envoya un violent coup de crosse sur le visage du Russe, puis lui écrasa le canon sur la tempe. Les veines de son cou saillaient, il allait tirer.

— Tu vas retourner en enfer.

— Ne fais pas ça ! hurla Lucie. Si tu le tues, on ne saura peut-être jamais où sont emmenés les enfants !

Le commissaire respirait fort, il ne voulait plus réfléchir. Mais la voix de Lucie le raisonna.

Il se redressa. Sans quitter son otage des yeux, il bascula derrière sa compagne et la détacha.

— Ne restons pas ici, fit la flic.

Sharko tira une nouvelle fois en l’air, histoire que Wladimir croie à leur exécution. Puis il donna le pistolet à Lucie.

— Il bouge, tu tires.

Il ôta la parka de Mikhail, lui arracha les lunettes des yeux, puis lui attacha solidement les mains dans le dos avec sa corde.

— La balle t’a juste éraflé, espèce d’enfoiré. On peut dire que t’as du bol.

Il l’exhorta à avancer en le poussant violemment dans le dos.

— Tiens, fit-il en tendant la parka à Lucie.

— Et toi ?

— Ne te soucie pas de moi.

Elle enfila son manteau bien trop grand, passa la capuche, puis ils rebroussèrent chemin en courant. Mikhail obéissait comme un bon chien docile. L’obscurité gagnait en amplitude, déployant ses grandes ailes froides sur la centrale de Tchernobyl. L’air était plus humide, les étoiles commençaient à poindre et scintiller, comme autant de particules d’énergie.

Sharko passa la main dans les cheveux de sa compagne et regarda ses doigts qui s’étaient teintés de rouge.

— Tu saignes.

Lucie porta la main à son crâne.

— Je crois que… ça va aller.

Le commissaire accéléra encore le rythme.

— Ça n’a pas l’air. Il faut qu’on passe à l’hôpital. Pour ce sang et… la radioactivité.

Ils se regardèrent avec inquiétude. Ils étaient bien conscients qu’ils prenaient à ce moment-là des doses radioactives, mais combien ?

Lucie peinait vraiment, la parka pesait des tonnes à cause du plomb, sa douleur au crâne battait, elle n’avait rien mangé ni bu depuis la matinée, mais elle trouva la force de poursuivre. Elle suivait avec acharnement cet homme qu’elle aimait plus que tout au monde, cet homme qui l’avait sauvée. Cet homme à qui elle devait tout.

Ils parvinrent au bord du petit chemin par lequel ils étaient arrivés.

La camionnette était toujours là.

— Ne le lâche pas d’une semelle, fit Sharko.

Lucie s’occupa de braquer le colosse, tandis que le commissaire surgissait des broussailles et se ruait vers la camionnette, à une dizaine de mètres devant lui.

Il y eut alors le rugissement du moteur. Le flic redoubla d’effort et atteignit la portière avant que Wladimir ait le temps d’enclencher la marche arrière. Il l’ouvrit brusquement et arracha le traducteur de son fauteuil. Il le coucha au sol, un genou sur sa tempe. Lucie s’approcha et gueula sur Mikhail. Le Russe comprit et s’assit à quelques mètres du traducteur, les jambes écartées, les mains dans le dos.

— Ce camion de déchets radioactifs, tu vas nous dire où il se rend, fit Sharko.

Wladimir avala sa salive bruyamment. Ses lèvres tremblaient à présent.

— Vous êtes policiers, vous ne pouvez pas…

Sharko lui plaqua la main sur la gorge et appuya. Wladimir étouffait.

— Tu veux parier ?

Le traducteur cracha quand le commissaire relâcha la pression.

— Je t’écoute.

— Il va… à Ozersk.

Sharko fixa Lucie une fraction de seconde. Celle-ci se touchait l’arrière du crâne en grimaçant.

— Qu’est-ce qui se passe, à Ozersk ?

— Je l’ignore, je vous jure que je l’ignore. Il n’y a que des déchets nucléaires et d’anciens complexes militaires abandonnés, là-bas.

Sharko regarda le géant russe.

— Demande-lui !

Wladimir s’exécuta. Le barbu tenta bien de garder le silence, mais Lucie lui donna un coup de crosse sur son éraflure. Il hurla et finit par parler.

— Il dit que son contact sur place est Leonid Yablokov.

— Qui est-ce ?

Question, traduction.

— Il est responsable du centre d’entreposage et d’enfouissement des déchets radioactifs, qui s’appelle Mayak-4.

— D’autres chauffeurs sont-ils impliqués ?

— Il dit que non.

— Qu’est-ce qu’il sait d’autre ? Pourquoi Scheffer enlève-t-il ces enfants ? Pourquoi s’intéresse-t-il à leur taux de césium ?

Sharko renforça son étreinte autour du cou de Wladimir. Le jeune traducteur était au bord des larmes.

— Il n’en sait rien. Lui comme moi, on n’est que des maillons. Je travaille dans l’association, Mikhail transporte des déchets nucléaires et remplit quelques contrats.

— Comme assassiner des gens. Qui d’autre est complice dans l’association ?

— Personne. Scheffer s’adressait directement à nous.

Sharko le fusilla du regard et se tourna vers Lucie.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

La flic lisait dans les yeux de Sharko toute sa détermination, son envie.

— On les livre aux autorités. Dès qu’on a du réseau sur notre téléphone, on prévient Bellanger, qu’il nous mette en rapport avec Arnaud Lachery et ce flic de Moscou, cet Andreï Aleksandrov. On va là-bas, Franck.

Sharko, comme s’il avait attendu le feu vert, décolla violemment Wladimir du sol par l’épaule. Il s’engagea avec ses deux prisonniers solidement entravés à l’arrière de la camionnette, tandis que Lucie s’installait à l’avant pour conduire.

Le moteur ronfla, mais le véhicule ne démarra pas. Inquiet, Sharko frappa sur la tôle.

— Ça va, Lucie ?

Pas de réponse.

Il sortit en claquant la porte coulissante et jeta un œil dans l’habitacle.

Lucie était effondrée, le front sur le volant.

66

Le troisième étage du 36, quai des Orfèvres, était presque vide.

Dès le début de l’après-midi, les policiers avaient commencé à déserter. Les collègues s’étaient salués et souhaité un bon réveillon, laissant les dossiers les moins brûlants en attente. Plus de la moitié des officiers ne reviendraient qu’après les fêtes du nouvel an.

Pourtant, une petite lumière subsistait. Celle qui éclairait l’open space de l’équipe Bellanger. Seul devant son ordinateur allumé, bien installé près du chauffage, le chef de groupe avait finalement décidé de libérer les lieutenants Robillard et Levallois. Les gars avaient travaillé comme des dingues depuis le début de cette enquête, aussi bien le jour que la nuit, et il se voyait mal les priver d’un Noël en famille.

Lui-même, d’ailleurs, était attendu chez des amis de longue date. Un groupe de célibataires, comme lui, qui n’avaient pas encore réussi à trouver l’âme sœur et écumaient les sites de rencontre, faute de temps.

Malheureusement, il ne serait pas au rendez-vous, encore une fois.

Sharko avait appelé depuis un hôpital de Kiev, une heure plus tôt. Lucie avait tourné de l’œil et subissait une poignée d’examens.

Il n’aurait peut-être pas dû congédier ses subordonnés, finalement, vu ce que Sharko venait de lui raconter : deux types hautement impliqués dans leur affaire, tout juste livrés à la police ukrainienne. Le cadavre de Valérie Duprès découvert dans les eaux radioactives à proximité de la centrale nucléaire. Les ruines des laboratoires soviétiques utilisés pour séquestrer des gamins, ensuite transportés avec des chargements de déchets nucléaires vers l’Oural.

Du pur délire.

À ce moment précis, le commissaire de police français siégeant à l’ambassade de France en Ukraine essayait de clarifier la situation sur place. Côté Russie, Interpol, Arnaud Lachery et le commandant Andreï Aleksandrov étaient aussi dans le circuit, de manière à préparer l’arrivée des deux policiers français sur leur sol et assurer la recherche, voire l’arrestation, de Dassonville et Scheffer.

À condition que Lucie n’ait rien de grave.

Bref, un sacré bordel qui tombait un sacré putain de mauvais jour.

Dans l’attente d’un coup de fil de Mickaël Langlois, l’un des biologistes des laboratoires de police scientifique, il persistait à enchaîner les appels avec les uns et les autres, ça n’en finissait plus. Parfois, il en avait sa claque. Dans dix ans, à continuer ainsi, il ne serait plus qu’une ombre.

Ce soir, il ne boirait pas, il ne ferait pas la fête, il serait enfermé ici, dans ces vieux locaux centenaires. Un mode de vie qui avait déjà fait exploser toutes ses tentatives amoureuses, mais il fallait faire avec.

Flic H24, comme disait l’autre.

Son téléphone sonna encore. C’était le biologiste.

— Oui, Mickaël. J’attendais ton appel.

— Bonsoir, Nicolas. Je suis au domicile de Scheffer. Dans sa cave, plus précisément.

Bellanger écarquilla les yeux.

— Qu’est-ce que tu fiches là-bas à une heure pareille ?

— Ne t’inquiète pas, j’ai les autorisations. Il fallait absolument que je teste quelque chose avant d’aller réveillonner. J’ai fait de belles découvertes, et c’est peu de le dire.

Il y avait de l’excitation dans sa voix. Nicolas Bellanger mit son portable sur haut-parleur et le posa devant lui.

— Je t’écoute.

— Très bien. Alors, essayons de procéder dans l’ordre. D’abord, les hydres. Elles ont été rendues radioactives, à des niveaux qui s’étalent de 500 à 2 000 becquerels par kilo, suivant l’aquarium. Plus les aquariums étaient à droite, chez Scheffer, plus le taux de radioactivité montait.

Bellanger interrompit ses mouvements. Il pensait aux tatouages des enfants.

— Des hydres rendues radioactives ? Quel est le but de la manœuvre ?

— Je pense que ça va prendre son sens quand je t’aurai expliqué tout le reste. Cet après-midi, j’ai obtenu les résultats des éléments retrouvés dans le congélateur. Ce n’est certainement pas le meilleur moment pour parler de ça, mais…

— Il faut le faire. Vas-y, déballe.

— Chaque petit sachet contient un prélèvement d’une partie du corps humain. On y trouve de tout : morceau de cœur, de foie, de rein, de cerveau, différents types d’os ; il y a aussi des glandes, des testicules, des tissus. Il s’agit d’un inventaire quasi complet de notre organisme.

Bellanger se passa une main sur le front, enfoncé dans son fauteuil.

— Prélevés sur quelqu’un de vivant ?

— Vivant, ou juste mort. Pas de trace de putréfaction, bien au contraire. Pour info, ils n’ont pas été congelés, mais surgelés.

— Quelle est la nuance ?

— Lors de la surgélation, la température à cœur est atteinte beaucoup plus rapidement que pour une congélation classique, et on avoisine les -40 à -60 °C. La surgélation est utilisée en industrie, elle permet une conservation plus longue et de meilleure qualité.

Bellanger se massa les tempes, fatigué. Pourtant, il n’était pas près de se coucher.

— Pourquoi Scheffer aurait-il utilisé la surgélation ?

— La question est surtout : pourquoi avoir surgelé les différentes parties d’un organisme humain ? Quel était le but de la manœuvre ? Tu sais comme moi que la majeure partie du corps humain est composée d’eau. D’ordinaire, le temps que le corps passe de la température ambiante à la surgélation, il se forme des cristaux de glace, partout dans l’organisme. Leur concentration est moindre que lors d’une congélation classique, certes, mais elle demeure quand même importante. Or, là, les échantillons étaient complètement lisses, comme s’ils avaient été cirés. J’ai regardé à la loupe : il n’y avait aucun cristal de glace ni à la surface ni au cœur des tissus.

— Et comment peut-on éviter leur formation ?

— On ne peut pas, normalement. Quelques poissons de l’Antarctique ont de l’antigel fabriqué naturellement dans leur organisme, mais on reste aux alentours des -2, -3 °C. Dans notre cas, il faudrait une surgélation quasi instantanée, ce qui n’existe pas.

— Tu as dit « normalement ».

— Normalement, oui. Accroche-toi, j’ai découvert que tous ces échantillons de tissus humains sont eux aussi irradiés au césium 137. Quand on ramène le calcul au kilo, on obtient un taux de césium de 1 300 becquerels environ.

Soupir de Bellanger.

— 1 300… Les gamins qui viennent en France par l’association de Tchernobyl présentent des taux analogues. Notre petit irradié de l’hôpital avait un taux de 1 400 becquerels par kilo.

— Curieuse coïncidence, n’est-ce pas ? D’après ce que j’ai pu constater, il semblerait que les particules d’énergie émises par les cellules irradiées empêchent la formation de cristaux durant la phase de baisse de température. Elles les cassent, en quelque sorte. Il faut savoir que le césium 137 produit des particules bêta et gamma. Ce sont celles qui ont la plus forte énergie, elles sont capables de traverser intégralement un corps humain et d’en sortir. Bref, le radionucléide est idéal pour casser les cristaux. De plus, l’émission radioactive est indépendante de la température, donc le processus d’émission d’énergie fonctionne en permanence, y compris pour les températures les plus basses.

Il se racla la gorge avant d’éternuer.

— Excuse-moi, je me suis chopé un fichu rhume… Attention, tout ce que je te raconte là n’est qu’hypothèse. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. À ma connaissance, de telles recherches entre la radioactivité et la surgélation n’existent pas dans le monde de la science.

— Et quel serait l’intérêt de supprimer ces cristaux de glace ?

— L’intérêt ? Que se passe-t-il quand de l’eau se glisse dans les interstices d’une pierre et qu’ensuite il gèle ?

— La pierre éclate.

— À cause de ces cristaux, oui. Mais empêcher la formation de cristaux, c’est éviter que la pierre n’éclate. Et si on rapporte cela au corps humain…

— On empêche les cellules congelées d’éclater.

Bellanger se figea dans le silence, plus perturbé qu’il ne l’était déjà quelques minutes auparavant. Progressivement, une idée monstrueuse prenait forme dans son esprit.

Une idée qu’il ne pouvait concevoir.

Le biologiste le coupa dans ses pensées.

— Quand j’ai compris ça, je me suis dit que Scheffer avait probablement fait une découverte extraordinaire. Je suis allé voir Fabrice Lunard, notre spécialiste de la chimie et des réactions organiques, pour voir ce qu’il en pensait. Ça tombait bien, Lunard venait de trouver des infos très intéressantes sur Arrhenius, le scientifique aux côtés d’Einstein et de Curie.

Bellanger glissa sa main dans l’épais dossier devant lui et en sortit la photo des trois scientifiques réunis autour de leur grande table. Einstein, Marie Curie, Arrhenius. Il fit courir son index sur leurs visages, leurs yeux sombres qui fixaient l’objectif. Le biologiste poursuivit :

— Lunard venait de mettre la main sur un document scientifique qui relate les découvertes d’Arrhenius lors de ses carottages en Islande. D’après les écrits, le chercheur a trouvé, à l’époque, une hydre congelée à proximité d’un volcan, dans une carotte de glace âgée de plus de huit cents ans. Il a analysé la composition de cette glace. Elle contenait du sulfure d’hydrogène et des particules de roche volcanique radioactives. Mais les recherches s’arrêtent là.

— C’est-à-dire ?

— Curieusement, à partir de ce moment, il n’y a plus aucun document, aucun résultat, comme si Arrhenius avait stoppé sa prise de notes.

— En réalité, il l’a continuée, mais dans le mystérieux manuscrit.

— Oui, c’est évident. Il a dû faire une découverte primordiale, extraordinaire. Et moi, j’ai compris, Nicolas.

Bellanger se concentra davantage.

— Tu m’intéresses.

— J’ai repensé aux petites hydres qui nageaient dans leur aquarium dans la cave de Scheffer. C’est la raison de ma présence chez lui, il y a quelque chose que je voulais vérifier par moi-même. J’ai pris trois hydres irradiées de chaque aquarium, je les ai mises dans des sachets et je les ai plongées dans le surgélateur, en écrivant sur chaque plastique le taux de radiation associé. J’ai attendu une bonne heure, puis j’ai sorti les sachets et ai laissé la décongélation opérer, l’accélérant tout de même avec un petit séchoir à main.

Bellanger s’était levé. Il fixait les lumières de la ville, une main crispée sur le radiateur. Il avait toujours aimé cette période des fêtes de Noël, et plus particulièrement quand il neigeait. Les rues étaient si belles, les gens semblaient tellement heureux, engoncés dans leurs beaux vêtements d’hiver. Ça pouvait faire oublier tout le reste. Les crimes, les ténèbres…

Il soupira silencieusement, il avait si mal au fond de lui-même.

Parce qu’il pensait avoir compris.

Les mots de Mickaël Langlois confirmèrent sa pensée :

— Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les hydres qui présentaient les taux de césium les plus élevés se sont remises à bouger, Nicolas. Elles étaient… elles étaient vivantes, suspendues dans le temps sur la durée de leur séjour dans le surgélateur ! Elles sont là, face à moi, bien en forme dans leur aquarium. Je crois que c’est ce qu’Arrhenius avait découvert par hasard : son hydre irradiée de huit cents ans est peut-être revenue à la vie lorsqu’il l’a réchauffée. Il a dû écrire cela dans le mystérieux manuscrit, y publier ses recherches, ses déductions. L’hydre a toujours été probablement gardée comme symbole ou animal d’étude par ceux qui ont eu ce manuscrit entre les mains, en souvenir de la découverte d’Arrhenius, parce que cet animal devait subjuguer autant qu’il intriguait. Tu te rends compte de ce que ces découvertes signifient ?

Le jeune chef de groupe resta figé quelques secondes, les yeux dans le vague. Il se dirigea doucement vers le portemanteau et prit une cigarette dans la poche de son blouson.

— Merci, Mickaël. Passe un bon réveillon.

— Mais…

Il raccrocha sèchement et resta là, sans bouger, la clope entre les mains.

Plus tard, il tenta de joindre Sharko sans succès. Il laissa quelques mots sur sa messagerie, lui demandant de le rappeler dès que possible.

Il ne rentra pas chez lui ce soir-là, occupé à gérer les multiples ramifications de l’enquête. Dans les autres services — Interpol, la sécurité intérieure des ambassades… — , des homologues étaient comme lui : pas de réveillon de Noël en perspective.

Le capitaine de police s’enfonça dans son fauteuil, la tête dans les mains.

Les visages d’enfants anonymes, étalés sur des tables d’opération, ne le quittèrent pas de la soirée. Ces enfants, dont il connaissait désormais le triste sort.

67

— Tu te rappelles, à l’aéroport, avant que j’embarque pour Albuquerque, tu m’avais promis qu’on boirait du vin et qu’on mangerait des huîtres, le soir du réveillon. Et là… il est 20 heures, je suis en pyjama, on déguste un plateau-repas avec des couverts merdiques dans une espèce d’hôpital où il n’y a que des femmes enceintes. Je n’en ai jamais vu autant au mètre carré.

— Ce sont des mères porteuses. C’est à la mode dans les pays de l’Est.

Sharko remua mollement le contenu de son assiette avec sa fourchette. Il rentrait à l’instant de l’ambassade, où il venait de faire un point avec l’ASI et le chef de la police de Kiev.

— Au moins, c’est typique, cette nourriture, non ? Des… raviolis de purée avec du porc. Et n’oublie pas qu’on est dans la meilleure clinique de la ville.

— Eh bien, on devrait se méfier. Ces raviolis sont peut-être radioactifs.

Ils se regardèrent quelques secondes avec un mince sourire, ils auraient aimé plaisanter davantage mais le cœur n’y était pas. Ils avaient failli y rester, tous les deux et, encore une fois, ça se terminait à l’hôpital, face à un plateau-repas.

Lucie se redressa et goûta tout de même à sa nourriture. Elle était là, vivante et en bonne santé, et c’était le plus important. Les scanners cérébraux n’avaient rien révélé, elle attendait encore le retour des quelques analyses sanguines. D’après les médecins, ses syncopes avaient été la conséquence d’une hypoglycémie mêlée au choc et à de la fatigue. Quant à la plaie au crâne, Lucie n’avait pas eu besoin de suture. Juste un gros pansement, maintenu avec une bande élastique serrée autour de la tête. Sharko, lui, avait écopé d’une simple bosse.

— Avec ma cheville fichue et ce bandeau sur la tête, j’ai l’impression de ressembler à Björn Borg.

— En plus sexy, quand même.

Lucie en revint aux choses sérieuses.

— Qu’est-ce qui se passe, maintenant ?

Le commissaire ralluma son téléphone portable, qu’il avait éteint durant sa réunion à l’ambassade.

— Côté ukrainien, les interrogatoires se poursuivent, mais la situation est déjà plus claire.

— Explique.

— Ce Mikhail affirme que c’est Scheffer en personne qui a torturé et tué Valérie Duprès dans le bâtiment abandonné. Ça s’est passé début décembre. Comme nous l’avions supposé, Duprès a voulu libérer l’enfant du blockhaus, mais elle s’est fait surprendre par Mikhail au moment où elle fuyait. Le colosse russe n’a jamais réussi à retrouver le petit captif. Par contre, elle, il l’a retenue prisonnière et a averti Scheffer. Il dit que lorsque Scheffer l’a vue, le scientifique a sombré dans une folie furieuse. Et pour cause : il a alors dû comprendre à quel point Duprès l’avait trahi en ayant une aventure amoureuse avec lui, et d’où venait finalement le message du Figaro.

Lucie n’arrivait pas à ôter de son esprit les images du corps nu de Duprès, abandonné dans les eaux radioactives du lac. Ses membres dévorés par les énormes poissons difformes… Elle n’osa imaginer le calvaire que la malheureuse avait dû endurer, enfermée dans cet ignoble endroit au cœur de la forêt.

— Ils ont récupéré son téléphone portable, dit Sharko, ont découvert dans la liste des appels un numéro récurrent : celui de Christophe Gamblin. Sous la contrainte, la journaliste a alors avoué qu’elle partageait toutes ses informations et recherches avec Gamblin, ce qui a mis Scheffer et Dassonville à ses trousses.

— On connaît le triste sort de Gamblin : torturé à son tour, le congélateur de sa cuisine… Et là, il avoue qu’il a retrouvé la trace d’un tueur en série qui a utilisé l’animation suspendue, donc qui a été en contact avec le manuscrit. Dassonville le laisse mourir de froid mais il lui donne à boire de l’eau bénite. Je n’y connais rien en religion, mais on dirait que Dassonville veut… aider la victime qu’il torture à affronter sa mort. Comme il l’a fait pour ses propres frères, alors qu’il les immolait. Ce moine est démoniaque.

— On le savait… Par la suite, les deux hommes décident d’éliminer Agonla et tous ceux qui ont un rapport de près comme de loin avec ces écrits maudits.

Sharko réfléchit.

— Mikhail et Wladimir continuent à affirmer qu’ils ne connaissent rien des activités véritables de Scheffer et de la fondation. L’un choisissait et enlevait les gamins, l’autre les marquait avec leur taux de radioactivité sous les ordres de Scheffer, avant de les transporter vers l’Oural avec les chargements de déchets. Scheffer leur fournissait de grosses sommes d’argent en échange. A priori, quatorze gamins auraient subi ce sort, depuis une dizaine d’années.

— Quatorze. C’est effroyable.

— Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. D’après ce Mikhail, du temps où la fondation et Scheffer étaient en Russie, le médecin se chargeait lui-même des enfants russes contaminés. Mais lorsque la fondation a été chassée du territoire et est venue s’installer en France, Scheffer a dû trouver une autre solution pour poursuivre ses sombres activités.

— L’association.

— Exactement. C’est à ce moment que Wladimir et Mikhail ont été mis dans le circuit. Depuis le début, nos gentils traducteur et chauffeur ont enlevé cinq gamins ukrainiens.

— J’espère qu’ils passeront le reste de leur vie en taule.

Le commissaire serra les lèvres et préféra embrayer sur le côté pratique :

— Quelqu’un de l’ambassade est parti récupérer le 4 × 4 et ne devrait pas tarder à nous rapporter nos bagages. Il va nous falloir des vêtements très chauds. Demain matin, si tout va bien, on s’envole pour Tcheliabinsk assez tôt, à 7 h 20. Escale à Moscou après une petite heure de vol, changement d’aéroport, arrivée dans l’Oural à 12 h 07, mais il faudra ajouter trois heures à cause du décalage horaire. Si tout est réglé côté Interpol et Bellanger, alors Arnaud Lachery nous rejoindra à l’aéroport avec deux flics qui nous accompagneront là-bas. Ils bossent à la criminelle, un peu comme nous en France, à ce que j’ai compris. Ils sont aussi en rapport avec la police de Tcheliabinsk, ils prendront les rênes de l’enquête une fois sur place. En gros, on regarde et on ne touche à rien. À Paris, ils ne veulent surtout pas d’incidents sur le territoire russe.

— Des incidents… alors que des mômes sont kidnappés depuis des années…

Sharko constata que Bellanger l’avait encore appelé. Il écouta le message et se leva.

— Je rappelle le chef deux minutes, je reviens.

Lucie abandonna son repas. Avec tout le glucose qu’ils lui avaient fourré dans le sang, elle n’avait pas vraiment faim. Elle se dirigea vers la fenêtre. La clinique se trouvait en pleine rue, quelque part dans Kiev. Dehors, sur les trottoirs enneigés, il n’y avait plus que quelques passants qui marchaient d’un pas pressé pour aller réveillonner en famille ou chez des amis.

Lucie était là, dans une chambre minable, si loin de chez elle. Elle eut un coup de blues, puis se remonta le moral en pensant à leur enquête : les responsables qui avaient fait ça aux enfants, qui avaient laissé tant de cadavres derrière eux, allaient bientôt payer, ils allaient finir leurs jours à l’ombre.

Ce serait peut-être, finalement, son plus beau cadeau de Noël.

Son médecin entra dans la chambre. Un jeune type brun, d’une trentaine d’années, souriant. Il lui parla dans un anglais plutôt correct.

— Les résultats des examens sont très satisfaisants, vous allez encore passer la nuit ici et sortirez bien demain matin, comme prévu.

— Très bien, fit Lucie avec un sourire. Je partirai très tôt.

Il prit quelques notes, tout en la considérant du coin de l’œil.

— Dans les semaines à venir, je vous conseillerai un peu de repos, ce sera beaucoup mieux pour le bébé.

Lucie s’approcha du lit, les sourcils froncés, persuadée qu’elle avait mal entendu ou mal compris.

— Le bébé ? Vous avez bien parlé de bébé ?

— Oui.

— Vous voulez dire que…

Elle ne trouvait plus ses mots, ses membres se mirent à trembler.

Le médecin étira les lèvres.

— Ah, parce que vous n’étiez pas au courant ?

Lucie porta les deux mains sur son visage, secouant vivement la tête. Les larmes lui montèrent instantanément aux yeux. Le spécialiste s’approcha d’elle et l’invita à s’asseoir sur le lit.

— On dirait que c’est une bonne nouvelle ?

— Vous… vous êtes certain ? Vous êtes bien certain ?

Il confirma.

— Vos urines, tout comme votre sang, ont révélé des taux de HCG qui ne laissent aucun doute. Ils sont à leur maximum, vous en êtes théoriquement à votre huitième semaine d’aménorrhée. C’est la cause principale de vos faiblesses.

Deuxième choc. Lucie crut bien qu’elle allait de nouveau succomber.

— Huit… huit semaines ? Mais… comment c’est possible ? Il y a eu le test de grossesse, puis… j’ai eu mes règles le mois dernier, je…

— Il ne faut pas toujours se fier aux tests vendus en pharmacie. Rien de tel que la prise de sang, pas d’erreurs possibles. Quant aux saignements que l’on prend pour des règles, ça arrive.

Lucie n’écoutait plus, elle n’arrivait pas à y croire. Elle lui demanda encore plusieurs fois s’il était sûr de lui. Il se répéta et ajouta :

— Je vous conseille de suivre attentivement votre grossesse, médicalement, je veux dire. Vous avez reçu une dose radioactive assez forte en peu de temps, ce qui donne, si on lisse sur l’année, presque le double de la dose normalement admissible. L’embryon a également été exposé.

Le visage de Lucie se ternit d’un coup.

— Vous êtes en train de me dire qu’il y a un danger ?

— Non, non, ne vous inquiétez pas. L’exposition serait devenue réellement nocive à cinq fois la dose. Cependant, il ne faut pas prendre de risques. Je vais le notifier dans votre dossier, mais il faudra éviter au maximum les rayonnements ionisants, scanners, radiographies, qui ne feraient qu’accroître votre taux de radioactivité. Et évitez de vous promener du côté de Tchernobyl, à l’avenir.

Il se releva.

— Tous les indicateurs sont bons pour votre grossesse. Pas de sucre ni d’albumine dans les urines, aucune carence ni maladie sanguine. Ça va bien se passer, j’en suis certain.

Une fois qu’elle se retrouva seule, elle se mit à pleurer de joie.

Un bébé, dans son ventre. Un petit être qu’elle avait souhaité plus que tout au monde se développait secrètement depuis presque deux mois.

Lorsque Sharko rentra dans la chambre, il se précipita vers elle, pensant qu’il s’était passé quelque chose de grave.

— Je suis enceinte, Franck ! De huit semaines ! Je le savais ! Tu vois, je le savais ! La veille de Noël !

Sharko resta quelques secondes sans réaction, complètement sonné. Lucie vint s’écraser contre lui et l’étreignit de toutes ses forces.

— Tu vois qu’on y est arrivés ? Notre bébé…

Le commissaire n’arrivait pas à comprendre. Huit semaines ? Comment cela était-il seulement possible ? Il se rendait chez le spécialiste depuis plus de trois mois. Et, depuis plus de trois mois, ses spermatozoïdes avaient décidé de faire grève. Avait-il pu y avoir une possibilité, même infime, pour que ça fonctionne néanmoins ?

— Lucie, je…

Je dois te dire… Ce que tu me dis là, ce n’est pas possible. Enfin si, c’est possible, mais…

Finalement, la joie écrasa le reste de ses sentiments, et il se laissa aller, lui aussi. Ses yeux s’embuèrent. Alors, ça y était, il allait être de nouveau papa. Sharko, papa… Ça lui paraissait bizarre, improbable. Il se vit au bord du berceau, puis serrant un biberon chaud dans ses grosses mains, assis en pleine nuit dans son appartement. Il entendait déjà les petits bruits perçants.

Maintenant, plus que jamais, il ressentit l’envie de protéger Lucie.

Il fallait que rien ne lui arrive. Qu’allait-il se passer quand ils rentreraient dans la capitale ? L’enfer risquait de recommencer. Sharko se battit intérieurement pour faire durer ce moment de joie. Il essaya de chasser de sa tête les horreurs que venait de lui raconter Bellanger.

Lucie n’avait pas besoin de savoir ce qu’on faisait à ces enfants. Pas maintenant.

Sharko s’écarta un peu d’elle et la regarda dans les yeux.

— À partir de ce soir, on doit penser au bébé, fit-il. Je veux bien que tu m’accompagnes à Tcheliabinsk, mais tu ne vas pas à Ozersk. Tu resteras bien au chaud dans un hôtel en m’attendant, d’accord ? Là-bas, il y a encore de la radioactivité. Il ne faut courir aucun risque.

Lucie hésita, puis finit par prononcer ce qu’elle n’aurait jamais cru possible quelques heures auparavant :

— Très bien.

Ils s’étreignirent encore. Sharko enfouit son visage dans le cou de sa compagne.

— Lucie, il y a quelque chose que j’ai besoin de savoir…

— Humm ?

Un long silence.

— Jure-moi que tu ne m’as jamais trompé. Que ce bébé, il est bien de moi.

Lucie fixa Franck avec intensité. Il pleurait comme elle ne l’avait jamais vu.

— Comment tu peux penser une chose pareille ? Bien sûr que non, je ne t’ai jamais trompé. Bien sûr que oui, ce bébé est de toi.

Elle lui sourit franchement, tandis que les larmes roulaient sur ses joues.

— Notre vie va changer maintenant, Franck. Elle va changer en bien. Je te le promets.

Elle se pencha vers lui et l’embrassa sur les lèvres.

— Joyeux Noël en avance, mon chéri. Je n’ai pas pu te faire l’autre cadeau, mais je t’offre celui-là.

68

Tout, dans la tête de Lucie, s’était bousculé ces dernières heures.

Tandis que l’avion décollait de Kiev, elle était incapable de se concentrer sur l’enquête et ne songeait plus qu’au bébé. Huit semaines, c’était si peu et tellement à la fois. La majorité des organes du fœtus étaient déjà développés, il devait mesurer dans les douze millimètres et peser un bon petit gramme et demi, elle le savait. Mais une fausse couche était toujours possible. Plus d’efforts violents ni de stress inutile. En France, il faudrait consulter, constituer un dossier, prendre toutes les précautions nécessaires pour mener le bébé à terme. S’autoriser un congé exceptionnel, ou une année sabbatique, comme le proposait Franck ? Pourquoi pas, après tout ?

À ses côtés, son compagnon n’arrivait pas à partager ce moment de joie à cent pour cent, elle le sentait. Comment être serein, avec ce qui se passait en Russie et surtout en France ? Ce psychopathe, collé à leurs baskets… Aux dernières nouvelles, les gars en planque devant l’immeuble de Sharko n’avaient toujours rien remarqué. Comment gérer l’euphorie de la grossesse, seul petit point lumineux au milieu des ténèbres qui les entouraient ? Comment se passerait leur retour en France, avec cette peur du tueur ancrée dans leurs tripes ? Lucie se renfrogna dans son siège, les mains sur le ventre, et ferma les yeux. C’était Noël, elle voulait que ce vol s’éternise, que l’avion n’atterrisse jamais.

Aéroport international Domodedovo de Moscou. 25 décembre 2011. Température extérieure de -8 °C, ciel sans nuages.

Le Boeing 737 d’Air Ukraine se rangea sur son emplacement et libéra ses grappes de chapkas dans les couloirs de l’aérogare. Les policiers étaient attendus juste au niveau de la douane par Arnaud Lachery qui facilita rapidement les échanges avec les douaniers concernant l’inspection de la commission rogatoire internationale et leur entrée sur le territoire russe.

Une fois la paperasse réglée, Sharko salua son homologue chaleureusement.

— Ça doit bien faire quinze ans. Qui aurait pu croire qu’on se reverrait un jour ?

— Surtout dans de telles circonstances, fit Lachery. Tu traînes toujours tes vieux os à la Criminelle ?

— Plus que jamais.

Sharko se tourna vers Lucie.

— Voici le lieutenant Henebelle. Collègue et… compagne.

Lachery lui adressa un sourire. Il était un peu plus âgé que Sharko et n’avait rien perdu de cette gueule d’ancien flic de terrain : des traits épais, des cheveux courts en brosse, un regard profond qui trahissait ses lointaines origines corses.

— Enchanté. Et joyeux Noël, même si les circonstances ne sont pas des plus gaies.

Tout en discutant, Lucie et Franck récupérèrent leurs bagages et suivirent leur hôte vers la sortie. L’air sec et glacial de l’extérieur les cueillit instantanément. Arnaud Lachery s’était coiffé de sa chapka doublée de fourrure.

— Il faudra absolument vous en acheter une à l’aéroport de Bykovo, ainsi que de bons gants fourrés. Il doit faire dix à quinze degrés de moins à Tcheliabinsk, je vous laisse imaginer l’horreur.

— Nous le ferons. Le lieutenant Henebelle restera à l’hôtel, elle a… quelques petits problèmes de santé.

— Rien de grave, j’espère ?

Lucie ôta son bonnet, dévoilant la bande autour de son crâne.

— Petit accident de parcours.

Ils grimpèrent dans une Mercedes S320 noire qui attendait avec son chauffeur juste devant l’aérogare. Plaque diplomatique, portes blindées, la totale. Lachery pria Lucie de s’installer à l’avant et s’assit à l’arrière avec Sharko.

— Il faut compter une cinquantaine de kilomètres d’ici à l’aéroport national de Bykovo, fit-il. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev nous y attendent. Je suis désolé, mais le trajet n’est pas des plus typiques. Moscou se trouve à plus d’une quarantaine de kilomètres d’ici.

— On a l’habitude de voyager sans visiter, sourit Lucie en jetant un œil dans le rétroviseur.

— En tout cas, j’espère que vous reviendrez en Russie dans d’autres circonstances. La place Rouge sous la neige et décorée aux couleurs de Noël vaut vraiment le déplacement.

Après que la voiture eut pris la route, il entra très vite dans le vif du sujet.

— Je crois que votre enquête a soulevé un gros, un très gros loup.

Après avoir ôté sa chapka et ses gants, il sortit une photo de sa sacoche et la tendit à Sharko.

— Voici donc Leonid Yablokov. Il est responsable d’une équipe de vingt ouvriers sur la base de Mayak-4, située à quelques kilomètres avant Ozersk. C’est lui qui se charge de la récupération et du stockage des déchets nucléaires.

Le commissaire fronça les sourcils et tendit la photo à Lucie. L’homme, sur le cliché, était chauve, avec les oreilles légèrement décollées. Un regard pas franchement tendre, d’autant plus qu’il était vêtu d’un costume noir aux lignes toutes soviétiques.

— J’ai déjà vu cet homme, lança Sharko. Il était sur la photo dans le bureau de Scheffer, avec l’équipe russe qui travaillait pour la fondation à la fin des années 1990.

— En effet, répliqua Lachery avec assurance. Il a œuvré pour la fondation entre 1999 et 2003. Nous avons fait quelques recherches sur cet individu. Il est titulaire d’un doctorat en physique, il a écrit une thèse sur les très basses températures au début des années 1980. Il a travaillé jusqu’en 1998 dans un laboratoire de recherche russe sur les applications spatiales. Du top secret. Il était spécialiste de la cryogénie et s’est penché sur des solutions permettant de longs voyages dans l’espace.

La cryogénie… Cela parlait à Sharko. Il demanda :

— Il est beaucoup question de la conquête spatiale relancée par les Russes en ce moment dans la presse française. Cette volonté qu’ils ont d’envoyer des hommes dans l’espace lointain, sans donner, pour l’instant, la façon de le faire. La cryogénie, ça pourrait être une excellente solution. Est-ce que Yablokov a réussi à congeler des gens pour les faire voyager ?

— On n’en sait rien. Ce dont on est certains, par contre, c’est que Yablokov a été licencié à la suite d’une erreur professionnelle qui a coûté la vie à l’un de ses collaborateurs.

Lucie s’était retournée, elle ne voulait rien manquer de la conversation. Quant à Sharko, il dévorait chaque mot.

Arnaud Lachery poursuivit ses explications :

— Après cet échec, Yablokov s’est reconverti dans l’humanitaire, par le biais de la fondation. Il est allé sur le terrain, a appris des tas de choses sur la radioactivité, on l’a beaucoup vu au milieu d’enfants, aux côtés de Scheffer (il tendit d’autres clichés qui appuyaient ses propos) et de cette femme, elle aussi membre de la fondation dans ses deux premières années d’existence.

Encore une fois, Sharko reconnut ce visage, également présent sur la photo accrochée dans le bureau de Scheffer. Un visage tout en rides, avec des traits fatigués, qui cachaient des yeux sombres et volontaires.

— Qui est-elle ?

— Volga Gribodova, elle a aujourd’hui soixante-huit ans. À l’époque, elle était professeure de médecine, spécialisée dans les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl, et jouait un rôle de conseillère auprès des politiques sur la question de la radioprotection. Deux ans avant que la fondation quitte le territoire russe pour raisons politiques, elle s’est détachée de ses activités humanitaires et est devenue ministre de la Sécurité nucléaire de la province de Tcheliabinsk.

— Tcheliabinsk, répéta Sharko. Encore et toujours Tcheliabinsk.

— Là-bas, Gribodova a hérité d’un poste peu enviable. Les environs d’Ozersk, à une centaine de kilomètres de Tcheliabinsk, sont parmi les plus contaminés de la planète. Tchernobyl a été un problème, mais Ozersk est LE problème. C’est une véritable poubelle à ciel ouvert, ultra-contaminée, et qui accueille les déchets nucléaires provenant de la plupart des pays européens, y compris la France. Gribodova a été nommée là-bas pour trouver des solutions, mais tout le monde sait qu’il n’y en a pas.

Le véhicule s’engagea sur une autoroute à deux voies bien chargées. Hormis les plaques minéralogiques bizarres et les panneaux en cyrillique, le paysage n’était en rien dépaysant : juste des arbres enneigés à perte de vue. Lucie considéra quelques secondes le chauffeur — un type qui paraissait coulé dans le marbre — avant de revenir à ses interlocuteurs, qui continuaient à discuter.

— Et devinez qui a nommé Leonid Yablokov en tant que responsable de la base de Mayak-4 ? demanda Lachery.

— Volga Gribodova, répliqua Sharko.

— Seulement quelques semaines après sa prise de fonction en tant que ministre, oui. Alors que, de prime abord, Yablokov, spécialiste du grand froid, n’était pas forcément le plus compétent en matière de déchets nucléaires. La gestion de la base de Mayak-4 est directement sous l’autorité et la responsabilité de la ministre. Mayak-4 est construite autour d’une mine où l’on extrayait l’uranium il y a soixante ans. Aujourd’hui, cette mine est devenue un centre d’enfouissement où l’on stocke toutes les cochonneries dont aucun pays ne veut. Les environs de Mayak sont parmi les endroits les plus sinistres, déprimants et dangereux de la planète. Personne ne veut aller là-bas, et personne n’y met les pieds, hormis des ouvriers qui déchargent les camions et stockent les barils. D’où ma question : qu’est-ce que deux anciens membres de la fondation de Scheffer trament sur place depuis toutes ces années ?

— Et, surtout, qu’est-ce que Scheffer et Dassonville allaient régulièrement y faire, par le biais de leurs visas touristiques ? compléta Sharko. Et qu’y font-ils en ce moment même ?

Lachery fixa Lucie, puis le commissaire.

— C’est ce que nous allons découvrir. Je crois que vous l’avez compris, et avec votre affaire, nous pensons que cette ministre et d’autres personnes haut placées sont impliquées dans quelque chose. Pour Moscou, votre enquête est un dossier très sensible. De par sa nature même, mais aussi parce qu’il est question de nucléaire.

— Nous n’en doutons pas.

— La fédération de Russie est découpée en districts administratifs, chacun avec leur gouverneur et leur autonomie. Bref, cette affaire est compliquée d’un point de vue légal et politique. Une fois à Tcheliabinsk, vous aurez le soutien discret d’officiers de la police du district fédéral, qui seront directement sous les ordres du commandant Aleksandrov que vous allez rencontrer bientôt. Vous filez sur Mayak. Vous cherchez vos suspects avec les équipes mais, surtout, vous les laissez intervenir.

— On connaît les règles, fit Sharko.

L’ASI tendit les dernières photos : celles des mômes, étalés sur la table d’opération, que Bellanger ou Robillard lui avait sans doute envoyées par courrier électronique.

— On peut peut-être déplacer et cacher des enfants, mais certainement pas des salles d’opération. S’il y a quelque chose à découvrir dans cet endroit sinistre, alors les hommes le découvriront. Nul n’est plus teigneux qu’un officier russe.

Après un lourd silence, Lachery changea de sujet et finit par demander des nouvelles de la capitale française, du 36, quai des Orfèvres, de la politique de l’Hexagone, tandis que les premiers panneaux indiquant l’aéroport apparaissaient déjà. Il raconta qu’il aimait Moscou, ses structures, sa puissance, sa richesse, ses habitants. Pour lui, les Occidentaux étaient comme des pêches, et les Russes comme des oranges. D’un côté, des individus d’apparence ouverts, qui se saluaient dans la rue, mais qui cachaient un noyau dur dès qu’on creusait. De l’autre, des gens de prime abord fermés, mais qui s’ouvraient jusqu’au cœur une fois la carapace percée. Il précisa néanmoins que Moscou, ce n’était pas la Russie, et que ce pays payait encore l’héritage de son lourd passé.

Le chauffeur les déposa devant l’aérogare, accolé à un circuit automobile. Il n’avait rien à voir avec celui qu’ils venaient de quitter. Un bâtiment plutôt ancien à l’architecture monolithique, pas rénové et de taille réduite. À voir l’état et la dimension ridicule de certains avions, Lucie commença à stresser. Si l’avion était le moyen de transport le plus sûr en France, elle n’était pas certaine que ce fût le cas en Russie.

Les deux policiers moscovites attendaient au point d’accueil. L’attaché à l’ambassade fit les présentations. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev étaient plutôt jeunes, grands, plantés dans la même tenue kaki — pantalon de toile à liseré rouge, grosse parka fourrée avec les écussons de la police et le drapeau russe, serrée par un ceinturon, bottes coquées montant jusqu’aux genoux — et tenaient leur chapka dans la main. Vu la carrure imposante, Sharko estima qu’ils portaient sans doute un gilet pare-balles.

Ils se saluèrent tous. Poigne écrasante de la part des Russes, Lucie ne fut pas ménagée. Lachery leur expliqua que les deux officiers parlaient un anglais moyen et qu’il comptait sur eux pour transmettre les derniers éléments clés du dossier durant le vol.

On vendait de tout dans l’aérogare. Saucisson, pain noir, vodka, cornichons, fromage… Après avoir retiré des roubles, les deux Français passèrent par une boutique de vêtements et en ressortirent équipés à la russe, ce qui posa un sourire plutôt moqueur sur les lèvres de leurs accompagnateurs.

Après l’enregistrement des bagages, ils burent une vodka — sauf Lucie qui se contenta d’un thé — et prirent la direction de leur terminal. L’ambiance s’était un peu détendue, l’heure du départ approchait. Lachery les salua respectueusement, adressa quelques mots en russe aux officiers puis revint vers les Français :

— On reste en contact. Bonne chance.

Vingt minutes plus tard, ils embarquaient.

Direction les puissants contreforts de l’Oural.

69

Une explosion de couleurs.

Jamais, au cours de ses voyages, Sharko n’avait vu un tel spectacle. Il avait toujours imaginé la Russie comme un territoire austère, gris, aux terres plates qui s’étalaient telles des coulées de ciment. Mais, en réalité, c’était tout l’inverse. Le front collé au petit hublot circulaire, il avait l’impression d’assister à la genèse d’un diamant. Les steppes avaient cette capacité à transformer la lumière rasante du soleil en une pluie d’étincelles. La nature buvait l’eau des lacs aux formes douces, les torrents rageaient, les forêts de pins et de bouleaux s’accrochaient aux flancs des montagnes prisonnières du givre. Des bleus stellaires, des verts de jungle, des blancs furieux bataillaient dans ces arènes de silence et donnaient l’envie de se coucher là, à regarder le ciel indéfiniment.

Puis arriva la grande ville, comme un cancer dans un organisme sain. Au fur et à mesure que le bimoteur descendait, les usines offrirent leurs perspectives. Métallurgie, extraction de minerais, industrie lourde. D’anciens arsenaux à l’abandon étranglaient la périphérie, des entrepôts déchirés, d’interminables lignes d’asphalte, envahies de bulldozers, de tracteurs, de chargeurs, noircissaient le décor. Des milliers de chars, de moteurs, des millions de munitions avaient été fabriqués ici, pour repousser l’ennemi.

Sharko se rétracta sur son siège, alors que l’avion touchait le sol.

Ça y est, ils y étaient presque. Au bout de leur enquête. Au bout du monde.

Trois hommes les attendaient dans le hall de l’aéroport. Des gars aux allures de soldats de plomb, avec des faciès crayeux, des mâchoires droites, à fleur de peau. Sharko songea aux flics du RAID, version KGB. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev firent de rapides présentations. Les locaux ne parlaient pas un mot d’anglais, ils se contentèrent d’un sourire de politesse envers le commissaire et adressèrent un regard plutôt forcé à Lucie.

Les cinq Russes discutèrent longuement entre eux, à coups de tapes sur l’épaule, puis Aleksandrov revint vers Lucie, qui se sentait toute petite, pas à sa place.

— D’après eux, il y a un bon hôtel à touristes, le Smolinopark, à vingt-cinq kilomètres d’ici. Il est situé au bord d’un lac, vous y aurez tout le confort et de la bonne nourriture. Un taxi peut vous y emmener directement.

Sentant Lucie sur les nerfs, Sharko prit les devants et acquiesça poliment.

— Très bien. Vous nous laissez quelques minutes ? Nous arrivons.

— Ne tardez pas trop.

Lucie l’observa s’éloigner, le regard mauvais.

— J’ai vraiment l’impression que ces gros machos me prennent pour une tarte. Un bon hôtel à touristes, non mais, t’as entendu ça, toi ?

Sharko rajusta la chapka sur la tête de Lucie, puis vérifia que son téléphone portable était complètement chargé.

— Je serai toujours près de toi, avec ça. Je ne veux surtout pas que tu t’inquiètes, d’accord ? Profite de l’hôtel, passe un coup de fil à ta mère pour la rassurer, repose-toi bien. Je crois que ces gars-là savent ce qu’ils font.

Lucie se serra contre lui. Avec leurs grosses parkas, elle avait l’impression d’étreindre un bonhomme Michelin.

— Fais bien attention, Franck, et contente-toi de suivre. Tu as déjà failli y laisser ta peau plusieurs fois. Tu me promets ?

— Promis, oui.

Il l’accompagna jusqu’à un taxi. L’air glacé rabotait le moindre centimètre carré de peau nu. C’était comme une blessure perpétuelle, lente et douloureuse. Lucie s’engouffra dans la chaleur de l’habitacle, tandis qu’Aleksandrov expliquait au chauffeur la destination. Sharko embrassa sa compagne une dernière fois et regarda le véhicule s’éloigner, le cœur lourd.

À peine Lucie avait-elle disparu que son téléphone portable sonnait déjà. Il regarda l’écran avec un sourire.

Numéro « inconnu ».

Il ôta un gros gant, décrocha et glissa le fin appareil entre la chapka et son oreille.

— Sharko.

Rien d’autre qu’une petite respiration, à l’autre bout de la ligne.

Sa gorge se noua. Il sut instantanément.

C’était lui. Le tueur de Gloria.

Il regarda du coin de l’œil les Russes qui l’attendaient et se tourna.

— Je sais que c’est toi, fils de pute.

Aucune réaction à l’autre bout de la ligne. Sharko écoutait, essayait de capter le moindre détail utile. Il réfléchit aussi vite que possible, tentant de toucher au plus juste, et se mit à parler :

— Tu te demandes où je me trouve, hein ? T’es tellement dans le doute, dans la déroute, que tu n’as pas pu t’empêcher de m’appeler. Tu ne comprends pas mon absence. Désolé de t’apprendre que tu n’es pas le centre de mon monde. Gloria ne représentait plus rien pour moi. Et toi non plus.

Toujours rien. Sharko était persuadé que l’autre allait finir par raccrocher.

— On dirait que je gâche tes fêtes de Noël et ta belle partie d’échecs, poursuivit-il. Je sais le travail que représentait toute cette mise en scène pour toi. Et moi qui ne suis pas au rendez-vous.

Le commissaire marchait à présent nerveusement. Soudain, deux mots claquèrent dans l’écouteur :

— Tu mens.

Le flic s’arrêta net. La voix masculine était étouffée, lointaine, comme lorsque l’on parle à travers un tissu.

— Tu mens quand tu dis que Gloria ne représentait rien pour toi.

Sharko ne sentait plus le froid, même s’il avait l’impression que sa main ressemblait à un bloc de glace. Le monde, autour de lui, n’existait plus. Toute son attention était focalisée sur cette voix, séparée de la sienne de milliers de kilomètres. Il ausculta son téléphone, essaya de démarrer l’enregistrement de la conversation. Trop compliqué, il ne trouva pas la bonne fonction. Il plaqua de nouveau l’écouteur à son oreille, de peur de perdre son interlocuteur, et poursuivit la conversation :

— Peut-être que je mens, peut-être pas. Peu importe. L’essentiel, c’est que les autres, mes collègues, vont te coincer, et je viendrai te rendre visite quand tu seras derrière les barreaux. Tout est une question de temps. Et ma femme et moi, on a tout notre temps.

Un long silence, avant que la voix revienne.

— Moi aussi, j’ai tout le temps. La patience, c’est l’une de mes qualités, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Ta pouffiasse et toi, je vous attendrai le temps qu’il faudra…

Sharko avait envie d’exploser. De lui crier qu’il le tuerait.

— … Je serai là chaque fois que vous marcherez parmi la foule. À chaque station de métro, dans chaque bus, sur n’importe quel trottoir. Je suis déjà entré chez toi, tu sais ?

Sharko était incapable de savoir s’il bluffait ou pas.

— La prochaine fois qu’on parlera, ta pouffiasse aura ma lame sous sa gorge.

Coupure de la communication.

Sharko resta figé, l’appareil dans la main. Il chercha dans les appels entrants, tenta de recomposer le numéro du bout de ses doigts gelés, mais le numéro inconnu ne s’était pas affiché.

— Merde !

Les Russes s’impatientaient franchement. Le flic embarqua à l’arrière de l’une des deux quatre roues motrices, encore sous le choc. Il souffla dans ses mains pour les réchauffer.

Le cauchemar le rattrapait même ici, en Russie.

— Vous ne devez jamais ôter vos gants, fit Aleksandrov de son accent roulant. Il aurait suffi que votre peau soit en contact avec la moindre surface extérieure pour y rester collée.

Sharko signifia qu’il ferait attention la prochaine fois. Les véhicules se mirent en route sous une lumière qui commençait lentement à décliner. Les trois policiers qui accompagnaient le commissaire semblaient discuter ardemment de l’affaire, se transmettant des papiers, des photos. Sharko reconnut, entre autres, les portraits de Scheffer et de Leonid Yablokov, le responsable de Mayak-4.

Le commissaire se concentra, essaya de se rappeler les moindres détails de la conversation avec le tueur de Gloria. Ta pouffiasse aura ma lame sous sa gorge… Il avait vu juste : c’est à Lucie qu’il s’en serait sûrement pris lors de son ultime coup d’échecs. Il l’aurait sans doute enlevée, comme Suzanne l’avait été, dix ans plus tôt.

Il s’empara de nouveau de son téléphone portable. Il fallait prévenir Basquez de cet appel. C’était Noël, mais Sharko s’en tapait. Il y avait peut-être moyen de tracer l’origine du coup de fil, de remonter à ce fou furieux de psychopathe d’une façon ou d’une autre. De faire cesser le cauchemar, pour qu’il puisse rentrer en France l’esprit serein. Pour que Lucie et le bébé ne craignent plus rien.

Sharko ressentit alors un autre choc : le bébé. Suzanne elle aussi était enceinte au moment de son enlèvement, et de deux mois.

Quelle horrible coïncidence.

Il commença à composer le numéro de Basquez, mais arrêta soudain son geste.

Il attarda son regard sur ce fameux téléphone portable.

Quelque chose se déclencha dans sa tête, qui déversa des frissons dans la totalité de son corps. Une série de déductions qui lui traversa le crâne, comme des dominos chutant les uns derrière les autres.

Sharko analysa la situation dans tous les sens.

Ça collait. Ça collait à la perfection.

Fermant les yeux, il remercia sa chute dans le torrent glacé des montagnes. Elle venait peut-être de lui livrer le tueur sur un plateau.

Il le tenait. Bon Dieu, il avait identifié celui qui n’avait semé que la terreur et le vice dans son sillage.

Il ne termina pas le numéro de Basquez. À la place, il rangea son téléphone bien au fond de sa poche, se souvenant des propos prononcés par l’expert en analyse de documents de la police scientifique, alors qu’il parlait d’un faux passeport : la Marianne en filigrane est à l’envers. Tu te rends compte de la connerie ? Les mecs imitent tout à la perfection, jusqu’à la double couture, et font une erreur aussi grosse que celle de prendre une autoroute en sens inverse. Ils finissent tous par faire ce genre de conneries, tôt ou tard.

70

Ils avaient d’abord traversé des villages pris dans les glaces de l’hiver. Des icebergs de civilisation coupés par une route centrale, avec leurs rangées de maisons en bois bordées d’un lopin de terre. Des habitations sans eau courante, dépendantes de puits reliés à des rivières malades qui brassaient l’atome. Puis arrivèrent les installations industrielles abandonnées, accrochées au paysage comme des sangsues d’acier. Sharko eut le sentiment d’un monde post-apocalyptique, frappé jadis par la folie humaine, et dont ne restaient que les plaies béantes.

Plus loin, la route se transforma en un chaos de boue gelée, traversée de larges flaques qui s’assombrissaient à mesure que le gros soleil rouge déclinait. De profondes traces de pneus laissées par les camions et les convois chargés de leur poison sillonnaient la glace noirâtre. Autour, les lacs d’un bleu pâle, aux eaux dangereuses, se déployaient à perte de vue, entre les collines, telles des lames de rasoir radioactives. Depuis plusieurs dizaines de kilomètres, il n’y avait plus aucune trace d’activité humaine. L’atome avait chassé la vie et s’était approprié cette terre pour des dizaines de milliers d’années.

À présent, l’obscurité s’était sérieusement installée, faisant baisser le mercure de quelques degrés supplémentaires. L’ancien complexe d’extraction d’uranium de Mayak-4 apparut subitement derrière un vallon, logé dans un creux naturel. Une cicatrice à ciel ouvert, immense, cernée de barrières et de barbelés. Sous la lumière décadente, la partie nord semblait avoir été complètement abandonnée. Les usines radiochimiques, les tapis roulants, le matériel d’extraction ou les palans tombaient en ruine. Les rails pris dans la glace, sur lesquels reposaient encore des wagons, étaient envahis, défoncés.

La partie sud, par contre, témoignait encore d’une activité humaine. Des véhicules en bon état étaient garés sur un parking, un camion-benne jaune venait de s’enfoncer dans un tunnel. De petites silhouettes, des grues miniatures s’activaient autour d’un convoi chargé d’immenses barils radioactifs.

Sharko crispa sa main gauche sur la poignée de sa portière, tandis que les deux véhicules de police accéléraient en dépit de la route glissante. Le thermomètre du tableau de bord indiquait à présent -27 °C, le givre s’accrochait aux vitres et suçait les joints en caoutchouc. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un poste de sécurité, gardé par deux colosses probablement armés. Les flics de la première voiture jaillirent, ils montrèrent des papiers, il y eut un échange verbal assez rude. Un gardien désigna finalement un petit bâtiment de forme cubique, en bon état.

L’un des officiers vint parler à Andreï Aleksandrov, libérant une grosse vague de froid dans l’habitacle lorsque le carreau se baissa. Après un court échange, le Moscovite se retourna vers le commissaire et dit, en anglais :

— Là-bas, c’est le bureau du responsable, Leonid Yablokov. On y va.

Une fois la barrière ouverte, les deux véhicules s’engagèrent rapidement sur le site et foncèrent vers le bâtiment. Sharko remarqua, sur la droite, ce qui devait être l’entrée du centre d’enfouissement, creusé dans le flanc d’une colline et fortement éclairé. Des tas de panneaux d’avertissement en cernaient les contours, tandis qu’un camion vide sortait au ralenti.

D’un coup, tout s’accéléra. Aleksandrov repéra, dans la lueur des phares, une silhouette qui disparaissait à l’arrière des bureaux et courait vers une voiture. Les véhicules de police se mirent en barrage, les portières s’ouvrirent, les canons des Makarov se braquèrent, et ce qui ressemblait à des ordres de sommation retentit. Quelques secondes plus tard, la chapka de Yablokov vola au sol. Il se fit menotter sans ménagement et emmener dans son bureau, devant quelques employés qui s’étaient figés de stupeur.

Sharko se fraya une place parmi les Russes, qui avaient contraint le responsable du centre à s’asseoir sur une chaise. Le petit homme chauve aux oreilles décollées fixa le béton du sol, sans ouvrir la bouche. Il resta de marbre devant les photos de Dassonville et de Scheffer qu’on lui plaquait sous le nez.

Le ton monta rapidement, les questions et les cris fusaient, les colosses armés n’y allaient pas de main morte. À bout de nerfs après quelques minutes, un officier de Tcheliabinsk renversa la chaise et écrasa le visage du responsable avec sa botte. Sharko apprécia la méthode, même si les coups portés dans l’abdomen de Yablokov lui parurent un peu trop appuyés.

Da ! Da ! gueula finalement le Russe à terre, les yeux en pleurs et les deux mains sur le ventre.

On le laissa se redresser. Les visages étaient fermés, durs, une buée glaciale s’élevait des bouches. Les grosses carcasses des flics haletaient, le commissaire sentait que ses homologues n’avaient pas l’intention de traîner dans cet endroit maudit. Ils malmenaient Yablokov, ne cessaient de lui gueuler aux oreilles, le poussaient violemment. Cette fois, le responsable de Mayak acquiesça lorsqu’on lui plaqua sur le nez les portraits de Dassonville et de Scheffer. Sharko ressentit alors une immense satisfaction : les deux hommes étaient bien sur la base de traitement des déchets.

Leonid Yablokov parla en russe. À la suite de ses explications, l’un des officiers ouvrit une armoire contenant des parkas antiradiations. Sharko imita ses accompagnateurs et enfila ce vêtement qui lui tombait jusqu’au milieu des cuisses. Une fois ses menottes enlevées, Yablokov se protégea à son tour.

— Il veut nous emmener dans le centre d’enfouissement, dit Andreï Aleksandrov à Sharko. C’est là-bas que sont les deux hommes que vous recherchez. On y va en camion.

— Qu’est-ce qu’ils font là-dedans ?

— Yablokov va nous montrer.

Sharko redoutait ce qu’ils allaient découvrir. Il pensait à ce gâchis de vies humaines, tous ces morts qui avaient jalonné son enquête, comme autant de balises d’avertissement. Dehors, son regard se riva sur l’ancienne mine d’uranium, nichée dans un environnement effroyable, si loin de l’œil occidental. C’était sans aucun doute l’endroit idéal pour se livrer aux pires expérimentations.

Il serra fort la capuche autour de sa tête, enfonça ses mains dans les gros gants aux extrémités plombées, puis suivit les hommes. Aleksandrov l’invita à s’asseoir dans la cabine du camion, aux côtés de Yablokov, tandis que les autres policiers se tenaient en équilibre sur les rebords de la benne, recroquevillés pour se protéger du froid. Même les organismes de ces individus pourtant habitués aux conditions climatiques rigoureuses souffraient.

Le Russe prit le volant et se laissa guider par les indications du responsable du centre. Sharko se tassa sur son siège lorsque le véhicule pénétra dans le tunnel creusé sous la colline. La lumière naturelle laissa place à un éclairage au néon. Des centaines de câbles et de gaines couraient le long des voûtes pour alimenter les différentes installations électriques, les pompes, le circuit de ventilation. Le camion bifurqua, la descente s’accentua. L’endroit semblait relativement moderne, les parois étaient lisses, circulaires, la route large et propre. Sharko essaya d’imaginer ce qu’avait dû être ce lieu un demi-siècle plus tôt. Tous ces mineurs sortis des goulags qui avaient fendu le minerai d’uranium à la pioche dans des conditions atroces.

Après trois cents mètres, le véhicule stoppa dans une niche, devant une gigantesque cage d’ascenseur supportée par des câbles d’acier au diamètre impressionnant. C’était, sans aucun doute, l’endroit par lequel transitaient les barils de déchets nucléaires, avant leur enfouissement définitif des centaines de mètres plus bas, dans les couches stables de la croûte terrestre.

Les hommes s’engagèrent dans ce gros cube hermétique. Yablokov glissa une clé dans un tableau de bord perfectionné et composa un code sur le clavier. Il cracha des mots qu’Aleksandrov s’empressa de traduire :

— Il nous emmène dans un niveau qui n’est référencé sur aucun plan. Un centre secret fabriqué en 2001.

— Au moment où il a pris ses responsabilités à Mayak-4, fit Sharko.

Les regards étaient rivés sur divers chiffres qui indiquaient la profondeur — moins 50 mètres pour le moment —, la température qui montait au fil de la descente et la radioactivité ambiante — 15 µSv/h —, qui diminuait un peu plus à chaque seconde écoulée. Yablokov ôta sa capuche et ses gants lorsque l’ascenseur s’immobilisa à moins 110 mètres de profondeur. Tous les hommes l’imitèrent, les fronts perlaient à présent : la température indiquée était de 16 °C.

La porte métallique s’ouvrit sur un petit tunnel éclairé, parfaitement rectiligne. Les hommes s’y engouffrèrent en silence. Sharko lorgna autour de lui, la gorge serrée. Ses muscles se gorgeaient de sang. Des sentiments d’écrasement, d’enfermement, commençaient à tourner dans son esprit. Pas le moment de flancher. Il atteignit enfin une pièce, creusée dans la partie droite du tunnel.

Il y était, sans aucun doute.

La salle d’opération des photos.

Il y avait une quantité impressionnante de matériel chirurgical, de grosses machines complexes et perfectionnées, des moniteurs et des tuyaux partout. Ça sentait les produits d’hôpitaux, de ceux qui fichent la nausée. Trois hommes masqués, gantés, vêtus de combinaisons chirurgicales bleues, se tenaient debout autour d’un caisson transparent et prenaient des mesures.

Ces individus restèrent figés face aux policiers, puis levèrent les mains lorsque les armes se braquèrent sur eux. Une fois assurés que la situation était maîtrisée, les trois officiers de Tcheliabinsk sortirent de la salle et s’enfoncèrent plus loin dans le tunnel, afin de sécuriser les lieux.

Épaulé par les deux Moscovites, Sharko s’approcha des trois hommes en tenue. Sûr de lui, il arracha brutalement leur masque chirurgical, mais, à sa grande surprise, ne reconnut aucun des visages. Ces types étaient terrorisés et déblatéraient des propos incompréhensibles.

Le flic se tourna alors vers le caisson hermétique, qui ressemblait à un aquarium géant bardé d’électronique. Il remarqua le symbole de la radioactivité sur chaque face translucide et se concentra sur son contenu.

À l’intérieur, un corps nu était couché, le crâne rasé, les bras et les jambes écartés comme l’homme de Vitruve.

Le commissaire l’observa attentivement et n’eut plus aucun doute : il s’agissait bel et bien de Léo Scheffer.

Léo Scheffer, immobile, les yeux fermés. Tranquillement couché sur le dos, il semblait apaisé. L’électrocardiogramme relié au caisson émettait un bip toutes les cinq secondes. Le cœur battait si lentement que le tracé vert était quasiment plat. Sharko pensa immédiatement : « animation suspendue ».

Il redressa les yeux vers une grosse bouteille métallique reliée au caisson par un tuyau. Dessus était inscrit au marqueur « H2S ». Sulfure d’hydrogène. Des chiffres rouges près d’un moniteur indiquaient « 987 Bq/kg ». Vingt secondes plus tard, le taux passa à 988.

Sharko réalisa que l’organisme de Scheffer n’était pas seulement tombé en veille. À l’intérieur du caisson hermétique, on le bombardait de particules radioactives.

À mi-chemin entre la vie et la mort, Scheffer se laissait volontairement irradier.

Sonné, Sharko se précipita vers Andreï Aleksandrov qui, aidé de son collègue, avait regroupé les médecins ainsi que Yablokov contre un mur.

— Dites-leur de le réveiller, fit-il d’une voix ferme.

Le Russe s’exécuta et, après un échange verbal, revint vers Sharko.

— Ils vont le faire. Mais ils disent qu’il va falloir au moins trois heures pour le sortir de cet état, le temps que la concentration en gaz de sulfure d’hydrogène diminue dans son organisme.

Sharko acquiesça.

— Très bien. Je veux que cette ordure voie mon visage en premier lorsqu’il ouvrira les yeux…

Il fixa les trois scientifiques d’un air impassible.

— Demandez-leur maintenant où est François Dassonville.

Aleksandrov n’eut pas le temps de réagir. L’un des officiers de police parti plus tôt en exploration dans le tunnel revint en courant. Sharko comprit qu’il les invitait à le suivre. Nikolaï Lebedev, le collègue d’Aleksandrov, resta dans la salle d’opération, l’arme tendue devant lui.

Le commissaire emboîta le pas de ses homologues et regagna le tunnel. Une dizaine de mètres plus loin, les flics se tenaient devant l’entrée d’une autre salle. Une lumière bleutée provenant de l’intérieur leur léchait le visage.

Ils paraissaient abasourdis.

Franck Sharko pénétra avec appréhension dans cette pièce d’où jaillissait un vrombissement lancinant de générateurs et resta pétrifié. Sur la porte était peint un « 2 » gigantesque.

La salle était tapissée d’une couche de plomb, du sol au plafond, et éclairée par des ampoules à faible puissance. Au fond, entre d’immenses cuves hermétiques, sur lesquelles était inscrit « NITROGEN », une vingtaine de cylindres métalliques de deux mètres de haut étaient disposés verticalement, en deux rangées, montés sur des socles à roulettes et cadenassés à leur extrémité supérieure.

Incrustés dans l’acier, des cadrans lumineux indiquaient « -170 °C ».

Sharko plissa les yeux. Ces cadrans, ces boutons lui faisaient songer à l’intérieur d’un vaisseau spatial parti pour une longue mission. Les cylindres étaient reliés à la grosse cuve centrale d’azote par d’épais tuyaux en métal et percés d’une vitre transparente, d’une trentaine de centimètres de côté.

À travers ces vitres, des visages.

Des visages d’enfants qui flottaient dans l’azote liquide et à qui l’on avait également rasé le crâne. Sharko s’approcha, incapable de prendre la mesure de ce qu’il voyait, tant ces images bien réelles dépassaient tout ce qu’il avait pu imaginer.

Sur les cylindres, des indications en anglais : « Experimental subject 1, 6th of January 2003, 700 Bq/kg… Experimental subject 3, 13th of March 2005, 890 Bq/kg… Experimental subject 8, 21th of August 2006, 1 120 Bq/kg… »

À la limite de tituber, Sharko se retourna et fixa quelques secondes son homologue, immobile. Le temps semblait s’être subitement arrêté, chacun retenait sa respiration devant l’improbable. Il avait face à lui du matériel organique, des cobayes humains qu’on avait cryogénisés.

Doucement, avec courage, le flic se glissa entre ces parois courbes pour atteindre la deuxième rangée.

Cette fois, neuf des dix cylindres étaient vides, les écrans lumineux qui indiquaient la température étaient éteints. Le seul container occupé montrait, ce coup-ci, un visage d’adulte. Des traits épais figés contre la vitre, avec des paupières baissées, des lèvres légèrement écartées et bleutées.

Un corps en équilibre sur la frontière, dont le cœur ne battait plus et dont le cerveau ne montrait plus la moindre activité électrique. Était-il mort ou vivant ? Les deux à la fois ?

Gravée dans le métal en caractères d’imprimerie noirs, pour résister au temps, une inscription indiquait : « François Dassonville, 24th of December 2011, 1 420 Bq/kg. » Sharko considéra le visage immobile, puis marcha sur le côté. Les cuves vides portaient elles aussi des identités, mais sans date. « Tom Buffett », le multimilliardaire du Texas… Puis d’autres noms que Sharko ne connaissait pas. Probablement de riches donateurs de la fondation, qui avaient réservé leur place pour ce voyage dans le temps si particulier.

Enfin, sur le dixième cylindre, une ultime identité.

« Léo Scheffer. »

71

Une fois sorti de son caisson, le corps de Scheffer avait été placé sur la table d’opération, au milieu du bloc, et simplement recouvert d’une couverture de survie en aluminium. Progressivement, et comme si tout était naturel, les battements de son cœur s’accéléraient, son rythme respiratoire s’accroissait, tandis que son visage reprenait des couleurs. Sharko se tenait debout, sur la gauche.

Le réveil était imminent.

Depuis deux bonnes heures, les policiers russes passaient des coups de fil à la surface du centre de stockage ou s’entretenaient fermement avec les trois médecins et Leonid Yablokov, essayant de comprendre à quoi ils avaient affaire. Sharko avait reçu quelques bribes d’explications de la part d’Andreï Aleksandrov, qui n’avaient fait que confirmer ses déductions. À l’évidence, Scheffer et Dassonville, aidés du maudit manuscrit et de Yablokov, avaient trouvé un moyen de cryogéniser et de ramener à la vie des êtres humains. Cette unité était un lieu de test.

Dix minutes plus tard, Léo Scheffer papillota des paupières, puis ses pupilles se rétractèrent face à la lampe Scialytique perchée juste au-dessus de lui. Ses yeux roulèrent dans ses orbites, ses lèvres bougèrent.

— Quelle date ? marmonna-t-il. Combien de temps a passé ?

Il porta lentement ses mains sur sa poitrine, comme s’il cherchait une cicatrice. Sharko se pencha au-dessus de la table, apparaissant alors dans son champ de vision.

— Même pas une journée. Bienvenue, Scheffer. Je suis Franck Sharko, commissaire de police du 36, quai des Orfèvres. Et vous êtes en état d’arrestation pour meurtres, enlèvements, actes de torture, et une liste d’autres chefs d’inculpation bien trop longue pour que je les cite tous.

Léo Scheffer parut ne pas comprendre tout de suite. Il voulut se redresser, mais Sharko lui écrasa la poitrine.

— Où est le manuscrit ? fit le flic d’une voix autoritaire.

Le scientifique tendit difficilement le cou. Son visage était fin, sec, comme creusé dans la pierre. Il aperçut les visages durs des Russes, en arrière-plan, et sembla réaliser que c’en était terminé. Il soupira longuement, s’humecta les lèvres du bout de la langue, puis laissa finalement retomber sa tête sur la table.

— Quelque part.

Sharko essaya de l’étouffer moralement :

— Vous allez finir vos jours en prison. Vous qui avez tellement peur du temps, vous allez compter vos heures jusqu’à la toute dernière, vous allez voir votre corps se dégrader, jour après jour. Rien que pour ça, j’espère que vous vivrez encore longtemps.

Scheffer ne réagissait pas, se contentant de fixer le plafond. Il avait du mal à émerger.

— Tous ceux qui sont impliqués vont se retrouver derrière des barreaux, ajouta Sharko. Nous allons tout détruire. Ces installations, cette salle, les protocoles, vos recherches. Mais, auparavant, par votre procédé, nous allons redonner vie à ces enfants piégés dans leur ignoble cylindre.

— Ces enfants sont morts, répliqua Scheffer d’une voix neutre. Et vous bluffez, vous ne détruirez rien, vous avez trop besoin de tout ça pour comprendre. Mais que croyez-vous ? Que notre but, c’était juste de cryogéniser quelques riches individus ? Simplement une histoire d’argent ?

— Qui ça, nous ? Et que comptiez-vous faire d’autre ?

Scheffer garda le silence, les lèvres pincées. Sharko ne relâcha pas son interrogatoire.

— Nous savons que vous avez réussi à ramener des gamins cryogénisés à la vie. Où sont-ils ?

— Morts. Tous morts. Ils n’étaient rien d’autre que… de la matière.

Sharko avait envie de l’étrangler et se battait contre lui-même pour garder le contrôle.

— Je répète ma question. À quoi servent exactement ces expériences ?

Scheffer restait de marbre.

— On parle beaucoup du programme spatial russe en ce moment, fit Sharko. La conquête de l’espace lointain, au-delà de Jupiter. Imaginez l’annonce par les Russes d’une cryogénie fonctionnelle, d’une méthode pour figer les organismes et les envoyer à des milliards de kilomètres d’ici sans qu’ils vieillissent.

Sharko vit l’œil de Scheffer briller une fraction de seconde.

— Alors c’est ça…

Mais Scheffer ne répondit plus à aucune de ses questions et détourna le regard.

Le commissaire s’adressa à l’un des médecins :

— Où est le manuscrit ?

Aleksandrov traduisit questions et réponses.

— Il l’ignore. Personne ne sait, d’après lui.

— Pourquoi avoir opéré ces gamins ? Pourquoi ces cicatrices sur leurs poitrines ?

— Elles sont dues à la circulation extracorporelle. Elle est nécessaire pour ramener le corps à la vie après un bain dans l’azote liquide. C’est le seul moyen de réchauffer efficacement et progressivement le sang, d’assurer le redémarrage du cœur, de l’activité cérébrale et de l’ensemble des fonctions vitales. C’est pour ça qu’ils ouvrent les poitrines.

— Pourquoi certains meurent et certains survivent ?

— À cause du taux de radioactivité. Il faut une fourchette très précise de césium dans l’organisme, située entre 1 350 et 1 500 Bq/kg. En dessous, des cristaux se forment et détruisent les cellules. Et au-dessus, les organes se dégradent de façon irréversible.

Sharko allait et venait, nerveusement.

— Qu’est-ce qu’ils savent d’autre ? Qui s’occupe de ces corps congelés ? Comment cette organisation fonctionne-t-elle ? Y a-t-il d’autres centres de ce genre ? Ont-ils un rapport avec le programme spatial ?

Il y eut des échanges virulents devant l’incapacité des scientifiques à répondre aux questions autres que médicales. Aleksandrov revint vers Sharko, l’air fermé.

— Ils disent qu’ils ne savent rien. Ils appliquent des protocoles que leur a appris Scheffer. Des gens viennent souvent ici, des Russes, des étrangers de divers pays, mais ils ignorent qui ils sont.

Sharko vit qu’il ne servait plus à rien de poursuivre. Il signifia aux Russes qu’il en avait terminé avec ses questions pour le moment. Encore secoué, il retourna dans la pièce du fond, passa de nouveau devant les visages insoutenables de ces enfants morts et se positionna face au cylindre de Dassonville.

Il plaqua sa main à plat sur la vitre. Puis s’approcha du générateur. Il suffisait de baisser une grosse manette pour que tout s’arrête. Il posa sa main sur la poignée métallique, respira lourdement, puis revint finalement vers la vitre.

— Ce serait trop facile. On va te ramener à la vie, et tu vas nous donner toutes les réponses qui nous manquent.

Et il resta là, considérant longuement ce visage diabolique, aussi sombre et glacial que la mort, jusqu’à ce qu’Aleksandrov le rejoigne, téléphone dans la main. Il paraissait abattu.

— Les services secrets russes vont arriver d’un instant à l’autre, fit-il d’une voix atone.

— Les services secrets ? Que viennent-ils faire ici ?

— Volga Gribodova, la ministre de la Sécurité nucléaire, a été retrouvée morte, une balle dans la tête.

72

Chaudement vêtu, Sharko était appuyé contre la rambarde du balcon de leur chambre d’hôtel, les yeux posés sur la surface d’un petit lac. Plus loin, d’autres ellipses bleutées étincelaient sous le soleil, incrustées dans la verdure comme autant de saphirs à la pureté rare. Il existait encore des merveilles sur lesquelles l’homme n’avait pas pris le contrôle.

Lucie ouvrit la porte-fenêtre et vint enlacer cet homme qu’elle aimait, passant doucement ses bras autour de sa taille. Sa chapka fourrée s’inclina sur son crâne, dévoilant la couronne de pansement autour de son front. Cette enquête avait laissé des traces physiques, mais surtout psychiques. Elle remarqua que Sharko manipulait inconsciemment son téléphone portable dans sa main gantée.

— Les bagages sont faits, le taxi arrive dans dix minutes, fit-elle. Je sais que c’est difficile, mais il va falloir y aller.

— On se fait éjecter comme des malpropres de l’enquête, on nous force à rentrer en France.

— Ils considèrent que c’est terminé pour nous, maintenant que nos suspects sont entre leurs mains. Nous avons découvert le centre et tout ce que nous sommes venus chercher.

— Tout sauf le manuscrit. Et les véritables enjeux de cette cryogénisation. Je ne vais pas lâcher comme ça, je te le garantis. Ils disent que Gribodova s’est suicidée… Mais l’arrivée des services secrets, Lucie, tu imagines bien que… que ça cache quelque chose.

Il finit par rentrer dans la chambre et referma la porte-fenêtre derrière lui. Lucie fixa son téléphone portable.

— Et l’attaché à l’ambassade, là-dedans ? Il ne peut pas nous aider à y voir un peu plus clair ?

Sharko poussa un soupir.

— Il m’a glissé quelques informations avant que, mystérieusement, lui aussi devienne injoignable. Apparemment, le cœur de Dassonville est reparti. Ils vont le transférer dans une salle de réveil, puis ils l’interrogeront. Nous n’avions pas vu la moitié de ce centre secret de cryogénisation, il s’étend sur deux niveaux. Il y avait, paraît-il, une autre salle avec… des cerveaux congelés dans des cuves. « Neuroconservation », c’est le terme. Apparemment, Scheffer développait aussi des recherches sur la cryogénisation de cerveaux sans l’enveloppe corporelle.

— Mais… pourquoi ?

— J’en sais rien, Lucie. Mais imagine des cerveaux brillants, qu’on pourrait par exemple greffer sur des corps neufs, en bonne santé, vingt, trente ans après leur congélation. Et je n’arrête pas de penser à cette conquête spatiale… La colonisation future des planètes. Des cerveaux, ça prend tellement moins de place que des corps humains dans une navette. Ça me fait penser à…

— Aux meilleures graines qu’on plante dans les champs pour une nouvelle culture. Une espèce de sélection… Tout ça dépasse l’entendement.

Il y eut un long silence, que Lucie finit par rompre.

— Alors, ça a fonctionné avec Dassonville. Scheffer maîtrisait bel et bien le processus complet de veille organique. C’est tellement dingue !

— D’après les médecins qui travaillaient pour lui, Scheffer n’en était encore qu’à un stade expérimental, il restait des détails à régler concernant la cryogénisation mais notre enquête l’a forcé à accélérer les choses. À tester sur lui-même, à essayer de disparaître définitivement de notre monde, pour renaître dans un autre ou ailleurs, des années et des années plus tard.

— Et donc, ils devaient s’irradier fortement pour éviter les cristaux ? Inoculer le mal dans leur propre organisme pour que le procédé fonctionne ?

— Oui, mais contrairement aux enfants de Tchernobyl qui vivent au quotidien avec la radioactivité et voient leurs organes et leurs cellules détruits à petit feu, l’irradiation au césium 137 de Scheffer ou Dassonville n’est que temporaire. Le radionucléide finira par disparaître presque totalement au bout de quelques mois, naturellement purgé par leur métabolisme et un environnement sain. Les séquelles seront minimes.

Sharko lui tendit une feuille pliée qu’il sortit de sa poche.

— Tiens, regarde ça, c’était parmi les protocoles et les quelques papiers du centre. Piqué in extremis, avant que les services secrets débarquent et verrouillent tout. Il s’agit d’une copie de l’article qui aurait tout déclenché chez Scheffer et qui lui aurait donné ces idées démentes de fondation et de centre de cryogénie.

Il s’agissait d’un article du New York Times, en anglais, datant de 1988. Lucie traduisit à voix haute la partie stabilotée :

— […] Josh Donaldson, un riche homme d’affaires californien atteint d’une tumeur au cerveau, a demandé à la Cour suprême la permission d’être anesthésié et congelé avant sa mort. Il réclamait un « droit constitutionnel à la congélation pré-mortem ». Les médecins donnaient à Donaldson deux ans à vivre. Ce dernier estimait que, s’il attendait jusqu’à cette limite, la tumeur allait détruire les neurones renfermant son identité et ses souvenirs. En résumé, le congeler une fois mort serait devenu inutile. Mais la Cour a refusé. Donaldson est allé en appel et a perdu, le tribunal indiquant que toute personne qui l’aiderait à se faire congeler serait accusée de meurtre. Son immense fortune ne put le sauver et il mourut l’année d’après […].

Elle releva des yeux tristes.

— La cryogénisation représente, quelque part, l’accès à l’immortalité ou à la guérison. Ni le pouvoir ni l’argent n’ont la capacité de repousser la mort ou la maladie. Scheffer, lui, le pouvait. De quoi se prendre pour Dieu.

— Tom Buffett, l’un des donateurs de la fondation, est atteint d’un cancer incurable. Dans moins de six mois, sans la cryogénie, il sera mort, parce que la médecine d’aujourd’hui ne peut rien pour lui. Dans son bain d’azote, il attendait que la science progresse et que sa maladie puisse être un jour guérie.

Lucie lui rendit la photocopie.

— Je ne lâcherai pas l’affaire, Lucie, que ce soit ici ou en France. Ils disent que la ministre s’est suicidée, mais je crois qu’elle s’est fait assassiner, pour éviter de parler. J’ai la certitude que les très hautes sphères sont impliquées. Les procédures d’extradition de Scheffer et de Dassonville vont sans doute prendre du temps, mais un jour, ils seront entre nos mains.

Lucie tira sa valise jusqu’à la porte d’entrée. Il était temps d’y aller.

Les deux flics montèrent dans le taxi, mangèrent un morceau à l’aéroport, puis embarquèrent dans un petit bimoteur deux heures plus tard. Ils s’installèrent au fond de l’appareil, bien au chaud et un peu à l’abri du fracas des hélices. Le retour vers la France allait prendre sept heures au total. Après une escale à Moscou, leur Boeing atterrirait à Charles-de-Gaulle à 16 h 50, ce 26 décembre 2011.

— Je ne t’ai même pas demandé comment s’était passé ton coup de fil avec ta mère, dit Sharko en souriant enfin.

— Elle était contente de m’entendre. Je ne l’ai pas beaucoup appelée, ces derniers temps.

— Et pour la grossesse ?

— Je ne lui ai rien dit pour le moment. Je préfère lui annoncer les yeux dans les yeux, quand j’aurai en main le cliché de la première échographie. Je veux être sûre, tu comprends ?

Elle fixa longuement le paysage qui se déployait à perte de vue à travers le hublot, l’air soucieux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Sharko. Tu n’es pas heureuse ?

— Le problème, c’est qu’on revient en France. Et, en France, il y a celui qui s’acharne sur toi. Comment on va faire ? On ne peut pas se cacher à l’hôtel indéfiniment en attendant que les équipes le coincent.

Elle avait à présent des trémolos dans la voix :

— Ce tueur doit bien avoir une faille, un point faible qu’on pourrait exploiter. Je n’arriverai pas à vivre comme ça. Me dire qu’il peut nous arriver malheur, n’importe quand.

Elle lui serra la main affectueusement.

— Ça me fait tellement peur.

Sharko essaya de la rassurer.

— Ça va aller, d’accord ? Deux hommes de Basquez vont encore assurer la surveillance devant l’immeuble quelques jours. Quant à nous deux, on peut s’installer ailleurs, en attendant. L’hôtel, ou un autre appartement, le temps de boucler cette enquête. Ensuite, direction la Martinique ou la Guadeloupe le temps qu’il faudra. Piscine, plage, soleil. Qu’est-ce que t’en penses ?

Lucie s’efforça de sourire.

— J’en pense que t’as raison. Mais je préférerais La Réunion. J’ai toujours rêvé d’aller là-bas.

— Va pour La Réunion. Ce sera ton cadeau de Noël.

Lucie fronça les sourcils.

— Mon cadeau de Noël ? Tu veux dire que…

Franck l’embrassa sur la bouche et lui caressa le menton.

— Si, j’ai un petit truc pour toi à l’appart, mais ce n’est pas grand-chose.

Le voyage suivit son cours. Sur les quatre heures de vol entre Moscou et Paris, les deux policiers somnolèrent sans vraiment plonger dans le sommeil, incapables de s’abandonner complètement. Ils espéraient que Bellanger et leur hiérarchie allaient se battre pour éviter que l’enquête ne file entre les mains des Russes. Dès qu’il fermait les yeux, Sharko voyait distinctement chaque visage d’enfant, flottant dans l’azote liquide comme des masques abominables. Tout contre lui, il sentit que Lucie tremblait un peu. À quoi pensait-elle ? Au tueur à l’affût, quelque part dans la capitale ? Tout doucement, il posa sa tête contre l’épaule de sa compagne, puis sa main sur sa poitrine. Il sentit les battements de son cœur, et sa gorge se noua.

Leur bonheur était là, à portée de main.

Et la vengeance aveugle qu’il comptait exécuter avait le pouvoir de tout détruire.

Et s’il foirait ? S’il se faisait prendre ? Avait-il le droit de détruire la vie de Lucie et celle de son enfant ? De leur enfant ?

Sharko se crispa, il ne savait plus quoi faire et doutait maintenant plus que jamais. Gloria a été pénétrée sexuellement avec une main gantée… Elle a été torturée, tabassée avec une barre de fer… Il faut tuer le responsable. Pas de tribunal pour une ordure pareille. Fais-le, en mémoire de Gloria…

Il serra les dents. Cette voix semblait plus forte que tout et le torturait de l’intérieur.

— Tu me fais mal, Franck.

Le commissaire secoua la tête et se rendit compte que ses doigts étaient crispés autour du bras de Lucie. Tout cela le rendait dingue. Il relâcha son étreinte.

— Excuse-moi.

— Tes yeux sont injectés de sang. Qu’est-ce qu’il y a ?

Sharko respira longuement, tandis que les voix continuaient à crier dans son crâne. Il finit par répondre :

— Rien. Ça va…

73

Lucie et Sharko n’avaient pas pris le temps de se poser, ni de se reposer. À peine de retour sur Paris, ils étaient retournés directement aux bureaux, abandonnant juste leurs bagages à l’hôtel proche de la Bastille. Lebrun, le numéro deux de la Criminelle, voulait absolument les voir. Nicolas Bellanger était déjà dans le bureau, le visage fermé. Ils s’installèrent, et Lebrun entra dans le vif du sujet.

— Dassonville et Scheffer sont morts.

Sharko se redressa, poussant sa chaise vers l’arrière.

— C’est une plaisanterie ?

— Asseyez-vous, Sharko, et gardez votre calme.

Le commissaire se rassit à contrecœur. Lebrun reprit la parole.

— La cause officielle est l’arrêt cardiaque, pour les deux.

— C’est…

— Leur organisme n’aurait pas supporté les radiations combinées à la présence infime de sulfure d’hydrogène. Leur réveil a été fatal. Des médecins russes planchent là-dessus, mais on sait déjà à quels résultats s’attendre.

— Où sont les corps ? Est-ce qu’on a des photos ? Des preuves ?

Lebrun se passa une main sur le visage. Il paraissait embarrassé.

— Je n’en sais rien pour le moment. Dans tous les cas, on laisse tomber. Nos coupables ont été identifiés, interpellés, ils sont morts. On attend les papiers officiels, on boucle les détails et ensuite, il n’y a plus d’enquête de notre côté.

— Plus d’enquête ? Qu’est-ce que ça veut dire ? fit Lucie.

— Ça veut dire qu’on arrête. (Il soupira longuement.) L’ordre vient d’en haut.

— En haut, vous voulez dire le ministère de l’Intérieur ?

— Ne m’en demandez pas davantage, je suis comme vous. Une ministre en rapport avec le nucléaire s’est suicidée en Russie, ça fait déjà énormément de bruit. Dans les jours à venir, on doit s’attendre à ce que tous les débats autour du nucléaire se rouvrent, le sujet est extrêmement sensible, surtout à même pas six mois des élections présidentielles. Alors pas de vagues, OK ? Vous pouvez disposer, à présent. Allez…

Bellanger et ses deux subordonnés se levèrent, abasourdis. Dans le couloir, Sharko explosa. Il frappa du poing dans une cloison.

— Bordel !

Lucie était moins expressive, mais elle n’en bouillonnait pas moins de l’intérieur.

— Tout le système est corrompu, lâcha-t-elle tristement. Tu touches au nucléaire, aux applications spatiales ou je ne sais quoi, et, mystérieusement, tout t’échappe. Des gens meurent ou disparaissent en un claquement de doigts. Ça me dégoûte.

Elle s’approcha de Sharko et se serra contre lui.

— Dis-moi que ces enfants ne sont pas morts pour rien.

Ce dernier regarda la cloison, devant lui.

— On a fait notre boulot. Du mieux qu’on pouvait.

— Alors comme ça, on laisse tomber ? Tu me disais dans l’avion…

— Que veux-tu qu’on fasse d’autre ?

Il caressa Lucie dans le dos.

— Je passe à l’appartement prendre quelques affaires de rechange et je reviens te chercher, on ira à l’hôtel.

Lucie soupira, essayant de surmonter son dégoût.

— Je viens avec toi, si tu veux.

Il fixa sa compagne dans les yeux et lui sourit.

— Ça va aller. À tout à l’heure.

74

Sharko ne rentra pas chez lui.

Une demi-heure après avoir quitté Lucie, il posait le pied sur le parking de l’hôpital Fernand-Widal, proche de l’endroit où il avait découvert Gloria. L’excitation avait chassé toute forme de fatigue et de dégoût et, à ce moment précis, la Russie lui semblait déjà bien loin.

Dire qu’il avait eu l’assassin de Gloria sous le nez, depuis le début, et qu’il n’avait rien vu. Pourtant, le commissaire savait pertinemment que ce genre de meurtrier s’arrangeait toujours pour être au plus proche de l’enquête : côtoyer les flics, pour jouir davantage de leur désarroi. N’était-ce pas ce que la partie l’Immortelle signifiait ? Les pièces blanches, au beau milieu des pièces noires complètement désordonnées ?

À l’accueil, on lui indiqua que l’urgentiste qui avait pris en charge Gloria, Marc Jouvier, n’était pas de service. Sharko trouva très vite un responsable, qui lui indiqua que le médecin avait posé deux semaines de congé et devait revenir seulement douze jours plus tard. Le flic récupéra son adresse personnelle et sortit en claquant les portes derrière lui.

Marc Jouvier était peut-être un employé modèle entre les murs de l’hôpital mais Sharko savait, à présent, que l’urgentiste était un pervers de la pire espèce, qui avait probablement massacré un couple de jeunes en 2004, leur glissant une pièce dans la bouche sur le modèle de l’Ange rouge. Qui avait violé, tabassé et intoxiqué Gloria. Le pire, c’était sans doute qu’il l’avait regardée mourir ici même, à l’hôpital, alors que ses collègues tentaient désespérément de la sauver.

Sharko démarra au quart de tour, direction le 1er arrondissement, le téléphone portable et l’arme sur le siège passager. C’était ce téléphone-là, acheté suite à la chute dans le torrent, qui lui avait révélé l’identité du tueur. Il était tout neuf et possédait son propre numéro, que Sharko n’avait donné qu’à quelques personnes : ses collègues proches et surtout Marc Jouvier, lorsqu’il avait amené Gloria Nowick à l’hôpital. Et c’était ce numéro-là que l’urgentiste avait recomposé pour contacter Sharko en Russie. Il s’était jeté dans la gueule du loup, comme le commissaire s’était jeté dans la gueule du loup en amenant Gloria dans cet hôpital, le seul à proximité du poste d’aiguillage abandonné, celui qu’on ne pouvait pas manquer en allant sur les rails…

Le flic se gara à une centaine de mètres de sa destination finale, empocha son arme et sortit. Il pouvait sentir les pulsations de son cœur jusqu’au bout de ses doigts. Il s’imaginait déjà fracasser Jouvier contre un mur, le braquer, l’emmener loin d’ici, au bord d’un bois, et lui tirer une balle dans la tête. Il essaya de ne pas penser à Lucie. Gloria, juste Gloria. Puis Suzanne, il y a longtemps, éliminée par l’Ange rouge. Et sa petite fille… Sa petite Éloïse.

Sharko ralentit. Il suffisait d’un appel au 36, et tout se finirait bien. Il pourrait peut-être enfin vivre heureux avec celle qu’il aimait par-dessus tout.

Mais la voix vengeresse retentit, au fond de son crâne, et poussa son corps vers l’avant.

Marc Jouvier habitait au deuxième étage d’un grand immeuble avec parking souterrain privé. Sharko grimpa les escaliers deux à deux et se plaqua devant la porte. Il cogna, l’arme chargée dans la main. Pas de réponse.

Sharko avait de bons restes, ces serrures se crochetaient facilement et, après deux minutes, il put entrer sans causer de dégâts. Le pistolet braqué, il se rua dans toutes les pièces, ne décelant aucune présence. Il ouvrit les placards de la chambre. Rien ne semblait avoir été dérangé. Les jeans, les chemises, les tee-shirts étaient parfaitement alignés. Jouvier n’était pas parti loin d’ici. Peut-être ne tarderait-il pas à rentrer.

Le flic scruta les recoins de cet appartement qui n’avait rien de l’antre d’un monstre. Des gens devaient venir ici boire des verres, des collègues, des amis. Jouvier semblait célibataire, rien n’indiquait la présence d’une femme. Cette pourriture aimait le matériel high-tech, et le rock, d’après sa CD-thèque. Le commissaire refusa de partir bredouille. Il entreprit une fouille plus méticuleuse, prenant garde à déranger le moins possible.

Rien dans les tiroirs, rien sous le lit, rien de planqué au fond d’un meuble. Sharko bouillonnait, il y avait forcément des traces de la culpabilité de Jouvier, des preuves qu’il avait torturé et tué. Il s’intéressa finalement à la petite clé accrochée au fond d’un placard du couloir. Elle n’avait aucune marque, aucune référence, il s’agissait sans doute d’un double. Il la scruta attentivement entre ses doigts et eut soudain une intuition.

Il sortit en quatrième vitesse.

Deux minutes plus tard, il était dans le parking souterrain avec la certitude que Jouvier devait avoir un grand garage clos, capable d’abriter au moins deux barques et un porte-bateaux. Très vite, il remarqua, au niveau -2, un ensemble de larges portes beiges en métal. Il essaya la clé dans chaque serrure, et ce fut sur la troisième d’entre elles que la magie opéra : il y eut un déclic.

Sharko souleva la porte du double garage. Un petit interrupteur permettait d’allumer une ampoule suspendue à un câble électrique. Lorsque Sharko alluma, il découvrit, en premier lieu, posé sur le sol bétonné, un grand jeu d’échecs en bois. Les pièces étaient placées comme dans la position finale de l’Immortelle.

Mains gantées, Sharko rabaissa la porte et s’enferma. Les ombres descendirent, le silence fut complet. Ainsi, c’était entre ces quatre murs gris et froids que Jouvier venait déplacer ses pièces. Et qu’il assemblait les engrenages de son ignoble scénario.

Le flic imagina le tueur assis là, devant les soixante-quatre cases, à déplacer son armée blanche.

Doucement, il longea le porte-bateaux et se dirigea vers le fond du garage, où reposait une bâche qu’il souleva. Dessous, de la ferraille, des rivets, quelques outils, des plaques d’immatriculation cabossées. Sharko fouina jusqu’à découvrir, sous des cagettes, un carton en assez bon état. Il l’ouvrit délicatement.

Il contenait de vieux cahiers d’écolier. Sharko les sortit et retourna sous l’ampoule. À l’intérieur du premier d’entre eux se trouvait un patchwork de photos, de notes manuscrites et d’articles de journaux collés de travers. Le commissaire s’assit contre un mur et tourna les pages les unes après les autres.

Les premiers articles dataient de 1986. Tous traitaient du même fait divers : à Lyon, une voiture de police de la brigade anti-criminalité avait accidentellement percuté un piéton en grillant un feu rouge, alors qu’elle était en route pour une intervention. Le chauffeur s’en était sorti sans une égratignure ni poursuites graves, ce qui n’avait pas été le cas de l’homme à pied, qui était décédé après neuf jours de coma.

La victime s’appelait Pierre Jouvier, le père du petit Marc qui n’avait alors que sept ans. Sharko imagina parfaitement le traumatisme du gamin. Une blessure qui, à l’évidence, ne s’était jamais résorbée.

Le commissaire poursuivit sa quête. Sur un autre article, le visage du flic responsable de l’accident avait été découpé au cutter, avec grande attention, pour être collé sur la page en vis-à-vis, aux côtés d’un autre visage qui avait été photographié : il s’agissait d’une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui devait être la fille du flic, vu la ressemblance. Sharko fronça les sourcils : il connaissait ces traits féminins, il avait déjà vu cette physionomie, mais où ?

Il ferma les yeux et réfléchit. Le souvenir remonta alors du fond de sa mémoire et fit gonfler une boule dans sa gorge. Il s’agissait de la victime retrouvée dans une barque en 2004, dépecée aux côtés de son mari et avec une pièce dans la bouche. Les deux malheureuses proies du disciple de l’Ange rouge… Vingt-six ans après l’accident ayant entraîné la mort de son père, Jouvier avait exercé sa vengeance en s’attaquant à la fille du responsable. Le petit garçon de sept ans était devenu le pire des criminels. Et aucun élément de l’enquête, aucun fichier n’avait permis de faire le rapprochement.

Sharko tourna encore les pages. Des phrases écrites en une écriture fine, nerveuse, exprimaient la haine que ressentait Jouvier à l’égard des flics. Feuille après feuille, l’homme voulait les voir tous périr en enfer. Il insultait, menaçait, délirait même parfois. Entre ces murs anonymes, Jouvier devenait un autre homme que l’urgentiste dévoué. Il tombait le masque.

Apparurent plus loin des photos de joie, alors que le cœur du flic se rétractait : sur le papier glacé se tenaient Jouvier et l’Ange rouge, côte à côte, tout sourire, levant un verre en direction de l’objectif. Sharko arracha la photo de son support et la retourna. Il était inscrit « Grandes retrouvailles à la ferme, 2002 ». 2002… L’année où l’Ange rouge détenait Suzanne et où il était en pleine activité meurtrière.

Les deux hommes avaient à peu près le même âge, et Jouvier parlait de retrouvailles. Peut-être avaient-ils fait l’école ensemble ? Leurs parents avaient-ils été voisins ? Ou alors, Jouvier et le tueur en série s’étaient-ils simplement rencontrés au hasard de la vie, des années plus tôt ? Peu importait, finalement. La connexion entre deux esprits perturbés et haineux avait eu lieu. Satan et son disciple venaient de former leur duo.

Sur le cahier, les photos se succédaient, sans notes cette fois. La relation entre les deux hommes allait peut-être au-delà de la simple amitié.

Plus loin, Sharko trouva l’élément déclencheur de tant de haine et d’acharnement sur sa personne. Non seulement il était flic, mais il était le flic qui avait tué l’Ange rouge. Des dizaines d’articles sur la mort du tueur en série occupaient les pages, et c’était désormais la tête du commissaire qui avait été découpée et placée au milieu d’une grande page blanche. Cerclée de feutre noir, jusqu’à ce que la pointe transperce la feuille.

Sharko se pinça les lèvres. Un autre cahier criblé de photos relativement récentes de lui, de Gloria, de Frédéric Hurault, le meurtrier de ses filles jumelles, retranscrivait, jour après jour, le cheminement du plan du tueur. Ça durait depuis presque deux ans. Jouvier avait observé, relevé les habitudes de ses victimes et les avaient notées sur ce papier. Il y avait des ratures, des diagrammes, des flèches partout, avec des phrases en diagonales, écrites en différentes tailles et couleurs. Le cheminement complet d’un esprit torturé.

Sharko s’apprêtait à prendre un autre cahier quand il entendit soudain des crissements de pneus. Il se leva d’un bond et plaqua sa main sur l’interrupteur.

Noir complet.

Les crissements s’effacèrent, laissant place aux ronflements grandissants d’un moteur. Un véhicule approchait. Après quelques secondes, une lueur jaunâtre se glissa sous la porte et vint lécher les pieds de Sharko. Le flic retint son souffle. La voiture venait de s’arrêter, juste de l’autre côté, laissant le moteur tourner. Plus aucun doute, c’était lui, c’était Marc Jouvier. Le commissaire avait ôté un gant avec les dents, de façon à mieux sentir la queue de détente de son arme.

Le moment tant attendu allait enfin arriver. L’heure de la vengeance.

Il y eut un cliquettement. La poignée du garage tourna, la porte se souleva et la lumière des phares lécha le sol comme une grosse lame étincelante.

Des jambes, un torse, puis le visage de Marc Jouvier.

Ses yeux se creusaient tout juste de surprise que Sharko se jeta sur lui et le propulsa contre l’un des murs intérieurs. Il y eut un craquement d’os, avant que le flic prenne l’autre par les cheveux et lui écrase le côté droit du visage sur l’échiquier, faisant voler toutes les pièces. Jouvier poussa un gémissement. Il était frêle et valdinguait comme un pantin, incapable de se défendre. Dans ce combat inégal, les coups pleuvaient : dans les côtes, les tempes, le bassin. Sharko se lâchait, cognait comme un dur, sans freins, jusqu’à entendre des os craquer. Il finit par écraser son pistolet au milieu de son front.

— Tu vas pourrir en enfer.

L’autre saignait de la bouche, souffrait de partout mais il fixait son adversaire sans ciller, les yeux aussi noirs et brillants que ceux d’un animal traqué.

— Fais-le… dit-il.

Franck respirait fort, la sueur lui coulait dans les sourcils, tandis que son doigt tremblait sur le petit morceau de métal qui ordonnerait le départ de la balle.

Un coup de feu, et tout serait fini.

Sharko baissa les paupières, des ronds noirs dansaient dans son champ de vision. Curieusement, il vit sa main caresser le ventre de Lucie. Ses doigts allaient et venaient, ils sentaient la chaleur du petit être qui finirait par voir le jour. Et cette chaleur irradia alors l’ensemble de son corps, comme s’il avait été frappé d’un coup d’épée dans le dos. Il perçut l’amour de Lucie, tout autour de lui. Puis celui de Suzanne et Éloïse, qui le regardaient, quelque part.

Alors, doucement, il baissa son arme et chuchota à l’oreille de Jouvier :

— L’enfer, pour toi, c’est tout sauf la mort.

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